jeudi, 07 février 2019
René Guénon et le Régime Écossais Rectifié
Éclaircissements au sujet des méprises et incompréhensions de Guénon, et de ses disciples,
à l’égard de la doctrine des Élus Coëns,
de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte,
et de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Matin
On sait la profonde et durable incompréhension envers la pensée de Martinès de Pasqually (+ 1774) et les pratiques et méthodes observées par l'Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l'Univers, sa significative réserve s'agissant de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et ses vives critiques à l'égard du Rite Écossais Rectifié - ou plus exactement du « Régime Écossais Rectifié » puisqu’il s’agit d’un système complet et cohérent possédant une architecture formant une totalité organisationnelle -, positions et attitudes constantes qui traverseront et caractériseront les différentes analyses effectuées par René Guénon (1886-1951) chaque fois qu'il abordera des questions relatives à ces sujets, et sur lesquelles il ne jugea pas utile de revenir.
En effet, les jugements de Guénon se signaleront toujours dans son œuvre par une nette minoration de la valeur intrinsèque de ces trois branches distinctes, et pourtant très proches, formant presque un identique courant, une quasi unique « famille » du point de vue spirituel possédant cependant leurs sensibilités propres qu’il importe de ne point ignorer ni de nier, dont l'influence fut considérable en Europe au XVIIIe siècle au sein de ce qu’il est convenu d’appeler « l'illuminisme ».
La profonde méconnaissance de Guénon à l’égard des richesses de l’ésotérisme occidental, alors qu’il ignorait l’allemand et ne s’intéressa jamais aux principaux auteurs de langue germanique, explique peut-être sa conviction s’agissant de la nécessité de s’ouvrir aux « lumières de l’Orient » qu’il identifiait avec l’image qu’il se faisait de la « tradition ésotérique », négligeant, faute des les avoir étudié et approfondi sérieusement, les fondements propres du vénérable héritage théosophique d’Occident passablement écarté de sa réflexion. L’aboutissement de cette ignorance de Guénon à l’égard des sources, notamment germaniques, de l’ésotérisme occidental, est connu – celle-ci se doublant de la non reconnaissance de la valeur propre des « lumières » originales du christianisme -, soit l’impérative nécessité de s’ouvrir aux enseignements orientaux afin d’accéder aux méthodes capables de nous conférer les « outils de réalisation » dont nous serions dépourvus, ce qui l’amena logiquement à déclarer en 1935 : « L’islam est le seul moyen d’accéder aujourd’hui, pour des Européens, à l’initiation effective (et non plus virtuelle), puisque la Maçonnerie [1] ne possède plus d’enseignement ni de méthode [2].»
I. Les cinq « erreurs » principales de René Guénon
Les cinq « erreurs » principales de René Guénon, dont la mise en lumière lors de la première édition de notre étude en 2007, déclencha les réactions passionnées et passionnelles s’accompagnant bien évidemment de l’inutile verbiage polémique dénué d’intérêt dont on imagine qu’il fait impression auprès des lecteurs non-avertis, et dont les autoproclamés « continuateurs » et « défenseurs » de la cause guénonienne, par l’effet d’un mimétisme relativement ridicule et d’un manque d’originalité signalant une certaine limite intellectuelle, se croient souvent obligés d’accompagner leurs laborieux persiflages -, se résument à cinq motifs principaux :
- 1°) René Guénon refuse d’admettre que le Régime Écossais Rectifié est une métamorphose des Élus Coëns, et non pas une simple dérivation de la Stricte Observance.
- 2°) René Guénon s’est trompé sur l’architecture organisationnelle du Régime Écossais Rectifié.
- 3°) René Guénon déprécia les « opérations » des Élus Coëns, soutenant qu’il s’agissait de rituels de “magie cérémonielle”, basés sur des pratiques théurgiques ; considérant par ailleurs que ce que Martinès appelait « réintégration » n’était que la restauration de « l’état primordial », lequel ne va pas au-delà des possibilités de l’être humain individuel.
- 4°) René Guénon ne voit pas en quoi, lorsque Jean-Baptiste Willermoz écarta « Tubalcaïn » des rituels du Régime Rectifié, il mit en fait en cohérence la nature de l’Ordre avec le « Haut et Saint Ordre » des élus de l’Éternel.
- 5°) René Guénon affirme de façon inexacte, que Louis-Claude de Saint-Martin, s’est enfermé dans le domaine du mysticisme, et par là-même s’est mis à distance de la voie initiatique, jugeant de manière absurde, que le « mysticisme relève exclusivement du domaine religieux, c’est-à-dire exotérique »
II. Le Régime Écossais Rectifié et sa nature « non-apocryphe »
Première assertion singulièrement faussée soutenue par René Guénon : le Régime Écossais Rectifié ne serait pas une métamorphose des Élus Coëns, mais une dérivation de la Stricte Observance.
Essayons de mettre en lumière la réalité des faits.
Lorsqu’en 1778 lors du Convent des Gaules, Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) donne naissance à l'Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, cette décision va réformer et « rectifier », c’est-à-dire « transformer » en une sorte de mutation complète et radicale, non pas seulement la structure organisationnelle à laquelle il fait subir une refonte complète en repositionnant et modifiant les Grades, mais surtout, et en premier lieu la perspective spirituelle et initiatique de la Stricte Observance, car il s’agissait de faire des enseignements de Martinès de Pasqually la base doctrinale et le fondement premier de cet « Ordre » entièrement nouveau connu sous le nom de « Régime Écossais Rectifié », qui n’a, en effet, strictement plus rien à voir avec de la maçonnerie templière. [3]
Ainsi, le programme de la « Réintégration », sous la forme d'un ensemble théorique et pratique, structuré et organisé, établissait le Régime Écossais Rectifié en un efficace instrument de préservation et un authentique « conservatoire » vivant de l'enseignement détenu par les Réaux-Croix, et, de ce fait, l'actif dépositaire de la doctrine martinésienne ainsi que de « l’influence spirituelle » coën authentique et véritable qu'il reste, et restera le seul sur le plan historique à détenir validement et légitimement de par le caractère ininterrompu de la chaîne le reliant à l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers.
Que demeura-t-il de la Stricte Observance après cette « Réforme » de Lyon, qui s’accompagna, d’un renoncement préalable à la « filiation templière, à sa succession et à sa restauration matérielle » [4], contrairement à ce que le baron Karl von Hund avait établi comme but et objectif de son système, décision solennelle de « Renonciation » confirmée de nouveau en 1782 au Convent de Wilhelmsbad ? [5]
La réponse est très simple, strictement plus rien ou presque !
La nature, l’essence et les objectifs de la Stricte Observance, étaient tout simplement changés, les perspectives transformées, et surtout, les sources totalement modifiées, puisque les nouveaux rituels, qui écartaient et remplaçaient purement et simplement ceux utilisés auparavant, nouveaux rituels rédigés par Willermoz en personne, faisaient apparaître dans tout ce qui concerne l’environnement et le contenu symbolique des loges (batteries, couleurs, nombres, éléments, décors, etc.), l’ensemble du corpus initiatique martinésien. [6]
Or, que trouva à répondre René Guénon à la remarque, plus que justifiée, que lui fit Gérard van Rijnberk, s’étonnant légitimement que l’on puisse à ce point se méprendre sur ce que représentait désormais le Régime Écossais Rectifié ? [7] Les propos suivants, qui démontrent une singulière obstination dans l’erreur : « Il trouve “étonnante” notre remarque que “le Régime Écossais Rectifié n’est point une métamorphose des Élus Coëns, mais bien une dérivation de la Stricte Observance” ; c’est pourtant ainsi, et quiconque a la moindre idée de l’histoire et de la constitution des Rites maçonniques ne peut avoir le moindre doute là-dessus ; même si Willermoz, en rédigeant les instructions de certains grades, y a introduit des idées plus ou moins inspirées des enseignements de Martines, cela ne change absolument rien à la filiation ni au caractère général du Rite dont il s’agit… » [8]
S’en tenant à une conception « administrative » de l’initiation, Guénon faisait ainsi la démonstration qu’il était dans l’incapacité de percevoir, ou d’admettre, la nature de ce système nouvellement édifié, qui n’était point, à l’évidence, une « dérivation de la Stricte Observance », mais bien une « métamorphose des Élus Coëns », une « métamorphose » opérée non pas seulement par l’introduction de l’appareil symbolique dont les rituels du Régime Rectifié étaient désormais le véhicule, mais de la doctrine des Élus Coëns, ce point étant essentiel pour distinguer ce qui relève, ou non, selon les critères martinésiens, une maçonnerie « apocryphe » ou « non apocryphe », faisant que le Régime Rectifié peut être en conséquence considéré de façon formelle et incontestable comme « l’Ordre substitué », renfermant les « connaissances mystérieuses » qui se trouvaient chez les élus coëns [9], lui conférant cette qualification qui seule est accordée aux structures dépositaires de la doctrine de la « réintégration », à savoir de système « non-apocryphe ». [10]
En conséquence, contrairement à ce que soutint fautivement Guénon, ces apports et ces modifications ayant abouti à une « métamorphose » complète de la Stricte Observance, ont changé absolument et objectivement tout à la filiation et au caractère général du Rite dont il s’agit.
III. Le Régime Écossais Rectifié est le témoin du « Haut et Saint Ordre »
Mais il y a un autre point qui échappa à Guénon dans cette question, et qu’il ne pouvait connaître, puisque certains rituels du Régime Rectifié lui étaient inaccessibles à l’époque où il rédigeait ses articles, notamment ceux de « l’Ordre Intérieur » [11], c’est que lors de la « constitution » de l'Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte en 1778, qui remplaça l’Ordre de chevalerie de la Stricte Observance, Jean-Baptiste Willermoz conféra ce nom à une forme traditionnelle de transmission qu'il considérait comme extrêmement ancienne, bien plus antique encore que l'Ordre du Temple lui-même et dont le Régime Rectifié conserve aujourd'hui l'héritage.
L'Ordre primitif doit être secret, parce qu'il a un but essentiel très élevé,
que peu d'hommes sont dignes de connaître...
a) L’Ordre primitif qui se dissimule sous le voile de la Franc-maçonnerie
Cet Ordre, très ancien, qui se dissimula un temps sous le voile de la Franc-maçonnerie, et qui reste et demeure caché au plus grand nombre, Willermoz le désigne sous le titre mystérieux de « Haut et Saint Ordre » ; Ordre primitif qui, « à défaut de pouvoir être nommé, ne peut être appelé que le Haut et Saint Ordre », à la base de la véritable initiation, et ne doit absolument pas être confondu avec les formes contingentes qu'empruntent, pour un temps limité, les institutions se consacrant à l'étude des « sciences sacrées » et à la perfection des hommes. [12]
On prendra donc soin, en observant une particulière attention sur ce point clé, expliquant et sous-tendant toute l'entreprise willermozienne, de se souvenir que l'intention qui présida à l'action du disciple lyonnais de Martinès de Pasqually, lors de la tenue des Convents constitutifs du Régime Écossais Rectifié, fut de préserver et conserver un héritage fondamental, de nature doctrinal et opératif, et que c'est cet héritage qui constitue le cœur du Régime, mais également le vénérable et inestimable dépôt primitif détenu, précisément, par le « Haut et Saint Ordre » : « L'institution maçonnique ne peut ni ne doit être confondue avec l'Ordre primitif et fondamental qui lui a donné naissance ; ce sont en effet deux choses distinctes. L'Ordre primitif doit être secret, parce qu'il a un but essentiel qui est très élevé, que peu d'hommes sont dignes de connaître ; son origine est si reculée, qu'elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l'institution maçonnique, c'est d'aider à remonter jusqu'à cet Ordre primitif, qu'on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie ; c'est une source précieuse, ignorée de la multitude, mais qui ne saurait être perdue : l'un est la Chose même, l'autre n'est que le moyen d'y atteindre ; c'est sous ce point de vue, mon B.A.F., qu'il faut considérer la franc-maçonnerie en général, et le Régime particulier auquel vous êtes attaché, si vous voulez en avoir une juste idée, et en retirer quelque fruit.» [13]
b) D’où provient « l’Ordre primitif et fondamental» dont le Régime Rectifié tire son origine ?
Dès lors une question s’impose : d’où provient cette « source pure et sacrée », c’est-à-dire cet « Ordre primitif et fondamental » désigné par Willermoz sous le nom de « Haut et Saint Ordre », dont le Régime Rectifié tire son origine ?
La réponse, qui fait justice des inexactitudes de Guénon et de ses continuateurs dans l’erreur, est celle-ci : la source d’où le Régime Rectifié tire son origine, provient, non de la Stricte Observance comme il apparaît évidemment, mais de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers qui a fait le lien au XVIIIe siècle, avec le « Haut et Saint Ordre », Ordre essentiel et fondamental des élus de l’Éternel, dont les Élus Coëns furent le relais, Ordre qui remonte jusqu’à l’époque patriarcale et possède la connaissance des éléments du « culte primitif » que pratiquait Adam, auxquels, sans le savoir le plus souvent mais cependant de façon formelle, les membres du Régime sont agrégés et rattachés sur le plan initiatique.
Ceci explique pourquoi la perspective spirituelle dans laquelle pénétrait l’émule admis dans « l’Ordre des Élus Coëns » - relevant du « culte primitif » se célébrant en quatre temps et se déployant en quatre parties distinctes, quoique liées entre-elles : « expiation », « purification », « réconciliation » et « sanctification », « culte » que Seth fut en mesure de préserver puisqu’il était l’enfant qu’Adam et Ève conçurent après la mort d’Abel, devenant logiquement l’ancêtre de tous les « opérateurs » et les « théurges », culte qui, après le déluge, fut poursuivi par Noé à qui il appartiendra de perpétuer la descendance de Seth, constituant la descendance pure à laquelle étaient agrégés les Coëns [14] -, est exclusivement la prérogative spirituelle du « Haut et Saint Ordre » dont le Régime Écossais Rectifié est à présent le seul et unique témoin sur le plan initiatique, en ayant succédé, dans cette détention des éléments du « culte primitif » et connaissance de la doctrine de la « réintégration », à « l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers », dirigé, comme l’évoquent les 14 étendards figurant sur le sceau de l’Ordre, par les 7 Suprêmes Conseils et leurs 7 Souverains établis sur la surface de la terre.
« Sceau des Élus Coëns » [15]
Publié dans Doctrine, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Histoire, Illuminisme, Jean-Baptiste Willermoz, Joseph de Maistre, Louis-Claude de Saint-Martin, Martinès de Pasqually, Martinésisme, Martinisme, Mystique, Régime Écossais Rectifié, Religion, René Guénon, Saint-martinisme, Spiritualité, Tradition | Lien permanent | Tags : rené guénon et le régime Écossais rectifié, rené guénon, jean-marc vivenza, louis-claude de saint-martin, franc-maçonnerie, initiation, ésotérisme, martinisme, martinès de pasqually, illuminisme, pasqually, théosophie, tradition, vivenza, histoire, spiritualité, jacob boehme, origène, fénelon, christianisme transcendant, christianisme, doctrine de la réintégration, réintégration, religion, mystique, origénisme, émanation, philosophie, joseph de maistre, saint augustin, jean-baptiste willermoz, régime écossais rectifié, convent des gaules, convent de wilhelmsbad, grande profession, rite écossais rectifié, grand directoire des gaules, grand prieuré des gaules, camille savoire, johann august von starck, swedenborg, élus coëns, martinésisme | | | Facebook | |
dimanche, 05 novembre 2017
Histoire du Régime Écossais Rectifié des origines à nos jours
Lumières et vérités, sur l'histoire, les origines, le but
et l’état contemporain de l’Ordre
Ouvrage comportant des pièces d’archives inédites,
dont la copie du Registre du Collège Métropolitain
avec la liste des Grands Profès de 1778 à 1880.
L’histoire du Régime Écossais Rectifié, l’une des plus anciennes institutions maçonniques et chevaleresques françaises de par l’héritage des IIe, IIIe et Ve Provinces de la « Stricte Observance » allemande, s’étend sur plusieurs siècles. Cette histoire, de nature providentielle, qui traversa même une phase de sommeil lors de l’extinction de l’Ordre en France entre 1830 [1] et 1935, constituée en temps distincts fort différents, est longue, riche d’événements multiples, de moments fondamentaux, de décisions essentielles, de personnalités souvent hors du commun, de rencontres surprenantes, de situations heureuses mais aussi parfois tragiques, d’enthousiasmes magnifiques, d’engagements admirables.
Le système établi à Lyon lors du « Convent des Gaules » (1778), en tant qu’institution originale et spécifique - ce qu’il est incontestablement au regard de l’Histoire – se signale donc par une « continuité » qui seule explique, et permet de mieux comprendre la nature propre de la structure édifiée, par étapes successives, en tant qu’Ordre et Régime, l’un n’allant pas sans l’autre, en France par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824).
« La Franc-maçonnerie bien méditée vous rappelle sans cesse
et par toutes sortes de moyens, à votre propre nature essentielle.
Elle cherche constamment à saisir les occasions de vous faire connaître
l'origine de l'homme sa destination primitive,
sa chute, les maux qui en sont la suite,
et les ressources que lui a ménagées la bonté divine pour en triompher. »
(Jean-Baptiste Willermoz, 1809)
I. Le Régime Écossais Rectifié est un « Ordre », issu de l’enseignement des élus coëns
Cette notion « d’Ordre », qui fut la colonne ordonnatrice et la ligne directrice de l’ensemble de l’œuvre willermozienne [2], est essentielle pour la compréhension de notre sujet, notion clairement définie par Willermoz lui-même en ces termes : « J'entends par le mot Ordre, l'ordre maçonnique intérieur et secret du Régime rectifié.» [3]
Il convient cependant de rappeler que l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, qui coiffe et dirige le Régime Écossais Rectifié, est porteur d’une base spirituelle et d’un héritage historique directement issus des enseignements de Martinès de Pasqually (+ 1774), enseignements christianisés lors des Leçons de Lyon (1774-1776) ; qui écartèrent les éléments problématiques contenus dans les thèses martinésiennes, notamment ceux touchant à la christologie et à la conception trinitaire du thaumaturge bordelais.
« Le but de Willermoz était donc de préserver la doctrine
dont Martines de Pasqually avait été,
selon que ce dernier lui avait enseigné,
l’un des relais seulement ; maintenir,
quand sombrait l’ordre des Elus Cohen,
la vraie Maçonnerie selon le modèle que Martinès de Pasqually
lui avait révélé comme l’archétype et que garantit
une conformité doctrinale avec la doctrine de la réintégration. »
Néanmoins, ce qui unit profondément le Régime Écossais Rectifié à la doctrine martinésienne, participe d’une incontestable et directe filiation dont la classe secrète, ultime et dernière de l’Ordre, dite de la « Grande Profession », en toute logique, fut détentrice de par les éléments propres qui y seront déposés par Jean-Baptiste Willermoz, ne l’oublions pas, détenteur en tant que Réau+Croix, de l’intégralité de la transmission coën, ceci sans préjudice d’une aide bienveillante reçue directement de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), comme nous l’indiquent positivement les termes d’une lettre de 1784 écrite par le Philosophe Inconnu au réformateur lyonnais : « …j’attends en conséquence que vous autorisiez vos lieutenants à me confier la lecture de la rédaction des grades dont vous m’avez parlé cet été et dont je vous dis que je ne me permettrais pas la demande. En effet si vous ne m’aplanissez les voies sur cela, je verrais cent ans tous les membres de La Bienfaisance que je ne leur en ouvrirais pas la bouche. » [4].
Ce point ne souffre donc aucune contestation : « Le but de Willermoz était donc de préserver la doctrine dont Martines de Pasqually avait été, selon que ce dernier lui avait enseigné, l’un des relais seulement ; maintenir, quand sombrait l’ordre des Elus Cohen, la vraie Maçonnerie selon le modèle que Martinès de Pasqually lui avait révélé comme l’archétype et que garantit une conformité doctrinale avec la doctrine de la réintégration. » [5]
II. La « doctrine de la réintégration des êtres » est l’essence du Régime rectifié
En conséquence, pour que l’approche du Régime Écossais Rectifié soit exacte et véritable, il est nécessaire de connaître précisément les détails marquants de son « histoire », ainsi que - et cet aspect est loin d’être auxiliaire tant il définit philosophiquement sa nature -, les bases de la « doctrine de la réintégration » dont il est le dépositaire par excellence à travers l’Histoire en raison d’une filiation ininterrompue depuis le XVIIIe siècle lui conférant une légitimité à bien des égards unique, de sorte que de cette connaissance puissent surgir, comme de par une évidence s’imposant quasi naturellement, les conditions de son existence et de son devenir en ce début de XXIe siècle.
Pourtant, l’éloignement qui est advenu d’avec les lois organisatrices du Régime depuis son réveil en mars 1935, s’est doublé d’un second, non moins important, qui découle d’ailleurs du premier et en est la conséquence quasi logique : l’essence de la rectification, outre un Rite original et une pratique spécifique s’exerçant en quatre grades formant la classe symbolique et un Ordre intérieur d’essence chevaleresque distingué en un état probatoire (« Écuyer Novice ») et le grade de « Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte » (C.B.C.S.), possède une doctrine qui le définit et le qualifie sur le plan spirituel, ce qui est un cas tout à fait original et unique au sein de la franc-maçonnerie universelle.
a) La doctrine fut toujours d’instruire les hommes, sur les mystères de la science primitive
« La doctrine ne permet pas d’en douter (...) le principal but de l’initiation
fut toujours d’instruire les hommes,
sur les mystères de la religion et de la science primitive.... »
Jean-Baptiste Willermoz souligne d’ailleurs dans les Instructions destinées à la dernière Classe non-ostensible du Régime : « La doctrine ne permet pas d’en douter ; et en effet, le principal but de l’initiation fut toujours d’instruire les hommes, sur les mystères de la religion et de la science primitive, et de les préserver de l’abandon total qu’ils feraient de leurs facultés spirituelles, aux influences des êtres corporels et inférieurs. Les Initiations devaient donc être le refuge de la Vérité, puisqu’elle pouvait s’y former des Temples dans le cœur de ceux qui savaient l’apprécier et lui rendre hommage. » [7]
Il convient d’insister sur le fait que cet aspect doctrinal, singulièrement défini et précis, confère au système willermozien une originalité à nulle autre pareille en le distinguant entièrement des autres Rites maçonniques, ce qui n’est pas sans provoquer, souvent, de nombreuses incompréhensions. Cet aspect relève donc d’une question importante que l’on peut, à bon droit, désigner comme relevant de l’enjeu qui a pour objet : la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine, puisque ce Régime participe de l’expression la plus aboutie du courant « illuministe » français au XVIIIe siècle, et des thèses qui le fondaient en son essence. [8]
Or cet enjeu doctrinal, précisément, qui est le cœur même de la perspective du Régime rectifié, permettant d’en comprendre l’origine, le sens et la vie – un enjeu doctrinal si souvent incompris, et parfois même comme on a eu, hélas ! bien trop souvent à le déplorer depuis des décennies, nié, contourné, refusé, travesti et combattu pour des motifs divers, qui relèvent d’orientations « profanes », qu’elles soient issues de convictions politiques ou théologiques [9], et qui toutes, se caractérisent par leur refus d’accepter et de respecter l’enseignement de l’Ordre -, est ce qui représente la spécificité même du système édifié à Lyon en 1778, en le distinguant, radicalement, de tous les autres systèmes maçonniques.
b) Le Régime Écossais Rectifié est engagé dans la mise en œuvre de la « science de l’homme »
Une certitude doit ainsi accompagner le lecteur tout au long des pages de cet ouvrage, le Régime Écossais Rectifié est engagé, comme le voulurent d’ailleurs ses fondateurs, rien de moins que dans la mise en œuvre de la « science de l’homme » [10], cherchant à construire et édifier, pour ceux qui s’engagent à ses côtés en acceptant de cheminer avec lui vers l’invisible, un destin commun en forme d’invitation à passer « de l’image à la ressemblance » en s’appuyant, avec confiance, sur les principes du « christianisme transcendant » étranger à tout esprit d’étroitesse dogmatique, ceci pour le plus grand bonheur des âmes de désir en quête de la Vérité et celui de toute la famille humaine au bien de laquelle sont, par définition, consacrés ses travaux ; unique esprit et identique volonté dans lesquels est d’ailleurs également proposée cette étude historique dont l’objet premier n’est autre, évidemment, que de contribuer d’abord et avant tout, au rayonnement de l’authentique « Lumière » pour qu’elle soit, enfin, « restituée » à ceux qui étaient séparés de la « Sagesse », et d’œuvrer à la Gloire de « l’Être éternel el et infini qui est la bonté la justice et la vérité même qui, par sa parole toute puissante et invincible, a donné l’être à tout ce qui existe ».
III. Le Régime Écossais Rectifié est fondé sur le « christianisme transcendant »
Le Régime Écossais Rectifié n’est point soumis
aux « dogmes » de l’Église,
il professe un « christianisme transcendant »,
dans le sens où l’entendait Joseph de Maistre.
Il importe de le souligner, le Régime Écossais Rectifié nourri d’un christianisme imprégné de la pensée des premiers siècles, lorsque les lumières de la philosophie grecque se sont mêlées aux éléments de la Révélation de l’Évangile, n’est point soumis aux « dogmes » de l’Église, il professe un « christianisme transcendant », dans le sens où l’entendait Joseph de Maistre (1753-1821), et avec lui l’ensemble des penseurs illuministes [11], c’est-à-dire un christianisme n’imposant la pratique d’aucun culte, ne conditionnant l’initiation à aucune forme ecclésiale de liturgie sacramentelle, et se rattachant à une « doctrine », ce qui signifie un enseignement, selon Jean-Baptiste Willermoz lui-même qui réitéra cette affirmation plusieurs fois, et que l’on ne peut évidemment taxer d’anticléricalisme, mais qui affirmait en sachant précisément et analysant fort lucidement en quoi consistait cette « perte » sur le plan doctrinal de l’Église depuis le VIe siècle [12], ainsi que le soulignait avec justesse Camille Savoire (1869-1951) : « L'Ordre n'a plus, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, aucun lien avec […] les dogmes dans leur conception actuelle... ». [13]
Il s’agit donc pour l’Ordre, comme le voulurent les fondateurs du Régime rectifié au XVIIIe siècle, d’être une véritable « école » de sagesse porteuse d’une doctrine, qui a pour nom « doctrine de la réintégration », celle des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine primitive, et d’édifier une authentique école de sagesse, cultivant l’intelligence du cœur, comme l’affirmait déjà Camille Savoire en 1935 : « Que veulent constituer les artisans du réveil du Rectifié ? Un milieu éducatif de culture morale et spirituelle au sein duquel, cherchant à réaliser, par l'enseignement mutuel et l'exemple, leur perfectionnement moral et intellectuel, ils appelleront les élites de tous les milieux sociaux, si modestes soient-ils, dont les intentions seront pures. Ils exigeront que chacun, en y entrant, abandonne à la porte la revendication de ses droits pour n'y songer qu'à l'accomplissement de ses devoirs, à extirper de son être tout sentiment d'égoïsme, développer son intelligence, sa raison et surtout son cœur.» [14]
Publié dans Doctrine, Élus Coëns, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Histoire, Illuminisme, Jean-Baptiste Willermoz, Joseph de Maistre, Louis-Claude de Saint-Martin, Martinès de Pasqually, Martinésisme, Martinisme, Régime Écossais Rectifié, Science de l'homme, Spiritualité, Tradition | Lien permanent | Tags : louis-claude de saint-martin, jean-marc vivenza, franc-maçonnerie, initiation, ésotérisme, martinisme, martinès de pasqually, illuminisme, pasqually, théosophie, tradition, vivenza, histoire, spiritualité, jacob boehme, origène, fénelon, christianisme transcendant, christianisme, doctrine de la réintégration, réintégration, religion, mystique, origénisme, émanation, philosophie, joseph de maistre, saint augustin, rené guénon, jean-baptiste willermoz, régime écossais rectifié, convent des gaules, convent de wilhelmsbad, grande profession, rite écossais rectifié, grand directoire des gaules, grand prieuré des gaules, camille savoire, johann august von starck, swedenborg, élus coëns, martinès de pasqually, illuminisme, martinésisme, pasqually, christianisme transcendant, christianisme transcendantal | | | Facebook | |
dimanche, 09 avril 2017
Entretiens spirituels et écrits métaphysiques
« Voie » de l’ontologie fondamentale et de l’ésotérisme mystique
Il n'y a rien à posséder ultimement du mystère existentiel,
rien à conquérir de façon positive de cette origine en devenir d’elle-même,
et il n'y a non plus rien à dépasser, car l'Être n'est jamais atteint ;
il séjourne dans son retrait, il demeure inaccessible éternellement dans son « Néant ».
«Voguez à ma suite, dans l’abîme […]
Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. »
(Kasimir Malevitch, Le Suprématisme, 1919).
Une seule question est de nature fondamentale, celle de l’essence de « l’Être » en sa vérité principielle, ce qui relève, évidemment, de « l’ontologie » par excellence, et en ce qui concerne l’orientation spécifique de la recherche spirituelle et initiatique véritable, c’est-à-dire à la fois « non-apocryphe » et authentiquement transcendante, une ontologie qui ne peut être, en raison de la situation des conditions de la présence de l’être au monde, et sa nature foncièrement dialectique, qu’une « ontologie négative ».
I. Les deux « voies » ontologiques fondatrices
Un point, portant principalement sur le sujet de « l’Infini », montre cependant qu’il y a deux « voies », deux orientations dont la différence n’est pas anodine du point de vue métaphysique et théosophique, car si Joseph de Maistre (1753-1821), fidèle à l’enseignement de saint Augustin (354-430), ou de Martinès de Pasqually (+1774) et de l’Illuminisme en général, imputait aux esprits rebelles, puis à l’homme, suite à la double prévarication qui est survenue au sein de l’immensité divine, la raison de la situation de dégradation que connaît l’Univers avec la présence constante du « négatif » agissant en toutes les réalités vivantes, comme irréductible tendance à la décomposition et à la mort, en revanche Jacob Boehme (1575-1624) - rejoint par René Guénon (1886-1951) à cet égard dans l’exposé de sa métaphysique qu’il désigna d’ailleurs, pour cette raison, comme étant « intégrale » -, considère que l’origine de l’ombre se trouve au sein même de la Divinité en laquelle existe une part « ténébreuse » qui est une composante intrinsèque de sa nature. En ce sens, le « Principe » est constitué de « l’Être » et du « Non-Être », il est travaillé par une dialectique interne représentant le fond obscur du divin, et il s’agit bien, en cette vérité, du trésor doctrinal, du « mystère » par excellence, le plus sublime puisque portant sur la nature essentielle du mystère qui est celui dévoilant ce qu’est en sa vérité l’Absolu.
Conséquemment, et à ce titre Martin Heidegger (1889-1976), et Joseph de Maistre sont en parfait accord dans le constat qu’il n’y a pas d’extériorité par rapport au « nihilisme », c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’alternative, de nostalgie d’un avant ou d’un après, c’est l’existence elle-même, par delà les époques, qui est plongée dans l’abîme du nihil (rien), qui est confrontée, depuis la rupture originelle, de par son « déchirement » [1], à la nécessité d’affronter la question de l’absence, du délaissement, de l’angoisse et de la perte, du tragique de l’échec et de la mort, pour le dire en un mot du « mal », car l’expérience du monde que nous éprouvons participe d’une détermination à l’antagonisme de deux forces contraires qui sont présentes partout dont l’homme n’a pas le pouvoir de se libérer, puisque c’est une détermination structurelle ontologique : « L'être-dans-le-monde est un existential, c'est-à-dire une détermination constitutive de l'exister humain, un mode d'être propre à l'être-là. [...] L'être-dans-le-monde, en tant qu'existential, est une relation originaire.» [2]
II. La détermination au négatif est inscrite dans l’Être
Exister, être, c'est donc être jeté de « l’Unité » vers la division, projeté « du haut vers le bas » disait Origène (+ 252) [3], abandonné dans le relatif, le contingent, c'est être dépendant totalement de faits et de causes qui déterminent la non-possibilité de l’harmonie et de la durée, et rendent totalement vaines et vouées à l’inutilité les infructueuses tentatives humaines - notamment politiques, mais pas seulement, car on peut y adjoindre, l’art, la philosophie, la science, etc. -, qui tendent à modifier les conditions de l’être au monde.
Il s’agit donc, ce qui en quelque sorte caractérise le chemin initiatique, d’une entreprise de dévoilement des forces secrètes et invisibles qui animent et dirigent l’ordre des choses visibles, puisque le vrai est le négatif des apparences. Ainsi donc, la confrontation au « nihil » n’est pas simplement un temps, un moment du cheminement qu’il nous incombe d’effectuer du point de vue existentiel, mais cette confrontation est une voie de « négation totale » qui – non point faite de par son exigence, il est vrai, pour tous les esprits -, par la contemplation du « néant » d'où procède et en quoi existe toute réalité, est permanente, constante, car pour passer au travers de l’obscur, il faut traverser la sombre nuée du vide originaire, et ceci depuis toujours et pour toujours, en osant de voguer sur « l’abîme de l’Infini » Cette évidence, conduit à prendre conscience qu’il ne s’agit plus désormais d’espérer en un quelconque régime ou éventuel système capable de résoudre les questions qui se posent, puisque l’origine du problème pour l’homme, mais aussi pour les civilisations et l’Univers lui-même, est un problème de « l’origine » ; la question, fondamentalement, participe d’une nature purement méta-ontologique. Voilà pourquoi, la seule attitude authentique, c’est-à-dire authentiquement en rupture, la seule position radicale capable de prendre le problème à sa source réelle, à sa « racine » effective, est donc, uniquement, d’ordre supérieur, elle relève du spirituel et du transcendant, obligeant dès lors de regarder d’où provient l’essence de la détermination existentielle, en se confrontant à la cause première de la vocation destinale de toutes choses créées au « nihil ».
« Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai
tout est mal puisque rien n’est à sa place [...]
Tout les êtres gémissent et tendent avec effort
vers un autre ordre des choses.»
- Joseph de Maistre -
Joseph de Maistre affirmait : « Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai tout est mal puisque rien n’est à sa place [...] Tout les êtres gémissent et tendent avec effort vers un autre ordre des choses.» [4] Mais après la Révolution, suite un examen approfondi de ses causes, il comprit qu’aucun temps n’était exempt de négativité, et étendit le diagnostic de façon transversale à l’Histoire elle-même, voyant d’ailleurs que la « Révolution », de par sa nature antichrétienne, son violent rejet de toutes les formes de sacralité, ayant mené un combat violent contre l’Église et son clergé qui est allé jusqu’aux crimes les plus abominables, participait non pas des idées politiques, mais de l’histoire des religions [5]
III. L’bandon de tout but positif (l’’apolitia) comme principe et ascèse spirituelle
De son côté Julius Evola (1898-1974), bien que cette analyse participait beaucoup plus d’un sentiment de révolte contre de l’état du monde de la période moderne, plutôt que d’une position ontologique portant sur la nature même de ce monde au travers de toutes les périodes, résuma ce qu’il convenait de faire, et comment dès lors agir, dans un monde en état de « dissolution générale » : « Il n’y a pas de formes positives données fournissant un sens et une légitimité vraie sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui. Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active, ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure, libre et authentique, vers la transcendance […] L’afele panta plotinien – c’est-à-dire ‘‘dépouille-toi de tout’’ -, tel doit être le principe de ceux qui savant regarder d’un œil clair la situation actuelle.» [6]
Ayant perçu cette origine, il convient d’abandonner tout but positif extérieur rendu irréalisable, non pas parce que cette époque serait celle de la « dissolution générale », mais parce qu’il est nécessaire de comprendre que la détermination au négatif est inscrite, depuis toujours, dans l'Être, qu’elle réside et demeure de façon intangible dans le « Tout », c’est-à-dire la totalité de « l’exister » même, et il qu’il n'y a en conséquence eu de réalité en ce monde, avant même le début des temps, de façon permanente, que déterminée et soumise, c'est-à-dire reliée à une cause qui est une déchirure, liée à une rupture fondatrice, à une scission qui se trouve dans l’essence même de l’Être ; une réalité dépendante d’un manque qui est une perte tragique survenue, au commencement, à l’intérieur de « l’Unité » première, situation absolument terrible que Maistre résume en une phrase : « Ce monde est une milice, un combat éternel. » [7] À cet égard, « l’’apolitia » s’impose donc comme règle, pouvant s’étendre pour tout esprit conscient et éveillé, non pas uniquement à notre « période de dissolution », mais en tant qu’attitude constante de présence au monde et discipline de vie, loi spirituelle, ascèse héroïque et voie ontologique qui est celle des voyageurs solitaires souhaitant accéder aux cimes des monts élevés, là où règne, dans la solitude et le silence, l’éternelle « Lumière ».
« Il n’y a pas de formes positives données
fournissant un sens et une légitimité vraie
sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui.
Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active,
ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure,
libre et authentique, vers la transcendance ....»
IV. La génération infinie des anéantissements et des renaissances éternels
La Manifestation est l'expression extérieure
du Mystère intérieur de l'Être infini.
Il en résulte que, malgré tous les vains efforts successifs qui seront entrepris, la fracture ne sera jamais refermée, le fossé jamais comblé, car rien en nous n'est de nous et vient de nous, mais relève d’une cause originelle, et d’une cause présentant une rupture en sa « source », un surgissement dialectique au sein de l’Unité », par lequel, selon Maistre, le « mal » s’est introduit dans l’Univers et « a tout souillé » [8], ou, plus profondément encore selon Boehme, en raison du fait que « l’éternelle origine des ténèbres» [9], engagée dans un mouvement de génération infinie passant par des anéantissements et des renaissances éternels, accomplie sa « révélation » suressentielle. Ceci explique pourquoi chaque être, chaque système philosophique, est incapable, à lui seul, d'aller au bout de l'Être. Tout est freiné, bloqué, contraint, par un manque constitutif d'être qui est inscrit à l’intérieur de toute réalité, car initialement situé au sein de l’Être, dans la substance du « Principe ». L'unique forme du possible pour chacun, le seul devoir, la règle disciplinaire, est donc d’affronter le non-sens, le sens sans nom, l'absence de nom d’un réel absent de lui-même, de se confronter, par une approche métaphysique, ou plus précisément « d’ontologie négative », au « Néant ». La Manifestation est l’expression « extérieure » du Mystère intérieur de l’Être Infini, la révélation de son « Verbe », ceci expliquant pourquoi, puisque le Principe est travaillé par un désir qui est à la fois lumière et ténèbres, la Manifestation comporte elle également, à l’identique de l’Être, un aspect mauvais et bon. Depuis le commencement, l’Être Infini est la « Totalité », composé du « monde-feu », du « monde des ténèbres », et du « monde-lumière », triple monde à l’intérieur d’une unique essence, un unique Principe, en trois distinctions illimitées, éternelles, animées d’une même aspiration, ou « faim de quelque chose », qui est une « Magia », dont l’étonnante résonnance, n’est pas sans évoquer la « Mâyâ », voile et clarté, pouvoir maternel de l’Un. Le lien intérieur à la « vraie vie » entre les ténèbres et la lumière, explique pourquoi toute existence humaine se trouve placée à la jonction du clair et de l’obscur, du bien et du mal, exigeant un abandon au « néant », faute de quoi elle sombre dans « l’angoisse » qui est un feu dévorant, alors que par son anéantissement, elle s’accomplit sans douleur dans la lumière, dans la « Magia » de Dieu en sa triade, c’est-à-dire sa triple essence.
a) La vie au « désert »
Reste donc, malgré cette situation « au milieu des ruines » obligeant en notre période de civilisation matérialiste moderne désacralisée, une traversée de la « nuit de l’esprit » - une désacralisation qui s’est imposée à la faveur des bouleversements historiques en se dotant même à notre époque d’une légitimité officielle, et s’est introduite, par l’intermédiaire des récentes réformes conciliaires, jusqu’à l’intérieur même de l’institution ecclésiale -, qui peut être un réel « apprentissage » du désert vécu en tant qu’étape importante sur le chemin conduisant à la « réalisation », nécessitant de se mettre à distance des « institutions parodiques » [10], l’obligation d’engager une démarche comparable à celle qui, toutes périodes confondues, a contraint l’être à se vider, ou désapproprier de lui-même dans un dépouillement purificateur. Et, à cet égard, la situation d’aujourd’hui n’est point différente de ce qui toujours domina comme exigence, faisant que dès l’origine, tout était déjà finalement vicié pour les âmes en quête d’Absolu, structures religieuses ou initiatiques comprises, bien qu’infiniment moins dégradées que celles de notre temps, et que l’exil intérieur se devait d’être un moment essentiel de la recherche, un passage incontournable afin de parvenir à la « metanoia », c’est-à-dire la transformation entière et radicale de l’être, ce qui définit, en propre et à toutes les époques, une démarche spirituelle effective, en Orient comme en Occident.
b) Les vrais secrets n’ont jamais été divulgués
C’est pourquoi Guénon a tant insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas dans cette « œuvre initiatique » s’il en est, non d’une « extase », mais d’une transformation interne de l’être, en vertu de ce principe fondamental : « toute réalisation initiatique est essentiellement et purement ‘‘intérieure’’ [11]. » Mircea Eliade (1907-1986) écrit donc, à juste titre : « On a souvent affirmé, qu’une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation » [12], montrant que la question de l’initiation, n’a ainsi rien à voir avec les conditions de la période à laquelle elle se pose, car en réalité « les vrais secrets n’ont jamais été divulgués » [13], puisqu’ils relèvent du « mystère » indicible et informulable, mystère qui se situe au-delà de l’Être et du Non-être, là où le langage est impuissant, domaine par définition du suressentiel. L’accès à ce mystère, qui est celui par excellence de « l’Église intérieure », selon la tradition de l’Illuminisme mystique, relève donc d’une « voie » exigeante et rigoureuse, d’une discipline de l’esprit, dont les critères et les modalités restent inchangés depuis la nuit des siècles, et que préservent, et conservent, quelques rares sociétés de nature ésotériques, observant une mise en retrait à l’égard d’un monde vis-à-vis duquel elles se tiennent volontairement à distance, unique chance de faire perdurer les éléments de la transmission authentique, et d’accomplir la traversée des temps d’obscurité.
Publié dans Doctrine, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Illuminisme, Jean-Baptiste Willermoz, Joseph de Maistre, Martinès de Pasqually, Métaphysique, Ontologie, Philosophie, Régime Écossais Rectifié, Religion, René Guénon, Théologie, Théosophie, Tradition | Lien permanent | Tags : louis-claude de saint-martin, cathares, catharisme, dualisme, être, non-être, néant, ontologie, ontologie négative, jean-marc vivenza, franc-maçonnerie, initiation, ésotérisme, martinisme, martinès de pasqually, illuminisme, pasqually, théosophie, tradition, vivenza, histoire, spiritualité, jacob boehme, origène, fénelon, christianisme transcendant, christianisme, doctrine de la réintégration, réintégration, religion, mystique, maître eckhart, origène, denys l’aréopagite, hegel, origénisme, émanation, deux principes, non-dualisme, plotin, mysterium magnum, philosophie, métaphysique, vacuité, infini, joseph de maistre, saint augustin, rené guénon, martin heidegger, nihilisme | | | Facebook | |
mercredi, 01 mars 2017
René Guénon et la Tradition primordiale
Distinction entre la Tradition abélienne « non-apocryphe »,
et les voies caïnistes « apocryphes », fausses et réprouvées par l’Éternel
La Tradition primitive que l’on peut nommer « primordiale »,
ou « Tradition Mère » selon Louis-Claude de Saint-Martin,
se divisa lors de la séparation qui adviendra entre le « culte faux » de Caïn
et celui, « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste.
C’est à René Guénon (1886-1951), au début du XXe siècle, pétri et structuré du point de vue spirituel et argumentaire par les théories de l’Inde védique, mais aussi puissamment façonné, formé et instruit, beaucoup plus qu’on ne l’imagine généralement ou que de pieux hagiographes ont voulu le faire croire, par les schémas référentiels puisés chez de nombreux auteurs du courant occultiste [1], que l’on doit le retour en faveur de la notion de « Tradition » et, en particulier, de cette curieuse appellation dont le succès dépassa sans doute ses fervents avocats, à savoir la « Tradition primordiale ».
Cette Tradition nommée « primordiale », car prétendant être la plus ancienne de l’humanité, serait la « Tradition première » commune à l’ensemble des traditions dites authentiques et « orthodoxes », dont les traces et signes apparaîtraient très lisiblement dans les symboles, rites et mythes du patrimoine commun de l’humanité. On peut donc dire que cette Tradition primordiale, toujours selon Guénon, aurait véritablement fécondé et nourri substantiellement l’ensemble des traditions actuelles, ces dernières en dérivant de façon plus ou moins importante selon leur degré de proximité et d’intimité avec cette source initiale, les formes traditionnelles de notre présente période temporelle, ou « Manvantara », conservant un lien avec la « Tradition primordiale ».
I. Conception « hindoue » et occultiste du temps chez René Guénon
Guénon fit siennes les conceptions
et expressions terminologiques de la tradition hindoue
La conception traditionnelle du temps propre à la pensée de l’Antiquité païenne, dans son expression indienne, grecque ou latine, considérait qu'il y avait quatre âges principaux, respectivement l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de bronze et l’âge de fer. L’Inde, dont Guénon fit siennes les expressions terminologiques, donna le nom de Yugas à ces quatre périodes, formant un cycle complet (Manvantara), respectivement : Krita-Yuga ou Satya-Yuga, Trêtâ-Yuga, Dwâpara-Yuga et Kali-Yuga (l’Âge de fer). Ces quatre âges, qui correspondent aux différentes phases que traverse l’humanité, marquent un éloignement progressif à l’égard du Principe (c’est-à-dire de l’Unité), et de la « Tradition Primordiale » qui en serait l’expression la plus pure, éloignement allant en s’accélérant à mesure que les temps avancent.
Fabre d’Olivet (1768-1825) développa la théorie cyclique des âges
dans l’Histoire philosophique du genre humain, ouvrage (1816).
Notons, que si Guénon cite beaucoup la tradition indienne pour donner du poids à ses réflexions, on ne doit pas sous-estimer chez lui l’influence de Court de Gébelin (1728-1784), et Fabre d’Olivet (1768-1825), dont il nous est facile de déceler la présence dans les grands thèmes de sa pensée, en particulier dans cette théorie des âges que l’on retrouve ainsi exposée dans l’Histoire philosophique du genre humain, ouvrage publié en 1816 par Fabre d’Olivet, dans lequel on peut lire : Le Kali-youg, qui a commencé, doit terminer cette quatrième période par l’apparition même de Vishnou, dont les mains armées d’un glaive étincelant frapperont les pécheurs incorrigibles, et feront disparaître à jamais de dessus la terre les vices et les maux qui souillent et affligent l’univers. » [1]
Selon René Guénon, l'essence de la Tradition primordiale – dont les restes perdurent dans le royaume souterrain de l’Agarttha, placé sous l’autorité du « Roi du Monde » -, ne se trouve de façon privilégiée que dans la tradition hindoue qui serait légataire d'une source directe d'une incomparable pureté à l'égard des fondements premiers de la « Science Sacrée » d'origine non-humaine plaçant dès lors les autres traditions dans une sorte de situation de dépendance à son égard, comme il le déclare de manière catégorique dans son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921), affirmant : « La situation vraie de l’Occident par rapport à l’Orient n’est, au fond, que celle d’un rameau détaché du tronc ». [2]
II. Difficultés relatives aux thèses de René Guénon
Les difficultés, et elles ne sont pas minces ou anodines du point de vue théorique, portent sur des éléments qui, à l’analyse, font apparaître de nombreuses interrogations problématiques que l’on ne peut passer sous silence car représentant des interrogations non seulement légitimes mais surtout fondamentales pour savoir de quoi l’on parle lorsqu’on se réfère à la « Tradition », consistant en deux points principaux qu’il importe de bien comprendre et d’intégrer, si l’on souhaite réellement posséder une juste perception des notions « guénoniennes », qui ne peuvent être acceptées sans quelques préventions nécessaires, qui représentent, objectivement, de sérieuses apories doctrinales, précisément, et c’est ce qui nous importe dans le cadre de notre perspective, au regard de la position « traditionnelle » de l’Illuminisme chrétien.
Ces deux points problématiques qui font difficulté, sont les suivants :
- 1°) – Qu’en est-il réellement de la question de l’existence du royaume souterrain d’Agarttha et du « Roi du Monde » qui y règne ?
- 2°) – La « Tradition » qui a perduré depuis les temps primitifs, est-elle un rameau unique, ou s’est-elle divisée en plusieurs branches ?
III. La question de l’Agarttha et du « Roi du Monde »
Qu’en est-il réellement de l’Agarttha
et du « Roi du Monde » qui y règne ?
Le nom « Asgarttha », signifiant « la ville du soleil », a été totalement ignoré pendant des siècles, et fait son apparition très tardivement en Occident, c’est-à-dire dans la littérature ésotérique du XIXe siècle qui s’inspire de thématiques hindoues, et peut être repéré pour la première fois chez Louis Jacolliot (1837-1890), dans son ouvrage « Les Fils de Dieu » (1873), puis sous la forme « Agarttha », désignant une cité « insaisissable à la violence », également employé par Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), dans « Mission de l’Inde en Europe. Mission de l'Europe en Asie : ‘‘La question du Mahatma et sa solution’’ » (1910).
C'est chez Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), principalement,
que René Guénon va trouver la théorie de l'Agarttha.
Cette apparition, fort récente, de la dénomination « Agarttha », est un élément qui aurait dû éveiller quelques soupçons chez les lecteurs de Guénon, car ce dernier va opérer, habillement, une identification entre la notion traditionnelle de « Tradition primitive » dont on a vu qu’elle est reconnue par de nombreux auteurs, y compris ecclésiastiques, et les conceptions issues de la mythologie hindoue diffusées par les occultistes, comme il est aisé de le constater.
Guénon ne cache pas cette source « occultiste », et le déclare ouvertement dès le premier chapitre de son livre publié en 1927, « Le Roi du Monde », tout en évoquant ce qui pour lui va représenter la « caution » objective en faveur de l’existence de ce « Centre » caché et mystérieux : « L'ouvrage posthume de Saint-Yves d'Alveydre intitulé Mission de l'Inde, qui fut publié en 1901, contient la description d'un centre initiatique mystérieux désigné sous le nom d'Agarttha ; beaucoup de lecteurs de ce livre durent d'ailleurs supposer que ce n'était là qu'un récit purement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant sur rien de réel […] Jusque-là, d´autre côté, il n'avait guère, en Europe, été fait question de l'Agarttha et de son chef, le Brahmâtmâ […] Mais il s'est produit, en 1924, un fait nouveau et quelque peu inattendu: le livre intitulé Bêtes, Hommes et Dieux, dans lequel M. Ferdinand Ossendowski raconte les péripéties du voyage mouvementé qu'il fit en 1920 et 1921 à travers l'Asie centrale, renferme, surtout dans sa dernière partie, des récits presque identiques à ceux de Saint-Yves; et le bruit qui a été fait autour de ce livre fournit, croyons-nous, une occasion favorable pour rompre enfin le silence sur cette question de l'Agarttha.» [3]
Ferdinand Osendowski (1876-1945),
auteur « Bêtes, Hommes et Dieux » (1923).
On remarque, que Ferdinand Osendowski (1876-1945), qui a publié en 1923 un récit de voyage sous le titre « Bêtes, Hommes et Dieux » [4], est cité comme référence, ce qui donne l’occasion à Guénon de mettre en place sa thèse, postulant en la réalité d’un « Centre » souterrain gouverné par un Monarque (Brahmâtmâ), « Centre » ignoré et dissimulé, dont les ramifications s’étendraient à tous les continents.
Guénon affirme la réalité d’un « Centre » souterrain, l"Agarttha,
gouverné par un Monarque, le Brahmâtmâ.
Ce qui est tout à fait étonnant, après avoir comparé les éléments respectifs exposés par Saint-Yves d’Alveydre dans la « Mission de l'Inde » et Ferdinand Ossendowski dans « Bêtes, Hommes et Dieux », c’est le crédit que va apporter Guénon aux propos d’Ossendowski, ce dernier ayant tout de même déclaré que son récit était à prendre avec quelques réserves dans la mesure où ce qu’il rapportait des mythes véhiculés dans les régions concernées, en particulier la Mongolie, avait surtout un rôle « politique.
Guénon va donc souscrire sans aucune réserve aux assertions rapportées Ossendowski, et devint le vigoureux propagandiste de cette thèse qui lui permettait de trouver quelques arguments supplémentaires allant dans le sens de ses vues au sujet de la présence d'un « Centre » situé dans une zone géographique inconnue, « Centre » détenteur des éléments cachés de la « Tradition primordiale », conservés entre les mains d'un monarque régnant mystérieusement, par l'effet d'une autorité supérieure d'origine « non-humaine » en tant que « Roi du Monde »
IV. La « Tradition primitive », selon les penseurs illuministes
Qu’il y ait, dès l'aurore de l'humanité, une « Tradition » qui devait sans-doute posséder une langue, comme en était convaincu le vicomte Louis de Bonald (1754-1840) - qui supposera même dans ses ouvrages qu’elle fut employée par Dieu lorsqu'il voulu communiquer avec ses créatures, exprimant ainsi les fondements de la Révélation primitive dans un langage également premier ou primitif compris par tous à l'époque, se constituant, à cette période « d'enfance du monde », les bases religieuses et spirituelles préparant et disposant les fils d'Adam à recevoir, le jour venu, la plénitude de la Vérité Divine en la Personne de Jésus-Christ -, nul ne le conteste, cette idée étant celle à laquelle souscriront tous les penseurs traditionnels, tels Joseph de Maistre (1753-1821), ou le jeune Félicité de Lamennais (1782-1854), affirmant que prirent naissance dans l'esprit des peuples en ces premiers âges, les éléments sacrés, communs aux différentes civilisations, portant sur la croyance en l'existence d'un Principe supérieur que l'on connaît, et honore quasiment partout, sous le nom de Dieu, en la certitude également du caractère immortel de l'âme, en la vie éternelle et la conviction, largement partagée, que les êtres ont été victimes d'une Chute les obligeant à présent à vivre sous une forme animale alors même qu'ils furent dotés d'un corps incorruptible avant leur emprisonnement ici-bas dans les filets du monde matériel.
les Pères de l'Église, les théologiens, les penseurs traditionnels,
ainsi que les grandes figures de l'Illuminisme du XVIIIe siècle,
reconnaissent l'existence d'une Révélation primitive.
Il apparaît donc qu'une sorte de commune position réunit les Pères de l'Église, les théologiens, les penseurs traditionnels, ainsi que les grandes figures de l'Illuminisme du XVIIIe siècle, en particulier Martinès de Pasqually (+ 1774), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Jean-Baptiste Willermoz (1732-1824), dans leur reconnaissance de l'existence d'une Révélation primitive ayant conféré aux premiers hommes, aux immédiats descendants d'Adam et Ève, les bases spirituelles et religieuses fondatrices d’une Tradition originelle primitive vénérable. Cette unité, et convergence de vue portant sur un sujet parfois délicat, ne laisse pas d'impressionner, et il n'est pas indifférent de retrouver quasiment les mêmes arguments chez tel ou tel Père de l'Église et chez ceux qui, ayant reçu le nom « d'illuminés », inlassablement, travaillèrent à la clarification des grands problèmes métaphysiques qui se sont posés à l'humanité.
C'est donc en nous mettant à l'école de ces maîtres de l'esprit, de ces guides secourables, que nous allons être en mesure d'établir, concernant le sujet qui nous occupe, les distinctions nécessaires et les discernements indispensables à une juste résolution de la question portant sur la nature de notre éventuel rattachement à cette Tradition première ou originelle, rattachement d'ailleurs fort éloigné, comme nous allons le découvrir, de ce que Guénon voulait qu'il fût.
V. Séparation de la « Tradition » en deux branches antagonistes
La première « Révélation », non écrite, qui fut l’objet de la communication par Dieu aux Patriarches, les pères de l’humanité, de ses enseignements et de ses lois après l’expulsion de l’Éden d’Adam et d’Ève, deviendra le fondement d’une Tradition primitive que l’on peut à bon droit nommer « primordiale », ou « Tradition Mère » selon Louis-Claude de Saint-Martin, se divisa quasi immédiatement, et ce dès l’épisode rapporté par le livre de la Genèse, lors de la séparation qui adviendra entre le « culte faux » de Caïn et celui, « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste. Le culte de Caïn, en effet, uniquement basé sur la religion naturelle, était une simple offrande de louange dépourvue de tout aspect sacrificiel, alors que le culte d’Abel, qui savait que depuis le péché originel il n’était plus possible, ni surtout permis, de reproduire la forme antérieure qu’avaient les célébrations édéniques, donna à son offrande un caractère expiatoire qui fut accepté et agréé par Dieu, constituant le fondement de la « Vraie Religion », la religion surnaturelle et sainte.
Deux cultes, ceux de Caïn et Abel, vont donner naissance à deux traditions
également anciennes ou « primordiales »,
mais absolument antagonistes du point de vue spirituel.
De la sorte les deux cultes de Caïn et Abel vont donner naissance, dès l’aurore de l’Histoire des hommes, à deux traditions également anciennes ou « primordiales » si l’on tient à ce terme, mais absolument non équivalentes du point de vue spirituel. Si l’on en reste au simple critère temporel, comme le fait Guénon dans sa conception de la Tradition, sans distinguer et mettre en lumière le critère surnaturel, alors il est effectivement possible d’assembler, sous une fausse unité, ces deux sources pour en faire les éléments communs d’une univoque et monolithique « Tradition primordiale » indifférenciée, se trouvant à l’origine de toutes les religions du monde, égales en ancienneté et « dignité », puisque issues d’une semblable souche méritant le même respect et recevant le même caractère de sacralité.
Abel était un type de la manifestation de gloire divine
qui s’opérerait un jour par le vrai Adam, ou Réaux, ou le Christ,
pour la réconciliation parfaite de la postérité passée,
présente et future du premier homme...
Or, il est évident, et extrêmement clair, qu’il y a une grave erreur à confondre en une seule « Tradition » deux courants que tout oppose, deux cultes radicalement différents et contraires, antithétiques, l’un, celui de Caïn, travaillant à la glorification des puissances de la terre et de la nature (et donc des démons qui, pour être des esprits, n’en sont pas moins des « forces naturelles »), visant au triomphe et à la domination de l’homme autocréateur, religion prométhéenne s'exprimant par la volonté d'accéder par soi-même à Dieu, (les fruits de la terre, à cet égard, symbolisant les antique mythes païens), l’autre, à l’inverse, celui d’Abel, fidèle à l’Éternel et à ses saints commandements, conscient de l’irréparable faute qui entachait désormais toute la descendance d’Adam, et qui exigeait que soit célébrée par les élus de Dieu une souveraine « opération » de réparation, afin d’obtenir, malgré les ineffaçables traces du péché originel dont l’homme est porteur, d’être réconcilié et purifié par le Ciel. Comme nous l’explique Martinès de Pasqually dans le Traité de la réintégration : « Abel se comporta comme Adam aurait dû se comporter dans son premier état de gloire envers l’Eternel : le culte qu’Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son premier mineur. Abel était encore un type bien frappant de la manifestation de gloire divine qui s’opérerait un jour par le vrai Adam, ou Réaux, ou le Christ, pour la réconciliation parfaite de la postérité passée, présente et future de ce premier homme, moyennant que cette postérité userait en bien du plan d’opération qui lui serait tracé par la pure miséricorde divine, ainsi que le type d’Abel l’avait prédit par toutes ses opérations à Adam et à ses trois premiers nés. » (Traité, 57).
Publié dans Culte primitif, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Illuminisme, Martinésisme, Martinisme, Mystique, Philosophie, Régime Écossais Rectifié, Religion, René Guénon, Sacerdoce, Saint-martinisme, Spiritualité, Théologie, Théosophie, Tradition | Lien permanent | Tags : doctrine, Ésotérisme, franc-maçonnerie, illuminisme, joseph de maistre, liturgie, louis-claude de saint-martin, martinès de pasqually, martinisme, métaphysique, mystique, philosophie, religion, spiritualité, théologie, théosophie, tradition, doctrine de la réintégration, réintégration, émanation, jean-marc vivenza, initiation, ésotérisme, pasqually, vivenza, histoire, spiritualité, roi du monde, apocryphe, non-apocryphe, rené guénon, guénon, tradition primordiale, agarttha, centre suprême, yugas, cycle, krita-yuga, satya-yuga, trêtâ-yuga, dwâpara-yuga, kali-yuga | | | Facebook | |
dimanche, 07 juin 2015
Joseph de Maistre : Prophète du «christianisme transcendant»
L’ésotérisme mystique et la doctrine des illuminés
Jean-Marc Vivenza
« Quelquefois, je voudrais m’élancer
hors des limites étroites de ce monde ;
je voudrais anticiper sur le jour des révélations
et me plonger dans l’infini ».
(Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg,
Xe entretien, Œuvres Complètes, t. V, Vitte, 1884, p. 172.)
La pensée de Joseph de Maistre (1753-1821) est, à sa base initiale, de manière indissociable, liée aux doctrines qui se rencontraient dans ce courant dit de « l’illuminisme mystique », certes composite, mais singulièrement riche d’une longue tradition, représenté au XVIIIe siècle par des personnalités comme Martinès de Pasqually (+ 1774), Karl von Eckartshausen (1752-1803), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), ou encore Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803). C’est pourquoi, on ne peut pas faire l’économie d’un examen attentif des théories qui apparurent au sein de ce mouvement initiatique et spirituel, sous peine ne pas percevoir ce qui unit, étroitement et intimement, la pensée de Maistre à sa source première, source qui est, également et incontestablement, une authentique origine.
Ceci nous est d’ailleurs parfaitement confirmé par une note de Maistre datée de 1816, soit, chez lui, à une période où la réflexion avait largement eu le temps de faire son œuvre, dans laquelle il déclarait qu’après avoir jadis consacré « beaucoup de temps à connaître ses messieurs » (sous-entendu les « illuminés » ou les « initiés »), fréquentant leurs assemblées, allant à Lyon pour les voir de plus près, entretenant une correspondance avec les principaux d’entre eux, il n’en était pas moins « demeuré attaché à l’Eglise catholique, apostolique et romaine ; affirmant sans détour : non cependant sans avoir acquis une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. » [1]
Quelle est donc cette foule d’idées, dont Maistre nous assure avec certitude, qu’il a « fait son profit » ?
I. Les sources de la pensée de Joseph de Maistre
Il n’est besoin pour y répondre qu’à se pencher sur la pensée maistrienne telle qu’exprimée dans les principaux textes du comte savoisien, et d’opérer une correspondance thématique avec les bases doctrinales de l’illuminisme, et surtout les thèses spécifiques de Martinès de Pasqually exposées dans son célèbre « Traité sur la Réintégration des êtres », ainsi que celles de Jean-Baptiste Willermoz et Saint-Martin, pour constater leur extrême identité de nature.
La perspective eschatologique présentée par Martinès de Pasqually, commune à Saint-Martin et Willermoz, reprise par Joseph de Maistre, s’inscrit à l’évidence dans cette compréhension globale de l’histoire de la « Chute », sachant que le premier homme, Adam, ne s’en tint pas à sa faute initiale mais la renouvela par sa faiblesse envers les choses de la matière, sa volonté dévoyée et son appétit charnel duquel naquit Caïn.
Toutes les conceptions de Joseph Maistre,
ont leurs sources dans les thèses de l’illuminisme.
Toutes les conceptions de Joseph Maistre portant sur les desseins de la divine Providence au cœur de l’Histoire, la condition de l’homme, sa chute et sa possible « réconciliation » avec Dieu, sa vigilante attention appliquée aux lois de l’analogie mettant en lumière la correspondance entre ce qui est en haut et ce qui est en bas, le monde regardé comme l’expression, selon la phrase de saint Paul, rappelée par Maistre dans le « Xe Entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg, d’un « ensemble de choses invisibles manifestées visiblement », ont leurs sources, leur racines dans les thèses de l’illuminisme. Rajoutons, une « interprétation allégorique des Ecritures, si négligée en son temps par l’Eglise ; son intérêt pour la métaphysique des nombres par lesquels l’intelligence suprême se prouve à la nôtre ; son apologie de l’intuition divinatrice, participation immédiate à la pensée de Dieu en qui repose la vérité ; son exaltation de la prophétie toujours présente parmi les hommes et qui lui laisse pressentir un prochain et splendide épanouissement du christianisme... » [2]
L'ensemble de l’œuvre de Joseph de Maistre, s'éclaire donc d'un jour nouveau lorsque l'on effectue ce rapprochement avec la doctrine de l’illuminisme, et l'on est très souvent frappé par l'étroite intimité des points de vue, des analyses et des certitudes, au point que Maistre peut apparaître à bon droit, comme un authentique « Prophète » de ce christianisme original qu’il désigna lui-même comme un « christianisme transcendant » [3].
Sous cette appellation, c'est toute la perspective métaphysique de l’illuminisme mystique, état de rupture de l'homme déchu en quête de l'Unité perdue, qui se trouve traduite et développée, avec un rare talent, il est vrai, et un style magnifique, sous la plume de Maistre au fil de ses écrits.
II. Joseph de Maistre et Louis-Claude de Saint-Martin
En 1787, Louis Claude de Saint-Martin passe par Chambéry pour se rendre en Italie, il est accueilli par Joseph de Maistre qui était depuis plusieurs années un vif admirateur de sa pensée dont il disait qu’il s’engageait à soutenir à son égard sur tous les points la parfaite orthodoxie [4].
Maistre sans connaître encore Saint-Martin, avait copié de sa main, trois discours aux initiés lyonnais, au titre suivants : « Les voies de la Sagesse », « Les lois temporelles de la justice divine », le « Traité des bénédictions » ; Maistre nous dit, dans son « Journal inédit » en date du 4 décembre 1797, « j’ai consacré trente huit heures et treize minutes à cette transcription. » [5] Les deux hommes, comme on peut l’imaginer, échangent longuement sur de nombreux sujets. En 1793, Maistre dira d’ailleurs, dans son « Mémoire » à Vignet des Etoles, : « M. de Saint-Martin est un gentilhomme français de 35 à 40 ans, de mœurs fort douces et infiniment aimable. Je le connais. On n’aperçoit rien d’extraordinaire dans ses manières ni dans sa conversation ».[6]
Maistre ne manquait pas une occasion
de défendre Saint-Martin contre toutes les critiques.
Il s’enthousiasma en 1790 pour « l’Homme de désir »,
qui soutenait que le désir de Dieu et celui de l’homme
doivent faire tomber tous les obstacles entre les deux plans
et préparer les voies à « l’Unité suprême ».
Maistre poursuit ses lectures et se plonge dans les écrits Jacob Boehme (1575-1624) que lui fait découvrir Saint-Martin, il s’ouvre également avec enthousiasme à Emmanuel Swedenborg (1688-1772), l’auteur de la « Nouvelle Jérusalem », et étudie avec attention Karl von Eckartshausen, recopiant directement en allemand des passages entiers de « La Nuée sur le Sanctuaire ».
III. Des liens étroits avec l’illuminisme mystique
a) Un franc-maçon du Régime écossais rectifié en exil
En 1792, de par l’effet des troubles révolutionnaires, Maistre, fidèle à son Roi, prend le chemin de l’exil.
Souffrant en son encontre d’une certaine suspicion, de par ses nombreuses et « quasi » publiques attaches maçonniques, Maistre s’en ouvre à un ami, Vignet des Etoles, de manière à être blanchi des reproches dont on l’accuse à tort. Il lui fait donc parvenir un « Mémoire » retraçant l’ensemble de son parcours initiatique, texte qui nous est précieux rétrospectivement pour la connaissance qu’il nous donne des profonds rapports établis par Maistre avec le monde des loges de 1774 à 1792.
Il serait toutefois illusoire d’imaginer, comme de pieux auteurs le soutiennent un peu rapidement, que les relations maçonniques de Joseph de Maistre cessèrent par injonction de sa Majesté Victor-Amédée III.
S’il n’est pas aisé de situer la nature de ses relations « fraternelles », notamment lors de son séjour en Suisse à Lausanne puis en Sardaigne, bien que de nombreux frères aient pris avec lui le chemin de l'exil, dont le comte Salteur, le sénateur Deville, le comte d'Ezery et le chanoine Bazin du Chanez, et se retrouvent, comme il est aisé de le penser, pour poursuivre leurs travaux.
Il est avéré par exemple que Maistre est en rapport de 1794 à 1795 avec Henri de Cordon, chanoine de Saint-Jean, comte de Lyon, ecclésiastique Grand Profès du Régime écossais rectifié, qui fut délégué de la province de Bourgogne au Convent des Gaules en 1778. Il est lié également, dès son arrivée en avril 1793, à la loge de Lausanne.
b) Un initié au sein de l'illuminisme mystique
Il ne faut pas, par ailleurs oublier, que la Suisse était à cette époque un foyer très accueillant pour le monde de l'ésotérisme, les livres de Fénelon (1651-1715) et de Madame Guyon (1648-1717) y étaient lus avec intérêt, différents cercles - comme celui des « âmes intérieures » de Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1792), dont Maistre lisait le livre « De l'origine des abus, de l'usage, des quantités et de la foi... » -, rayonnaient et réunissaient de nombreuses personnalités autour d’eux, diffusant un discours sur l'approche directe de Dieu au sein de « l'oraison passive » et de « l'adoration pure de foi ».
D'autre part on sait de manière certaine aujourd'hui que Maistre magnétisait, et s'exerçait sérieusement à développer ses « dons » fluidiques auprès de ses amis émigrés royalistes.
Joseph de Maistre baigne donc, et peut-être plus encore qu'à Chambéry, dans un environnement initiatique mystique et ésotérique, mettant à profit le temps libre qui lui est donné pour se plonger dans ses chères études théosophiques.
Il dévore « Le Nouvel Homme » de Saint-Martin, se plonge dans les traductions de Jacob Boehme, de Swedenborg ; ses « Carnets » témoignent d’études touchant à la Kabbale, il cite les spéculations du Rabi Haccadosch sur les noms divins (Mélanges B), de Pierre-Daniel Huet (1630-1721) sur le Messie et le Tétragrammaton, (Mélanges A, 2 mai 1799), il approfondit les correspondances entre l’alchimie et l’astrologie, ce qui lui servira à rédiger la note 6 du XIe Entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg .
Joseph de Maistre lit de Pierre-Daniel Huet (1630-1721),
et se passionne pour ses études sur le Messie
et le Tétragrammaton, (Mélanges A, 2 mai 1799).
IV. Influence de la pensée d’Origène chez Joseph de Maistre
Joseph de Maistre déclarait dans son Mémoire au duc de Brunswick (1781), qu’il espérait « ajouter au Credo quelques richesses », et il ne fait aucun doute, comme on le constate, que ces richesses provenaient des différentes « lumières » reçues au sein du monde de l’illuminisme mystique.
En effet, celui qui allait devenir le lecteur assidu de Clément d’Alexandrie (v.150-v.215) et d’Origène (v.185-v.252), trouva en effet dans le Régime écossais rectifié dont il fut membre en à Chambéry en Savoie jusqu’en 1792, une doctrine qui allait s’accorder à merveille avec les propres convictions qu’il arrêtera par la suite à la lecture de certains auteurs des premiers siècles du christianisme, et qui lui donna accès à des connaissances surprenantes au sujet de la création du monde, le sens spirituel des Écritures, de l’ordre naturel et surnaturel, et sur bien d’autres points encore.
Origène fournit à Joseph de Maistre,
la justification des principaux articles de son "Credo".
De nombreux auteurs firent remarquer, à juste titre, l’influence d’Origène [7] sur la pensée de Maistre : « L’influence d’Origène est patente dans l’œuvre de Joseph de Maistre, elle se fait sentir tant dans le cadre général de sa pensée que dans la manière d’aborder certaines difficultés. Origène considère le monde terrestre comme un lieu de résipiscence. Les hommes doivent revenir vers Dieu, cet effort vers la vertu, vers l’acceptation de l’attrait divin, est précisément ce qui fait leur mérite et leur salut. L’histoire entière de l’humanité est un retour vers Dieu » [8] ; « Le nom d’Origène résume à lui tout seul l’influence profonde du christianisme hellénique sur Joseph de Maistre : c’est le seul que l’œuvre maistrienne appelle régulièrement à son secours (…) Origène fournit à Maistre la justification des principaux articles de son Credo » [9], ce constat n’est point faux bien évidemment, mais il ne faut pas oublier que les grand thèmes origéniens (état pré-angélique d’Adam, enfermement des âmes dans un corps de matière en conséquence de la prévarication du premier homme, apocatastase pensée comme un anéantissement du monde sensible et de toutes les formes matérielles, vie céleste post-mortem incorporelle, etc.), Maistre les a d’abord rencontrés dans sa carrière de jeune initié, de 1776 à 1792, au sein du Régime écossais rectifié, système initiatique qui avait introduit officiellement à l’initiative de Jean-Baptiste Willermoz lors de son premier Convent constitutif à Lyon en 1778 - connu sous le nom de Convent des Gaules -, comme enseignement fondateur de l’Ordre, la « doctrine de la réintégration » qui n’est en réalité, à l’examen et selon le jugement même de Maistre, qu’une reformulation, certes en mode ésotérique, des principaux concepts exposés en son temps par Origène. [10]
V. La doctrine de la réintégration des êtres
C’est ce que soutient Maistre lorsqu’il évoque les thèses professées par les initiés qu’il a connus à Lyon, c'est-à-dire et en particulier ceux dont il fut intime, à savoir Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin : « Leur doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne.» (Soirées, XIe Entretien).
Ceci l’amenant d’ailleurs à affirmer : « Le christianisme dans les premiers temps, était une vraie initiation, où l’on dévoilait une véritable magie divine. » (Mélanges B). Il en conclut donc dans ses registres, ce qui apparaît à l’évidence lorsqu’on examine sérieusement le sujet, que la doctrine d’Origène relativement à la chute d’Adam et l’origine du monde matériel, « est encore aujourd’hui la base de toutes les initiations modernes. » (Ibid.).
La doctrine d’Origène relativement à la chute d’Adam
et l’origine du monde matériel,
« est encore aujourd’hui la base de toutes les initiations modernes. »
Ainsi, l’examen des registres inédits de Maistre, nous montre que la découverte d’Origène date de 1797, année où il copia et annota de nombreuses pages du Père alexandrin (Mélanges B, pp. 51 ss.). Maistre le désigna alors comme « l’un des plus sublimes théologiens qui aient jamais illustré l’Église », mais cette date de 1797, prouve éloquemment, que la rencontre avec Origène s’est produite bien après la période initiatique au sein du système willermozien, où le comte chambérien accéda aux Instructions secrètes, réservées aux Profès et Grands Profès, qui exposent une doctrine en tous points identique aux thèses du Traité des Principes.
« Tout est mystère dans les deux Testaments,
et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés… »
Joseph de Maistre, Mémoire au duc de Brunswick (1782).
Dans les registres conservés, sous les titres de Mélanges A et B, Religion E, Extraits E et F, - que nous publions sous le titre de « Pensées inédites sur l’initiation », dans le « Joseph de Maistre, prophète du christianisme transcendant » [11] -, sont dévoilées les multiples références à la pensée d’Origène, dont en particulier le passage suivant, mettant en lumière le lien entre la conception d’Origène, considérant que la création du monde matériel ne fut pas produit par l’effet de la bonté de Dieu, mais est une conséquence de la Chute, ayant entraîné les âmes à être enfermées dans des corps de matière : « Saint Augustin (Cité de Dieu, XI, 23) a mal compris Origène [12], quand celui-ci dit que la cause de la matière est non la bonté de Dieu seule, mais que les âmes, ayant péché en s'éloignant de leur créateur, ont mérité d'être enfermées en divers corps comme dans une prison selon la diversité de leurs crimes, et que c'est là le monde (matériel) qu'ainsi la cause de sa création (du monde physique) n'a pas été pour faire de bonnes choses, mais pour en empêcher de mauvaises. L'opinion dont il s'agit n'a rien de commun avec le manichéisme. On peut observer qu'elle est encore aujourd'hui la base de toutes les initiations modernes. » (2 décembre 1797, Mélanges B, p. 302).
Maistre résume donc ainsi sa conviction à propos du christianisme primitif, suite à sa lecture d’Origène : « Le christianisme dans les premiers temps était une initiation où l'on dévoilait une véritable magie divine. » (Mai 1797, Mélanges B, p. 518).
VI. La présence universelle du « mal » : La matière comme dégradation
C’est d'ailleurs en effectuant ce vigilant examen sur les événements, en analysant l’étonnant et le plus souvent effrayant mécanisme de cette dialectique négative, que Maistre est parvenu à brillamment mettre en lumière l’abyssal mystère du mal logé au cœur du destin de l’humanité. Joseph de Maistre accomplit ainsi un passage très net de la politique naturelle ou positive à la métaphysique ou théologie de l’histoire.
Pour lui les contradictions, les crises, les égarements, l’aveuglement manifeste des hommes, témoignent de la domination du mal qui a blessé et abîmé les créatures, ils rendent compte de la souveraineté du mal qui a renversé l’ordre premier et originel, qui a tout dégradé, faisant de l’ordre présent un ordre « inversé », dévié et corrompu.
Maistre pense que puisque plus rien n’est situé à la place qui est la sienne, puisque nulle chose n’est là où normalement elle devrait être, tout est mal, tout est sous l’emprise universelle de la Chute, tout vit courbé, ployant sous le poids de la corruption et du vice. Comme le rappelle l’Ecclésiaste : « Il n’y a point de juste sur terre » (Eccl. VII, 20). Pour le dire clairement, à présent, toute forme d’existence est concrètement « animée », et ce dès sa conception, par le père du mensonge. Maistre affirme : « Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai tout est mal puisque rien n’est à sa place. (...) Tout les êtres gémissent et tendent avec effort vers un autre ordre des choses. » (Oeuvres Complètes, t. I, p. 39).
« Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai
tout est mal puisque rien n’est à sa place. (...)
Tout les êtres gémissent et tendent avec effort
vers un autre ordre des choses. »
Le mal correspond ainsi à la rupture de l’ordre primitif et son essence s’exprime par l’oeuvre de division accomplie contre « l’Unité » située à la base et au fondement invisible du Principe. Le mal est venu rompre l’harmonie céleste du « Royaume de Dieu », ce qui fait que depuis ce moment terrible subsiste une fracture permanente, une lutte entre deux forces antagonistes qui se livrent un combat impitoyable, Maistre écrit : « Il n’y a rien de si évident dans l’univers que l’existence de deux forces opposées qui se contrarient sans relâche. Il n’y a rien de bon que le mal ne souille et n’altère... » (Mélanges B (inédit), p. 303 ; 22 oct. 1797).
L’histoire du monde est, à ce titre, l’histoire continuée de la Chute ; le péché originel est l’explication de tout, et ce péché irrémissible se répète « à chaque instant de la durée d’une manière secondaire.» (Soirées, IIe Entretien.) Maistre, à juste titre, tient à préciser : « toute dégradation ne pouvant être qu’une peine, et toute peine supposant un crime, la raison seule se trouve conduite, comme par force, au péché originel: car notre funeste inclination au mal étant une vérité de sentiment et d’expérience proclamée par tous les siècles, et cette inclination toujours plus ou moins victorieuse de la conscience et de lois, n’ayant jamais cessé de produire sur la terre des transgressions de toute espèce, jamais l’homme n’a pu reconnaître et déplorer ce triste état sans confesser par là même le dogme lamentable dont je vous entretiens ; car il ne peut être méchant sans être mauvais, ni mauvais sans être dégradé, ni dégradé sans être puni, ni puni sans être coupable. » (Ibid).
La matière est donc, en quelque sorte, le résultat d’une dégradation, la conséquence d’une faute, une authentique prison dont il convient de travailler à s’extraire en se réconciliant avec Dieu, en œuvrant courageusement à « réintégrer » notre véritable condition première et originelle dont nous avons été malheureusement déchus. Les âmes souffrent de cet enfermement au sein de la matière, elles endurent leur douloureuse soumission à l’empire du temps, elles sont condamnées à expier leur faute dans le plus total des isolements ; supportant avec difficulté la division elles n’ont pas d’autre désir plus impératif que de retourner à « l’Unité ».
VII. Les dogmes ne se trouvent pas dans la Sainte Écriture
Il est donc tout à fait significatif de voir Joseph de Maistre considérer, à la suite des penseurs du courant illuministe et dans le prolongement de son attachement à la pensée d’Origène dont on sait sa distance d’avec une approche littérale de l’Écriture, que les dogmes fixés par l’Église sont issus d’une contrainte de l’Histoire, et qu’ils constituent même une sorte « d’obstacle », de barrière réelle à la transmission vivante de la Foi, qui serait « mille fois plus angélique» sans les définitions dogmatiques.
Voici ce que soutient Maistre : « Bien loin que les premiers Symboles contiennent l'énoncé de tous nos dogmes, les chrétiens d'alors auraient au contraire regardé comme un grand crime de les énoncer tous. Il en est de même des Saintes Écritures : jamais il n'y eut d'idée plus creuse que celle d'y chercher la totalité des dogmes chrétiens : il n'y a pas une ligne dans ces écrits qui déclare, qui laisse seulement apercevoir le projet d'en faire un code ou une déclaration dogmatique de tous les articles de foi. (…) Il en est de l'Église comme de l'État : si jamais le christianisme n'avait été attaqué, jamais il n'aurait écrit pour fixer le dogme ; mais jamais aussi le dogme n'a été fixé par écrit que parce qu'il existait antérieurement dans son état naturel, qui est celui de parole. (…) La Foi, si la sophistique opposition ne l'avait jamais forcée d'écrire, serait mille fois plus angélique : elle pleure sur ces décisions que la révolte lui arracha, et qui furent toujours des malheurs, puisqu'elles supposent toutes le doute ou l'attaque, et qu'elles ne purent naître qu'au milieu des commotions les plus dangereuses. L'état de guerre éleva ces remparts vénérables autour de la vérité : ils la défendent sans doute, mais ils la cachent: ils la rendent inattaquable; mais par là même, moins accessible. Ah ! ce n'est pas ce qu'elle demande, elle qui voudrait serrer le genre humain dans ses bras. […] » [13]
« Le Christ n'a pas laissé un seul écrit,
il a promis le Saint-Esprit. »
Maistre rajoute : « Après avoir entendu la Sagesse des nations, il ne sera pas inutile, je pense, d'entendre encore la philosophie chrétienne. Il eût été sans doute bien à désirer, a dit le plus éloquent des Pères grecs [ndr. s. Jean Chrysostome], que nous n'eussions jamais eu besoin de l'écriture, et que les préceptes divins ne fussent écrits que comme ils le sont par l'encre dans nos livres; mais puisque nous avons perdu cette grâce par notre faute, saisissons donc, puisqu'il le faut, une planche au lieu du vaisseau, et sans oublier cependant la supériorité du premier état. Dieu ne révéla jamais rien [par écrit] aux élus de l'Ancien Testament ; toujours il leur parla directement, parce qu'il voyait la pureté de leurs cœurs ; mais le peuple hébreu s'étant précipité dans l'abîme des vices, il fallut des livres et des lois. La même marche s'est renouvelée sous l'empire de la nouvelle révélation ; car le Christ n'a pas laissé un seul écrit à ses apôtres. Au lieu de livres il leur promit le Saint-Esprit. C'est lui, leur dit-il, qui vous inspirera ce que vous aurez à dire. » [14]
VIII. Le christianisme transcendant selon Joseph de Maistre
Cette conception d’un christianisme non-dogmatique, laissé à l’inspiration de « l’Esprit », pourrait apparaître assez étonnante sous la plume de Joseph de Maistre, or, il n’en est rien, c’est au contraire le témoignage du plus profond de sa pensée à l’égard d’une religion qu’il souhaite purifiée, dépouillée de tous les artifices, une religion de la relation immédiate à la « Transcendance », ce en quoi consiste, effectivement, le « christianisme transcendant » dont il se fait le chantre, et d’une certaine manière le « Prophète », en prédisant son avènement prochain.
'’Lorsque ce qui est en dehors, (…)
lorsque la vie ou la génération extérieure
sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique.
Alors il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe.
Le mâle et la femelle ne feront qu’un
et le royaume de Dieu arrivera sur la terre comme au ciel.”
C’est ce que décrivit parfaitement Émile Dermenghem (1892-1971), lors de la publication en 1928, de son Joseph de Maistre Mystique : « C’est une idée analogue que Joseph de Maistre suggère lorsqu’il parle des « habits de peau » (note 3. Soirées, IIe entr., p. 292). La Genèse appellerait ainsi selon l’interprétation théosophique, les corps matériels actuels dont Adam et Eve furent revêtus après la chute. Il évoque de même la réunion des sexes dont la dualité fut une conséquence du Mal. Jésus-Christ, note-t-il (note. 1., p. 293) Mélanges A (inédit), p. 580), reviendra et règnera sur la terre, selon saint Clément, contemporain des Apôtres, ’’Lorsque ce qui est en dehors, (…) lorsque la vie ou la génération extérieure sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique. Alors il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe. Le mâle et la femelle ne feront qu’un et le royaume de Dieu arrivera sur la terre comme au ciel.” Clément d’Alexandrie (note. 2. Avec le mystique anglais Law, The spirit of prayer, 1re partie, p. 86-87. Il cite aussi Maïmonide, et Platon (l’homme double du Banquet). Cf. ci-dessus, IIIe partie, chap. I), ajoute Maistre, cita ces paroles dans le siècle suivant avec quelques altérations ; il cite une réponse semblable du Sauveur à Salomé qui lui faisait même question : ‘‘Lorsque vous aurez déposé le vêtement cde honte et d’ignominie (il s’agit évidemment du corps actuel) ; lorsque les deux deviendront uns, que le Mâle et la Femelle seront unis et qu’il n’y aura plus homme ni femme.’’ Et Maistre commente : ’’Lorsque ce qui est en dehors, etc…, c’est-à-dire lorsque la vie ou la génération extérieure sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique. Alors il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe. Le mâle et la femelle ne feront qu’un et le royaume de Dieu arrivera sur la terre comme au ciel.” » [15]
« Le christianisme, tel que nous le connaissons,
est au véritable christianisme ou christianisme primitif ...,
ce qu’une loge bleue, autrement nommée loge d’apprentis
et compagnons dans la franc-maçonnerie ordinaire,
est à une loge de hauts grades.»
De ce fait Maistre déclare : « Le christianisme, tel que nous le connaissons, est au véritable christianisme ou christianisme primitif, base de toutes leurs spéculations, ce qu’une loge bleue, autrement nommée loge d’apprentis et compagnons dans la franc-maçonnerie ordinaire, est à une loge de hauts grades. Ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de ‘‘christianisme transcendant’’, est une véritable initiation ; il fut connu des chrétiens primitifs, et il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté. Ce christianisme révélait et peut révéler encore de grandes merveilles, et il peut non seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits. » [16]
IX. Un contre-révolutionnaire fidèle envers la doctrine de l'illuminisme
De son exil à Cagliari en Sardaigne, Maistre prit la peine de souligner en septembre 1801, à la lecture des affirmations publiées par l’Abbé Augustin Barruel (1741-1820) s.j., dans ses « Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme » (Londres, 4 vol., 1797-1798), la confusion commise par cet auteur à l’égard des illuminés : « Tout ce que l’auteur dit au sujet de M. de Saint-Martin, précise Maistre, est si faux, si calomnieux qu’on a le droit d’en être étonné ! Quant à l’accusation de manichéisme faite à cet écrivain, elle cesse d’être calomnieuse à force d’être ridicule. » Quant à l’allégation que le Martinisme « n’a fait que copier Manès et les Albigeois », Joseph de Maistre ne se fait pas faute de protester vigoureusement en disant : « jamais homme d’esprit n’a écrit rien de plus sot.»
Johann August von Starck (1741-1816),
théologien, membre du Consistoire de Hesse-Darmstadt,
fondateur des "Clercs du Temple".
Dans une lettre inédite du 29 mai 1810, qui ne figure pas dans les Œuvres Complètes, Maistre signale cependant, sans nommer l’auteur du livre auquel il se réfère (Der Triumph der Philosophie im achtzehnten Jahrhunderte, 1803) – et dont il n’ignore évidemment ni l’identité, ni le lien qui fut le sien avec la Stricte Observance allemande – à savoir Johann August von Starck (1741-1816), théologien franc-maçon, créateur des "Clercs du Temple", ou "cléricat" de par le caractère profondément religieux et liturgique de ses cérémonies, qui en arriva, peu à peu, à adopter des positions radicalement antimaçonniques : « L’abbé Barruel dont vous connaissez peut être l’ouvrage intéressant sur l’histoire du jacobinisme, s’est totalement trompé sur la franc-maçonnerie, faute de connaissances suffisantes ; il a été relevé et redressé par le sage et docte auteur allemand du Triomphe de la Philosophie dans le XVIIIe siècle, 2 vol. in-8°, il y a réellement beaucoup à apprendre dans ce livre. On confond tout sous le nom vague de francs-maçons, chaque chose doit être mise à sa place. » [17]
Ce qu’exprime le livre de Starck - un Johann August von Starck qui d’ailleurs écrivait depuis 1796 dans Eudämonia ou le Wiener Magazin, revues dans lesquelles se côtoyaient aussi bien des Jésuites très hostiles à la franc-maçonnerie, comme Laurent Leopold Haschka (1749-1826) ou Felix Franz Hofstäter (1741-1814), que des théosophes comme Eckartshausen - corrige en quelque sorte certaines erreurs de l’abbé Augustin Barruel, tout en confirmant ses préventions à l'égard des disciples d'Adam Weishaupt (1748-1832) et des "Illuminés de Bavière", montrant que les thèses naturalistes et antichrétiennes, furent à l'origine des mouvements révolutionnaires en Europe [18]. Maistre, quant à lui, résuma ainsi sa pensée dans un texte intitulé « Quatre chapitres inédits sur la Russie, Chapitre quatrième « De l’illuminisme », qui ne sera publié qu’à titre posthume par son fils Rodolphe, en 1859, et qui expose de manière remarquable la pensée du comte chambérien au sujet de la nature, des sources et de « l’objet » réel auquel se consacrait la franc-maçonnerie mystique fondée sur le « christianisme transcendant ». Cette analyse, dans laquelle fut éclairée la position du martinisme dans son rapport à la doctrine de Martinès de Pasqually, en établissant un lien avec le piétisme, est absolument essentielle au regard des sujets que nous abordons dans la mesure où Maistre parvint à définir ce qu’est, et en quoi consiste le type de « christianisme » professé par les initiés connus, ou désignés, sous le nom de «martinistes» : « [Les martinistes et illuministes] rapportent tout à l’amour de Dieu, et quoique ce principe excellent soit mêlé chez eux à beaucoup d’alliage plus ou moins répréhensible, il suffit cependant pour leur rendre excessivement chers les écrivains mystiques de l’Église romaine. Ce sont leurs guides et leurs oracles (Sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon, etc.). Ils pensent assez communément que les chrétiens de toutes les communions sont sur le point de se réunir sous un chef qui, suivant l’opinion de plusieurs, doit résider à Jérusalem.(…) Ce même système s’oppose à l’incrédulité générale qui menace tous ces pays ; car, enfin, il est chrétien dans toutes ses racines ; il accoutume les hommes aux dogmes et aux idées spirituelles ; il les préserve d’une sorte de matérialisme pratique très remarquable à l’époque où nous vivons, et de la glace protestante, qui ne tend à rien moins qu’à geler le cœur humain. Quant aux martinistes mitigés et aux piétistes qui se bornent à attendre des merveilles, à spéculer sur l’amour divin et sur le règne de l’intérieur, il ne paraît pas que Sa Majesté Impériale ait rien à craindre politiquement de la part de ces hommes…» (Cf. Quatre Chapitres inédits sur la Russie, ch. IV « De l’Illuminisme », 1859).
Par ailleurs, ce qui est tout à fait connu et notoire aujourd’hui, c’est que sa nomination comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, poste qu’il occupera de 1803 à 1817, lui fournira l’occasion d’entretenir de nombreux rapports avec la très florissante maçonnerie Russe et l’important milieu théosophique de ce pays.
X. Théocratie
Sur le plan "métapolitique", ce qui signifie selon la conception maistrienne une dimension purement "Providentialiste" de l'Histoire dans laquelle c'est Dieu qui intervient directement dans les événements qui surviennent au cours du temps, parfois sous la forme de châtiments sévères infligés aux Princes et aux Nations lorsqu'ils s'éloignent des principes sacrés et transcendants - métapolitique qui pour lui était inséparable d'une perspective théologique et eschatologique -, Maistre considérait que le monde devait se conformer aux enseignements de la Révélation divine, unique fondement des lois. Il écrit d'ailleurs de manière assez catégorique : « On ne peut attaquer une vérité théologique sans attaquer une loi du monde » (Du Pape, L. 1er, Chap. I.).
« Le Traité « Du Pape » consigne cette inattendue
mais cohérente dévolution :
L’Empereur ayant disparu avec le Saint Empire,
ne demeure que le Sacerdoce Suprême
pour se voir dévolu l’archétype éternel du Saint Empire.»
C’est pourquoi, à ses yeux, le pape, le « Pontife romain », garant selon-lui de la Tradition, était l’arbitre suprême, celui qui, au-dessus des Rois et des Princes, veille au respect du droit et œuvre pour la paix universelle : « L’infaillibilité dans l’ordre spirituel et la souveraineté dans l’ordre temporel sont deux mots parfaitement synonymes » (Ibid.), soutient Maistre. L’attachement de Maistre à l’institution de la papauté, à « L’Héritier des Apôtres » comme le désigne saint Bernard (+ 1153), relève d’une idée, certes non directement explicite, quoique toutefois fort précise qui transparaît sous chaque ligne « Du Pape », que l'on peut résumer de la manière suivante : le pape est le seul qui possède encore l’autorité nécessaire capable de restaurer, dans une Europe livrée au chaos des égoïsmes nationaux et au venin révolutionnaire, l’unité du Saint Empire : « Le Traité « Du Pape » consigne cette inattendue mais cohérente dévolution. L’Empereur ayant disparu avec le Saint Empire, ne demeurait que le Sacerdoce Suprême pour se voir dévolu l’archétype éternel du Saint Empire.» [19]
Ainsi l’insistance sur l’infaillibilité, source de toute souveraineté légitime, qui fait l’objet d’un important développement dans le livre - au point que cette notion suscita même quelques réserves à Rome et le prudent silence de Pie VII, avant d'être cependant adoptée par le Concile de Vatican I en 1870 -, n’a pas d’autre objet que d’asseoir l’incontestable autorité du Pontife romain par dessus toutes les autres formes de souverainetés. Maistre est sur cette question très clair : « Le Souverain Pontife est le chef naturel, le promoteur le plus puissant, le grand Démiurge de la civilisation universelle.» (Ibid.). Le pape est donc pour Maistre le seul garant, de par l’évidente supériorité de sa fonction, d’un possible retour sur le continent de l’unité politique et spirituelle. Il incarne l’espoir d’une restauration véritable de l’ordre traditionnel, entre ses mains sacrées repose l’ultime possibilité d’un redressement futur du Saint Empire [20]. On notera à ce propos que Louis-Claude de Saint-Martin ne fut pas moins «théocrate» que Maistre, et ils peuvent être considérés à bon droit, l’un et l’autre, comme des représentants éminents de l’école théocratique, mais, cependant, d’une manière absolument différente, car si leur perspective est identique, à savoir l’établissement de l’autorité de l’Esprit et la sacralisation des institutions humaines afin qu’advienne le règne divin, les méthodes préconisées pour parvenir à ce but espéré, étaient relativement dissemblables, pour ne pas dire extrêmement opposées et antagonistes. Mais l’on peut constater que Saint-Martin, eut également des lignes très voisines de celles de Maistre sur l’effet « régénérateur » de la Révolution, insistant sur son rôle providentiel, thème permanent de l’analyse des deux penseurs théocrates : « Je crois voir dans notre étonnante révolution un dessein marqué de la Providence de nous faire recouvrer à nous, et successivement à bien d’autres peuples (quoique je ne sache pas par quel moyen) le véritable usage de nos facultés, et de dévoiler aux yeux des Nations ce but sublime qui intéresse la société humaine tout entière, et embrasse l’homme sous tous ses rapports.» (Lettre à un ami… sur la Révolution française, 1795). [21]
« Le livre du Pape par M. le Comte de Maistre est bien bon à méditer .»
(Fonds Willermoz, BM de Lyon, MS 5898).
Enfin, est intéressant de souligner sur ce sujet, que Jean-Baptiste Willermoz - assidu aux réceptions et aux dîners officiels du cardinal Joseph Fesch (1763-1839), alors archevêque de Lyon et Primat des Gaules, qui recevait à déjeuner les vicaires généraux de l'évêché et qu'il leur faisait visiter sa chapelle particulière, et qui fut convié en 1805 à baiser la main du pape Pie VII, pendant son passage à Lyon -, conserva dans ses archives deux lettres, l’une du 8 octobre 1820 et l’autre du 18 juin 1821, envoyées par un certain Raimond, Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, à Willermoz, dans lesquelles on peut lire, dans la première des deux : « Le livre du Pape par M. le Comte de Maistre est bien bon à méditer » (MS 5898), et dans la suivante : « Votre lettre m’a trouvé dans les Soirées de Saint-Pétersbourg dont je suis enchanté » (MS 5899).
Ces jugements, destinés à Willermoz, et émanant de la plume d’un initié, sont, nous semble-t-il, la meilleure et plus pertinente illustration qu’il se puisse se donner, « symboliquement », à un examen des rapports existant entre Maistre et le courant de la maçonnerie écossaise au XVIIIe siècle, démontrant ainsi l’admirable intimité de cette œuvre avec la doctrine de l’illuminisme, dont on pourrait dire qu’elle en est, dans une langue que tous s’accordent à reconnaître comme étant d’une exceptionnelle pureté et beauté de style, la plus parfaite et pénétrante traduction de ces fondements essentiels jamais écrite jusqu’à ce jour.
Joseph de Maistre, après une vie entièrement consacrée à la recherche de la "Vérité", s’éteignit le 26 février 1821 ; sa dépouille, en forme d’hommage posthume, comme on le faisait uniquement pour les membres de la Compagnie de Jésus, fut solennellement et pieusement déposée dans la crypte de l’église des martyrs, chapelle nécropole des jésuites à Turin.
Sépulture de Joseph de Maistre
dans l'Église des Saints Martyrs à Turin.
Conclusion
Le gouvernement de la Divine Providence, la compréhension métaphysique de la Chute originelle et l’analyse de ses conséquences aboutissant à la nécessaire mise en œuvre du travail de « Réintégration », la perspective eschatologique devant nous conduire au pieds de la Sainte Montagne portant en son sommet l’Agneau de Dieu (Agnus Dei), d'où se manifestera à la fin des temps la Jérusalem Céleste, la doctrine de Joseph de Maistre, exposée dans son œuvre est celle qu’il reçut dans les cercles initiatiques dirigés, de Lyon, par Jean-Baptiste Willermoz dans lesquels il n’a trouvé selon ses propres paroles : « que bonté, douceur et piété même à leur manière. » (Soirées XIe Entretien).
L’attente de cette religion renouvelée inspire ces lignes à Maistre, où tel un visionnaire, il annonce : « Plus que jamais nous devons nous occuper de ces hautes spéculations, car il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur terre: le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d'ailleurs que les temps sont arrivés. » [22] Pour hâter ces temps libérateurs, Maistre, en forme d’instante prière, déclare : « Cédons à l’amour et entrons dans la voie royale qui aboutit à la Cité Sainte. »
Pour télécharger le Sommaire :
1 - Joseph de Maistre, prophète du « christianisme transcendant »
Textes choisis et présentés par Jean-Marc Vivenza
Éditions Signatura, Parution 2015 • Format 140 x 210 •
150 pages • Prix public TTC : 15 €
Pour commander l'ouvrage :
Le Colporteur du Livre
Notes.
1. Note de Joseph de Maistre, 1816. Dossier « Illuminés », archives du comte Rodolphe de Maistre.
2. J. Rebotton, Introduction, in. Joseph de Maistre, Oeuvres, vol. II, op. cit, p. 27.
3. Lorsque Maistre écrit dans le XIe Entretien des Soirées en évoquant le christianisme professé par les illuminés allemands : « C’est ce que certains Allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne », il traduit l’expression d’outre-Rhin : « Transzendental Christentum », que l’on trouvait sous la plume de certains auteurs du courant illuministe. On pourrait donc penser que Maistre adopte le terme « transcendantal », avec toutes les implications philosophiques afférentes signalées par le dictionnaire, et dont les « transcendantaux » en métaphysique offrent un déploiement sémantique et herméneutique d’une prodigieuse richesse, qui fut d’ailleurs largement utilisée par Emmanuel Kant (1724-1804). La résolution de la difficulté nous est cependant fournie par un autre texte de Maistre qui n’était pas destiné à la publication, à savoir les « Quatre chapitres inédits sur la Russie » - issus de pages confidentielles édités par le fils de Joseph Maistre, le comte Rodolphe de Maistre, à titre posthume à Paris, (Librairie Auguste Vaton, 1859). Voici ce qu’on peut y lire : « Ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de christianisme transcendant, est une véritable initiation ; il fut connu des chrétiens primitifs, et il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté. » (Cf. Quatre chapitres sur la Russie, chapitre quatrième, « De l’illuminisme », op.cit., pp. 91-128). Maistre fait donc bien référence dans les Soirées, à un « christianisme transcendant », lorsqu'il parle du christianisme « transcendantal », la suite est importante : « connu des chrétiens primitifs, et accessible encore aux adeptes de bonne volonté ».
4. Une étude de Dominique Clérembault sur le site Philosophe Inconnu, en trois parties, montre les liens étroits existant entre la pensée de Joseph de Maistre et celle de Louis-Claude de Saint-Martin : I. Joseph de Maistre et le Philosophe inconnu par Georges Goyau ; II. Le martinisme dans les Soirées de Saint-Pétersbourg ; III. .. Ces liens doctrinaux et spirituels furent mis en lumière, non seulement par les biographes de Joseph de Maistre depuis sa disparition, mais également, et c’est ce que fait apparaître cette étude, par Maistre lui-même dans certains de ses ouvrages. Voici ce qu’écrit Dominique Clairembault : « Dans le « Onzième entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre présente le Philosophe inconnu comme « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes ». L'auteur des Soirées, chevalier bienfaisant de la Cité sainte, a lu, non sans les critiquer parfois, les œuvres de Saint-Martin. Il l’a aussi rencontré en septembre 1787, à l'occasion de son passage à Chambéry, alors que le théosophe voyageait vers l'Italie. Lorsqu'en 1793 il évoquera cette rencontre, il précisera : « M. de Saint-Martin est un gentilhomme français de 35 à 45 ans, de mœurs fort douces et infiniment aimables. On n’aperçoit rien d’extraordinaire dans ses manières ni dans sa conversation. » (Mémoire à Vignet des Étoles, archives départementales de la Savoie, 2J 11.) L'influence de la pensée du Philosophe inconnu sur l'œuvre de Maistre a été étudiée par plusieurs auteurs. Georges Goyau l'aborde dans son étude sur « La pensée religieuse de Joseph de Maistre, d'après des documents inédits », publiée en 1921 dans la Revue des deux-mondes. La même année, François Vermale publie ses Notes sur Joseph de Maistre, Inconnu (Librairie Dardel, Chambéry). Il s'était déjà penché sur le cas de Maistre dans La Franc-Maçonnerie savoisienne à l'époque révolutionnaire (Leroux, 1912). Paul Vulliaud et Émile Dermenghem s’intéressent également à la question du martinisme de l'auteur des Soirées, le premier dans Joseph de Maistre franc-macon (Nourry, 1926), le second dans Joseph de Maistre mystique (éd. du Vieux Colombier, 1946). Depuis, d'autres chercheurs ont repris leurs réflexions, sans toutefois apporter d'éléments réellement novateurs. » (Cf. Joseph de Maistre et le martinisme, Philosophe Inconnu.com).
5. Dermenghem, Joseph de Maistre Mystique, éditions du vieux colombier, Paris, 1948, p. 46.
6. J. de Maistre, Mémoire sur la Franc-maçonnerie adressé au baron Vignet des Etoles, Oeuvres II, éd. Slatkine, 1983, p. 138.
7. Origène est né en Égypte où il reçut une formation hellénique et une éducation biblique. La connaissance qu'il possédait de la philosophie grecque lui permit de tisser des liens profonds avec le platonisme alexandrin de son temps, reprenant le projet de Pantène (+ v. 216) et de Clément d’Alexandrie, qui consistait à former une sorte d'université, la Didascalée, où toutes les sciences humaines étaient mises au service de la théologie. Désigné comme le successeur de Clément d'Alexandrie qui avait été à la tête de l'école catéchétique, il y enseigna entre 212 et 231. Vers 250, lors de la persécution de Dèce, Origène fut arrêté et torturé. Retrouvant sa liberté, il meurt peu après, des suites de ses blessures, à Tyr en 252. Son œuvre est immense, allant de Commentaires sur l'Écriture Sainte, aux livres d'exégèse, homélies, controverses (Apologie du christianisme contre Celse, De la prière, l'Exhortation au martyre, etc.), mais son ouvrage principal, résumant sa pensée théologique et métaphysique, est le Traité Sur les Principes (De principiis).
8. M. Froidefont, Théologie de Joseph de Maistre, Éditions Classiques Garnier, 2010, pp. 14-15.
9. R. Triomphe, Joseph de Maistre. Étude sur la vie et sur la doctrine d'un matérialiste mystique, Droz, 1968, p. 438.
10. Voir J.-M. Vivenza, La doctrine de la réintégration des êtres, La Pierre Philosophale, 2ème édition, 2013, ainsi que Joseph de Maistre et le Régime Écossais Rectifié, Dossier H, l'Âge d’Homme, 2005.
11. En 1922, dans Le Correspondant, Émile Dermenghem (1892-1971) publiait des « fragments inédits » de Joseph de Maistre tirés des registres conservés, sous les titres de Mélanges A et B, Religion E, Extraits E et F, dans les archives du comte Rodolphe de Maistre. Ces fragments n’avaient depuis jamais été réédités, malgré leur valeur de premier ordre dans la compréhension de la pensée maistrienne. Comme le rappelle É. Dermenghem : « Joseph de Maistre fait allusion, au début du neuvième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg à «ces volumes immenses » où il écrivait, «depuis plus de trente ans», tout ce que ses lectures lui présentaient de plus frappant. ‘‘Quelquefois, dit-il, je me borne à de simples indications; d'autres fois je transcris mot à mot des morceaux essentiels; souvent je les accompagne de quelques notes, et souvent aussi j'y place ces pensées du moment, ces illuminations soudaines qui s'éteignent sans bruit si l'éclair n'est fixé par l'écriture. Porté par le tourbillon révolutionnaire en diverses contrées de l'Europe, jamais ces recueils ne m'ont abandonné et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection’’(…).» (É. Dermenghem, Le Correspondant, 94ème Année, t. 287 (Nouv. Série : 251ème), n° 1432, 25 mai 1922, pp. 631-640).
12. Saint Augustin écrit à propos d’Origène : « Ils prétendent que les âmes, dont ils ne font pas à la vérité les parties de Dieu, mais ses créatures, ont péché en s’éloignant de leur Créateur; qu’elles ont mérité par la suite d’être enfermées, depuis le ciel jusqu’à la terre, dans divers corps, comme dans une prison, suivant la diversité de leurs fautes; que c’est là le monde, et qu’ainsi la cause de sa création n’a pas été de faire de bonnes choses mais d’en réprimer de mauvaises. Tel est le sentiment d’Origène, qu’il a consigné dans son livre ‘‘Des principes’’. » (S. Augustin, La Cité de Dieu, XI, 23).
13. J. de Maistre, Essais sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, 1809.
14. Ibid.
15. Émile Dermenghem, Joseph de Maistre Mystique, La Colombe, op. cit., pp. 292-293.
16. J. de Maistre, Quatre chapitres inédits sur la Russie, Publiés par son fils le comte Rodolphe de Maistre. Paris. Librairie d’Aug. Vaton, éditeur, rue du Bas, n° 50 - 1859.
17. R. Triomphe, op.cit., p. 534.
18. Voici ce qu’expliqua Johann August von Starck concernant le projet d’Adam Wesihaupt et des IIlluminés de Bavière, courant désigné sous le nom «d’Illuminatisme», dans un texte peu connu, envoyé secrètement en 1797 à l’Abbé Barruel, et conservé dans les archives de l’Ordre des Jésuites : « Le grand mystère de l’Ordre par rapport à la Religion, consistait dans la doctrine : que le Christianisme n’était fondé que sur l’imposture et la superstition et qu’en récompense, le Déisme, la religion de la Raison et le Naturalisme, étaient la vraie religion. Il est vrai qu’on laissa subsister le nom de du Christianisme, mais on le dépouilla entièrement de tout ce qu’il y avait de religion positive de sorte qu’il ne restât que le naturalisme. (…) Par rapport à la Religion on substitua au Christianisme le Naturalisme ; et pour tromper tous ceux qui avaient encore de la vénération pour le nom de Christ et pour le Christianisme, et qui se seraient éloignés en tremblant s’ils avaient vu que pour les illuminés [de Wesihaupt] il fallait rejeter le Christianisme ouvertement, on ne laissa pas d’insinuer que Jésus-Christ Lui-même n’avait pas eu d’autre but que de faire valoir la religion naturelle et de la rendre universelle et qu’on exécutait son plan, si l’on travaillait à la restauration de cette religion (…) On avait donc formé le dessein d’anéantir la Religion ; pour en venir à bout on se servit de la fausse supposition du Catholicisme et Jésuitisme secret comme d’un remède souverain contre le Christianisme à l’avantage du Déisme. On traita non seulement de superstition catholique les prophètes, les miracles, l’existence des Esprits et des Anges et par degré tout ce qu’il y avait de positif dans le Christianisme ; mais aussi dépeignit-on tous ceux qui osèrent encore soutenir ces doctrines, comme des hommes faibles et dirigés par les Jésuites même à leur insu. (…) Le but général qui renferme tous les autres : cette régénération ne saurait être faite et achevée que par l’abolition du Christianisme, par l’introduction de la religion de la Raison, par le renversement des Trônes et par la fondation d’une ‘‘République universelle’’. Il faut être singulièrement ignorant de tout ce qui est arrivé en France, ou des secrets de l’Illuminatisme, pour ne pas voir que c’est par la Révolution qu’on a voulu réaliser les projets de l’Illuminatisme. Tout ce qu’on a fait en France, le renversement du trône, le meurtre du Roi, l’établissement d’une République démocratique, l’anéantissement de la noblesse, l’introduction d’une égalité chimérique, la destruction de la Religion et du Sacerdoce, tout cela n’était rien autre chose que la réalisation des projets formés dans l’Illuminatisme. (…) L’inscription qu’on pourra mettre sur les ruines des Trônes, des débris des Autels et les monceaux de cendres qui couvriront en peu de temps toute l’Europe, peut-être conçue dans ces deux mots : ‘L’ouvrage de l’Illuminatisme’’. » (J. A. von Starck, Histoire de l’Illuminatisme, 29 juillet 1797, Archives de la Province de France des Jésuites).
19. G. Durand, Un Comte sous l’acacia : Joseph de Maistre, Editions Maçonniques de France, 1999, p. 107.
20. Il est, à juste titre, significatif que la phrase de l’épigraphe qui figure sur la page de garde du livre « Du Pape », ne soit pas celle d’un Père de l’Eglise où d’un pieux auteur, mais paradoxalement extraite du poème homérique « l’Iliade », phrase révélant nettement la pensée intérieure du comte savoisien, indiquant sans détour : « Trop de chefs vous nuiraient ; qu’un seul homme ait l’Empire… » (Homère, Iliade, II v. 204 sq.).
21. Au sujet des conceptions « théocratiques » de Joseph de Maistre et Louis-Claude de Saint-Martin, voir : Appendice V. La théocratie selon Joseph de Maistre et Saint-Martin, in J.-M. Vivenza, L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, pp. 393-415.
22. J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe Entretien, 1821.
Publié dans Doctrine, Église intérieure, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Histoire, Illuminisme, Jacob Boehme, Joseph de Maistre, Livres, Louis-Claude de Saint-Martin, Martinès de Pasqually, Martinésisme, Martinisme, Métaphysique, Mystique, Oraison, Philosophie, Régime Écossais Rectifié, Religion, Spiritualité, Théologie, Théosophie, Tradition | Lien permanent | Tags : joseph de maistre, Émile dermenghem, augustin barruel, johann august von starck, swedenborg, jean-marc vivenza, franc-maçonnerie, rite écossais rectifié, régime écossais rectifié, willermoz, jean-baptiste willermoz, initiation, ésotérisme, occultisme, martinisme, élus coëns, martinès de pasqually, louis-claude de saint-martin, illuminisme, martinésisme, pasqually, théosophie, tradition, vivenza, histoire, spiritualité, gnose, gnosticisme, littérature, contre-révolution, jacob boehme, karl von eckartshausen, eckartshausen, emmanuel swedenborg, providence, povidentialisme, mal, dégradation, péché originel, chute, origène, clément d’alexandrie, fénelon, madame guyon, dutoit-membrini pierre-daniel huet, soirées de saint-pétersbourg, christianisme transcendant, christianisme transcendantal, doctrine de la réintégration | | | Facebook | |
mardi, 10 février 2015
Camille Savoire et les Temples de la Franc-maçonnerie
Vie, pensée et parcours initiatique d’un franc-maçon du Régime écossais rectifié
Jean-Marc Vivenza
« La Matière n'est qu'une transformation de l'Esprit,
elle cherche à dominer ce dernier et à l'asservir,
alors que l'homme sage que doit être le Franc-Maçon
cherche à se libérer des emprises de la Matière. »
(Camille Savoire, Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie,
Les éditions intiatiques, 1935, p. 31).
Camille Savoire (1869-1951), trop peu connu de nos contemporains, y compris de ceux qui s’intéressent aux questions touchant au monde de l’initiation, joua pourtant un rôle essentiel, pour ne pas dire fondamental et déterminant, dans l’histoire de la franc-maçonnerie française du XXe siècle, et notamment pour le Régime écossais rectifié, dont il est à l'origine du "réveil" en France.
L’occasion de la réédition de son ouvrage : « Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie », publié en septembre 1935 aux éditions initiatiques, depuis fort longtemps introuvable, nous donne de porter un éclairage approfondi plus que mérité, et sans aucun doute fort utile, sur la vie et personnalité de celui dont on mesure difficilement l’extraordinaire étendue de l’action, et surtout, la nature et la portée exacte de cette dernière.
I. Entrée en franc-maçonnerie (1892)
Cinq après avoir assisté à une conférence organisée par le Grand Orient de France à Orléans, le 14 octobre 1892, il entrait en franc-maçonnerie dans une Loge de la Grande Loge Symbolique Écossaise qui avait été créée en 1880 et qui sera à l’origine de la Grande Loge de France (G.L.D.F.). Il quitta cependant cette Grande Loge au bout d’un an, au profit du Grand Orient de France (G.O.D.F.), où il fera un long parcours.
Vénérable Maître de sa Loge en 1897, charge qu’il occupa jusqu’en 1913, Savoire avait sollicité en 1896 Paul Viguier (1828-1901) pour être admis au Chapitre, puis au Conseil Philosophique « L’Avenir », dont il devint le Président. Suite à quoi, poursuivant sur son évolution maçonnique, en 1897 il intégrait le Grand Collège des Rites où il reçut les 31ème, 32ème et 33ème degrés du Rite écossais ancien et accepté. Ainsi, à partir de 1913, au sein du Grand Collège des Rites, il entreprit de renouveler cette institution, créant le « Bulletin du Grand Collège des Rites », dont la documentation représenta une sorte de synthèse de l’ensemble de l’activité des structures fédérant les Hauts-Grades, tout en publiant des travaux de qualité.
II. Grand Commandeur du Grand Collège des Rites au sein du Grand Orient de France (1923-1935)
Bulletin du Grand Collège des Rites,
« Les Ateliers Supérieurs du Grand Orient de France ; historique - doctrine »,
Par Camille Savoire et André Lebey, 1924.
« Dès que je fus investi de la fonction
de Grand Commandeur du Grand Collège des Rites,
par une de ces mystérieuses influences dont la vie est remplie,
de par une puissance inconnue,
il se produisit, dans mes conceptions philosophiques et maçonniques,
une transformation complète. »
(Camille Savoire, Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie,
op.cit., p. 27).
Cet investissement fit que, « sollicité et malgré un refus motivé et formel », le 15 septembre 1923, Savoire devint le Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, charge qu’il occupa durant douze ans, jusqu’en 1935, temps pendant lequel, de l’agnostique qu’il était, il parvint à une conception beaucoup plus ouverte sur la spiritualité, se désolant du climat d’intolérance qu’avait créé l’athéisme dogmatique : « Dès que je fus investi de cette haute fonction, par une de ces mystérieuses influences dont la vie est remplie et au milieu desquelles nous évoluons souvent sans en avoir conscience, mus par une puissance inconnue, il se produisit, dans mes conceptions philosophiques et maçonniques, une transformation complète (…) Je dois ajouter, pour rendre hommage à la vérité, que je ne trouvai pas, dans le Grand Collège des Rites, le grand centre initiatique d'études symboliques, rituelles et philosophiques que je pressentais. La plupart de ses membres, depuis la mort du Grand Commandeur Blatin, en 1911, semblaient avoir perdu de vue la mission dévolue au Grand Collège des Rites au sein du Grand Orient, mission qui avait été elle-même très restreinte à la suite de la rupture des relations des Maçonneries étrangères de Hauts-Grades avec le Grand Orient, devenu schismatique à leurs yeux, pour avoir, en 1876, supprimé le symbole et la formule invocatoire rituelle : « A la Gloire du Grand Architecte de l'Univers ». Ce vote avait amené peu à peu, au sein du Grand Orient de France, l'existence d'un dogmatisme matérialiste irraisonné, stupidement athée dans le sens où l'entendait Anderson et qui, pour être nié en théorie, n'en existait pas moins. Cet état d'esprit rendait difficile, par l'intolérance qu'il créait, tout travail initiatique. Les rituels de 1887, élaborés à la suite du véritable coup d'Etat maçonnique de 1885, et ceux de 1920 avaient entièrement faussé le travail initiatique qui doit s'effectuer graduellement après chacune des augmentations de salaire. » [1]
III. De l’agnosticisme au spiritualisme
Camille Savoire, de l’agnosticisme de son jeune âge va, peu à peu, sans doute de par l’exercice de sa charge et son contact avec les degrés élevés des différents Rites maçonniques, évoluer vers un spiritualisme qui, pour n’être point une adhésion pleine et entière à une « Révélation », participait néanmoins d’un refus du matérialisme.
« L'étude approfondie des anciens rituels,
en m'éclairant à la lumière des travaux d'occultistes
ou d'initiés anciens ou modernes,
me permit d'entrevoir le caractère initiatique de la Franc-Maçonnerie. »
(Camille Savoire, Regards sur les Temples de la Franc-maçonnerie,
op.cit., p. 30).
Il explique ainsi cette progressive évolution, l’ayant amené à admettre le caractère « initiatique » de la franc-maçonnerie, ce qui pour lui représentait une découverte significative : « Appelé à exercer les fonctions de Grand Commandeur, mon premier soin fut d'étudier l'histoire et de rechercher l'origine des Ateliers supérieurs de tous grades et de tous rites existant au sein du Grand Orient (…) ce fut le désir de travailler dans le secret et le silence, à l'abri des regards indiscrets de la police et des autorités qui attira vers la Franc-Maçonnerie les adeptes de certaines organisations philosophiques, initiatiques ou occultistes, survivances des anciennes confréries de Rose-Croix, Alchimistes, Illuminés d'Allemagne ou de Bavière, lesquelles vinrent s'agréger au sein de la Franc-Maçonnerie en y constituant des Loges d'un caractère spécial qui, lors des projets de classification en 7, puis en 15 et, enfin, en 33 grades, adoptèrent des titres distinctifs (…) Quoi qu'il en soit de ces origines, l'étude approfondie des anciens rituels, en m'éclairant à la lumière des travaux d'occultistes ou d'initiés anciens ou modernes, me permit d'entrevoir nettement le caractère initiatique de la Franc-Maçonnerie, tel que l'avaient conçu certains de ses adeptes, et de le comparer aux sociétés initiatiques de tous les temps, sinon par les moyens employés, mais par les buts poursuivis, la communauté des symboles, de certaines appellations, mots et signes de reconnaissance, formes rituelles, épreuves. » [2]
« Ce fut le désir de travailler dans le secret et le silence,
(…) qui attira vers la Franc-Maçonnerie les adeptes
de certaines organisations .... survivances des anciennes confréries
lesquelles vinrent (…) [constituer] des Loges d'un caractère spécial.. »
De cette première conviction portant sur le caractère initiatique de la franc-maçonnerie, en surgira une autre, à savoir la nécessité pour l’initié de devoir se livrer à un travail intérieur pour parvenir à la pleine compréhension de ce que signifie « l’Esprit », pour reprendre l’expression employée par Savoire : « Des études poursuivies pendant plus de dix ans (…), j'acquis la notion que seul un travail intérieur effectué sur soi-même peut faire progresser dans la voie de l'initiation, laquelle n'est qu'une éducation de ce sens intime qu'on désigne sous le nom d'intuition et qui n'est vraisemblablement qu'une communion ou une prise de contact avec l'Intelligence universelle. Cette notion est incompatible avec une profession de foi matérialiste. Tout ceci me conduisit vers un spiritualisme s'élevant au-dessus des dogmes des religions, des diverses croyances philosophiques et métaphysiques qui m'a paru constituer le véritable fondement de la Franc-Maçonnerie…» [3]
Une certitude dès lors s’imposait pour Camille Savoire, l’initié doit chercher à se libérer des emprises de la Matière : « s'était effectuée en moi une accession vers la conception d'un monde dans lequel la Matière qui, dans ses divers aspects, n'est qu'une transformation de l'Esprit, cherche à dominer ce dernier et à l'asservir, alors que l'homme sage que doit être le Franc-Maçon cherche à se libérer des emprises de la Matière. » [4]
IV. Liens avec le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie
On le constate, loin du portrait que l’on présente encore parfois de lui, en quelques années, Camille Savoire, de par ses fonctions de Grand Commandeur des Rites et son cheminement maçonnique personnel, avait profondément évolué, puisque du matérialiste agnostique qu’il déclarait être dans sa période de jeunesse, il était devenu un spiritualiste qui, pour conserver son attachement à la liberté de penser – liberté non synonyme pour lui d’incroyance – néanmoins, n’hésitait plus à se référer à la kabbale, aux Rose-Croix, refusant l’athéisme et en appelant à un travail intérieur capable de faire accéder l’initié à la connaissance véritable de la « Gnose », entendue comme l’expression de « l’âme universelle ».
On est donc très loin d’une attitude de rejet de la spiritualité, bien au contraire. D’ailleurs, la suite de son parcours va nous le démontrer éloquemment.
Camille Savoire, à Genève,
fut armé Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte (C.B.C.S.),
le 11 juin 1910 en prenant pour nom d’ordre Eques a Fortitudine.
A cet égard, du point de vue de ses relations maçonniques, s’il était Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, place de premier ordre au sein du Grand Orient de France, c’est surtout en tant que médecin spécialiste de la tuberculose, que Camille Savoire voyageait très souvent en Europe à l’occasion de congrès médicaux, et en profitait pour établir de nombreux contacts avec des maçons étrangers, nouant ainsi des liens étroits avec plusieurs obédiences. Ceci explique pourquoi, alors qu’il était 33ème degré du Rite écossais ancien et accepté (R.E.A.A.), Savoire, à Genève, fut armé Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte (C.B.C.S.), le 11 juin 1910 en prenant pour nom d’ordre Eques a Fortitudine.
La cérémonie témoigne de l’intérêt de Savoire pour le Rite écossais rectifié, qui n’était plus pratiqué en France depuis le XIXe siècle, et qui était regardé par les maçons comme un Rite de tendance chrétienne, ce qui n’est point inexact, ceci montrant les sympathies initiatiques de celui qui était entré en contact avec le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie (G.P.I.H.), en cherchant à développer et étendre ses contacts avec les structures obédientielles étrangères, en s’affiliant à une structure, à l’époque, amie du Grand Orient de France, non ostracisée par son rejet à la référence au Grand Architecte de l’Univers depuis 1877.
Cette réception, mais nous devrions dire, plus exactement, cet « armement », car il s’agissait bien de cela, réalisé comme nous l’apprend Savoire par équivalence avec les 30ème et 33ème degrés du Rite écossais ancien et accepté, allait correspondre également à la fondation par le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie d’une « Commanderie » du Rite écossais rectifié à Paris rattachée à la Préfecture de Genève, le Directoire de Genève prévoyant, si les choses se déroulaient correctement au cours du temps, de réveiller, dans un délai non défini, le Directoire de Neustrie, selon la formule employée : « lorsque la Préfecture à venir remplirait les exigences du Code », promettant de rendre à ce Directoire tous ses pouvoirs constitutifs, y compris ceux de fonder des Loges des trois premiers Grades, ce qui laisse entendre clairement, que l’intention de 1910 portait en germe, quoique de façon non explicite, l’édification future du Grand Directoire des Gaules de 1935.
V. Premier réveil du Rite écossais rectifié en France (1911)
Pièce de la Loge de Maître Écossais de Saint-André
du « Centre des Amis », Orient de Paris, époque Louis XVI.
Les Lettres-patentes rédigées à cette occasion par le G.P.I.H., fixaient le cadre de ce premier réveil en stipulant le domaine de compétence de la Commanderie constituée, laissant entrevoir la création d’une Préfecture de Paris qui avait vocation à travailler sous les auspices du Directoire Écossais d’Helvétie selon les exigences du Code Général de 1778.C’est ainsi qu’à son retour à Paris, Savoire, soutenu par les Frères Ribaucourt et Bastard, décidait de constituer, le 20 juin 1910, une Loge symbolique travaillant au Rite écossais rectifié sous le nom du « Centre des Amis », initiative qui eut une importance considérable pour le devenir de la vie initiatique française.
Médaille de la Loge de Maître Écossais de Saint-André
du « Centre des Amis », Orient de Paris, 1911,
in E. de Ribaucourt, Résumé de l’Histoire du Régime Écossais Rectifié,
Extrait de la revue L’Acacia, Paris, 1912.
VI. Approfondissement des liens initiatiques
S’ouvre alors, une période intermédiaire, qui aboutira au final en mars 1935, au réveil complet du Régime écossais rectifié en France, période pendant laquelle Savoire va, inexorablement, considérer qu’il n’est pas possible de faire vivre le Régime rectifié dans le cadre des obédiences maçonniques, et qu’il convient donc de le constituer en tant que système autonome.
Les archives nous apprennent que, dans ces années allant de 1911 à 1935, Savoire étendit ses liens initiatiques et spirituels, entrant en relation étroite avec un jésuite franc-maçon, le père Joseph Berteloot (1881-1955), nous laissant imaginer ce que les entretiens qu’ils eurent l’un avec l’autre ont pu avoir comme influence, ce à quoi il faut rajouter, son admission au sein de l’Ordre Martiniste.
En effet, en 1921, Savoire va se rapprocher du martinisme, par l’intermédiaire du Chapitre Saint-André Apôtre n° 2, dirigé par Serge Constantinovitch Marcotoune (+ 1971). Ce dernier, parmi les membres fondateurs de la Société occultiste internationale (SOI), dirigée par Jean Bricaud (1881-1934), entendait succéder au Groupe indépendant d'études ésotériques fondé par Papus en 1889. [5]
Harvey Spencer Lewis (1883-1939)
Il fut accueilli au Temple « Arthur Groussier » du Grand Orient de France
par Camille Savoire le 20 septembre 1926.
Par ailleurs, on ignore généralement que lorsque Harvey Spencer Lewis (1883-1939) [6], le fondateur de l'Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix,revint en France en 1926 une seconde fois, il rencontra, le 11 août, Firmin Gimier, représentant le Chapitre « l’Effort » et Camille Savoire, afin d’aborder les questions touchant à l’esprit de la Rose-Croix. C’est ainsi que le 20 septembre 1926, Lewis fut accueilli au Temple « Arthur Groussier » du Grand Orient de France par Camille Savoire en personne, alors Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, lors d'une tenue de Grand Chapitre au 18ème degré du Rite écossais ancien et accepté, degré dit de Souverain Prince Chevalier Rose-Croix. Savoire, fut même reçu à cette occasion, membre d’honneur de la confrérie rosicrucienne dirigée par Lewis, et en remerciement lui écrivait : « Je veux d’abord vous remercier du grand honneur que vous m’avez fait en me conférant le titre de membre d’honneur de la confrérie Rose-Croix dont vous êtes le président. Je m’efforcerai d’acquérir les connaissances et qualités nécessaires pour remplir la mission que ce titre m’impose.» [7]
VII. Le Réveil du « Grand Directoire des Gaules » (mars 1935)
Il est bien évident que de telles dispositions d’esprit chez Savoire, au sein d’un Grand Orient de France profondément agnostique, véhiculant une culture de quasi athéisme militant, ne pouvait conduire qu’à une succession d’incompréhensions qui, d’ailleurs, vont aboutir à une rupture radicale.
Camille Savoire, le 5 avril 1924 à Genève, en sa qualité de Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, fut reçu par le G.P.I.H., qui avait installé à la charge de Grand-Prieur Ernest Rochat, (1868-1953), Eq. a Studio, depuis le 26 avril 1919 et qui les resta jusqu’en 1939. Ces liens étroits, renforçant une amitié mutuelle participant d’une commune estime, vont intervenir directement dans les événements qui surviendront peu après. En ces années, Savoire ne semble poursuivre qu’un seul but qui lui tient à cœur : le réveil complet du Régime rectifié sur le territoire français.
La solution alternative, devant l’impossibilité d’établir le Régime au sein du Grand Orient de France, va s’imposer d’elle-même, Camille Savoire comprenant que le Régime, au fond, tant en raison de son essence que de sa nature organisationnelle, se devait d’être pratiqué en dehors des obédiences en tant que système autonome. C’est cette idée qui fut à l’origine de la constitution du Grand Directoire des Gaules en mars 1935.
Constitution du « Grand Directoire des Gaules »,
lors de la tenue de la Préfecture de Genève, le 23 mars 1935, à Neuilly-sur-Seine,
in J. Baylot, Histoire du Rite Écossais Rectifié de France au XXe siècle,
Collection historique, Grande Chancellerie de l’Ordre, 1976, p. 71.
Ainsi, les 20 et 23 mars 1935, allant au bout d’un processus qui semblait à présent irréversible, se déroulait à Paris la tenue historique de la Préfecture de Genève, présidée par le Grand Prieur du G.P.I.H., qui prenait soin de dénoncer le traité de 1911 signé avec le G.O.D.F., et installait la Préfecture de Neustrie, donnant une Patente officielle à Camille Savoire, en lui octroyant, en tant que Grand Prieur du « Grand Directoire des Gaules », toute autorité pour créer en France des ateliers du Rite Écossais Rectifié. Dans son discours, Camille Savoire soulignait que le G.O.D.F. s'opposait à la pratique authentique du Régime rectifié. et que le Grand Directoire des Gaules formerait donc, pour répondre aux exigences willermoziennes, un Ordre autonome et indépendant, composé de membres « désireux de quitter les Obédiences françaises dont les agissements, étaient en contradiction avec le caractère de la Franc-maçonnerie » ; Savoire rajoutant: « Voilà comment nous avons régulièrement réveillé en France le Rite Rectifié : ce réveil ayant été fait en accord et avec le concours de la seule puissance ayant l'autorité suprême du Rite au monde et en conformité des décisions des divers Convents de 1778, 1781, 1808, et 1811, et en exécution de la décision prise en 1828 par le Directoire de la 5° province de Neustrie déléguant à la dernière de ses préfectures, dite de Zurich, ses archives, prérogatives, droits, etc…, avec mission de les conserver jusqu'au jour où le réveil du Rectifié pourrait s'effectuer en France et lui permettrait de s'en dessaisir.» [8]
Charte Constitutive et Lettres Patentes pour le réveil du Régime Écossais Rectifié en France,
sous l’obédience du Grand Directoires des Gaules,
(Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie, 20 et 23 mars1935).
Une Patente fut délivrée qui stipulait : « Le Grand Prieur d'Helvétie, ès qualités, a expressément reconnu le Grand Directoire des Gaules comme puissance régulière, autonome et indépendante du Régime Rectifié en France, avec les pouvoirs les plus étendus pour créer en ce pays toutes Préfectures, Commanderies, Loges de Saint-André et éventuellement, toutes Loges symboliques du Rite Rectifié sous son Obédience, et a salué en la personne du T. Rév. F. Chev. Bienfaisant de la Cité Sainte, Docteur Camille Savoire, in ordine eques a fortitudine, le premier Grand Prieur, Grand-Maître National.» [9]
Quatre mois plus tard après la constitution du Grand Directoire des Gaules, un Traité d'alliance et d'amitié fut conclu avec le Grand Prieuré d’Helvétie, le 5 juillet à Genève, et le 25 du même mois à Paris, et ce « pour une période indéterminée », les deux puissances maçonniques se reconnaissant pour « seules et uniques Puissances Souveraines du Régime Écossais Rectifié dans leurs pays respectifs, savoir : le Grand Directoire des Gaules pour la France et ses Colonies et le Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie pour toute la Suisse, et n’admettent comme ateliers réguliers du Régime Rectifié que ceux constitués en France par le Grand Directoire des Gaules, et en Suisse que ceux relevant directement du Grand Prieuré Indépendant d’Helvétie.»[10]
Publié dans Élus Coëns, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Histoire, Jean-Baptiste Willermoz, Martinisme, Régime Écossais Rectifié, René Guénon, Spiritualité, Tradition | Lien permanent | Tags : camille savoire, synarchie, mouvement synarchique d'empire, prieuré de sion, pierre plantard, vaincre, alpha galates, jean-marc vivenza, franc-maçonnerie, rite écossais rectifié, régime écossais rectifié, grand directoire des gaules, grand prieuré des gaules, willermoz, jean-baptiste willermoz, initiation, ésotérisme, occultisme, martinisme, élus coëns, martinès de pasqually, louis-claude de saint-martin, illuminisme, martinésisme, pasqually, théosophie, tradition, vivenza, histoire, spiritualité, gnose, gnosticisme | | | Facebook | |
mardi, 15 octobre 2013
L'Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin
L’accès au « Sanctuaire intérieur » et la pratique du culte divin
dans la pensée saint-martiniste
Jean-Marc Vivenza
« Je prie pour ne jamais oublier l'Évangile
tel que l'Esprit veut le faire concevoir à nos cœurs,
et quelque part où je sois,
je serai heureux, puisque j'y suis avec l'esprit de vérité… »
(Saint-Martin, lettre à Kirchberger, 25 fructidor (septembre) 1794).
Il était temps, grand temps même, que soit enfin abordée, de façon la plus complète possible et avec une précision approfondie, allant assez loin dans les éclairages et les multiples détails s’imposant en ces sujets, la question du rapport de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit le Philosophe Inconnu, avec la religion, ou, plus exactement, la forme institutionnelle par laquelle la religion s’est fait connaître au cours de l’Histoire, à savoir l’Église, et ce qui lui est conjoint de façon quasi inséparable afin de pourvoir à son administration, la manière dont ceux qui furent chargés de sa diffusion, du rayonnement de son enseignement et son entretien, c’est-à-dire les ministres du culte chrétien, se situèrent dans leur relation aux choses saintes et sacrées touchant, bien évidemment et en premier lieu, aux sacrements.
Il pourrait paraître normal que Saint-Martin, participant du courant illuministe qui observa toujours, et plus encore dans ses différentes expressions au XVIIIe siècle, une relative distance d’avec l’institution ecclésiale, ait soutenu certaines propositions audacieuses en affichant quelques nettes réserves et critiques appuyées, vis-à-vis des formes religieuses dominantes.
S’il s’en était tenu à cette attitude, finalement il pourrait être rangé sans difficulté au milieu des principaux noms des auteurs spirituels ayant émis des avis sévères, ou au pire, des remarques dépréciatives, à l’encontre de la religion, de sa discipline, et de ses lois. Rien n’aurait été plus classique à une époque, passionnée par la remise en question des certitudes et la quête du sens, où les esprits cherchaient la clé des mystères cachés de l’existence en s’émancipant des affirmations dogmatiques, écartant le voile des symboles, fouillant les légendes, interrogeant les mythes et se nourrissant, parfois avec passion, des allégories de la sagesse universelle.
Reste que rien de tel pourtant n’est pas le cas, bien au contraire, car loin de s’en tenir à cette critique mesurée, Saint-Martin soutint des thèses d’une audace que l’on peut aisément qualifier de puissamment critique, n’hésitant pas à adopter, et faire siennes, les positions des mouvements réformateurs radicaux qui se signalèrent par une remise en question catégorique des formes religieuses officielles, rejetant avec une intransigeante vigueur ce qui, à leurs yeux, était ni plus ni moins qu’une trahison pure et simple de l’idéal évangélique et une corruption de l’authentique foi chrétienne.
1ère Partie. Le caractère éternel de l’Église intérieure
« Saint-Martin mourut en effet le 13 octobre 1803,
sans avoir voulu recevoir un prêtre.»
J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe Entretien, (1821).
I. La perte de substance du sacerdoce chrétien
Le premier, parmi les auteurs du XVIIIe siècle, à avoir signalé la distance de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) à l’égard des prêtres et du sacerdoce de l’Église, fut Joseph de Maistre (1753-1821) qui, dans ses célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg, informait son lecteur du refus que le Philosophe Inconnu formula, d’être assisté par un ministre du culte au moment de son retour à Dieu. Maistre écrivait à ce propos : « Saint-Martin mourut en effet le 13 octobre 1804, sans avoir voulu recevoir un prêtre.» [1].
Il est fort probable que l’information soit réelle, sachant ce que Saint-Martin en était arrivé à penser des prêtres et de la valeur de leur sacerdoce, et du point de vue de l’enseignement du Philosophe Inconnu, la perte effective de substance du sacerdoce chrétien fut consécutive selon-lui à un éloignement d’avec la doctrine secrète - pourtant connue lors des premiers siècles du christianisme [2] -, et qui, au fil des siècles, a été au mieux oubliée lorsqu’elle ne fut pas tout simplement combattue et désignée comme une « hérésie » par les hommes d’Église, entraînant une méconnaissance de la raison première qui présida au ministère sacerdotal confié aux clercs lors de leur ordination [3].
« Dans les premiers siècles de notre ère,
les saints pères qui n'avaient déjà plus qu'un reflet
et qu'un historique du vrai christianisme…
puisèrent chez les célèbres philosophes de l'antiquité plusieurs points d'une doctrine occulte,
qu'ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l'Évangile,
n'ayant plus la clef du véritable christianisme. »
(Le Ministère de l’homme-esprit, 1802).
II. Dégradation de l’Église visible
De la sorte, le sentiment d’un intime rattachement avec cette « doctrine secrète » réservée aux initiés qui travaillent au sein de voies cachées ou ésotériques, explique et nous permet de comprendre, en quoi Saint-Martin lorsqu’il s’exprime (et il n’est pas le seul puisque on peut ranger à ses côtés tous les principaux penseurs formant le riche courant illuministe au XVIIIe siècle [4]), participe de cette sensibilité, faisant que ses audaces en des domaines délicats touchant au sacerdoce et à l’Église, doivent impérativement être mises en références avec le caractère « théosophique » de sa pensée, théosophie qui n’obéit pas aux mêmes critères, ni n’est soumise aux mêmes règles, que les discours religieux prononcés par des théologiens, puisque la théosophie relève de la mystique spéculative, comme le soulignait d’ailleurs fort justement Robert Amadou (1924-2006) : « La théosophie, qui n'est pas la philosophie, n'est pas davantage la théologie et elle constitue une forme particulière de la mystique qu'on nomme spéculative, mais elle réconcilie la philosophie et la théologie. Voyez ce qu'on peut tirer de là quant à la signification de la théosophie au siècle des Lumières. La théosophie est un illuminisme, car la lumière, même parfois physique, est le symbole privilégié de la Sagesse et la quête sophianique est celle de l'illumination. Et c'est une quête en profondeur; de l'intérieur, par l'intérieur (I'interne, dit Saint-Martin), donc un ésotérisme.» [5]
Mais la question de la nature de l’Église et du sacerdoce, si elle porte bien sur la connaissance, ou non, de la doctrine cachée, néanmoins, ni ne se résume, ni ne se limite à cet aspect des choses, elle touche à des mystères profonds, à l’essence d’un culte, à une relation avec l’Invisible, à la manière dont l’homme, dès ici-bas, peut pénétrer dans le Sanctuaire afin d’y recevoir l’onction sainte et sacrée : « Mais, c’est dans ce fils chéri et conçu de l'esprit, c'est sur cette pierre fondamentale que tu dresseras ton autel au seul vrai Dieu, parce que c'est là seulement où il puisse être honoré, puisque ce n’est que là où il peut trouver un être qui soit réellement son image et sa ressemblance, et qui ait les facultés nécessaires pour entendre sa langue divine, et comprendre les oracles de sa sagesse éternelle : aussi ce n'est que là où tu pourras entendre sa voix sacrée, recevoir des réponses qui remplissent ton intelligence, et satisfassent à tous les désirs de ton cœur et à tous les besoins de ton esprit. » (Le Nouvel Homme, § 17).
« C'est sur cette pierre fondamentale que tu dresseras ton autel
au seul vrai Dieu, parce que c'est là seulement
où il puisse être honoré, puisque ce n’est que là où il peut trouver un être
qui soit réellement son image et sa ressemblance,
et qui ait les facultés nécessaires pour entendre sa langue divine,
et comprendre les oracles de sa sagesse éternelle. »
(Le Nouvel Homme, § 17).
a) Critique du sacerdoce institutionnel
C’est pourquoi, la méfiance, pour ne pas dire plus, que manifesta Saint-Martin à diverses occasions vis-à-vis de la prêtrise transmise par l'Église visible, et la sévérité de ses virulentes critiques à l'égard d'un sacerdoce bien loin de répondre aux exigences spirituelles que l'on est en droit d'attendre de la part des ministres de l'Éternel, dont la manifestation la plus symbolique fut le refus d'accepter la présence d'un prêtre à son chevet au moment de quitter cette terre, provient précisément de l’ignorance des clercs vis-à-vis du culte intérieur, supérieur en grâce et en dignité à tous les cultes externes célébrés par les hommes.
- L'Abbé Migne (1800-1875), critiqua Saint-Martin au prétexte, selon lui, de s'être donné pour objet de «dénaturer le catholicisme ».
Ainsi, de toute évidence, Saint-Martin témoigna lors de son existence, d'une conviction depuis longtemps établie et qui dut même, selon toute probabilité, prendre naissance très tôt, dès l'époque (entre les années 1768 et 1774) où il étudiait et découvrait de nouvelles lumières, à Bordeaux, aux côtés de son premier maître : Martinès de Pasqually (+ 1774).
Ce dernier, ne l'oublions pas, bien qu'exigeant de ses disciples une pleine et entière appartenance et communion avec l'Église catholique romaine pour pouvoir être admis dans l'Ordre desChevaliers Maçons Élus Coëns de l'Univers [6], étant également fort critique dans ses jugements en matière religieuse, et ne ménageait pas la virulence de ses attaques à l'égard des prêtres, qu’il jugeait ignorants des mystères de leur propre sacerdoce.
Les disciples du Philosophe Inconnu,
n’ont pas à « apprendre ce qu’est l’Eglise et ce que sont les sacrements » -
car Saint-Martin rejette tous les sacerdoces et les sacrements
conférés par l'intermédiaire d'institutions humaines,
sa critique s’étend ainsi à l’ensemble des églises,
occidentales comme orientales.
b) Prévarication des prêtres
Les prêtres, selon Saint-Martin, ont abusé de leur autorité par des pratiques inexcusables, laissant croupir
dans les ténèbres les âmes chrétiennes pour mieux exercer sur elle un empire dominateur. Ils firent payer ce qui devait se donner gratuitement, ils vendirent ce qui relevait du pur don spirituel octroyé par le Ciel : « Il lui avait été dit de donner gratuitement les trésors qu’il avait reçus gratuitement ; mais, qui ne sait comment il s’est acquitté de cette recommandation ! »
Et, plus grave encore s’il se peut, ils agirent comme de vulgaires collecteurs d’impôt pour affamer ceux qui attendaient d’être rassasiés par Dieu, en retenant et détournant la libre circulation de la grâce divine à leur profit, en créant une barrière artificielle entre les lumières célestes qui cherchaient à se communiquer, et les âmes des hommes : « (…) les prêtres ont transformé tous les droits salutaires et bienfaisants qui primitivement auraient dû leur appartenir, en une despotique dévastation et en un règne impérieux sur les consciences ; ils n’ont fait partout de leurs livres sacrés qu’un tarif d’exaction sur la foi des âmes ; avec ce rôle à la main et escortés par la terreur, ils venaient chez le simple, le timide ou l’ignorant, à qui ils ne laissaient pas même la faculté de lire sur le rôle sa cote de contribution de croyance en leur personne, de peur qu’il n’y vit la fraude ; ressemblant en cela aux collecteurs des impositions pécuniaires, qui abusent quelquefois de l’ignorance et de la bonhomie du villageois ; ils ont rendu nul le seul remède et le seul régime qui pouvaient nous rendre la santé et la vie (…). Accapareurs des subsistances de l’âme (…) ils interrompent la circulations de ces subsistances pour les taxer à leur volonté et laisser l’homme dans la disette ; prévarication qui, selon les prophètes, tient aux yeux de Dieu le premier rang parmi les prévarications ; parce que Dieu veut alimenter lui-même les âmes des hommes avec l’abondance qui lui est propre, et qu’elles soient, pour ainsi dire, comme rassasiées par sa plénitude. » (Lettre à un ami sur la Révolution française).
Mais le pire des crimes à ses yeux, et cela peut se comprendre lorsqu’on sait le pouvoir infini que le Philosophe Inconnu attribuait à sa pratique, est, comme on peut s’en douter, que les prêtres aient infligé la prière comme une sanction, qu’ils aient fait de ce qui est, aurait dû toujours rester et doit éternellement demeurer, un doux entretien entre l’âme et Dieu, une pénitence.
« (…) les prêtres ont transformé tous les droits
salutaires et bienfaisants
qui primitivement auraient dû leur appartenir,
en une despotique dévastation
et en un règne impérieux sur les consciences ;
ils n’ont fait partout de leurs livres sacrés
qu’un tarif d’exaction sur la foi des âmes.
Accapareurs des subsistances de l’âme
ils interrompent la circulations de ces subsistances
pour les taxer à leur volonté
et laisser l’homme dans la disette ;
prévarication qui, selon les prophètes,
tient aux yeux de Dieu le premier rang parmi les prévarications ;
parce que Dieu veut alimenter lui-même les âmes des hommes
avec l’abondance qui lui est propre,
et qu’elles soient comme rassasiées par sa plénitude. »
(Saint-Martin, Lettre à un ami sur la Révolution française).
Ainsi, dans l’exposé critique que Saint-Martin écrivit contre l’Église que l’on prétend identifier au véritable christianisme, il prévient prudemment son lecteur, afin de bien préciser la nature de ses propos : c’est en tant «qu’amateur de la philosophie divine qu’il s’exprime, et non en tant qu’athée ou incroyant : « ce n'est sûrement, ni comme athée ni comme incroyant, que j'ose me les permettre (…) Mais c'est comme amateur de la philosophie divine que je me présenterai dans la lice… ».
Saint-Martin est un croyant, fervent et pieux même, qui attaque la corruption religieuse au nom même du christianisme ; qui lutte pour que surgisse une authentique expression des lumières de l’Évangile, position qui le situe beaucoup plus dans une attitude prophétique que destructrice de la religion. Son but n’est pas de ruiner dans les âmes leur légitime attachement à l’égard des lumières du Ciel, bien au contraire. C’est de leur permettre de s’en approcher de façon intime, de rompre et de dissiper les immenses barrières que l’institution religieuse a dressées entre les âmes et Dieu
De ce fait, nous ne croyons absolument pas que la question soulevée par Saint-Martin, touchant à son rejet critique du sacerdoce chrétien tel que professé par les prêtres, ne concerne que l'unique Église catholique, mais touche, en réalité, tous les sacerdoces et les sacrements conférés par l'intermédiaire d'institutions humaines, et donc s’étend à l’ensemble des églises, l’occidentale comme l’orientale, antiochienne et non chalcédoniennes y compris, et que les disciples du Philosophe Inconnu, n’ont pas à « apprendre ce qu’est l’Eglise et ce que sont les sacrements » - ce que Saint-Martin n’ignorait certainement pas, possédant en ces domaines une connaissance étendue – mais dont il avait une idée toute intérieure et spirituelle qui elle, en revanche, faute de n’avoir jamais été examinée véritablement, mérite d’être étudiée et d’être prise très au sérieux, afin de comprendre, enfin, la pensée réelle du Philosophe inconnu au sujet de ce en quoi consiste, selon-lui, le christianisme authentique.
« Ce n'est sûrement, ni comme athée ni comme incroyant,
que j'ose me permettre [ces critiques](…)
Mais c'est comme amateur de la philosophie divine … ».
L'exigence du théosophe d’Amboise est donc, sur cette question du christianisme, d'une redoutable conséquence, et il faut bien reconnaître que sa position, qui étonne, est loin d’être facile et aisée à comprendre, étant même d’une nature assez dérangeante ce qui explique sans doute qu’elle ait été si peu examinée avec l’attention qu’exigeait et imposait un tel sujet, sa critique s’appliquant à toutes les cérémonies religieuses « externes », ce jugement valant pour l’ensemble des confessions chrétiennes : « Quand on voit les célébrants dans les églises consumer leur temps et toute leur virtualité à des cérémonies externes et impuissantes et retarder ainsi l'esprit de l'homme qui se dessèche en attendant une nourriture substantielle, on est affligé jusqu'au fond du coeur, et on est tenté d'appliquer là le passage de l'Évangile où un aveugle conduit l'autre, et où ils tombent tous les deux dans le fossé. » (Portrait, 731).
III. Le christianisme « transcendant »
Une idée s’est imposée peu à peu pour Saint-Martin, la religion n’est devenue « sensible » que par erreur,
si la nécessité d’une religion, ou plus précisément d’un culte - celui-ci correspondant au fond à celle-là, c’est-à-dire que ce en quoi consiste la religion vraie n’est autre que la célébration du culte véritable -, ne fait aucun doute, car si l’homme pour sa réhabilitation ne peut s’exonérer des lois religieuses qui lui furent imposées par Dieu, même si la diversité des traditions en a corrompu l’unité, cependant ces lois religieuses imposent, et notamment depuis la venue du Christ, un changement profond des modalités de leur exécution : « La première Religion de l’homme étant invariable, il est, malgré sa chute, assujetti aux mêmes devoirs ; mais comme il a changé de climat, il a fallu aussi qu’il changeât de Loi pour se diriger dans l’exercice de sa Religion. (…) Premièrement, il ne peut faire un pas sans rencontrer son Autel ; et cet Autel est toujours garni de Lampes qui ne s’éteignent point, et qui subsisteront aussi longtemps que l’Autel même. En second lieu, il porte toujours l’encens avec lui, en sorte qu’à tous les instants il peut se livrer aux actes de sa Religion. Mais avec tous ces avantages, il est effrayant de songer combien l’homme est encore éloigné de son terme, combien il a de tentatives à faire avant de parvenir au point de pouvoir remplir entièrement ses premiers devoirs ; et même encore quand il y serait parvenu, resterait-il toujours dans une sujétion irrévocable et qui lui ferait sentir jusqu’à la fin la rigueur de sa condamnation. Cette sujétion est de ne pouvoir absolument rien de lui-même, et d’être toujours dans la dépendance de cette Cause active et intelligente qui peut seule le remettre sur la voie quand il s’égare ; qui peut seule l’y soutenir, et qui doit diriger aujourd’hui tous ses pas, en sorte que sans elle non seulement il ne peut rien connaître, mais qu’il ne peut pas même tirer le moindre fruit de ses connaissances et de ses propres facultés. » (Des erreurs et de la vérité).
« La sujétion irrévocable [de l’homme]
qui lui fera sentir jusqu’à la fin la rigueur de sa condamnation (…)
est de ne pouvoir absolument rien de lui-même,
et d’être toujours dans la dépendance de cette Cause active et intelligente
qui peut seule le remettre sur la voie. »
(L.-C. de Saint-Martin, Des erreurs et de la vérité).
On ne mésestimera pas les lignes ici reproduites relatives au culte intérieur, dont la sévérité n’a d’égale que la dureté de la sujétion irrévocable en laquelle est placé l’homme depuis son égarement ontologique, car rien ne nous indique plus la rigueur de notre condamnation, que l’impuissance mise en exergue dans ce passage, insistant sur l’entière dépendance dont nous sommes tous astreints à l’égard de la Cause active et intelligente, c’est-à-dire le Divin Réparateur, dans l’obtention des moyens nécessaires à notre émancipation de la région élémentaire afin d’espérer notre retour en grâce auprès du Créateur : « Cette sujétion est de ne pouvoir absolument rien de lui-même, et d’être toujours dans la dépendance de cette Cause active et intelligente », cette sujétion faisant que l’homme, et cette vérité a vocation à s’inscrire profondément dans l’esprit, sans cette aide divine : « non seulement ne peut rien connaître, mais il ne peut pas même tirer le moindre fruit de ses connaissances et de ses propres facultés. » (Des erreurs et de la vérité).
La doctrine de la grâce chez Saint-Martin
Saint-Martin en est donc venu à poser, ni plus ni moins, les fondements d’une théologie de la grâce, en insistant sur la faiblesse native de la créature, et son impératif besoin de l’œuvre accomplie par le Divin Réparateur : « Dieu de paix, Dieu de vérité, si l'aveu de mes fautes ne suffit pas pour que tu me les remettes, souviens-toi de celui qui a bien voulu s'en charger et les laver dans le sang de son corps, de son esprit et de son amour ; il les dissipe et les efface, dès qu'il daigne en faire approcher sa parole. Comme le feu consume toutes les substances matérielles et impures, et comme ce feu qui est son image, il retourne vers toi avec son inaltérable pureté, sans conserver aucune empreinte des souillures de la terre. C'est en lui seul et par lui seul que peut se faire l'œuvre de ma purification et de ma renaissance ; c'est par lui que tu veux opérer notre guérison et notre salut, puisqu'en employant les yeux de son amour qui purifie tout, tu ne vois plus dans l'homme rien de difforme (…) Il n'y a pas d'autre alternative pour l'homme : s'il n'est perpétuellement plongé dans l'abîme de ta miséricorde, c'est l'abîme du péché et de la misère qui l'inonde ; mais aussi, il n'a pas plutôt détourné son cœur et ses regards de cet abîme d'iniquité, qu'il retrouve cet océan de miséricorde dans lequel tu fais nager toutes tes créatures. C'est pourquoi je me prosternerai devant toi dans ma honte et dans le sentiment de mon opprobre ; le feu de ma douleur desséchera en moi l'abîme de mon iniquité, et alors il n'existera plus pour moi que le royaume éternel de ta miséricorde. » (Prière, 4). [7]
«Je me prosternerai devant toi dans ma honte
et dans le sentiment de mon opprobre ;
le feu de ma douleur desséchera en moi l'abîme de mon iniquité,
et alors il n'existera plus pour moi
que le royaume éternel de ta miséricorde. »
(Prière, 4).
Ce que souligne Saint-Martin, pour la compréhension de ce qui doit s’opérer en l’homme comme travail
réparateur, est fondamental, nous plaçant devant une alternative impressionnante qui a de quoi faire trembler, d’autant que l’une ou l’autre des perspectives peut modifier du tout au tout la destination de l’âme de l’homme.
Nous avons devant nous deux abîmes : d’un côté l'abîme de la miséricorde, de l’autre l'abîme du néant, et pour éviter ce second abîme, il ne nous reste qu’une seule solution : tout attendre de la miséricorde divine en se prosternant devant le Ciel avec le sentiment de notre honte et de notre opprobre, alors que nous savons que nos abus sont constants : « j'ai abusé de toutes mes lois, j'ai abusé de mon âme, j'ai abusé de mon esprit », et que le plus grand, le plus terrible des abus, est celui de la grâce accordée, malgré ses immenses fautes et iniquités sans nombre, à l’être coupable : « j'ai abusé et j'abuse journellement de toutes les grâces que ton amour ne cesse journellement de répandre sur ton ingrate et infidèle créature ».
De ce point de vue, le christianisme, est une religion de la grâce, il l’est même éminemment car toute son économie spirituelle relève, non seulement de la doctrine de la foi salvifique et salvatrice que le Divin Réparateur vint révéler aux hommes, mais aussi et surtout, du don de la grâce, don accordé de façon gratuite et imméritée aux âmes élues et choisies, et ce avant même la fondation du monde : « Ainsi, Dieu a élu l’homme avant la création du monde (ante mundi constitutionem), afin qu’il fût saint et sans tache, l’ayant prédestiné (qui prædestinauit) pour être son enfant adoptif selon le bon plaisir de sa volonté. » (Ephésiens I, 4-5).
IV. Caractère éternel de l’Église intérieure
« Oui, elle est établie cette Église,
malgré les dommages qu'elle a pu souffrir,
sans quoi, il n'y aurait de médiation
entre l'amour suprême et les crimes de la terre ;
elle est établie cette Église et les portes de l'homme
ni les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle….»
(Ecce Homo, § 8).
Le paradoxe, en forme de miracle positif, c’est qu’en dépit des fautes accumulées et successives considérables des ministres qui s’en prétendaient les représentants, l’Église elle, subsiste, inaltérable, sainte et lumineuse, elle ne saurait être atteinte par les travers des êtres pécheurs, les faiblesses et outrages d’indignes pasteurs qui ont travaillé à défigurer l’épouse mystique du Christ, et cette subsistance est l’un des plus beaux mystères de la Révélation évangélique. Cette assemblée a été fondée par le Divin Réparateur, elle possède un caractère inaltérable, surnaturel, mais, et ce point est essentiel pour Saint-Martin, en sa nature spirituelle non compromise d’avec le monde, en son être intérieur tel qu’il lui a été donné, et qu’elle aurait dû conserver dans sa pureté, au moment de sa fondation : « Oui, elle est établie cette Église, malgré les dommages qu'elle a pu souffrir, sans quoi, il n'y aurait de médiation entre l'amour suprême et les crimes de la terre ; elle est établie cette Église et les portes de l'homme ni les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle ; elle est établie cette Église » (Ecce Homo, § 8).
Ce jugement est si vrai que Saint-Martin n’hésite pas à soutenir, démontrant que son amour de l’authentique Église est absolument et intégralement inaltéré, en une phrase admirable : « Lorsque l'on considère l'Eglise dans ses fonctions elle est belle et utile. Elle ne devrait jamais sortir de ces limites-là. Par ce moyen elle deviendrait naturellement une des voies de l'esprit. » (Portrait, § 1114).
Il n’y a donc aucun rejet de ce que représente l’Église en son être fondamental dans la pensée de Saint-Martin, mais accès, ouverture et dévotion, envers une Église de dimension secrète et de nature céleste, la sainte épouse du Christ, celle qui est unie, en tant que corps mystique, à la Personne même du Divin Réparateur mais de façon intime.
« Cette opération de l'esprit dans l'homme
nous apprend qu'elle est la dignité de l'âme humaine,
puisque Dieu ne craint point de la prendre
pour la pierre fondamentale de son temple … »
(Le Nouvel homme, § 8).
Ce que soutiendra Saint-Martin - qui avait compris que les outrages subis par l’Église visible étaient irréversibles et ne permettaient plus que l’homme puisse retrouver en elle les fondements originels de la sainte institution divine constituée par le Divin Réparateur, ni percevoir dans les formes externes actuelles les bénédictions initiales reçues à Jérusalem à la Pentecôte -, c’est qu’à présent la Parole fondatrice, comme il était au commencement sachant que le « Royaume » est au-« dedans de nous » (Luc XVII, 20-21), ne peut se faire entendre et trouver un écho que dans le cœur de l’homme, en prononçant de nouveau la célèbre phrase dite à Pierre par le Seigneur : « tu es Pierre et sur cette pierre… », grâce d’élection capable d’édifier la véritable Église désignée à bon droit comme « Église intérieure », qui nous est confiée afin d’en faire le Temple effectif de la Divinité : « Quand l'homme prie avec constance, avec foi, et qu'il cherche à se purifier dans la soif active de la pénitence, il peut lui arriver de s’entendre dire intérieurement ce que le réparateur dit à Céphas : ‘‘tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon église, et les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle.’’ » (Le Nouvel homme, § 8).
« Quand l'homme prie avec constance, avec foi,
et qu'il cherche à se purifier dans la soif active de la pénitence,
il peut lui arriver de s’entendre dire intérieurement
ce que le réparateur dit à Céphas :
‘‘tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon église,
et les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle.’’ »
(Le Nouvel homme, § 8).
Cette fondation de l’Église, devenue nécessaire de par la dégradation manifeste de l’institution visible, devient une opération de l’Esprit sur un fondement uniquement intérieur, car l’externe, qui est à présent souillé, ne peut plus être le lieu d’accueil de la révélation du mystère de la véritable Église : « Cette opération de l'esprit dans l'homme nous apprend qu'elle est la dignité de l'âme humaine, puisque Dieu ne craint point de la prendre pour la pierre fondamentale de son temple ; elle nous apprend combien nous devons nous nourrir de douces espérances, puisque cette élection nous met à couvert des puissances du temps, et plus encore des puissances des ténèbres et des abîmes ; elle nous apprend enfin ce que c'est que la véritable Eglise, et que, par conséquent, nulle part, il n'y a d'Eglise où cette opération invisible de l'esprit ne se trouve pas. » (Le Nouvel homme, § 8).
« Cette communauté de la lumière
fut appelée de tous temps l'Eglise invisible et intérieure,
ou la communauté la plus ancienne… »
Karl von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Ainsi, l’Église intérieure forme la communauté des âmes régénérées en Christ, la « communauté de la lumière » selon l’expression que Karl von Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Eglise invisible et intérieure, ou la communauté la plus ancienne… » [8]; c’est cette Église qui avait été annoncée par le Christ, c’est cette assemblée qui était cachée et préservée en son cœur évidemment, dans laquelle se trouvent conservés la vraie religion, la pratique du culte et les connaissances mystérieuses réservées aux élus de l’Éternel.
V. Enfantement de l’Église intérieure
L’Église invisible nous est annoncée par l’ange du Seigneur,
elle doit être enfantée en nous,
et il nous suffira simplement de répondre
comme Marie, lorsque nous en recevrons l’annonce :
« que la volonté de Dieu soit faite » (Luc I, 38).
Le travail que nous avons à entreprendre n’est point inaccessible, il suffit simplement à l’âme, délaissant les voies externes et ses exercices infructueux, de cesser de perdre un temps considérable, et surtout précieux car il nous est compté, en des entreprises vidées de sens, de se tourner vers l’interne, de prendre très au sérieux la mission qui nous est conférée en faisant taire l’agitation périphérique dont le tumulte est une source continuelle de désorientations multiples, et, du sein de notre désert où nous ressentons les amertumes de « l'esprit de douleur ou plutôt de la douleur de l'esprit », confiants dans les récits de ceux qui ont déjà parcouru la route nuptiale vers l’invisible, nous aurons à chaque heure cette ferme conviction devant les yeux de l’âme : le Divin Réparateur, car telle est la vérité de ce à quoi il travaille en notre interne, veut fonder en, et plus exactement « sur » notre âme son Église, et nous envoie pour cela son ange annonciateur et son Esprit concepteur, afin de nous enfanter par sa Sainte Présence : « Nous pouvons donc déjà apercevoir les biens qui nous sont promis si nous persévérons à nourrir en nous l'esprit de douleur ou plutôt la douleur de l'esprit (…) le Dieu universel veut passer tout entier par notre être afin de parvenir jusqu'à l'ami qui nous accompagne ; il veut y passer souffrant, avant d'y passer dans sa gloire, il veut rompre les liens qui nous enchaînent dans la caverne des lions et des bêtes féroces et venimeuses, il veut régénérer notre parole par l'impression de sa propre parole, il veut fonder sur notre âme son Église, afin que les portes de l'enfer ne prévalent jamais contre elle, il veut s'unir à nous pour opérer avec nous une génération spirituelle dont les fruits soient aussi nombreux que les étoiles du firmament, et puissent comme elles faire briller universellement sa lumière ; et tous ces biens qu'il veut nous procurer, il veut les réaliser en nous par l'annonciation de son ange, et par la sainte conception de son esprit, puisque c'est là le terme final de tous ses desseins et de toutes ses manifestations... » (Le Nouvel homme, § 8).
Que l’on ne s’y trompe pas, l’œuvre qui est à accomplir ne consiste pas à imaginer que nous allons, par nos propres forces, par notre volonté et par une décision subjective, édifier seul l’Église invisible ; si elle nous est annoncée par l’ange du Seigneur, si elle doit être enfantée en nous, cela signifie qu’il nous suffira simplement de répondre comme Marie lorsque nous en recevrons l’annonce : « que la volonté de Dieu soit faite » (Luc I, 38).
L’action agissante est ainsi une action de grâce, une action issue de la pensée de Dieu qui possède l’être, le mouvement, la puissance et la gloire.
C’est-à-dire que nous ne devons pas « penser » par nous-mêmes [9], il nous faut, bien au contraire, nous « laisser penser », instruire et féconder par Dieu : « De cette sublime vérité, il résulte une vérité qui n'est pas moins sublime, savoir, que nous ne sommes pas dans notre loi, si nous pensons par nous-mêmes, puisque pour remplir l'esprit de notre vraie nature, nous ne devons penser que par Dieu, sans quoi nous ne pouvons plus dire que nous soyons la pensée du Dieu des êtres, mais nous nous déclarons être le fruit de notre pensée ; nous nous annonçons comme si nous n'avions pas d'autre source que nous-mêmes, et comme si nous avions été notre propre principe, de façon qu'en défigurant notre nature, nous anéantissions celui seul de qui nous la tenons : aveugle impiété qui peut éclairer sur la marche qu'ont suivie toutes les prévarications. » (Le Nouvel homme, § 3).
« Nous ne sommes pas dans notre loi,
si nous pensons par nous-mêmes,
puisque pour remplir l'esprit de notre vraie nature,
nous ne devons penser que par Dieu,
sans quoi nous ne pouvons plus dire que nous soyons
la pensée du Dieu des êtres,
mais nous nous déclarons être le fruit de notre pensée (….)
aveugle impiété qui peut éclairer
sur la marche qu'ont suivie toutes les prévarications. »
(Le Nouvel homme, § 3).
« Nous ne sommes pas dans notre loi si nous pensons par nous-mêmes », ce point sur lequel insiste Saint-Martin, est d’une extrême importance, car sentir la nécessité de la naissance en nous de l’engendrement surnaturel du Saint Temple, ne signifie pas que cet engendrement puisse survenir « naturellement » en y pensant, par l’effet de cogitations mentales ou l’effort personnel ; vouloir n’est pas pouvoir, notamment dans les régions spirituelles, et rien ne serait plus erroné que d’espérer en un résultat de la volonté discursive et bavarde, de considérer comme efficaces, édificatrices et créatrices les considérations rationnelles de l’intellect, de par l’immense fleuve d’eau boueuse et infectée qui nous constitue.
Nous sommes ici, s’agissant de la fondation et de l’engendrement de l’Église intérieure, dans le domaine de la pure grâce, et dans ce domaine il convient surtout de se laisser agir, d’être en attente de l’initiative de la Divinité, « s’attendre à la grâce », ou « s’attendre à Dieu » [10] selon l’expression de certains spirituels, cette attente étant précisément ce en quoi consiste notre œuvre, la part du labeur qui nous est réservée. Il nous faut de la sorte apprendre à pratiquer le « saint abandon » par lequel nous nous laissons travailler intérieurement par l’ouvrier divin, jusqu’à ce que du cœur même de cet abîme d’inconnaissance, du plus profond de ce néant, du centre de ce véritable rien, surgisse, lorsque le temps sera venu, et seulement à cet instant, choisi non par nous mais par le Ciel, l’édifice de lumière transformante.
Saint-Martin affirme d’ailleurs, que cet abandon, ce en quoi consiste l’entière mise à disposition de notre cœur entre les mains de Dieu en attente de son agir divin pour qu'il puisse venir y édifier son Temple, est la marque effective, le signe probant de la vraie foi, mais d’une foi avançant dans la nuit [11], d’une marche obscure.
Il nous faut apprendre à pratiquer le « saint abandon »
par lequel nous nous laissons travailler
intérieurement par l’ouvrier divin,
jusqu’à ce que du cœur même de cet abîme d’inconnaissance,
du plus profond de ce néant, du centre de ce véritable rien,
surgisse, lorsque le temps sera venu,
et seulement à cet instant, choisi non par nous mais par le Ciel,
l’édifice de lumière transformante.
Nicolas-Antoine Kirchberger (1739-1798), au cours de la correspondance qui s’étendit sur plusieurs années avec Saint-Martin (1792-1797), et dans laquelle furent abordées entre les deux amis les questions les plus centrales touchant à la voie spirituelle qu’il incombe à chacun de résoudre, puis d’accomplir en ce monde, résuma magnifiquement la situation de l’âme placée sous les effets de l’action réparatrice : « [Il] ne dépend pas du vouloir et du cœur de la créature de connaître les profondeurs de la Divinité, l’âme ignore le centre de Dieu et comment la substance divine s’engendre. La manière dont Dieu veut se révéler à l’homme dépend de la volonté divine ; et si Dieu se manifeste, en quoi l’âme y a-t-elle contribué ? Elle n’a que le désir d’être régénéré ; elle tourne son attention vers Dieu,dans lequel elle vit et avec lequel la lumière divine devient resplendissante, lumière qui change le premier principe sévère, l'origine du mouvement de la joie triomphante. » (Lettre à L.-C. de Saint-Martin, n° 114, 1797).
Conclusion
Que retenir donc, d’une part de l’énumération des multiples fautes, non exhaustive bien évidemment, mais qui a le mérite de présenter les principaux griefs que nourrissait Saint-Martin à l'égard de l'Église - Église qu’il « n’ignorait pas » (sic), comme il a pu être soutenu de façon profondément erronée, représentant la seconde faute majeure commise à l’égard des positions du Philosophe Inconnu, puisque ce dernier connaissant parfaitement l’Église en sa richesse et ses trésors, mais crut pourtant nécessaire de ne point en taire les limites -, et d’autre part, que comprendre de son aspiration à un christianisme libéré de l’empire des prêtres ?
Tout simplement que le Philosophe Inconnu fut pénétré, apparemment avec une réelle constance, d'une vision singulièrement originale, vision certes nourrie par ses propres analyses qu'il eut largement le temps de méditer depuis sa première initiation à Bordeaux, et d'exposer en différentes occasions, mais, également, significativement inspirée par une volonté de retour à un christianisme purifié et authentique. Et, à cet égard, Saint-Martin, à la suite de Martinès de Pasqually ( + 1774), Nicolas-Antoine Kirchberger, Karl von Eckhartshausen (1752-1803), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) et bien d’autres encore, est le pur héritier, à divers titres, de ce courant invisible présent depuis des siècles au sein du christianisme, et ce dans l’acception de sa vocation johannique, silencieuse, discrète et réservée, qui, de par sa secrète et intérieure présence, est en sympathie avec les multiples tendances prônant une relation directe avec les régions célestes, un cœur à cœur immédiat et intraduisible entre l’homme et Dieu, cœur à cœur que l’on peut définir, sans forcer les règles de la rigueur terminologique, comme étant de nature « ésotérique », c’est-à-dire voilé et inconnu du plus grand nombre.
C’est pourquoi, l'image de ce christianisme selon ses vœux, Saint-Martin va d'abord en trouver l'écho, non pas auprès de ses amis, fervents catholiques, ou russes pieux orthodoxes, mais dans les membres des cercles « philadelphiens » qu'il rencontra lors de son séjour en Angleterre comme William Law (1686-1761), disciples de Jacob Boehme (1575-1624) et de Johan Georg Gichtel (1638-1710), ou encore chez les admirateurs français du cordonnier de Görlitz, dont il fit la connaissance à Strasbourg (Charlotte de Boecklin, Rodolphe Saltzmann (1749-1821), etc.), qui ne cessaient de vanter les louanges d'une foi intériorisée illuminée par la main invisible du Seigneur, ainsi que l'obligation pour chacun d'une nécessaire relation directe à Dieu.
Les amis de Saint-Martin ne cessaient
de vanter les louanges d'une foi intériorisée
illuminée par la main invisible du Seigneur,
ainsi que l'obligation pour chacun
d'une nécessaire relation directe à Dieu,
afin qu'un jour chacun reçoive la couronne de gloire
qui lui revient au Ciel.
On ne le redira donc jamais assez, Saint-Martin est un théosophe, il entretient un rapport unique et privilégié avec la chose divine, et sa pensée ne peut, en aucun cas, rentrer dans le cadre d’une dogmatique religieuse étroite et rigide, ni évidemment, puisqu’il semble nécessaire d’y insister, n’a vocation ni à s’y soumettre ni non plus à s’y conformer.
Elle relève, et doit être respectée sur ce point, du mysticisme spéculatif, ce que fit remarquer dès 1850 un auteur, signalant d’ailleurs, très pertinemment, même si c’était - au motif de rémanences de thèses « gnostiques » - pour en critiquer les liens, la similarité des idées du Philosophe Inconnu avec celle d’Origène, dont il partageait l’interprétation spirituelle de l’Écriture : « Les théosophes, suivant la déclaration expresse de l'un d'eux, admettent la Trinité, la chute des anges rebelles, la création après le chaos causé par leur chute, la création de l'homme dans les trois principes, pour gouverner, combattre ou ramener à résipiscence les anges déchus. Les théosophes sont d'accord sur la première tentation de l'homme, le sommeil qui la suivit, la création de la femme lorsque Dieu eut reconnu que l'homme ne pouvait plus engendrer spirituellement ; la tentation de la femme, la suite de sa désobéissance qui occasionna celle de son mari ; la promesse de Dieu que de la femme naîtrait le briseur de la tête du serpent, la Rédemption, la fin du monde. C'est, on le voit, l'enchaînement des grands faits de la tradition altéré par le mélange des idées gnostiques associées aux deux principales erreurs d'Origène sur la préexistence des âmes et sur la résipiscence des anges déchus. Les articles de ce symbole théosophique sont pour la plupart professés par Saint-Martin ; mais ce qu'il expose surtout avec des développements inépuisables, c'est la chute de l'homme, sa misère, sa privation, ses ténèbres, sa séparation des vertus intellectuelles, son asservissement aux vertus sensibles, tous les désordres de cet univers "écroulé sur l'être puissant qui devait l'administrer et le soutenir."» [12]
Ce christianisme original professé par Saint-Martin qu’évoque Louis Moreau, fondé sur la doctrine secrète de la réintégration des êtres, condamnée officiellement depuis le VIe siècle lors du IIe Concile de Constantinople (556) - et dont Origène (185-253) puis Évagre le Pontique (345-399), ou encore Isaac de Ninive (VIIe s.) et Joseph Hazzaya (VIIIe s.), exposèrent les principes, principes qui se retrouvèrent au sein du riche courant de l’illuminisme chrétien jusqu’à devenir le cœur même de certains systèmes initiatiques auxquels fut lié Louis-Claude de Saint-Martin -, redisons-le encore une fois, n’a pas à se plier aux vues disciplinaires de l’Église visible, elle n’a pas, cette doctrine, à être corrigée ou amendée, voire profondément déformée et scandaleusement dénaturée, afin de la faire correspondre aux schémas dogmatiques arrêtés par les Pères conciliaires, de sorte, finalement, de la dissoudre et la faire disparaître sous de fallacieux prétextes, et surtout en vertu de l'autorité arbitraire et subjective d'un tribunal surgi d'on ne sait où et dénué de toute qualification légitime pour agir en ce sens, dans l’eau des proclamations ecclésiales. Elle possède cette doctrine, ses critères propres, et doit être protégée, conservée dans sa pureté et gardée en conformité d’avec son essence intrinsèque, ce qui, ceci rappelé aux esprits oublieux qui d'ailleurs sont étrangers à ces domaines - ceci expliquant sans-doute cela -, est le devoir d’une classe « non ostensible » du Régime rectifié, à laquelle Jean-Baptiste Willermoz confia, précisément, cette mission.
*
L’âme de désir, nourrie des lumières de la doctrine, dispose de bien plus que ne l’imaginait le premier maître de Saint-Martin, elle dispose, en son centre, du Temple, de l’autel et du sacrifice, et c’est de cette conviction que découle toute la perspective saint-martiniste et son rapport aux choses saintes et sacrées.
La pensée fondamentale de Saint-Martin, à propos de l’Église, se résume de ce fait à une unique certitude, sachant que les temps sont proches, et qu’il convient de vivre, dès à présent, comme si l’heure de la Révélation était déjà advenue - ce qui est bien le cas au regard de la situation du monde et de l’état dans lequel se trouvent les créatures humaines -, la manifestation de « l’Esprit » a déjà commencé à se produire, auprès de ceux qui ont compris - et qui furent sans doute choisis avant même la fondation du monde (Éphésiens I, 3-6).
La manifestation de « l’Esprit »
a déjà commencé à se produire, auprès de ceux qui ont compris –
et qui furent sans doute choisis,
avant même la fondation du monde (Éphésiens I, 3-6).
La perspective de Saint-Martin fut d’une nature participant d’une aspiration ardente à la rencontre avec les lumières célestes, mais dans la paix de l’esprit et le silence du cœur. Le but, l’objet recherché était la relation intérieure avec le Verbe, et pas le moins du monde une entreprise de transformation des formes externes - qui pouvaient d’ailleurs, selon-lui, rester ce qu’elles étaient pour les âmes qui le souhaitent et en ont besoin, position qui place Saint-Martin dans une perspective que l’on pourrait, et l’on doit même, qualifier de « mystique », dans le sens où son discours s’inscrivit bien plus, sans doute, dans le prolongement des aspirations de certains spirituels, voyants ou visionnaires, cherchant à s’immerger entièrement dans la plénitude de la vie divine, plutôt que dans la perspective des prêches, cherchant à troubler l’humble cheminement des créatures attachées aux formes religieuses qu’elles connaissent, chérissent et aiment ; ceci faisant que parfois même, certes rarement mais néanmoins positivement, il alla jusqu’à vanter les mérites de la religion extérieure.
Ce que proposa Saint-Martin, c’était une voie de dépouillement et de sincérité, une voie de vérité absolue, de sorte de libérer l’accès, pour certaines âmes choisies, de la route invisible et secrète conduisant au Sanctuaire éternel. Et pour ce faire, il savait qu’il lui fallait dire les choses sans détour, écrivant et affirmant ce qu’il pensait être la vérité, dont il se voulait le serviteur zélé, quitte à liguer contre lui énormément de monde, ce qui, par ailleurs, lui fut parfaitement indifférent et comme - ceci souligné en passant - il doit toujours en être le cas lorsqu’on se risque à projeter quelques fortes lumières sur les opinions et les vues controuvées des hommes du torrent : « Comme balayeur du temple de la vérité, je ne dois pas être étonné d'avoir eu tant de monde contre moi. Les ordures se défendent du balai tant qu'elles peuvent. » (Portait, § 1032).
A paraître :
Éditions la Pierre Philosophale, 552 pages.
Pour consulter le Sommaire :
« L'Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin »
Fin de la Première partie.
Suite :
Le culte de l’Eglise intérieure
selon Louis-Claude de Saint-Martin
Notes.
1. J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe Entretien, (1821).
2. Saint-Martin soutient, au sujet des sources de la doctrine initiatique : « Dans les premiers siècles de notre ère, les saints pères qui n'avaient déjà plus qu'un reflet et qu'un historique du vrai christianisme…puisèrent chez les célèbres philosophes de l'antiquité plusieurs points d'une doctrine occulte, qu'ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l'Évangile, n'ayant plus la clef du véritable christianisme. » (Le Ministère de l’homme-esprit, 1802).
3. Cette idée, d’un oubli des connaissances secrètes de la doctrine initiatique par l’Église, qui aujourd’hui désigne ces thèses comme des hérésies, est partagée par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), ainsi qu’il put le déclarer à plusieurs endroits : « L'initiation (…) éprouve l'homme de désir, de l'origine et formation de l'univers physique, de sa destination et de la cause occasionnelle de sa création, dans tel moment et non un autre; de l'émanation et l'émancipation de l'homme dans une forme glorieuse et de sa destination sublime au centre des choses créées; de sa prévarication, de sa chute, du bienfait et de la nécessité absolue de l'incarnation du Verbe même pour la rédemption, etc. etc. etc. Toutes ces choses desquelles dérive un sentiment profond d'amour et de confiance, de crainte et de respect et de vive reconnaissance de la créature pour son Créateur, ont été parfaitement connues des Chefs de l'Eglise pendant les quatre ou six premiers siècles du christianisme. Mais, depuis lors, elles se sont successivement perdues et effacées à un tel point qu'aujourd'hui (…) les ministres de la religion traitent de novateurs tous ceux qui en soutiennent la vérité. Puisque cette initiation a pour objet de rétablir, conserver et propager une doctrine si lumineuse et si utile, pourquoi ne s'occupe-t-on pas sans amalgame de ce soin dans la classe qui y est spécialement consacrée ? » (Lettre de Willermoz à Saltzmann, du 3 au 12 mai 1812, in Renaissance Traditionnelle, n° 147-148, 2006, pp. 202-203).
4. Voir au sujet de l’illuminisme : J.-M. Vivenza, La Clé d’or, Editions de l’Astronome, 2013, - principalement : Appendice II : L'esprit de l’illuminisme et la Franc-maçonnerie, & Appendice III : L’essence du « christianisme transcendant ».
5. R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin, in Martinisme, Documents martinistes, 2e éd. Les Auberts, Institut Eléazar, 1993
6. Nous l’avons déjà dit dans un ouvrage antérieur, les invocations présentes dans les rituels des élus coëns, à l’accent liturgique témoignant d’une religiosité pieuse et d’une fervente dévotion, du moins en apparence, se référant aux anges, aux saints, au Père, Fils et Saint Esprit, et à la Vierge Marie, qui se retrouvent en de nombreux endroits des textes coëns, notamment dans les diverses invocations hebdomadaires, les prières de l’Ordre, en particulier celle dite « des six heures » (cf. fonds Willermoz Bibliothèque de Lyon, Ms 5526-1), ne sont absolument pas le témoignage d’une manifestation particulière d’adhésion aux éléments de la dogmatique catholique et de l’ensemble des églises chrétiennes, ou encore moins une quelconque révérence envers le sacerdoce de l’Église et les sacrements conférés par ses ministres, car les récitations des rituels coëns ne sont en fait que la simple réutilisation de formules employées par les grimoires magiques auxquels Martinès fit de larges emprunts, comme on peut en trouver trace dans le célèbre Enchiridion du pape Léon III, ou encore le Grimoire d’Honorius : « Viens rendre l’honneur que tu dois à Dieu vivant véritable et ton créateur, au nom du Père + et du Fils + et du Saint Esprit +. Viens donc et sois obéissant devant le cercle, sans aucun péril pour moi, soit du corps ou de l’âme… » ; « Je t’exorcise +. En t’invoquant, je te fais commandement par la puissance d’un Dieu vivant +, d’un Dieu vrai + et par la force d’un Dieu Saint +, ainsi que par la vertu de Celui qui a dit et toutes choses ont été créées: le ciel, la terre, la mer, les abîmes et tout ce qui est en eux; je t’adjure par le Père + par le Fils + par le Saint Esprit + et par la Sainte Trinité et par le Dieu auquel tu ne peux résister, sur l’empire duquel je te ferai ployer. Je te conjure par Dieu le Père + par Dieu le Fils +, par Dieu le Saint Esprit +, par la Mère de Jésus-Christ et Vierge perpétuelle, par sa sainteté, par sa pureté, par sa virginité…. » (Grimoire du pape Honorius III le Grand, avec un recueil des plus rares secrets, 1670). (Cf. Saint-Martin et les anges, De la théurgie des élus coëns à la doctrine angélique saint-martiniste, Editions Arma Artis, 2012, p. 96).
7. Les questions relatives à la grâce, avaient été, et restaient encore très vivaces du temps de Saint-Martin au sein de l’Église, et si le Philosophe Inconnu, ne désigne jamais directement les sources avec lesquelles il est en résonance, sa pensée relève incontestablement d’une sensibilité en ces domaines, qui le rend évidemment proche des positions de saint Augustin (354-430). Rappelons, qu’historiquement, les grandes divisions sur le thème de la grâce, viennent du fait qu’au Ve siècle, un moine anglais, Pélage (v.350-v. 420), en était arrivé à soutenir que l’acte bon produit par la créature, avait comme origine l’homme lui-même, qui, par ses propres moyens personnels et ses efforts, était en mesure d’obtenir son salut. Or, cette proposition n’aboutissait à rien d’autre qu’à oublier, et même jusqu’à « nier » purement et simplement, les conséquences objectives de la chute originelle, puisque accordant une liberté aux fils d’Adam, comme si le péché n’avait point brisé et définitivement détruit, liberté et volonté dans l’âme humaine.
Cornélius Jansénius (1585-1638), évêque d’Ypres, dans l'Augustinus -(1641), rappela la corruption radicale de la liberté et de la volonté en Adam de par le péché originel, faisant que l'homme, sans la grâce, dans l'état de nature déchue, est incapable d'obéir à Dieu et d'obtenir son salut.
C’est contre l’erreur terrible de Pélage que saint Augustin s’éleva avec force, en faisant condamner au concile de Carthage (418) les thèses pélagiennes. Saint Augustin sut rappeler, à juste titre, que le péché originel a ruiné la volonté, profondément corrompu toutes les facultés de l’homme, qui ne peut donc de ce fait, sans l’aide de la grâce, que tomber dans les fautes et les plus épaisses ténèbres. Ainsi, sans la grâce, il est impossible à l’homme de faire le bien, il en est incapable, sa nature, entachée du péché et souillée ontologiquement, l’empêche absolument de pratiquer le bien, car l’homme est totalement sous l’empire de la corruption. Un jésuite portugais, Molina (1536-1600), voulant maintenir, par complaisance indue et inexacte, une certaine liberté à l’homme, avait soutenu dans son ouvrage Concordantia liberi arbitrii cum gratiæ donis (1588), une thèse qui prenait le contre-pied des positions augustiniennes, écrivant : « Dieu et l’homme agissent comme feraient deux chevaux tirant un bateau le long d’un canal. Ces deux actions s’ajoutent donc, mais l’action de Dieu et celle de l’homme sont placées sur le même plan : Dieu tend la main à l’homme, et l’homme la prend. » (Cf. De jansenistica opinione, p. 4). Clément VIII, lors de son pontificat (1592-1605), fit examiner le livre Molina, et en isola 42 propositions hérétiques, rédigeant une Bulle de condamnation, qui ne sera achevée qu’en 1607, par Paul V (1605-1621). Mais cette Bulle Gregis dominici, de par les manœuvres des Jésuites, ne fut- pas publiée, mais uniquement imprimée en 1707. C’est donc en réaction contre les graves erreurs de Molina sur la liberté de l’homme, que Cornélius Jansénius (1585-1638), évêque d’Ypres, soutint ce que Clément VIII et Paul V avaient eux-mêmes soutenu, à savoir la corruption de la liberté et de la volonté en Adam de par le péché originel, et rédigea un immense ouvrage intitulé Augustinus, (« Augustinus seu doctrina Sancti Augustini de humanæ naturæ sanitate, ægritudine, medicina adversus Pelagianos et Massilienses »), (1641), dans lequel il réaffirma les points essentiels de la doctrine de saint Augustin sur la grâce, ouvrage qui ne sera publié qu’après la mort de Jansénius, en 1641. Jansénius rappelait avec justesse, que les Jésuites étant revenus aux fatales erreurs de Pélage, avaient oublié que l’homme est dépendant, pour exercer le bien comme pour faire son salut, de la grâce divine, et c’est pourquoi la vie de l’homme, qu’il soit laïc ou clerc, doit être entièrement de nature religieuse et se penser comme un authentique « anéantissement », de sorte que la créature corrompue soit admise en grâce auprès de Dieu, sachant que pour ce qui est d’elle-même, de son infection et ses souillures, elle ne mérite que le châtiment et la mort. A signaler que de ce point de vue, et selon les positions augustiniennes que partage évidemment Saint-Martin, les sacrements ne sont qu’un « signe de l’amour de Dieu », et n’ont pas une efficacité « mécanique » ou « automatique » qui s’imposerait à la créature parce qu’assistant à des offices ou des cérémonies, ce qui rendrait inutile l’effet de la grâce divine donnée directement par Dieu. C’est ce que rappela Antoine Arnauld (1612-1694) dans son maître livre : De la fréquente communion (1643).
8. K. von Eckartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire ou Quelque chose dont la philosophie orgueilleuse de notre siècle ne se doute pas, 1802.
9. L’engendrement de Dieu en l’âme, survenant dans le recueillement passif relève de la « non-pensée », il ne s'obtient pas « par le travail de l’entendement, en s’efforçant de penser à Dieu au dedans de soi-même, ni par celui de l'imagination en se le représentant en soi » (Ste Thérèse d’Avila, Château de l’âme, 4e Dem., ch. 3) ; mais par l'action directe de la grâce divine. C'est pour cela que Ste Thérèse l'appelle « oraison surnaturelle » : « L'oraison dont je parle est un recueillement intérieur qui se fait sentir à l'âme, et durant lequel on dirait qu'elle a en elle-même d'autres sens, analogues aux extérieurs. Elle semble vouloir se séparer de l'agitation des sens extérieurs ; parfois même elles les entraîne après elle. Elle sent le besoin de fermer les yeux du corps, de ne rien entendre, de ne rien voir, de vaquer uniquement à ce qui l'occupe alors tout entière : je veux dire, à cet entretien seul à seul avec Dieu. Dans cet état, les sens et les puissances ne sont pas suspendus ; ils restent libres, mais pour s'appliquer à Dieu » (Œuvres, t. II).
10. Madame Guyon (1648-1717), qui tenait cette sentence de sainte Thérèse d’Avila, avait l’expression suivante en grande faveur : « Ne rien faire et laisser faire ». Saint-Martin, de son côté – qui eut cette réflexion : « Il faut que ce soit sa volonté qui se fasse, et non pas la mienne. » (Le Livre rouge, « Carnet d’un jeune élu cohen », § 8) - nous engage à nager « continuellement dans la prière comme dans un vaste océan », dont on ne peut connaître « ni le fond, ni les bords, et où l'immensité des eaux….procure à chaque instant une marche libre et sans inquiétudes », et c’est alors que, sans agitation stérile, sans efforts aussi inutiles que vains, sans même que nous nous en soucions «le Seigneur s'emparera de l'âme humaine » : « Je m'unirai à Dieu par la prière comme la racine des arbres s'unit à la terre. J'anastomoserai mes veines aux veines de cette terre vivante, et je vivrai désormais de la même vie qu'elle. Nage continuellement dans la prière comme dans un vaste océan, dont tu ne trouves ni le fond, ni les bords, et où l'immensité des eaux te procure à chaque instant une marche libre et sans inquiétudes. Bientôt le Seigneur s'emparera de l'âme humaine. Il y entrera comme un maître puissant dans ses possessions. Bientôt elle sortira de ce pays d' esclavage et de cette maison de servitude, où elle n' est pas une heure sans violer les lois du seigneur ; de cette terre de servitude, où elle n' entend parler que des langues étrangères, et où elle oublie sa langue maternelle ; de cette terre, où les venins même lui deviennent quelquefois nécessaires pour l' arracher à ses douleurs ; de cette terre, où elle vit tellement avec le désordre, qu' il n' y a plus que le désordre où elle puisse trouver son rapport et son analogue. » (L’Homme de désir, § 251).
11. Saint Jean de la Croix (1542-1592), le docteur de la « nuit mystique », explique avec précision le chemin que doit emprunter l’âme dans la nuit de l’esprit, afin d’être transformée en Dieu : « L'âme, pour être élevée à ce sublime état, doit demeurer dans l'obscurité, non seulement selon sa partie inférieure, qui regarde les choses créées et matérielles, mais encore selon la partie supérieure qui regarde Dieu et les choses spirituelles. Car il est certain que, pour arriver à la transformation surnaturelle d'elle-même en Dieu, elle doit être obscurcie, c'est-à-dire privée de la lumière qu'elle peut recevoir de tout le sensible et de tout le raisonnable, qui ne sort point des bornes de la nature, puisque tout ce qui est surnaturel surpasse les choses qui ne sont que naturelles, et qui demeurent dans un rang inférieur.» (S. Jean de la Croix, Montée du Carmel, Liv. II, ch. IV).
12. L. Moreau, Réflexions sur les idées de Louis-Claude de Saint-Martin, Ch. VII, Vues de la nature, esprit des Choses, chez Jacques Lecoffre et Cie, 1850. Signalons que ce livre, devenu introuvable, a fait en 2007, l’objet d’une édition numérique grâce à l’heureuse initiative de Dominique Clairembault, responsable du site : « www.le philosophe inconnu.com ».
Publié dans Culte primitif, Doctrine, Église intérieure, Élus Coëns, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Illuminisme, Liturgie, Livres, Louis-Claude de Saint-Martin, Martinésisme, Martinisme, Métaphysique, Mystique, Oraison, Philosophie, Prière, Régime Écossais Rectifié, Religion, Sacerdoce, Saint-martinisme, Spiritualité, Théologie, Théosophie, Théurgie | Lien permanent | Tags : anges, christianisme, doctrine, élus coëns, ésotérisme, franc-maçonnerie, histoire, illuminisme, initiation, littérature, martinésisme, martinisme, métaphysique, m | | | Facebook | |
vendredi, 15 février 2013
La Clé d’or de l’illuminisme mystique
Christianisme transcendant et Eglise intérieure
selon la doctrine de l'initiation
Jean-Marc Vivenza
« L'Eglise intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme,
et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels
l'espèce humaine tombée
sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère.
Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères;
elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Dès le XVIIIe siècle, quelques maçons issus du courant illuministe, au moment où les loges se multipliaient en Europe, furent convaincus que la franc-maçonnerie relevait d’un rameau initiatique original participant de mystères portant sur la nature, le monde les êtres et les choses, mystères touchant jusqu’à la religion elle-même et ce qu’elle représente.
Leur conviction, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette idée qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus sensible et subtile, de vérités que l’Eglise imposait par autorité, voir qu’elle avait tout simplement oubliées.
C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), dans un rituel destiné au membres de la dernière classe ostensible du Régime rectifié, et en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mystères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complément de la science.» [1]
I. Des erreurs et de la vérité
Comment en est-on arrivé à cette idée ?
Il faut pour cela examiner le contexte qui prépara à l’émergence de cette sensibilité, à l’intérieur du vaste courant de l’illuminisme européen.
C’est à Lyon, où il séjournait depuis 1774 ayant quitté Bordeaux après le départ pour Saint Domingue de celui dont il avait été le secrétaire, Martinès de Pasqually (+ 1774), que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) rédigea son premier ouvrage : « Des erreurs et de la vérité ou les hommes rappelés au principe universel de la science » [2], qui fut composé au logis de Willermoz pour répondre aux affirmations de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) qui prétendait, dans son Antiquité dévoilée (1766), qui suscitera d’ailleurs l’admiration du très matérialiste baron d’Holbach (1723-1789) et de nombreux auteurs maçonniques, que les religions étaient nées, à l'origine, de par les frayeurs que les hommes purent éprouver devant le spectacle impressionnant des phénomènes naturels (éclipse, tonnerre, éclair, tremblement de terre, séisme, etc.).
L'homme possède en lui,
par delà les éléments de sa connaissance sensible,
une lumière intérieure « active et intelligente »,
qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse.
Saint-Martin s'appliqua donc à démontrer que l'homme possède en lui, par delà les éléments qui lui sont fournis par sa connaissance sensible et les réactions qu’elle produit sur sa conscience, une lumière intérieure « active et intelligente » qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse, lui donnant un inexplicable savoir, non matériel, à la base, sur le plan imaginaire, des allégories et des mythes, mais surtout, et l’on touche ici à l’ontologisme métaphysique qui se retrouve chez nombre de mystiques (Maître Eckhart [3], saint Jean de la Croix [4], et évidemment Jacob Boehme [5]), de la pensée de Dieu et de son infinité.
Saint-Martin, dans son plan, se fonde sur la nécessaire explication préalable de la nature de l'homme afin
de conduire plus avant son raisonnement, et très habilement et avec un art consommé de la pédagogie théosophique, amène son lecteur à découvrir le lien intime qui relie nos connaissances au Principe supérieur qui est à leur source. Il explique que subsiste en chaque être une authentique capacité à retourner et retrouver « l'Unité » première, à rencontrer en lui la source lumineuse de l’Esprit, et qu’il est donc toujours possible de réaliser, sous certaines conditions bien évidemment, une salutaire harmonie entre la nature de l'homme et la Divinité dans la mesure où, par le canal d’un cœur éclairé, l’esprit peut être bénéficiaire de lumières intimes rayonnant d’une ineffable connaissance par laquelle le Verbe divin Lui-même se révèle dans l'âme ; « Révélation » en quelque sorte, en quoi d’ailleurs consista le christianisme à son origine tel qu’il se présenta selon le Philosophe Inconnu, le Christ ayant annoncé à la Samaritaine qu’il convenait à présent d’adorer Dieu en « Esprit et en vérité » (Jean IV, 23-24).
Saint-Martin prévint ainsi dans sa Préface : « Cependant, quoique la lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans son éclat. (...) le petit nombre des hommes dépositaires des vérités que j'annonce est voué à la prudence et à la discrétion par les engagements les plus formels. » [6]
II. Les prêtres ont oublié les vérités du christianisme
« Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme,
la Providence qui veut faire avancer le christianisme
a dû préalablement écarter les prêtres,
et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l'ère du christianisme
en esprit et en vérité ne commence
que depuis l'abolition de l'empire sacerdotal… »
Saint-Martin, Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.
Ce sur quoi insistait par ailleurs Saint-Martin, c’est que les prêtres avaient entièrement oublié les vérités fondatrices du christianisme, au point même de représenter aujourd’hui un obstacle à leur compréhension, en particulier pour les âmes désireuses des connaissances véritables qu’on cache à leurs yeux. Il soulignait ainsi : « Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, la Providence qui veut faire avancer le christianisme a dû préalablement écarter les prêtres, et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l'ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l'abolition de l'empire sacerdotal; car lorsque le Christ est venu, son temps n'était encore qu'au millénaire de l'enfance, et il devait croître lentement au travers de toutes les humeurs corrosives dont son ennemi devait chercher à l'infecter. Aujourd'hui il a acquis un âge de plus, et cet âge étant une génération naturelle doit donner au christianisme une vigueur, une pureté, une vie, dont il ne pouvait pas jouir encore à sa naissance..» [7]
Saint-Martin soutiendra d'ailleurs explicitement un point de vue assez partagé, montrant bien l’influence de certaines thèses sur le courant illuministe, éclairant très nettement la nature des sources de la doctrine initiatique : « Dans les premiers siècles de notre ère, les saints pères qui n'avaient déjà plus qu'un reflet et qu'un historique du vrai christianisme…puisèrent chez les célèbres philosophes de l'antiquité plusieurs points d'une doctrine occulte, qu'ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l'évangile, n'ayant plus la clef du véritable christianisme. » (Le ministère de l’homme-esprit, 1802).
En écho direct aux thèses de Saint-Martin, la conviction profonde de Willermoz et des frères qui l’entouraient, et qui s’imposa à eux sous l’influence des enseignements de Martinès de Pasqually, participa de cette idée que l’institution ecclésiastique avait perdu au cours des âges, non seulement le sens de son sacerdoce, mais qu’en plus elle était devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme.
L’institution ecclésiastique, soutinrent les initiés au XVIIIe siècle,
a perdu au cours des âges,
non seulement le sens de son sacerdoce,
mais est devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme.
Willermoz, bien que catholique respectueux de sa religion, eut néanmoins à l'exemple de Saint-Martin, des jugement sévères à cet égard, comme on va le constater, n’hésitant pas à évoquer l’intolérance ignorante de la classe sacerdotale vis-à-vis de ce qui n’est plus connu d’elle, et qu’elle désigne, faute d'en avoir conservé le dépôt, comme des « erreurs » ou des « nouveautés dangereuses », ce qui dans la langue de l'Eglise est tout simplement synonyme « d'hérésies ».
«Cette classe [sacerdotale] devenue la plus intolérante,
la plus obstinée dans son système, et la plus dangereuse,
puisqu’elle se glorifie quelques fois de son ignorance.
Ceux qui la composent (…) s’abusent jusqu’à vouloir persuader
que tout ce qui n’est plus connu d’eux
…. est faux et illusoire, et n’est qu’un tissu d’erreurs
et de nouveautés dangereuses
contre lesquelles on ne saurait trop se tenir en garde.
Souhaitons qu’ils reconnaissent leur erreur… »
J.-B. Willermoz, Cahier D 5 e, Bibliothèque Nationale de Paris, 1806-1818.
Voici ce qu’écrit Willermoz sur le sujet, en des expressions qui ne manquent pas d'une certaine rigueur : «Nous ne pouvions donc pas passer sous silence cette classe devenue la plus intolérante, la plus obstinée dans son système, et la plus dangereuse, puisqu’elle se glorifie quelques fois de son ignorance. Ceux qui la composent, hardis et tranchants dans leurs décisions, présomptueux dans leurs prétentions, et dominés, peut être sans s’en douter par un certain orgueil sacerdotal, qui souvent saisit les cœurs les plus humbles, qui tend à identifier leur personnes avec le sacré caractère dont elles sont revêtus, et affectent trop habilement le ton et le langage dédaigneux d’une morgue théologique, qui décèle le dépit secret d’ignorer ce qui est connu, révéré et recherché par d’autres hommes estimables, instruits et très religieux.
Ils s’abusent enfin jusqu’à vouloir persuader que tout ce qui n’est plus connu d’eux ni des professeurs de leurs premières études est faux et illusoire, et n’est qu’un tissu d’erreurs et de nouveautés dangereuses contre lesquelles on ne saurait trop se tenir en garde. Souhaitons qu’ils reconnaissent leur erreur, et qu’ils reviennent de leurs funestes préventions, qui ne peuvent que les priver pour toujours de ce qui faisait la force et la consolation de leurs prédécesseurs dans le saint ministère qu’ils exercent. » [8]
III. La doctrine de l’illuminisme : perte du corps de gloire d’Adam et enfermement dans la matière
Pour comprendre en quoi l’illuminisme récuse et s’écarte des positions dogmatiques de l’Eglise, bien souvent en des termes relativement rigoureux, il convient préalablement de considérer que ce courant est à la croisée de très nombreuses influences, puisqu’il s’est nourri des échos des Béguinages, des « Frères du Libre Esprit », de la Réforme, de la diffusion d'écrits hermétiques, des textes des kabbalistes chrétiens de la Renaissance, des traductions des ouvrages des penseurs et philosophes de l'antiquité, des écrits des visionnaires, le tout porté par le souffle d'un puissant renouveau mystique qui engloba les divers cercles spirituels en Europe. Le courant illuministe s'étendit ainsi sur une longue période de temps, globalement du début du XVIIIe siècle au moment où les loges opératives s'ouvraient à des lettrés n'exerçant pas le « métier », jusqu'aux premières années du XIXe siècle, disons à la mort de Jean-Baptiste Willermoz en 1824 si l'on souhaite vraiment une date, puisqu'il en fut sans doute le dernier et l'ultime représentant majeur à disparaître.
Robert Amadou (+ 2006), parlant de l’illuminisme maçonnique, signala fort justement : « La vérité de la franc-maçonnerie, c'est la gnose, illuminatrice au risque d'un pléonasme (…) la franc-maçonnerie relève de l'illuminisme et, en particulier, de l'illuminisme de son siècle, le XVIIIe. » [9]
« La vérité de la franc-maçonnerie, c'est la gnose, illuminatrice… »
R. Amadou, Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, L.G.F., 2000.
Cette « gnose illuminatrice », repose en fait sur une conception de la « génération divine », une théogonie (Θεογονία) portant sur l’œuvre de développement touchant à la vie divine et à ses différents épisodes (révolte des anges, chute des premiers esprits, préexistence immatérielle d’Adam, matière ténébreuse, monde créé corrompu, etc.). A cet égard, et ce point est essentiel à la bonne compréhension du sujet, l’illuminisme va s’appuyer sur des thèses originales, dont l’une, placée à la base de tout le système doctrinal de Martinès de Pasqually – mais cette idée est commune aux principaux penseurs dit « illuministes » - énonce une théorie de la Création très différente de celle soutenue par l’Eglise, puisque cette théorie affirme qu’Adam fut primitivement un esprit pur identique aux anges qui, en raison de son péché, de sa faute originelle, fut enfermé dans un corps de matière pour sa punition. Cette théorie heurte de plein fouet l’enseignement de l’Eglise pour laquelle, si la matière a été abîmée par le péché originel, elle n’a jamais été une « prison » conçue pour enfermer les démons, ou pire encore un homme, qui aurait été « dépouillé » de sa nature primitive glorieuse pour être projeté dans un corps de matière. Ces propositions, que l'on retrouve chez aussi bien chez Martinès, Willermoz ou Saint-Martin, sont absolument inacceptables pour la dogmatique de l’Eglise.
L’illuminisme soutient des thèses originales,
dont l’une sur la Création
à la base du système doctrinal de Martinès de Pasqually
– idée commune à tout « l’illuminisme » -
mais inacceptables pour la dogmatique de l’Eglise.
C’est pourtant ce que va soutenir, avec une constante insistance, Martinès de Pasqually, qui en fera même, non seulement le thème principal de son Traité sur la réintégration des êtres, mais l’axe, le fondement initial et premier sur lequel s’appuiera toute sa doctrine de la « réintégration », puisque cette doctrine, repose, d’abord et avant tout, sur une conception postulant le caractère « nécessaire » de la Création répondant à un drame sans lequel il n’y aurait jamais eu ni matière, ni monde créé, ni expulsion des esprits – dont Adam - de l’immensité céleste. Cette idée d’une Création contrainte afin de punir et enserrer les démons, enfermant ensuite Adam et toute sa postérité, dans la matière en punition de la prévarication, est donc la « Clé conceptuelle » de toute la doctrine de la réintégration qui, si non comprise ou, comme le plus souvent, ignorée, voit s’effondrer toutes les spéculations au sujet de Martinès et sa pensée.
Ce terrible dépouillement de son « corps de gloire », pour être précipité dans les fers ténébreux de la matière, nous est expliqué ainsi par Martinès, qui prend exemple sur l’Incarnation du Divin Réparateur pour mieux nous montrer ce qui est advenu, pour sa terrible punition, à notre ancêtre Adam : « Cette formation corporelle du Christ nous retrace l'incorporisation matérielle du premier homme, qui, après sa prévarication, fut dépouillé de son corps de gloire et en prit lui-même un de matière grossière, en se précipitant dans les entrailles de la terre. Car, avant que cet esprit divin doublement puissant et supérieur à tout être émané vînt opérer la justice divine parmi les hommes, il habitait le cercle pur et glorieux de l'immensité divine. Mais lorsqu'il fut député par le Créateur, il quitta cette demeure spirituelle pour venir se renfermer dans le sein d'une fille vierge. Or, l'abandon que fait ce mineur Christ de son véritable séjour ne nous rappelle-t-il pas l'expulsion du premier homme de son corps de gloire ? L'entrée de ce majeur spirituel, ou verbe du Créateur, dans le corps d'une fille vierge ne nous rappelle-t-elle pas clairement l'entrée du premier mineur dans les abîmes de la terre, pour se revêtir d'un corps de matière ? » (Traité sur la réintégration des êtres, § 91).
« Cette formation corporelle du Christ
nous retrace l'incorporisation matérielle du premier homme,
qui, après sa prévarication,
fut dépouillé de son corps de gloire
et en prit lui-même un de matière grossière,
en se précipitant dans les entrailles de la terre. »
(Traité sur la réintégration des êtres, § 91).
Ce terme de « Mineur », désigne ainsi l’homme dans la langue de Martinès, en signalant la classe de puissance « quaternaire », au sein des différentes classes d’esprits émanés et non créés, à laquelle Dieu avait conféré de grands privilèges. Adam fut émané en un état de gloire, et non en un vil corps de matière, pour qu'il puisse œuvrer au rétablissement de l'harmonie divine brisée par les esprits pervers. Dieu plaçait donc en son « Mineur » de nombreux espoirs. Pourtant, le Mineur fut malheureusement projeté, après sa désobéissance, au centre de la surface terrestre dans un corps animal, dégénérant de sa forme de gloire « quaternaire », en une forme de matière impure « ternaire », en étant « dépouillé de son corps de gloire » pour être revêtu d’un corps « de matière grossière ». Depuis, les « Mineurs » ou fils d'Adam, supportent les douleurs d'une éprouvante situation, puisque : « Le Créateur laissa subsister l'ouvrage impur du mineur afin que ce mineur fût molesté de génération en génération, pour un temps immémorial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. » (Traité, 23).
Le Traité de Martinès, va avoir une influence considérable sur Willermoz, en tant que source théorique tout à fait remarquable, se présentant comme un récit général de la Création, avant même l’apparition de l’homme et du monde. Ce texte fondamental, sera à la base, non explicite mais bien réelle, de la doctrine du Régime rectifié, et explique tout le discours de ses Instructions à chaque grade jusqu'à celles des classes non-ostensibles, notamment toute la contante thématique portant sur la défiance à l’égard du monde créé, l’union « épouvantable » d’un esprit avec un corps animal, et l’aspiration à l’émancipation de l’âme hors des « vapeurs grossières de la matière ».
Cette doctrine, dont la similitude avec la pensée d’Origène (IIIe s.) est évidente, fut également celle de Louis-Claude de Saint-Martin, et de ceux qui se mirent ensuite à son école, formant, principalement dans les pays du Nord un riche courant se revendiquant ouvertement de l’influence du théosophe français et de sa « mystique spéculative », dont les écrits seront diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), puis par Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860).
Franz von Baader (1765-1841) porta sa réflexion
sur la question de l’essence primitive du christianisme,
dont il creusa l’essentielle substance,
éclairant les mystères de la Révélation oubliés par l’Eglise.
On vit, ainsi, se former un cercle d'authentiques admirateurs du Philosophe Inconnu, composé de l'écrivain piétiste Jung-Stilling (1740-1817), lié à Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826) et Justinus Kerner (1786-1862), qui participèrent à un significatif renouveau spirituel dans leur contrée, sans oublier celui qui, en raison de son immense rayonnement fut surnommé le « mage du Sud », Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), laissant une œuvre personnelle du plus haut intérêt, travail, en partie, à l'origine des études réalisées par l’admirateur de Martinès de Pasqually, Joseph de Maistre et Saint-Martin, soit le très pertinent et fécond érudit Franz von Baader (1765-1841), qui porta sa réflexion sur la question de l’essence primitive du christianisme, dont il eut plaisir à, inlassablement, creuser l’essentielle substance, lui donnant de commenter et d’approfondir les positions et les théories de ceux qu’il regarda, et ira même jusqu’à considérer, comme les maîtres par excellence du renouveau éclairant les mystères de la Révélation chrétienne oubliés par l’Eglise.
Ce renouveau correspond à l’émergence d’une idée propre à l'illuminisme, celle d’un « christianisme transcendant », c’est-à-dire un christianisme portant sur des vérités ignorées ou perdues par l’Eglise, idéee dont nous allons voir la place considérable qu’elle va occuper dans la pensée des principales figures du courant illuministe pour lesquelles, à l’origine, le christianisme, avant d’être une religion, fut une initiation détentrice de secrets essentiels.
IV. Le christianisme fut d’abord une initiation
Le christianisme, aux tous premiers temps de son émergence sur la scène de l’Histoire, pensaient les initiés du XVIIIe siècle, fut une voie magnifique offerte à chaque « âme de désir » afin qu’elle puisse retrouver sa véritable origine et sa nature essentielle, ce en quoi consiste son vrai bonheur en ce monde et dans l’autre.
Le christianisme primitif, universel,
saint Augustin le premier en a formulé l'intuition,
par cette fameuse sentence :
«La vraie religion [qui] a bien plus de dix-huit siècles,
naquit le jour que naquirent les jours.»
C’est dans cette atmosphère, tendant à la quête d'un christianisme originel, que la création de la Grande Loge de Londres en 1717, manifeste quelques propositions dans la rédaction du célèbre article premier des Constitutions d'Anderson en 1723, article« concernant Dieu et la religion » : « Un Maçon est obligé, par son engagement, d'obéir à la loi morale ; et s'il comprend justement l'Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. Mais bien que, dans les temps anciens, les Maçons eussent le devoir, dans chaque pays, d'être de la religion de ce pays ou nation, quelle qu'elle fût, on a maintenant jugé plus expédient de les astreindre seulement à cette religion en laquelle tous les hommes concordent, laissant à chacun ses opinions propres ; c'est-à-dire d'être des hommes de bien et loyaux, ou des hommes d'honneur et de probité, par quelques confessions ou croyances qu'ils puissent se distinguer ; par quoi la Maçonnerie devient le Centre de l'Union, et le moyen d'établir une véritable amitié entre des personnes qui auraient pu rester perpétuellement à distance.» [10]
La formulation laisse apparaître une approche à l’évidence tout à fait novatrice. Certes, « l’opinion propre » évoquée par Anderson, était une tolérance entre chrétiens destinée à mettre un terme aux affrontements religieux. Mais quant à la « religion en laquelle tous concordent » ou « s'accordent », religion par conséquent universelle, et à laquelle, dans la deuxième édition de ses Constitutions en 1738, Anderson donna le nom de « noachisme », ce n’est pas exactement du déisme qu’il s’agissait ou cette religion naturelle excluant la Révélation, mais de la religion fondée sur la première Révélation de Dieu à l'homme, manifestée par la première Alliance de Dieu avec Noé, dont parle la Bible. Ce qu’Anderson avait en vue, c'était donc en fait une sorte de christianisme primitif, universel dont saint Augustin avait, le premier formulé l'intuition, par cette fameuse phrase : « vraie religion [qui] a bien plus de dix-huit siècles [et] naquit le jour que naquirent les jours.»[11]
Un système initiatique devait consacrer ses travaux
à une perception de ce que fut
dans son essence et sa réalité effective
la religion primitive.
Telle était l'idée première d'Anderson qui ouvrait le christianisme sur une conception large, une adhésion à la « religion en laquelle tous les hommes concordent ». Mais, encore convenait-il, perçut fort justement Willermoz, pour qu’une telle compréhension surgisse dans les cœurs, qu’un lent travail intérieur soit entrepris, un travail réparateur dont le but serait confié à un système initiatique qui consacrerait ses travaux à une perception de ce que fut, dans son essence et sa réalité effective, la religion primitive, de sorte d’offrir à chacun des lumières sur ce qui nous relie, de façon étroite et essentielle, avec l’invisible.
V. Le christianisme transcendant
Joseph de Maistre (1753-1821), sollicité pour savoir ce sur quoi le nouveau système maçonnique rectifié devait s’appuyer sur le plan de ses enseignements, utilisa l’expression de « christianisme transcendant » afin de désigner, en le différenciant du christianisme professé par l’Eglise, le caractère propre de cette forme singulière de spiritualité.
Joseph de Maistre crut sans crainte pouvoir déclarer, dans son Mémoire au duc de Brunswick, qu’il espérait « ajouter au Credo quelques richesses » , et il ne fait aucun doute que ces richesses provenaient des différentes « lumières » reçues en loge. Le lecteur assidu de Clément d’Alexandrie (IIe s.) et d’Origène qu’était Maistre, trouva donc dans la doctrine du Régime rectifié, une « gnose » chrétienne qui s’accordait à merveille avec ses propres convictions et qui lui donna accès à une lecture renouvelée au sujet de la création du monde, une explication spirituelle des Ecritures, une vision cosmogonique de l’ordre naturel et surnaturel dans laquelle il comprit les liens étroits, et secrets, qui lient le christianisme à la religion première, au sacerdoce primitif qu’exerçait Adam avant la Chute.
« Tout est mystère dans les deux Testaments,
et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés… »
Joseph de Maistre, Mémoire au duc de Brunswick (1782).
Ainsi dans le Mémoire au duc de Brunswick (1782), Maistre exposa, avec une précision remarquable et une intuition incomparable, ce que devait être la nature du « christianisme transcendant », proposant une approche novatrice, absolument non dogmatique de ce qu’est, et doit être, le christianisme en refusant une lecture littérale de l’Ecriture : « Tout est mystère dans les deux Testaments, et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés. Il faut donc interroger cette vénérable Antiquité et lui demander comment elle entendait les allégories sacrées. Qui peut douter que ces sortes de recherches ne nous fournissent des armes victorieuses contre les écrivains modernes qui s'obstinent à ne voir dans l'Écriture que le sens littéral ? Ils sont déjà réfutés par la seule expression des Mystères de la Religion que nous employons tous les jours sans en pénétrer le sens. Ce mot de mystère ne signifiait dans le principe qu'une vérité cachée sous des types par ceux qui la possédaient. Ce ne fut que par extension et pour ainsi dire par corruption qu'on appliqua depuis cette expression à tout ce qui est caché ; à tout ce qu'il est difficile de comprendre. (…) Il semble donc qu'on n'a besoin que d'un dictionnaire étymologique pour réfuter les partisans de la lettre. Mais comment pourraient-ils résister au sentiment unanime des premiers chrétiens qui tenaient tous pour le sens allégorique. Sans doute ils poussèrent ce système trop loin, mais comme, suivant la remarque de Pascal, les faux miracles prouvent les vrais, de même l'abus des explications allégoriques annonce que cette doctrine avait une racine réelle que nous avons trop perdu de vue. De quel droit peut-on contredire toute l'Antiquité ecclésiastique qui nous laisse entrevoir tant de vérités cachées sous l'écorce des allégories ? (…) Quel vaste champ ouvert au zèle et à la persévérance (…) que les uns s'enfoncent courageusement dans les études d'érudition qui peuvent multiplier nos titres et éclaircir ceux que nous possédons. Que d'autres que leur génie appelle aux contemplations métaphysiques cherchent dans la nature même des choses les preuves de notre doctrine. Que d'autres enfin (et plaise à Dieu qu'il en existe beaucoup!) nous disent ce qu'ils ont appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut et quand il veut.» [12]
Les idées principales, fondatrices du « christianisme transcendant » étaient posées.
Les vérités de la religion sont voilées
par une institution ecclésiale qui écarta,
à partir du VIe siècle,
les connaissances importantes
qui faisaient le trésor des premiers chrétiens.
Caractère initiatique du christianisme, mystères voilés derrière l’aspect littéral de l’Ecriture, recours au sens allégorique, appel à la contemplation métaphysique, en réalité, le concept de « christianisme transcendant » venait d’être posé, plus exactement redéfini, exposé, proposé, et surtout adapté avec une précision remarquable pour les temps à venir à l’intention des esprits voulant accéder à un contact réel, immédiat, avec les vérités de la religion, sans subir les limites imposées par une institution ecclésiale qui écarta, à partir du VIe siècle, les connaissances importantes qui faisaient le trésor des premiers chrétiens, comme le soulignait Willermoz : « Le doute et l’erreur de ceux-là ne proviennent que de l’ignorance dans laquelle sont tombés généralement les hommes depuis longtemps sur la cause occasionnelle de la création de l’univers, sur les desseins de Dieu dans l’émanation et l’émancipation de l’homme, sur sa haute destination au centre de l’espace créé, et enfin sur les grands privilèges, la grande puissance et la grande supériorité qui lui furent donnés sur les tous les êtres bons et mauvais qui s’y trouvèrent placés avec lui. Toutes choses que les chefs de l’Eglise chrétienne, auxquels la connaissance n’était presque exclusivement réservée pendant les cinq à six premiers siècles du christianisme, ont parfaitement connues. Mieux instruits sur ces points importants, ils en auraient conclu que pour réhabiliter un être si grand, si puissant, il fallait Dieu même.» [13]
VI. La refondation du christianisme sur des bases transcendantes
Cette idée de mise en œuvre d’un projet refondateur à l’égard du christianisme, Willermoz en fit le centre de ce qui prit pour nom, en 1778, de Rite ou plus exactement de Régime Ecossais Rectifié, « rectifié » précisément car il voulut ramener la Franc-maçonnerie à son essence primitive, à sa nature véritable : c’est-à-dire être une voie qui conduise, en prenant pour exemple la forme architecturale propre au Temple de Jérusalem, « du Porche au Sanctuaire ».
Les vérités de l’initiation :
émanation des esprits, préexistence des âmes,
incorporisation des êtres dans la matière en punition d’une faute antérieure,
dissolution et anéantissement du composé matériel, etc.,
ne sont plus connues des ministres de la religion
qui les condamnent en les qualifiant d’erreurs.
Cette économie spirituelle du Régime rectifié, à savoir la lente et efficace propédeutique de réconciliation de l’âme de chaque maçon avec les vérités oubliées de l’initiation, Willermoz l’expliqua en des termes remarquables à un réformé, RodolpheSaltzmann (1749-1820), lui signalant que les vérités de l’initiation (émanation des esprits, préexistence des âmes, incorporisation des êtres dans la matière en punition d’une faute antérieure, dissolution et anéantissement du composé matériel, etc.), ne sont plus connues, depuis plusieurs siècles déjà, des ministres de la religion qui les condamnent en les qualifiant d’erreurs : « L'initiation […] instruit le Maçon, éprouve l'homme de désir, de l'origine et formation de l'univers physique, de sa destination et de la cause occasionnelle de sa création, dans tel moment et non un autre; de l'émanation et l'émancipation de l'homme dans une forme glorieuse et de sa destination sublime au centre des choses créées; de sa prévarication, de sa chute, du bienfait et de la nécessité absolue de l'incarnation du Verbe même pour la rédemption, etc. etc. etc.
Toutes ces choses desquelles dérive un sentiment profond d'amour et de confiance, de crainte et de respect et de vive reconnaissance de la créature pour son Créateur, ont été parfaitement connues des Chefs de l'Eglise pendant les quatre ou six premiers siècles du christianisme.
Mais, depuis lors, elles se sont successivement perdues et effacées à un tel point qu'aujourd'hui, chez vous comme chez nous, les ministres de la religion traitent de novateurs tous ceux qui en soutiennent la vérité. Puisque cette initiation a pour objet de rétablir, conserver et propager une doctrine si lumineuse et si utile, pourquoi ne s'occupe-t-on pas sans amalgame de ce soin dans la classe qui y est spécialement consacrée ? » [14]
Ce ne sont donc pas des vérités à admettre
en raison en raison d’une contrainte dogmatique,
l’accomplissement de cérémonies artificielles
où il faut s’affirmer chrétien superficiellement et de façon théâtrale,
ce à quoi aspire le Régime rectifié est de redécouvrir
les enseignements cachés, oubliés
et rejetés par l’Eglise qui les désigne à présent comme des erreurs,
et rétablir, enfin, la sainte doctrine
perdurant par l’initiation d’âge en âge jusqu’à nous,
pour qu’elle puisse aider les âmes
à retrouver leur essence divine primitive.
Ce ne sont donc pas des vérités à admettre en raison d’une autorité ecclésiale, des croyances auxquelles il est nécessaire de se soumettre en raison d’une contrainte dogmatique, l’accomplissement lors de cérémonies, de postures artificielles où il faudrait s’affirmer chrétien de bouche, superficiellement, selon des scénarii théâtraux comme le faisaient représenter une maçonnerie dispensant des degrés aux titres prestigieux et aux dénominations admirables, mais qui en réalité était dépourvue des secrets véritables de l’initiation ; ce à quoi aspirait le Régime rectifié était très différent, il s’agissait de redécouvrir les enseignements cachés depuis plusieurs siècles, enseignements oubliés et rejetés par l'Eglise qui les désigne à présent comme des erreurs, et rétablir, enfin, la sainte doctrine perdurant par l’initiation d’âge en âge jusqu’à nous, pour qu’elle puisse aider les âmes à retrouver leur essence divine primitive.
VII. L’Eglise intérieure ouvre sur la connaissance du ministère sacerdotal et du vrai culte
Willermoz délivra même un secret exceptionnel à propos du but visé par l’Ordre établi lors de la réforme de Lyon en 1778 dans une lettre destinée au prince Charles de Hesse-Cassel, le 8 juillet 1781 : « Par son but qui est tout spirituel […] l'intelligence, se dégageant en quelque sorte du sensible auquel elle est liée, s'élève à sa plus haute sphère, et je suis fondé à croire que dans celle-là se trouve la connaissance du vrai culte et du vrai ministère sacerdotal, par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel par la médiation de notre divin seigneur et maître J.-C. pour la famille o nation qu'il représente.» [15]
L’Eglise intérieure a reçu en dépôt primitif
les mystères touchant à l’origine de l’homme
et sa destination future.
Le christianisme transcendant auquel conduit l’initiation, selon l’illuminisme chrétien, est fondé sur les mystères conservés par une société qui traverse secrètement les siècles sous le nom d’Eglise intérieure, société qui reçut en dépôt primitif les mystères touchant à l’origine de l’homme et sa destination future. Son enseignement n’a jamais varié, même s’il prit des noms différents en raison des circonstances, il est inscrit dans un Temple où la sagesse habite avec l’amour.
« La religion ne sera plus un cérémonial extérieur;
mais les mystères intérieurs et saints
transfigureront le culte extérieur
pour préparer les hommes
à l'adoration de Dieu « en esprit et en vérité. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Il semblerait, puisque les temps s’avancent peu à peu vers leur consommation, que le voile qui dérobe aux yeux de la famille humaine ce Temple, laisse enfin apparaître l’éclat de la lumière et libère le sens effectif des vérités éternelles que cachait la nuée entourant le Sanctuaire : « L'Eglise intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle. (…) Ce sanctuaire intérieur resta toujours invariable, quoique l'extérieur de la religion, la lettre, reçût par le temps et les circonstances différentes modifications, et s'éloignât des vérités intérieures, qui seules peuvent conserver l'extérieur ou la lettre. (…) La religion et les Mystères se donnent la main pour conduire tous nos frères à une vérité; l'une et les autres ont pour but un renversement, un renouvellement de notre être; tous deux ont pour fin la réédification d'un temple dans lequel la sagesse habite avec l'amour, Dieu avec l'homme. (…) La religion se divise en une religion extérieure et une intérieure. La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies, et la religion intérieure, l'adoration en esprit et en vérité. (…) Mais nous approchons maintenant du temps où l'esprit doit rendre la lettre vivante, où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra, où les hiéroglyphes passeront en vision réelle, les paroles en entendement. Nous nous approchons du temps qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. Celui qui révère les saints mystères ne se fera plus comprendre par les paroles et les signes extérieurs, mais par l'esprit des paroles et la vérité des signes. C'est ainsi que la religion ne sera plus un cérémonial extérieur; mais les mystères intérieurs et saints transfigureront le culte extérieur pour préparer les hommes à l'adoration de Dieu en esprit et en vérité. Bientôt la nuit obscure de la langue des images disparaîtra, la lumière engendrera le jour, et la sainte obscurité des mystères se manifestera dans l'éclat de la plus haute vérité..» [16]
« La nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra...»
Conclusion
Le christianisme transcendant, par l’enseignement silencieux reçu de l’Eglise intérieure, nous fait comprendre qu’il y a dans l'homme quelque chose qui est hors du temps, un lieu hors de l'espace, malgré la puissance de nos déterminations matérielles, et c'est en ce lieu même que s'accomplit la révélation de l'esprit. A l’intérieur du cœur, lorsque celui-ci se libère peu à peu des ténèbres, alors apparaît une lumière secrète, la lumière que le monde ne voit pas, car, comme le dit Saint Jean : « celui qui est en vous, est plus grand que celui qui est dans le monde » (I Jean IV, 4).
« L'homme ne peut espérer sa réconciliation
qu'après la réintégration de sa forme corporelle
qui ne s'opèrera que par le moyen d'une putréfaction
inconcevable aux mortels.
C'est cette putréfaction qui dégrade
et efface entièrement la figure corporelle de l'homme
et fait anéantir ce misérable corps,
de même que le soleil fait disparaître le jour
de cette surface terrestre,
lorsqu'il la prive de sa lumière. »
(Traité sur la réintégration, 111).
La lumière qui brille dans cette chambre du cœur, le « Saint Palais », le lieu du « Parfait silence », confère à ce « centre » spirituel une importance extrême, faisant de ce Tabernacle intérieur, qui se trouve à l'Orient de l'homme, là où se situe son cœur, là où la lumière à son séjour, la véritable et authentique Terre Sainte secrète, le Sanctuaire Intérieur qui est le creuset de notre réintégration à venir, lorsque nous auront abandonné les choses terrestres, naissant à la « grande lumière » qui déchirera le voile de la matière comme fut déchiré de son haut jusqu’en bas celui du Temple de Jérusalem : « Ce voile déchiré [du Temple] est le véritable type de la délivrance du mineur privé de la présence du Créateur. Il explique la réintégration de la matière apparente, qui voile et sépare tout être mineur de la connaissance parfaite de toutes les œuvres considérables qu'opère à chaque instant le Créateur pour sa plus grande gloire. Il explique le déchirement et la descente des sept cieux planétaires, qui voilent, par leur corps de matière, aux mineurs spirituels la grande lumière divine qui règne dans le surcéleste. Il explique encore la rupture de celui qui cachait et voilait à la plus grande partie des mineurs la connaissance des œuvres que le Créateur opère pour sa plus grande justice en faveur de sa créature..» (Traité sur la réintégration, 94).
Pour nous aider dans ce chemin de réintégration, pour nous encourager dans ce lent travail silencieux et secret - qui passera inévitablement, mais cela doit être un motif, non de tristesse mais de joie intense, par l’anéantissement de notre forme matérielle illusoire et apparente - nous pourrions dire et répéter très souvent en notre cœur, afin de maintenir éveillée la flamme de l’esprit, ce beau texte inédit de Jean-Baptiste Willermoz qu’il destinait, semble-t-il, spécialement à ceux qui s’engagent un jour, malgré la puissance des « ténèbres », dans le chemin de retour vers le Sanctuaire :
« Vérité éternelle, tu m’entoures de tes rayons,
mais des ombres ténébreuses s’élèvent sans cesse de mon âme
et m’empêchent de porter mes regards jusqu’à toi.
[…]
Entends ma voix,
viens actionner celui qui t’appelle avec tant d’ardeur.
J’abjure l’amour des objets sensibles ;
c’est toi seul que je veux aimer et contempler
à jamais comme mon unique vie.
Car c’est toi qui es la vie de l’homme,
et je sais avec évidence que ma destinée
est de vivre toujours en toi et avec toi . » [17]
Extraits de :
Sortie le 28 février 2013
vade mecum
Editions de l’Astronome, 239 p.
« La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies,
et la religion intérieure, l'adoration en esprit et en vérité. (…)
Mais nous approchons maintenant du temps
où l'esprit doit rendre la lettre vivante,
où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra,
où les hiéroglyphes passeront en vision réelle,
les paroles en entendement.
Nous nous approchons du temps
qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Notes.
1. Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.
2. Le titre, Des erreurs et de la vérité, se poursuit ainsi : « Ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux observateurs l’incertitude de leurs recherches, et leurs méprises continuelles, on leur indique la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la nature matérielle, la nature immatérielle, et la nature sacrée ».
3. Maître Eckhart (1260-1328), dans sa doctrine de l'analogie d'attribution, soutient que les créatures et le Créateur entretiennent un rapport comparable à ceux existant entre les attributs et les substances : « Si Eckhart cherche à transpercer l’enveloppe des êtres créés pour y saisir Dieu, c’est parce que les créatures sont des analogués finis toujours affamés de l’infinité d’être… » (cf. Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, ch. V, Splendor in medio, § 11, A Deo et in Deo).
4. La communion d’identité de l’intellection à l’Essence divine incréée est fondée sur cette conviction : seul le même connaît le même : « La connaissance essentielle de la Divinité, sans intermédiaire quelconque (…) s’opère par un certain contact de l’âme avec la Divinité, chose qui est au-dessus de tout sens et de tout accident, dès lors qu’il s’agit d’un contact de substance pure avec une autre substance pure, c’est-à-dire de l’âme avec la Divinité. » (S. Jean de la Croix, Cantique spirituel, str. 32e).
5. « Où veux-tu donc aller chercher Dieu ? Ne le cherche que dans ton âme qui est la nature éternelle, dans laquelle est le divin engendrement. » (Confessions, ch. 6, § VII, 16.)
6. Des Erreurs et de la vérité, Edimbourg [Lyon], 1775, p. IV-V.
7. Saint-Martin, Mon Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.
8. J.-B. Willermoz, Cahier D 5 e, Bibliothèque Nationale de Paris, 1806-1818.
9. R. Amadou, [Illuminisme], in Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, Librairie Générale Française, 2000, p. 427.
10. Constitutions d'Anderson, trad. Daniel Ligou, Lauzeray International, 1978.
11. Ecrits maçonniques de Joseph de Maistre, Slatkine, 1983, p. 97. Maistre, dans son texte, cite en réalité un vers de Racine « La Religion », Chant III, V. 36.
12. Mémoire au duc de Brunswick, 1782.
13.J.-B. Willermoz, Traité des deux natures, 1818.
14. Lettre de Willermoz à Saltzmann, du 3 au 12 mai 1812, in Renaissance Traditionnelle, n° 147-148, 2006, pp. 202-203.
15. Lettre de Willermoz à Charles de Hesse-Cassel, le 8 juillet 1781.
16. K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
17. J.-B. Willermoz, Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5476.
Publié dans Culte primitif, Doctrine, Église intérieure, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Histoire, Illuminisme, Jean-Baptiste Willermoz, Joseph de Maistre, Louis-Claude de Saint-Martin, Martinès de Pasqually, Métaphysique, Philosophie, Régime Écossais Rectifié, Religion, Saint-martinisme, Science de l'homme, Spiritualité, Théologie, Théosophie | Lien permanent | Tags : doctrine, ésotérisme, franc-maçonnerie, histoire, illuminisme, initiation, métaphysique, martinisme, mystique, occultisme, réflexion, religion, spiritualité, théosophie, théologie | | | Facebook | |
jeudi, 15 novembre 2012
La doctrine de la réintégration des êtres
Pour un retour à la pensée d’Origène ou :
« La Sainte Doctrine parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous »
Jean-Marc Vivenza
« Les âmes, d'essence divine, préexistaient,
elles sont tombées dans des corps mauvais
à cause d'une faute antérieure
à la création du monde physique (…).
La matérialité est une conséquence de la Chute.
Tous les êtres matériels sont des substances intellectuelles déchues. »
Origène, Le Traité Sur les Principes (De principiis).
L’idée commune à l’ensemble des penseurs de l’illuminisme est que l’homme, avant d’être incarné dans la forme qui est la sienne, fut un être purement spirituel ; Adam et Eve avaient certes un corps avant la faute originelle selon cette vision, mais un corps immatériel, non corruptible, non mortel, bien différent de celui, fragile et soumis à la mort (Romains VII, 24) que nous connaissons, ce qui poussera d’ailleurs le très catholique Joseph de Maistre (1753-1821) à écrire dans ses célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg : « l'état de nature est une contre nature » [1].
C’est cette affirmation au sujet de la nature primitive purement spirituelle de l’homme, l’assimilant aux esprits angéliques, qui se trouve placée au sommet doctrinal du système de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824),conception héritéede Martinès de Pasqually (+ 1774) qui insista sur « l’émanation » d’Adam, en la distinguant de la « création » [2] : « Vous ne pourrez en douter, lorsque vous aurez appris, si vous l'ignorez encore, que l'homme appartient par sa propre essence, à la classe des Etres spirituels divins, et que, par la prérogative des Etres purs spirituels, il y a sans cesse entre eux une action et une réaction réciproque de toutes leurs facultés. C'est pour cette raison, qu'avant son crime, l'homme se connaissait lui-même avec évidence, comme il connaissait le Principe Créateur Universel et toutes les créatures qui sont émanées de lui.» [3]
« L’opinion [d’Origène] n’a rien de commun avec le manichéisme.
On peut observer qu’elle est encore aujourd’hui
la base de toutes les initiations modernes. »
(Joseph de Maistre, Mélanges B, p. 302.)
I. Les thèses fondatrices de l’illuminisme
L’illuminisme, qui puise à de multiples sources (kabbale, judéo-christianisme, hermétisme, Rose+Croix, courants mystiques, etc.), affirme donc que c’est en punition de la désobéissance et pour notre honte que nous reçûmes des « vêtements de peau » (Genèse III, 21) dont nos premiers parents furent couverts, entraînant, en conséquence tragique de la tentation et de la chute d’Adam et Eve, le fait que le péché ait atteint ensuite l'ensemble de la famille humaine - et ce entièrement au point de faire « soupirer toute la création » en attente d’une délivrance de notre corps : « Car nous savons que toute la création ensemble soupire et est en travail jusqu’à maintenant ; et non seulement elle, mais nous–mêmes aussi qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi , nous soupirons en nous–mêmes, attendant l’adoption, la délivrance de notre corps. » (Romains VIII, 22-23).
« Les connaissances ténébreuses
qu'il avait acquises par ses oeuvres matérielles
I'ayant jeté en privation absolue divine,
il prostitua son encens aux plus indignes créatures,
et ses facultés s'obscurcirent
au point qu'il douta de sa propre existence spirituelle
et de celle de tous les agents de l'univers. »
(J.-B. Willermoz, Instruction secrète des Chevaliers Profès)
a) La Création selon la conception dogmatique de l'Eglise
Ce point est extrêmement problématique, car si Adam a quelque peu, par son péché, « abîmé » son corps selon l’Eglise en introduisant la mort dans le monde (Romains V, 12), toutefois son corps lui fut donné à l’origine parfait, il ne fut pas une sanction consécutive à la désobéissance. Dieu fit au commencement les choses infiniment bonnes, il n'est pas du tout question, comme chez Martinès, d'un monde matériel de nature "apparente" dénué de réalité, faux, feint et simulé selon l'Ecriture, mais d'un univers très concret, objectivement et réellement marqué du sceau de l'amour et de la charité dans lequel l'homme, selon la vision hébraïque, avait été créé en sa chair dans des conditions parfaites, doté de l’immortalité et de l’incorruptibilité ; Adam étant le sommet, le couronnement de l’œuvre divine.
Et la doctrine chrétienne professe à ce sujet, tout comme le judaïsme, l'excellence de la création physique, cosmique et biologique, insistant sur la perfection originelle primirive de l'existence humaine corporelle, et conçoit la Création comme un pur don d'amour du Créateur. Selon la révélation hébraïque, selon la pensée de l’Eglise universelle et son enseignement dogmatique, selon la doctrine des Pères et des grands docteurs, en créant le monde matériel, et donc l'homme dans sa chair, Dieu a « révélé comme le premier pas de l’alliance avec son Peuple, le premier et universel témoignage de son amour tout-puissant » (cf. CEC, 288). Ce monde a été voulu et créé bon et parfait, c’est seulement l’introduction du mal, par un abus de la liberté d’Adam, qui le corrompit en l'affaiblissant, et lui conféra une tonalité moindre dans l'ordre de l'être, telle est la conception de la Création matérielle selon la dogmatique ecclésiale qui repousse toute idée dépréciative à l'égard de la matière, et rejette totalement les systèmes néoplatoniciens, plotiniens, dualistes ou gnostiques, qui comprennent l'existence du monde comme une dégradation, le résultat d'une chute et la conséquence d'une tragédie. Pour l'Eglise, Adam et Eve en leurs corps primitifs qui étaient de chair, vivaient en amitié avec Dieu au sein du Paradis terrestre, sans effort ni souffrance, et étaient destinés à ne pas connaître la mort.
Ainsi, l’Eglise et la théologie chrétienne la plus constante, à travers toutes les définitions dogmatiques acceptées par l‘ensemble des confessions chrétiennes, refusent catégoriquement que l'ordre surnaturel et l'ordre de la Révélation, soient prétendument fondés sur un ordre naturel dévalorisé ontologiquement, un ordre qui n’aurait qu’un caractère « apparent », c’est-à-dire irréel, qui serait une illusion, un simulacre, un composé « dépourvu de réalité propre », un « assemblage instable », une situation existentielle dégradée et souillée provenant de la « densification » d’une nature spirituelle première réalisée, en forme de sanction, par l’action d’essences spirtueuses soumises au contrôle d’esprits inférieurs, formant, par le corps actuel de l'Adam chuté, un « voile opaque » autour d'un corps glorieux conservé intact, mais comme dissimulé en arrière plan de la « matière apparente », constituant, sur ce dit "corps glorieux", un voile caractérisé par un « nombre de décomposition » (sic) qui soulignerait l’aspect « éphémère », « circonstanciel et artificiel de la matière ». Cette position, violemment dénoncée, combattue, repoussée et condamnée avec la plus grande fermeté par les Pères conciliaires, est celle, entre autres penseurs non-chrétiens soutenant des systèmes philosophiques dualistes, d'un Plotin (205-270), pour lequel le monde matériel est le résultat d’une suite d’émanations successives à partir de l’Un, faisant que plus les êtres sont loin de la source originelle plus leur statut est inférieur, constitués de matières de plus en plus épaisses et dégradées. Or, bien au contraire, l’Eglise affirme solennellement que l'ordre naturel, qui est celui de la Création matérielle de l'homme, des animaux des végétaux et des minéraux et des astres, est l’œuvre du Verbe « par qui tout a été fait » (Jean I, 1-13), elle rappelle que « Tout a été créé par Lui et pour Lui » (Colossiens I, 16-17), et que le mystère du Christ est la lumière décisive sur le mystère de la Création. (cf. CEC, 280). En conséquence de quoi, la substance matérielle d’Adam en effet, créée juste et parfaite comme le Temple universel à l'origine, n'est pas moins que l’âme destinée à la gloire.
b) La thèse martinésienne au sujet de la Création matérielle
Pourtant, en opposition directe avec les affirmations dogmatiques de l'Eglise, Martinès de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Jean-Baptiste Willermoz, n’ont eu de cesse d’insister sur le fait que la nature matérielle actuelle dont sont revêtus les fils d'Adam, consécutive à « l’incorporisation de l’homme », est non pas le produit d'un don d'amour, mais le résultat d'une sanction, la conséquence des œuvres impures et matérielles auxquelles se livra celui qui possédait auparavant une existence, non pas charnelle matérielle, mais spirituelle, et qui en arriva à penser, par égarement, que la matière était un principe de l’Univers : « Les connaissances ténébreuses qu'il avait acquises par ses oeuvres matérielles I'ayant jeté en privation absolue divine, il prostitua son encens aux plus indignes créatures, et ses facultés s'obscurcirent au point qu'il douta de sa propre existence spirituelle et de celle de tous les agents de l'univers. En effet, dans cet état il restait privé de la perception de ces agents et de tous les rapports directs qu'il avait auparavant avec eux, car il ne pouvait plus apercevoir que des Etres matériels, divisibles et composés. Voilà, mon Cher Frère, ce qui lui fit perdre entièrement l'idée de l'unité et de la perception des Etres spirituels divins, et ce qui le porta enfin à croire que la matière était en même temps le seul principe de l'Univers, et l'univers même.» [4]
Cet être, selon la pensée de Martinès et dans la logique de sa doctrine si éloignée des définitions dogmatiques, qui était primitivement uniquement spirituel et immatériel, fut donc emprisonné en punition de sa faute dans un corps de matière, et se laissa abuser par ses sens en se préoccupant des objets inférieurs afin « d’augmenter ses jouissances corporelles », au point d’oublier son essence spirituelle initiale : « Vous devez concevoir également la possibilité des ténèbres que répandirent sur l'esprit de l'homme, les faits qu'il opéra contre la loi du Créateur. Car aussitôt que sans égard à son rang glorieux d'être pur spirituel, il eut conçu et exécuté le monstrueux projet de se nourrir des fruits matériels, il ne tarda pas, ainsi que les traditions vous font annoncé, à se regarder lui-même comme un être de matière. Dès lors, il ne s'occupa qu'à connaître et à fortifier les rapports qu'il venait d'acquérir avec la nature sensible et inférieure ; il mit toute sa gloire à découvrir les facultés apparentes et les propriétés du corps, afin d'augmenter ses jouissances corporelles ; enfin, il ne reconnut pour vraie science, que la Science physique temporelle, parce que c'était la seule dont il pouvait avoir l'évidence.» [5]
« Aussitôt que sans égard à son rang glorieux d'être pur spirituel,
[Adam] eut conçu et exécuté le monstrueux projet
de se nourrir des fruits matériels,
il ne tarda pas à se regarder lui-même comme un être de matière.
Dès lors, il ne s'occupa qu'à connaître et à fortifier
les rapports qu'il venait d'acquérir
avec la nature sensible et inférieure ;
il mit toute sa gloire à découvrir les facultés apparentes
et les propriétés du corps,
afin d'augmenter ses jouissances corporelles… »
J.-B. Willermoz, Instruction secrète des Chevaliers Profès.
II. Influence d’Origène sur l’illuminisme chrétien
Willermoz, qui fixera à partir de cette conception la doctrine du Régime rectifié dont il puisa les éléments initiaux chez Martinès de Pasqually [6], mais dont il christianisa profondément l’enseignement lors des leçons de Lyon (1774-1776), leçons lors desquelles furent corrigées la conception trinitaire et la christologie du Traité sur le réintégration des êtres, va faire crédit et adopter en réalité ce qui est une évidence, puisque la théurgie sera écartée de l’Ordre qui affirmera sa foi en la Sainte Trinité et en la double nature du Christ, la pensée hellénistique néoplatonicienne et plotinienne, mais par le biais des thèses d’Origène (+ 252) [7] - ayant dû accéder, ce qui semble fort probable, à l’édition intégrale de ses œuvres effectuée par le moine bénédictin dom de la Rue au XVIIIe siècle, édition des Œuvres d’Origène, 1759 (Œuvre complètes en 4. vol., avec notes de l’édition des Origeniana de Pierre-Daniel Huet, 1668, Commentaires grecs et latins d’Origène sur le Nouveau Testament), édition signalée dans les Manuscrits de la Bibliothèque de de Lyon, 1812.
Origène soutenait, et l’on constate rapidement la parfaite similarité avec l’enseignement willermozien : « Les âmes, d'essence divine, préexistaient, elles sont tombées dans des corps mauvais à cause d'une faute antérieure à la création du monde physique (…) la matérialité est une conséquence de la Chute. Tous les êtres matériels sont des substances intellectuelles déchues. Les créatures intellectuelles demeuraient dans un séjour divin, avant de tomber dans les lieux inférieurs, et, de devenir, d’invisibles qu’elles étaient, visibles. Dès qu’elles furent tombées, elles eurent besoin de corps. C’est pourquoi Dieu leur fit des corps, et créa ce monde matériel et visible. La matérialisation est une conséquence de la chute, mais, chez Origène, c’est Dieu qui crée la matière à cause de la chute.» [9]
« Dès que les âmes furent tombées,
elles eurent besoin de corps.
C’est pourquoi Dieu leur fit des corps,
et créa ce monde matériel et visible.
La matérialisation est une conséquence de la chute..»
Origène,Le Traité Sur les Principes (De principiis).
IV. La pensée d’Origène
L'œuvre laissée par Origène est extraordinairement riche. Il s'attacha à l'étude approfondie des Ecritures et engagea une étude exégétique des principaux livres de la Bible, témoignant d'un christianisme sortant du contexte palestinien qui s'ouvrait à la culture hellénistique. Dans son œuvre il élabora une synthèse du christianisme et de la philosophie grecque qu'il considérait comme une préparation, une authentique introduction à l'Evangile. Analysant le texte de l’Ecriture, Origène mettra en lumière le sens de la formule utilisée par les synoptiques lorsqu’ils évoquent la« fondation du monde » (Matthieu, 13, 25 ; 25, 34 ; Luc 11, 50), formule reprise ensuite par saint Paul dans ses Epîtres, qui fait référence à une notion de descente, d’évidente dégradation. Les écrivains sacrés employèrent le terme καταβολή (katabolè), provenant du verbe καταβάλλω (kattaballô),c’est-à-dire l’action de « jeter de haut en bas » pour parler de la création du monde matériel, et Origène considérera que cela ne provenait pas d’un contresens de leur part, mais d’une nette volonté de nous indiquer le caractère descendant du geste créateur, alors même qu’il eût été possible, et normal en pareille circonstance, d’utiliser le terme kτίσις (ktisis), signifiant positivement « Création » au sens plénier et originel.
Inutile de rappeler que l’origénisme, en tant que mouvement, bien que défendu âprement par Ruffin d'Aquilée (Ve s.), qui traduisit du grec vers le latin le De Principiis (Peri archôn), a été condamné par le Ve Concile œucuménique de Constantinople II en 553.
Néanmoins, disciple de saint Clément d’Alexandrie (IIe siècle), Origène fut le représentant principal de l'école alexandrienne, et sera regardé comme celui dont les idées, malgré les réserves et les censures qui s'attachèrent plus tard à sa pensée, exerceront incontestablement l'influence la plus étendue sur les auteurs chrétiens. Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698) dira : «Je crois qu'on peut assurer que depuis lui jusqu'à S. Jean Chrysostome, tous ceux qui ont travaillé avec quelque estime sur l'explication des Écritures, ont été ses disciples et n'ont guère dit que ce qu'ils avaient appris de lui.» [10]
Origène fait reposer
sur la seule responsabilité de l'homme,
sur son péché, sur la faute originelle,
et non à cause de la volonté d'un quelconque démiurge
ou « puissance hostile » un «principe du mal »,
la situation dans laquelle se trouve plongée l'humanité.
La pensée d’Origène a été principalement propagée en Orient par Evagre le Pontique (345-400), Grégoire de Nysse (335-394) et les Cappadociens, puis par saint Maxime le Confesseur (580-662) ; en Occident, c’est surtout grâce à saint Hilaire de Poitiers (+367) que l’on s’ouvrit à la pensée d'Origène. Ce courant origéniste, et Origène lui-même, n’est donc pas « gnostique » [11], il s’en écarte même en ayant combattu les thèses dualistes, et ne participe à aucun titre d'une influence gnostique effective, quoique marqué par les thèses platoniciennes, puisque Origène (comme Martinès de Pasqually le soulignera de même dans son Traité apparaissant comme un lointain continuateur du théologien alexandrin sur ce thème [12]), fait reposer sur la seule responsabilité de l'homme, sur son péché, sur la faute originelle, et non à cause de la malsaine volonté d'un quelconque démiurge ou « puissance hostile » un «principe du mal », la situation dans laquelle se trouve plongée l'humanité. [13]
Origène affirmera que la Création est la manifestation concrète d’une descente du haut en direction du bas, une chute, un mouvement significatif « de superioribus ad inferiora descendum » [14].
Il développera, en de nombreuses pages, sa vision et n’hésitant pas à soutenir, en des expressions qui préfigurent étrangement les thèses willermoziennes : « Les âmes, à cause de l’excessive déchéance de leur intelligence, ont été enfermées dans ces corps épais et compacts : c’est pour elles, à qui cela était désormais nécessaire, que ce monde visible a été créé. » [15] Origène appuiera sa thèse d’une Chute dans la matière dans des corps grossiers et animaux, comme répondant à une faute antérieure, en se fondant sur le récit du troisième chapitre du livre de la Genèse, où il est dit, après l’épisode du péché originel : « Dieu fit à l’homme et à la femme des tuniques de peau. » (Genèse 3, 21).
« Les âmes, à cause de l’excessive déchéance de leur intelligence,
ont été enfermées dans ces corps épais et compacts :
c’est pour elles, à qui cela était désormais nécessaire,
que ce monde visible a été créé. »
Origène, De Princip., III, 5, 4, K.
V. Identité doctrinale entre origénisme et le willermozisme
Alors oui Origène, que Willermoz reprend quasiment à la virgule près sur le plan des idées dans les Instructions secrètes du Régime Ecossais Rectifié, a défendu l’apocatastase et l’éternité incorporelle des âmes « réintégrées » en Dieu : « Si toutes les créatures, comme nous l'avons déjà dit, doivent un jour être sans corps, tous les corps seront donc détruits et réduits au néant d'où ils ont été tirés; après quoi il viendra un temps où ils seront encore nécessaires. » Il ajoute ensuite : « Mais si ce corps corruptible est revêtu de l'incorruptibilité, et si ce corps mortel est revêtu de l'immortalité, comme nous l'avons déjà fait voir et par les lumières de la raison et par (autorité de l'Ecriture sainte; alors la mort sera absorbée et détruite par une entière victoire, et la corruption anéantie par l'incorruptibilité ; peut-être même que tous les corps, sur lesquels seuls la mort peut agir, seront entièrement détruits. » Et un peu après : « Si ce que je dis n'est pas contraire à la foi, peut-être serons-nous jour sans corps, ou s'il est vrai que celui qui vit entièrement assujetti à Jésus-Christ n'a point de corps, et que toutes les créatures doivent un jour lui être assujetties, il faut conclure que nous n'aurons point de corps quand nous serons entièrement assujettis à Jésus-Christ.» [16]
Il dit encore au même endroit, faisant intervenir la puissance de la grâce qui préfigure déjà les positions de saint Augustin : « Quand toutes les créatures seront assujetties à Dieu, elles se dépouilleront de leur corps et alors tous les corps seront détruits. Que s'il est nécessaire de les rétablir pour servir aux créatures raisonnables qui seront déchues de leur premier état, ils seront créés une seconde fois. Car Dieu laisse aux âmes des combats à soutenir et des ennemis à vaincre, pour leur faire comprendre que ce n'est point par leurs propres forces, mais par sa grâce qu'elles peuvent remporter une pleine et entière victoire: ce qui me fait croire que Dieu ne crée des mondes différents que pour différentes causes; et que ceux-là se trompent qui s'imaginent que tous les mondes seront semblables. Lorsque nous serons arrivés au point de n'être ni chair, ni corps et peut-être même ni âme non plus; alors notre esprit ayant acquis toute sa perfection , et n'étant plus obscurci par les nuages épais que l'ornent les passions de la matière, verra à découvert et face à face les substances raisonnables et intelligibles.» [17]
« Rien ne nous persuade mieux qu'il n'y aura point de corps
quand toutes choses auront pris fin,
que ce que dit le Sauveur dans cette prière :
« De même que nous ne sommes qu'un vous et moi,
de même que ceux-ci ne soient qu'un en nous. »
Car nous devons savoir ce que Dieu est
et ce que le Sauveur doit être;
en quoi consiste cette ressemblance du Père et du Fils
qui est promise aux saints, et comment les saints ne seront qu'un
dans le Père et le Fils, de même que le Père et le Fils ne sont qu'un. »
(Origène, De Princip., III, 5, 4, K).
Les analyses des passages de saint Paul, reçoivent exactement la même interprétation de la part d’Origène, interprétation « incorporelle » mettant en opposition l’ordre de la chair et l’ordre de l’esprit, qui sera d’ailleurs reprise à l’identique par Willermoz et Saint-Martin : « Quant aux paroles de l'apôtre saint Paul: Que toutes les créatures seront délivrées de la corruption à laquelle elles sont assujetties pour participer à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu, nous expliquons ces paroles en disant : que les créatures raisonnables et incorporelles qui tiennent le premier rang parmi les créatures ne sont point assujetties à la corruption, parce qu'elles n'ont point de corps, qui seuls sont sujets à la corruption; mais ces corps en seront délivrés lorsqu'ils participeront à la gloire du Fils de Dieu.» [18]
Il y a même une remarquable identité entre ce que dit Willermoz de la Résurrection du Christ, abandonnant dans la tombe les éléments de la matière préfigurant ce qu’il nous adviendra lors de notre naissance au ciel, et ce qu’écrit Origène : « Rien ne nous persuade mieux qu'il n'y aura point de corps quand toutes choses auront pris fin, que ce que dit le Sauveur dans cette prière : « De même que nous ne sommes qu'un vous et moi, de même que ceux-ci ne soient qu'un en nous. » Car nous devons savoir ce que Dieu est et ce que le Sauveur doit être; en quoi consiste cette ressemblance du Père et du Fils qui est promise aux saints, et comment les saints ne seront qu'un dans le Père et le Fils, de même que le Père et le Fils ne sont qu'un. En effet, si la vie que mèneront les saints est entièrement semblable à celle de Dieu, il faut nécessairement ou que Dieu ait un corps et soit environné de quelque matière, comme nous sommes environnés de chair; ou, si cela parait indigne de Dieu, particulièrement à ceux qui ont quelque idée de la majesté et de la gloire de cet être incréé et supérieur à tous les êtres, il faut ou que nous perdions toute espérance de ressembler à Dieu, si nous devons avoir des corps; ou que notre vie, si elle participe au bonheur de celle de Dieu, comme on nous le fait espérer, en ait toutes les prérogatives.» [19]
La conclusion d’Origène est on ne peut plus claire : « Puisqu'il y a des choses, comme nous avons déjà dit plusieurs fois, qui commencent par où les autres finissent, on demande si alors il v aura encore des corps, ou si l'on vivra sans corps après qu'ils auront été détruits, et s'il faut croire que les créatures qui n'ont point de corps mèneront une vie incorporelle, telle que nous savons qu'est celle de Dieu. Si tous les corps que l'apôtre saint Paul appelle « les choses visibles, » appartiennent à ce monde qui tombe sous nos sens, il n'y a point de doute que les créatures qui n'ont pas de corps, mèneront une vie incorporelle. Et Dieu sera tout eu toutes choses, de manière que. toutes les substances corporelles seront changées en celle qui est la meilleure et la plus excellente de toutes, c'est-à-dire en la substance de Dieu.» [20]
« Si tous les corps que l'apôtre saint Paul appelle « les choses visibles, »
appartiennent à ce monde qui tombe sous nos sens,
il n'y a point de doute que les créatures qui n'ont pas de corps,
mèneront une vie incorporelle.
Et Dieu sera tout eu toutes choses,
de manière que toutes les substances corporelles
seront changées en celle qui est la meilleure
et la plus excellente de toutes, c'est-à-dire en la substance de Dieu.»
(Origène, De Princip., III, 5, 4, K).
VI. Origène est un théologien chrétien
Cette identité de vue, place bien Willermoz dans la continuité d’Origène, dont on peut dire que le Régime Ecossais Rectifié est une sorte de continuité théorique sur le plan initiatique, puisque en fait la doctrine de Pasqually, débarrassée de ses erreurs trinitaires et christologiques - ce qui fut opéré afin de constituer le Régime Ecossais rectifié - en revient, ni plus ni moins, qu’à être de l’origénisme sur le plan doctrinal.
Or Origène fut, dans les domaines théologique et exégétique, un chercheur et un penseur très prolifique, qui eut une influence notable sur plusieurs Pères de l'Eglise qui s’inspirèrent de ses écrits comme, par exemple, saint Grégoire de Naziance (+390) et saint Basile de Césarée (+379). Il n’est pas un « gnostique », mais d’abord et avant tout un théologien chrétien, peut-être à l’origine du monachisme qui se développa à partir du IVe siècle, et des grands courants de la mystique apophatique et dionysienne qui traversèrent la spiritualité de l’Eglise, porteur d'une «gnose» en effet, en son nom authentique, à savoir «une conaissance divine qui illumine l'âme purifiée», selon saint Clément d'Alexandrie.
Ὠριγένης Αλεξάνδρεια
C’est en s’inscrivant dans cette tendance à la redécouverte d’Origène entreprise par les théologiens au XXe siècle, que le cardinal Jean Daniélou (1905-1974) montra, dès 1948, qu’Origène était un « grand spirituel chrétien » en soulignant l’influence qu’il exerça sur l’histoire de la mystique [21]. Origène est donc une des grandes figures de l'histoire de l'Eglise. Alors oui Origène, que Willermoz reprend quasiment à la virgule près sur le plan des idées dans les Instructions secrètes du Régime Ecossais Rectifié, a défendu l’apocatastase et l’éternité incorporelle des âmes « réintégrées » en Dieu.
Dès lors, pourquoi donc exercer, d’autant pour les maçons du Régime Ecossais rectifié qui savent Willermoz imprégné d’origénisme qu’il regarde comme l’enseignement le plus abouti de la sainte religion chrétienne le plaçant au cœur de son système, un tel rejet des thèses d’Origène sur l’apocatastase, alors que cette même doctrine, absolument identique, formulée en des termes semblables et aboutissant quasiment aux mêmes conclusions, n'a jamais été condamnée chez saint Grégoire de Nysse ? Mystère, et mystère d’autant plus grand que nul tribunal ecclésiastique officiel ayant autorité, ne fait reproche à personne pour l’instant, notamment à l’égard de théologiens contemporains, pour beaucoup d'éminents ministres de l'Eglise, d’adhérer aux thèses d’Origène…ou de saint Grégoire de Nysse ! [22]
Conclusion
Le Haut et saint Ordre a pour fonction
de conserver dans sa pureté l’héritage doctrinal,
d’en faire connaître les fondements et d’en approfondir le sens,
afin que les travaux qui s’effectuent
en relation avec la doctrine dont il a la garde,
soient authentiquement fidèles à l’enseignement dispensé d’âge en âge,
désigné sous le nom de « connaissances sublimes ».
Encore une fois, la doctrine de la réintégration possède ses critères singuliers, ses lois, ses principes ; elle soutient des vérités qui sont intrinsèquement liées entre elles et ne peuvent faire l’objet d’une volonté de modification sans détruire, en réalité, la nature même de la dite doctrine, et la modifier au point de rendre incompréhensibles certaines de ses affirmations - en particulier celle suscitant tant d’interrogations et d’émois car heurtant de plein fouet la dogmatique ecclésiale, portant sur la destination à l’anéantissement des formes matérielles qui doivent être dissipées « aussi promptement » qu’elles ont été formées, ce qui pourtant rejoint l’affirmation même de l’Ecriture : « En ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renfermra consumée. Puisque tout cela est en voie de dissolution… » (2 Pierre 3, 10-11).
Il convient donc de conserver à l’esprit que l’initiation léguée par Martinès de Pasqually, et que le Régime rectifié en tant que dépositaire de la doctrine de la réintégration qu’il contribua à sauver et préserver de par la volonté même de Jean-Baptiste Willermoz, est indissociablement unie, en tant que base théorique essentielle, au Haut et Saint Ordre des élus de l’Eternel. Et ce saint Ordre a pour fonction, précisément, de conserver dans sa pureté l’héritage doctrinal, d’en faire connaître les fondements et d’en approfondir le sens, afin que les travaux qui s’effectuent en relation avec la doctrine dont il a la garde, soient authentiquement fidèles à l’enseignement dispensé d’âge en âge, désigné sous le nom de « connaissances sublimes ». Mais l’indication essentielle de Willermoz est celle-ci : « Les Loges qui reçurent [l’initiation parfaite] conservèrent jusqu'au VIe siècle ces précieuses connaissances, et le refroidissement de la foi annonce assez qu'à cette époque le souvenir s'en est affaibli, et que ce qu'ilrestait d'initiés seretirèrent dans lesecret. Mais aussi ondoit croire que cesconnaissances se sont perpétuées sans interruption pendanttous les siècles dumonde car tous lesouvrages que Dieu acréés demeurent àperpétuité et nous nepouvons rien ôter àtout ce que Dieu afait. Ce qui a été estencore, ce qui doitêtre a déjà été, et Dieurappelle le passé. » [23]
Jusqu’au VIe siècle ?
Cette affirmation curieuse qui fit poser tant de questions et plongea de nombreux lecteurs de Willermoz dans d’insolubles énigmes, ne devrait pourtant ne plus être de nature à nous étonner à présent, car que s’est-il passé dans l’histoire du christianisme pour que le fondateur du Régime rectifié revienne sans cesse sur ces « connaissances sublimes » qui se seraient perdues, ou devenues secrètes, en raison d’un « refroidissement » ou d’un « affaiblissement » de la foi au VIe siècle ?
La réponse est évidente. En plein milieu du VIe siècle, exactement en 553, les thèses d’Origène ont été condamnées par l’Eglise lors du concile de Constantinople II. Or, ces « connaissances sublimes », qui ne sont autres qu’un développement magnifique et argumenté de pensée origéniste qui elle-même se pensait comme une vive lumière projetée sur la Révélation, une gnose, un témoignage du « sens spirituel » de l’Ecriture selon la « règle l’Eglise céleste », sont au cœur des voies issues de la doctrine délivrée par Martinès de Pasqually au XVIIIe siècle et se retrouvent, tant sous la plume de Louis-Claude de Saint-Martin, formant de ce fait la base des enseignements dispensés dans les cénacles saint-martinistes, que dans le conservatoire providentiel du Haut et Saint Ordre que représente le Régime rectifié.
Voilà pourquoi Willermoz qui considérait que le christianisme avait été à l’origine une initiation conduisant à la connaissance des mystères de l’invisible, et dont la doctrine qu’il « infusa » au sein du Régime rectifié soutient la nature immatérielle d’Adam avant la Chute, le caractère ténébreux de la matière, l’apocatastase et l’éternité incorporelle des âmes « réintégrées » en Dieu, put déclarer avec une assurance qui devrait être regardée avec un infini respect et une révérence quasi religieuse : « La doctrine des Grands Profès […] n'est point un système hasardé arrangé comme tant d'autres suivant des opinions humaines ; elle remonte…jusqu'à Moïse qui la connut dans toute sa pure et fut choisi par Dieu pour la faire connaître au petit nombre des initiés, qui furent les principaux chefs des grandes familles du Peuple élu, auxquels il reçut ordre de la transmettre pour en perpétuer la connaissance dans toute sa vérité… Les Instructions sont un extrait fidèle de cette Sainte Doctrine parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous» [24].
« La doctrine des Grands Profès […] n'est point un système hasardé
arrangé comme tant d'autres suivant des opinions humaines ;
elle remonte…jusqu'à Moïse qui la connut dans toute sa pureté
et fut choisi par Dieu pour la faire connaître au petit nombre des initiés,
qui furent les principaux chefs des grandes familles du Peuple élu,
auxquels il reçut ordre de la transmettre
pour en perpétuer la connaissance dans toute sa vérité…
Les Instructions sont un extrait fidèle de cette Sainte Doctrine
parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous»
- J.-B. Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des Grands Profès, Ms 5.475, BM Lyon -
La Sainte Doctrine parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous, c’est celle qui provient de l’interprétation spirituelle de l’Ecriture, qui n’en reste pas au niveau de la lecture littérale ou dogmatique – de ces dogmes qui protègent, mais également « voilent » et « cachent » selon Joseph de Maistre - celle qui fait accéder à l’essence véritable du texte, qui traverse l’écorce pour atteindre le noyau, qui laisse apparaître la fine perle sublime de la Vérité : « De même des saintes Écritures : jamais il n'y eut d'idée plus creuse que celle d'y chercher la totalité des dogmes chrétiens : il n'y a pas une ligne dans ces écrits qui déclare, qui laisse seulement apercevoir le projet d'en faire un code ou une déclaration dogmatique de tous les articles de foi. (…) jamais l'Église n'a cherché à écrire ses dogmes; toujours on l'y a forcée. La foi, si la sophistique opposition ne l’avait jamais forcée d'écrire, serait -mille fois plus angélique : elle pleure sur ces décisions que la révolte lui arracha et qui furent toujours des malheurs, puisqu'elles supposent toutes le doute ou l'attaque, et qu'elles ne purent naître qu'au milieu des commotions les plus dangereuses. L'état de guerre éleva ces remparts vénérables autour de la vérité : ils la défendent sans doute, mais ils la cachent : ils la rendent inattaquable, mais par là même moins accessible. Ah ! ce n'est pas ce qu'elle demande, elle qui voudrait serrer le genre humain dans ses bras. (…) le Christ n'a pas laissé un seul écrit « à ses Apôtres. Au lieu de livres il leur « promit le Saint-Esprit. ‘‘C’est lui, leur dit-il, qui vous inspirera ce que vous aurez à dire’’ » [25]
Lire :
Editions La Pierre Philosophale, 232 pages.
Pour consulter le sommaire :
« La doctrine de la réintégration des êtres »
Notes
1. J. de Maistre, Œuvres Complètes, t. VII, Librairie Emmanuel Vitte, 1854, p. 526.
2. Emanation et Création chez Martinès de Pasqually :
Pour se confronter à une conception métaphysique, théologique ou théogonique de la Création, encore faut-il en comprendre la logique interne, en posséder les concepts pour les utiliser correctement et, surtout, ce point est essentiel, en avoir apprivoisé sérieusement le vocabulaire et les éléments théoriques. Faute de quoi, on tombe fatalement, en se risquant à des propositions imaginaires animées par un zèle missionnaire pouvant porter jusqu'aux visions illusoires - et parfois à quelques égarements excessifs générés sans doute par ces trompeuses illusions qui produisent à l'occasion d'étranges fièvres irrationnelles - dans la littérature fantasmée, la romance subjective et la fabulation personnelle, en s’éloignant entièrement de l’exercice de la pensée analytique précise qui s’impose en ces sujets. On peut, bien évidemment, raconter des tas de choses avec le sentiment de la vérité, sentiment naïf un rien touchant, qui pourtant cumule souvent les erreurs manifestes et les contresens variés, tout en conjuguant l’inexactitude avec la méprise radicale conduisant directement à la formulation d’absurdités, dont on s’étonnera de les voir régulièrement proférées avec la conviction, qui n’est pas sans faire sourire, de la béate certitude.
a) Différence entre émanation et Création
L’une des plus répandues, parmi les absurdités évoquées portant sur l’œuvre divine dans la doctrine de Martinès, consiste à confondre à l’intérieur de l’action du Créateur deux processus pourtant très distincts et absolument différents : l’émanation et la Création. L’émanation - qui n’est pas complètement exempte de nécessité puisque Dieu « émane » dans la conception de Martinès, contrairement au récit biblique et à la position dogmatique de l’Eglise, ni uniquement par « charité », ni pour faire participer ses créatures de son amour infini, mais pour avoir simplement des « témoins » de sa gloire, ce qui limite considérablement la perspective ontologique de l'intention de l'Etre éternel - relève d'une action bien particulière très différente de la Création. On peut de ce fait gloser pendant de longs développements sur la notion de « gloire », et le sujet ne manque pas d’intérêt, mais cet exercice est cependant d’une aide plus que réduite pour la compréhension du problème qui nous occupe, soit celui de la Création contrainte du monde matériel selon la doctrine de Martinès et le développement de l’histoire divine telle que présentée dans son Traité. Or, pour comprendre quel est le sens de la Création matérielle, il faut se pencher attentivement, non seulement sur ce qui différencie émanation et Création sur le plan ontologique, mais sur ce qui suivit l’émanation des esprits, car après l’émanation on assiste dans le récit de Martinès, à un évènement dramatique : la volonté des esprits célestes d’égaler Dieu dans sa puissance créatrice. En effet ces êtres émanés voulurent se rendre semblables à Dieu en générant des créatures spirituelles En conséquence de quoi l’univers matériel fut créé, et c’est là le point central de la conception martinésienne, de façon contrainte pour devenir le lieu fixe dans lequel seront emprisonnés les esprits pervers : « A peine ces démons, ou esprits pervers, eurent conçu d'opérer leur volonté d'émanation semblable à celle qu'avait opérée le Créateur, ils furent précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps, par la volonté immuable du Créateur.» (Traité, 15). Cette Création matérielle de l’univers physique, lieu de « ténèbres », de « sujétion » et de « misère impure », se différencie ainsi considérablement de l’émanation et de la génération des esprits. On n’est plus du tout, mais alors vraiment plus, dans le même cadre, on entre, du point de vue chronologique et métaphysique, dans le domaine de la sanction, de la privation, de l’exil et de la corruption, en quittant la région du rayonnement de la « gloire ». C’est pourquoi, pour éviter une confusion dont les conséquences seraient redoutables, visant à conférer à cet univers physique matériel les qualités ou les motifs de l’immensité divine en s’attachant aux formes terrestres vouées à la dissolution et l’anéantissement et en leur accordant une dignité et une destination qu’elles n’ont pas, Martinès met fermement en garde son lecteur : « Gardez vous, prévient-il, de confondre la création avec l'émanation ! La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant, mais l'émanation appartient aux êtres spirituels qui sont réels et impérissables. » (Traité, 138).
Il n’existe donc nulle possibilité d’établir un lien d’équivalence, ou de similitude, ni dans l’intention, ni dans l’exécution, entre l’émanation et la Création qui ne participent pas du tout du même processus mais relèvent de deux actions entièrement différentes, faisant qu’il n’y a pas une « double création » chez Martinès, proposition qui n’a strictement aucun sens, mais deux actions justifiées par deux causes extrêmement dissemblables. L’une est « l’émanation » pour la gloire de l’Eternel, l’autre la « Création » en punition de la prévarication. Et de l’une à l’autre il n’existe aucun rapport possible de comparaison ou d’équivalence, car elles portent sur des domaines essentiellement et substantiellement différents de par leur mode d’apparition à l’existence : « Les eaux qui se sont élevées jusqu'aux portes du firmament et qui ont dérobé toute la nature à vos yeux vous représentent le néant où était la nature universelle avant que le Créateur eût conçu, dans son imagination, d'opérer la création, tant spirituelle que temporelle. Il vous fait voir clairement que tout être temporel vient immédiatement par l'ordre de sa pensée et de sa volonté et que tout être spirituel divin vient directement de son émanation éternelle.» (Traité, 138) ; «...aucun être ne peut se revêtir de la substance d'une forme apparente, sans qu'elle ne soit composée de ces trois principes. » (Traité, 230), ceci montrant bien que pour être apparentes, les formes matérielles ne sont pas pour autant dépourvues de substance, loin de là même, puisque cette substance est composée de trois principes, soit d'une loi ternaire déterminée par une force de corruption, de dissolution et d'anéantissement, loi imposée en punition d'une "opération impure et mauvaise" (Traité, 30) !
Et la distinction entre émanation et création porte bien sur une différence substantielle comme l'explique Martinès : « Vous savez que le nombre ternaire est donné à la terre, ou à la forme générale, et aux formes corporelles de ses habitants, de même qu'aux formes des habitants célestes. Ce nombre ternaire provient des trois substances qui composent toutes les formes quelconques et que nous nommons principes spiritueux, soufre, sel et mercure, comme émanant de l'imagination et de l'intention du Créateur. Ces trois principes ayant été produits dans un état d'indifférence, l'axe central les a disposés et les a opérés pour leur faire prendre une forme et une consistance plus consolidée, et c'est de cette opération de l'axe central queproviennent toutes les formes corporelles, de même que celles dont les esprits pervers devaient se revêtir pour leur plus grande sujétion. C'est aussi, par conséquent, de ces mêmes substances qu’étaient composées les formes corporelles de Kaïn et de ses deux sœurs, dont nous expliquons maintenant le type. » (Traité, 73).
Retenons donc qu’à l'évidence il n'y a, non pas « deux créations » pour Martinès, mais une « émanation glorieuse », puis une « création matérielle » produite par un changement de la forme glorieuse en une forme de matière substantiellement impure, dite apparente puisque créée en punition de la prévarication ; et telle est la distinction extrêmement importante à ne jamais oublier sous peine de tomber dans des erreurs grossières. Cette vérité est au cœur central de la thèse martinésienne.
b) Distinction fondamentale entre l'émanation "quaternaire" et la Création "ternaire"
Et cette vérité se distingue en fonction de l’essence divine elle-même, qui est « triple » relativement à la création, et « quatriple » relativement à l'émanation. Tout ce qui touche à l’émanation d'Adam est régi par le quaternaire, tout ce qui touche à la création matérielle relève du ternaire : « Les esprits pervers sont assujettis aux mineurs, ayant dégénéré de leur puissance supérieure par leur prévarication. Les bons esprits sont également assujettis à l'homme par la puissance quaternaire, 4, qu'il reçut avec son émanation. Cette puissance universelle de l'homme est annoncée par la parole du Créateur, qui lui dit : “J'ai tout créé pour toi, tu n'as qu'à commander pour être obéi.” » (Traité, 16).
Ce qui est émané relève du quaternaire, ce qui est créé relève du ternaire : « ce fameux nombre ternaire de création de toute forme quelconque… » (Traité, 48), et ce ternaire préside à toute la création matérielle : « les trois essences spiritueuses qui composent les différentes formes corporelles de matière apparente, tant celles de l'être raisonnable que celles de l'être irraisonnable. Joignez ces deux nombres ternaires vous verrez, par leur produit sénaire, le nombre de création divine, ou les six pensées du Créateur pour la création universelle, générale et particulière. » (Traité, 60). La distinction fondatrice, qui distingue substantiellement émanation et création, est résumée ainsi par Martinès : « Le nombre ternaire apprendra à connaître l'unité ternaire des essences spiritueuses dont le Créateur s'est servi pour la création des différentes formes matérielles apparentes, et le nombre quaternaire nous apprend à connaître le nombre spirituel divin dont le Créateur s'est servi pour l'émanation spirituelle de tout être spirituel de vie, qui sont les esprits majeurs, vivant qui est donné au Christ et de privation qui sont les démons et les mineurs qui sont tombés sous leur puissance. » (Traité, 64).
La distinction entre « quaternaire » et « ternaire » est donc essentielle et fondamentale pour comprendre la différence ontologique qui sépare émanation et création, l’oublier participe d’une incompréhension profonde, absolue et radicale de ce qui fonde, et ce sur quoi repose, toute la doctrine de la réintégration :
3. Nombre appartenant à la terre ou à l'homme
4. Quatriple essence divine.
9. Démoniaque appartenant à la matière. (Traité, 66).
La barrière entre l'émanation et la création est donc infranchissable, elle sépare deux mondes, deux domaines antithétiques, dissemblables, irréconciliables et totalement étrangers l'un à l'autre, en raison de la pureté immatérielle de ce qui se rapporte à la divinité pour le premier domaine des esprits émanés, de l'impureté ténébreuse de ce qui appartient à la matière apparente pour les formes créées de ténébreuses .
c) L'apparence désigne le composé matériel créé irréel, mais en tant que fruit d’une « opération impure et d’une volonté mauvaise »
Il est d'ailleurs intéressant de se pencher un instant sur la notion "d'apparence" - sachant le caractère démoniaque de tout ce qui est de l'ordre de la matière pour Martinès -, et dont on voudrait faire une utilisation de ce terme "d'apparent" avec pour finalité de minorer l'aspect foncièrement impur du composé matériel, apparence qui n’est pas uniquement synonyme de fantasmatique ou de purement illusoire, de non concret, bien que cette idée soit effectivement présente chez Martinès, montrant une nette influence platonicienne en reprenant l’attribution de l’apparence, par une distinction qui est à la fois ontologique et épistémologique puisqu’elle se rapporte à divers degrés d’être, à des réalités appelées « formes » ou « idées » qui sont des « archétypes » conçus idéalement, dans le monde de l’esprit, et dont sont issues, par dégradation et éloignement les choses du monde sensible, néoplatonisme aisément décelable teinté de kabbale dont on sait les profondes tendances acosmiques qui possèdent des traces évidentes de dualisme et de gnosticisme regardant la Création, et surtout la matière, comme un rêve, une illusion qui doit s'évanouir pour retourner à l’Un à l'Absolu., position très voisines de la thèse védântine par excellence, mais dont Isaac Louira (+1572) poussera assez loin la problématique, notamment celle du chevirat hakelim (réparation de la fracture) dans son Sefer haGilulim.
Par delà le fait que soutenir que l’homme fut revêtu, par dégénérescence, d’une « matière apparente » en conséquence « funeste » de la chute, comme un accident affecterait une substance première qu’il recouvrirait, tel un « vêtement épais », en la « densifiant » - proposition transpirant les classiques thématiques dualistes et gnostiques radicalement insoutenable pour l’Eglise – essayer en parallèle de s’appuyer vainement, en désespoir de cause, sur « l’apparence » pour tenter d’acclimater le système de Martinès avec les positions ecclésiales, relève comme toujours de vues profondément chimériques renforçant plus encore l’incohérence d’une position cherchant d’impossibles conciliations dogmatiques, alors qu'il serait bien plus raisonnable et singulièrement plus honnête d'admettre les difficultés et de les assumer ou de s'en écarter en s'éloignant de thèses objectivement non solubles dans l'eau des déclarations conciliaires, ce qui ne peut qu'aboutir inévitablement à une impasse catégorique, stérile et inutile.
En effet, l'Eglise soutient que loin d’avoir conçu un monde de matière « apparente », c’est-à-dire un monde qui serait « faux, feint et simulé » (sic), Dieu a posé dans l’existence, a porté à l’être et à la réalité, le monde de la création, l'univers créé, comme étant un signe de sa propre manifestation, et c’est même, comme le soulignent tous les Pères, sa première manifestation pour que nous connaissions Dieu à partir, précisément des œuvres créées qui nous donnent une connaissance certaine du Créateur. Nul caractère « apparent » dans la Création ! Le livre de la nature matérielle est le seul livre écrit de la main de Dieu Lui-même, il n’est pas – proposition qui serait regardée comme saugrenue par n’importe quel théologien, une « apparence » (sic), y compris si l’on se tortille pour dire que cette apparence n’en est pas vraiment une, car elle n’est qu’une conséquence de la Chute. Car la Chute précisément selon l’Ecriture, a introduit un affaiblissement dans le monde matériel en y faisant entrer la mort, mais ne l’a pas rendu « apparent », elle ne l’a pas fait passer de la réalité à la simulation, de l’authenticité à la feinte, de l'objectivité à l'illusion ou à la fausseté. Ce monde matériel est tout à fait réel, concret et bon pour l’Eglise, le corps charnel de l’homme n’est en aucun cas une illusion, et surtout, il ne « souille » pas le corps glorieux en « altérant sa forme » (sic) !
La Création, même après la Chute, à partir des œuvres de Dieu - à partir de ses poèmes, "ta poiêmata", comme dit Paul – nous révèle Dieu Lui-même au point que l’apôtre dit que les païens sont inexcusables de ne pas avoir connu Dieu comme Créateur : « Ils sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous ; et ils ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (…) eux qui ont remplacé la vérité de Dieu par le mensonge et qui ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur, qui est béni éternellement. » (Romains I, 19-25). Si cette Création matérielle avait été « apparente » suite au péché d'Adam, alors ce sont les païens, n’y voyant pas la main de Dieu mais celle des esprits inférieurs actionnant les essences spiritueuses de l’axe feu central, qui auraient eu raison contre saint Paul !
Mais, ce qui renforce plus encore l'éloignement par rapport aux positions ecclésiales, c'est que ce qui est dit « apparent » ne signifie pas seulement inexistant ou irréel dans la langue de Martinès, même si ce sens est tout à fait exact, mais « créé », et en ce qui concerne la matière, créée de façon imparfaite, impure et souillée « puisqu'elle est le fruit de l'opération d'une volonté mauvaise » (Traité, 30). Le fait que la matière soit un mal, n’est lié à aucune notion « dualiste » qui la ferait coéternelle à Dieu, ce qui est une nouvelle erreur consécutive à une grave confusion entre les notions de temporalité et de substance, mais parce qu’elle participe d’une « opération impure et d’une volonté mauvaise », lui conférant un caractère ténébreux et mortifère, qui plus est produite par des esprits inférieurs agissant sur ordre du Créateur pour former les corps à partir des trois essences spiritueuses : « les esprits inférieurs, ayant reçu l'ordre du Créateur pour la construction de l'univers, ainsi que l'image de la forme apparente qu'il devait avoir, produisirent d'eux-mêmes les trois essences fondamentales de tous les corps, avec lesquels ils formèrent le temple universel (...) des esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256).
A ce sujet le Dictionnaire Universel Français et Latin, imprimé à Trévoux (1704-1771), qu’il est bon de consulter en effet si tant est qu’on veuille bien le lire, et surtout le citer correctement, donne de nombreuses acceptions au terme « Apparence ». Dans un premier sens, sous sa forme nominale féminine, en effet est dit relevant de l’apparence «La surface des choses, ce qui d’abord frappe les yeux (…). Se dit aussi de ce qui est opposé à la réalité, qui est faux, feint et simulé (…). Reste, marque, vestige, trace de quelque chose » (Trévoux, t. I, 1771, p. 485). Mais la définition est la suivante pour la forme adjectivale : « Apparent, ente, adj., 1. Ce qui est visible, certain, évident, dont on ne peut douter (…)….2. Se dit de ce qui n’est que vraisemblable (…) 3. Se dit aussi de ce qui est faux, qui paraît d’une façon et qui est de l’autre. » (Ibid., p. 486). On remarque donc un léger glissement sémantique, faisant que l’apparence peut désigner de trois manières une même réalité, mais dans les trois acceptions adjectivales, la question de la nature de cette apparence et la sa raison n’est pas abordée. Or, ce qui nous intéresse au premier chef, Martinès répond à cette question et nous indique que cette nature se rapporte à son caractère impur, « fruit d’une opération ténébreuse » et d’une « volonté mauvaise », par ailleurs produite par les esprits inférieurs pour y insérer les démons puis Adam. Et cette nature démoniaque ténébreuse n’est pas en rapport avec son apparence – qui relève du mode de conception par création et non par émanation - mais avec sa substance, qui elle est un produit, le résultat d’une « opération impure et d’une volonté mauvaise » (Traité, 30).
Nous sommes donc, dans le cadre de la matière apparente, face à deux domaines différents qui se conjuguent et renforcent deux caractères eux-mêmes tout à fait distincts et opposés :
1. L’émanation et la création /(réalité impérissable / forme apparente).
2. Formes glorieuse et matière impure / (volonté divine / opération mauvaise).
« Apparent » signale donc des formes matérielles créées, c’est-à-dire des causes secondes qui dépendent dans leur être de la pensée du Créateur : « Cette forme glorieuse n'est autre chose qu'une forme de figure apparente, que l'esprit conçoit et enfante selon son besoin et selon les ordres qu'il reçoit du Créateur.» (Traité, 47), mais des formes qui pour être dénuées de réalité véritable sur le plan des êtres émanés - le seul réel pour Martinès -, n'en sont pas moins substantiellement impures et mauvaises. Les formes apparentes dans le vocabulaire martinésien, sont ainsi des formes matérielles irréelles, fausses et mensongères, qui relèvent d’une finitude, d’une limite, témoignant d’une carence ontologique, mais qui sont également souillées, impures et ténébreuses, en raison de leur caractère passif et de leur origine : « L'homme porte sur sa forme la figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier. » (Traité, 79). Voilà pourquoi la carence ontologique dont est frappée la chair d’Adam, son enveloppe matérielle ténébreuse, est destinée à l’anéantissement précisément à cause de son caractère « apparent », ce qui veut dire qu'elle est destinée à la finitude et vouée à la dissolution contrairement aux être émanés impérissables car immatériels : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant, mais l'émanation appartient aux êtres spirituels qui sont réels et impérissables. » (Traité, 138) - Willermoz précise de même en des termes identiques à ceux de Martinès : « ce corps est un néant, parce que la matière générale dont ce corps est une faible partie, n’ayant point de réalité, mais seulement une apparence qui doit disparaître un jour, est véritablement un néant » (Jean-Baptiste Willermoz, FM 509, 3e Cayer [C]), B N Paris, I. De la liberté et des facultés des êtres spirituels et de leur émancipation).
Cette matière formant le corps charnel d'Adam, est donc désignée comme « apparente » pour Martinès, car elle est vidée de toute dimension spirituelle, provient d'un principe ternaire dépendant d'un nombre de corruption et de dissolution, elle est le fruit d'une origine impure, souillée, infectée et ténébreuse et doit donc être anéantie et non "spiritualisée" lors de la réintégration : « puisqu'elle est le fruit de l'opération d'une volonté mauvais » (Traité, 30).
d) Adam a été émané sous une "forme glorieuse" par nécessité
Par ailleurs, autre point singulièrement important pour notre réflexion à propos de ce qui distingue émanation et Création, la division entre monde matériel et immatériel, entre formes passives d’apparence de matière ténébreuse et formes impassives ne date absolument pas pour Martinès de la prévarication d’Adam, mais de la première prévarication des esprits pervers qui eut pour effet de contraindre le Créateur de créer « l’univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6). Adam apparaît ainsi sur la scène de l’histoire divine comme un esprit émané quaternaire, un être immatériel qui, de par sa faute, sera précipité dans un corps de matière ténébreuse formé, selon une loi ternaire, par les essences spiritueuses - « trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256) -, ce qui d’ailleurs, redisons-le une nouvelle fois, toutes ces thèses relèvent de conceptions que l’Eglise rejette violemment mais que Martinès professe et soutient, soit celle de l’ensomatose, c’est-à-dire de l’incorporisation d’un esprit immatériel, celui d'Adam, dans ce monde sensible - être préexistant au sein de la vie divine avant sa chute dans le corps - en raison d’une faute antérieure : « Vous savez que le Créateur émana Adam homme-Dieu juste de la terre, et qu'il était incorporé dans un corps de gloire incorruptible. » (Traité, 43). Mais si Adam a été placé initialement selon Martinès dans une forme purement spirituelle et glorieuse certes, cette forme toute glorieuse qu’elle fût répondait cependant à une nécessité, et pas des moindres.
De quelle type cette nécessité ?
Voici la réponse : « La forme dans laquelle Adam fut placé était purement spirituelle et glorieuse, afin qu'il pût dominer sur toute la création, et exercer librement sur elle la puissance et le commandement qui lui avaient été donnés par le Créateur sur tous les êtres. » (Traité, 47). L’homme a donc été émané en réalité, comme nous le constatons, non pour bénéficier d’un don gratuit, d’une vie libre non soumise à aucun objet particulier, offerte par un don gratuit pour le simple le bonheur de l’homme et de sa postérité, mais pour combattre les esprits pervers : « Nous comprendrons aisément, par cette figure, que l'homme n'avait été émané que pour être toujours en aspect du mauvais démon, pour le contenir et le combattre. La puissance de l'homme était bien supérieure à celle du démon, puisque cet homme joignait à la sienne celle de son compagnon et de son intellect et que, par ce moyen, il pouvait opposer trois puissances spirituelles bonnes contre deux faibles puissances démoniaques ; ce qui aurait totalement subjugué les professeurs du mal et, par conséquent, détruit le mal même. » (Traité, 16).
Ainsi ce caractère de « nécessité », présidant à toute la doctrine de la réintégration, va si loin - et c’est là un point qui n’est généralement pas du tout perçu dans ce qu’il signifie réellement sur le plan théorique par les commentateurs de Martinès – que sans la première prévarication des esprits révoltés Dieu n’aurait sans doute jamais créé l’homme, Adam, le mineur spirituel - « l'ordre de l'émanation des mineurs spirituels n'a commencé qu'après la prévarication et la chute des esprits pervers » (Traité, 233) - montrant bien que l’ensemble du corpus conceptuel martinésien est fondé, sous-tendu, appuyé sur cette loi de « contrainte nécessaire » qui participe d’une approche très différente de la gratuité de la Création telle qu’enseignée, et soutenue officiellement, par le dogme de l’Eglise qui insiste sur la fait que Dieu crée à partir « de rien » (ex nihilo ; 2 M 7, 28) un monde ordonné et bon, qu’Il transcende à l’infini, en une action créatrice indépendance de toute contrainte extérieure : Deus ex solis suae naturae legibus, et a nemine coactus agit. On le voit, la doctrine de la réintégration est une pensée singulièrement originale de par sa distance d’avec la conception de l’Eglise, possédant ses critères propres et sa logique interne spécifique, tant sur le plan métaphysique, spirituel et initiatique, qu’il convient de comprendre, pour ensuite les respecter, sous peine de tomber dans des divagations fantaisistes.
Une question cependant. La couche glorieuse où fut émancipé Adam, que le Traité nous présente comme « figurée par six et une circonférence » dont les six cercles signalaient les six pensées du Créateur utilisées pour la création du temple universel : « les six cercles, le Créateur représentait au premier homme les six immenses pensées qu'il avait employées pour la création de son temple universel et particulier » (Traité, 22), était-elle uniquement immatérielle ne comportant que « l’apparence de forme matérielle », ou bien avait-elle déjà en son sein des régions de matière ténébreuse ?
e) Les démons n’ont pas été enfermés dans un « chaos », ils ont été chassés du Ciel et sont restés des esprits
Tout d’abord une précision, cette couche n’est pas le temple universel, mais une « figure » de ce temple, ce qui est bien différent. Les circonférences tracées par l’Eternel lors de l’émancipation d’Adam, sont un symbole, un signe, mais non la chose même ; elles ont pour fonction d’évoquer, de représenter, tout en isolant et protégeant Adam, mais ne sont pas la réalité objective du temple universel, elles ne sont « qu'une forme de figure apparente », qui est transitoire aussi vite réintégrée que générée par l’esprit : « Cette forme glorieuse [dans laquelle Adam fut placé], n'est autre chose qu'une forme de figure apparente, que l'esprit conçoit et enfante selon son besoin et selon les ordres qu'il reçoit du Créateur. Cette forme est aussi promptement réintégrée qu'elle est enfantée par l'esprit. » (Traité, 47).
Ce premier point est important car il permet de comprendre que cette projection en forme de figure apparente, ne prétend pas être concrètement, le temple universel, mais uniquement son image, sa « figure » apparente. Reste toutefois à savoir, comme il nous a été donné de le lire non sans étonnement, si les essences spiritueuses détachées dans l’axe feu central en raison de la prévarication des démons, se trouvaient à l’état de « chaos indifférencié » assimilable à l’abîme d’avant la Création, considérant que leur opération leur avait valu un séjour dans la privation, c’est-à-dire, un simple éloignement de Dieu : «…c'est pour avoir tenté une opération opposée aux lois immuables du Créateur que les démons se trouvent n'avoir d'autre puissance que cette puissance quinaire de confusion et qu'ils sont précipités dans les abîmes de la privation divine pour une éternité. » (Traité, 240) ? Si on répond positivement, pour tenter de faire correspondre la position de Martinès avec le texte de la Genèse par une acrobatie thématique entre la couche spirituelle, dans laquelle le Créateur plaça son premier mineur et l’abîme de la privation divine – même si on est encore très loin des définitions dogmatiques de l’Eglise mais disons que l’intention de s’en approcher est assez aisément décelable malgré une impossibilité catégorique que certains se refusent à admettre – alors on peut donner libre cours à une relecture assez osée du Traité, allant jusqu’à soutenir, en inférant « l’abîme de privation » avec le « tohu bohu » de Genèse I, une très hypothétique correspondance avec « l’exégèse des Pères de l’Eglise », ce qui d’ailleurs n’aurait pas manqué de faire sursauter vigoureusement les vénérables auteurs placés sur les autels des différentes confessions chrétiennes, sans même parler de leurs prévisibles réactions s’ils avaient pu se pencher sur les thèses du Traité de Martinès. Ce type d’exercice visant à faire rentrer dans le moule ecclésial la pensée martinésienne, auquel nous sommes à présent habitué, se heurte cependant à une sérieuse difficulté, et elle n’est pas mince : c’est qu’on ne peut assimiler la création matérielle consécutive à la prévarication des esprits rebelles à « l’abîme » sur lequel l’esprit de Dieu planait au tout début de la Création. Le passage de l’Ecriture : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme et l’Esprit de Dieu reposait sur les eaux » (Genèse I, 1-2), ne fait pas du tout écho à une sanction, à une région matérielle constituée pour y enfermer les démons, ces deux versets indiquent l’acte et l’état primitifs qui ont servi de point de départ à l’œuvre ordonnatrice d’où est procédé l’univers tel que nous le contemplons actuellement, et c’est cette définition qui est reprise et sur laquelle insistent tous les Pères de l’Eglise, la plupart se refusant à spéculer sur l’intervalle entre les deux versets de Genèse 1, 1 et Genèse 1, 2. Aucun d’eux ne soutient l’idée d’une identité entre l’abîme sur lequel l’Esprit de Dieu reposait, et un lieu où les démons auraient été placés dans une sorte de magma indifférencié, de situation latente et intermédiaire, et ceci pour une raison évidente, c’est que les démons pour la dogmatique chrétienne, n’ont pas été enfermés dans un « chaos » fût-il originel, en réponse à leur révolte, ils ont été chassés du Ciel certes, mais ils sont restés des esprits !
f) La Création du monde matériel est une conséquence de la prévarication
Très différente la position de Martinès, vis-à-vis de laquelle il ne peut y avoir nulle contestation, pour lui le monde matériel a été conçu, avant l’émanation d’Adam, pour servir de prison aux esprits révoltés ! Il le rappelle constamment dans le Traité, et ajoute ceci sur quoi il importe d’insister : sans prévarication il n’y aurait jamais eu de Création, et ce point est en contradiction absolue, encore une fois, d’avec la conception de la Création selon le dogme de l’Eglise pour lequel la Création n’est pas une conséquence de la Chute, mais un don d’amour, l’expression d’une générosité diffusive, un témoignage de pure Charité. Avec Martinès la tonalité est donc tout autre, radicalement autre même comme on peut en juger : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors de l'immensité, il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. Par conséquent, Israël, les mineurs hommes n'auraient jamais été possesseurs de cette place et n'auraient point été émanés de leur première demeure ou, s'il avait plu au Créateur de les émaner de son sein, ils n'auraient jamais reçu toutes les actions et les facultés puissantes dont ils ont été revêtus de préférence à tout être spirituel divin émané avant eux. » (Traité, 237).
Est-ce clair, ou est-il encore besoin d’y insister ?
Soulignons tout de même, en insistant car il importe de le faire, sur ce passage significatif où est soutenue l’affirmation énorme, absolument insoutenable pour le dogme de l’Eglise, portant sur l'acte de Création de l’Eternel motivé par la prévarication : « Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. Par conséquent, Israël, les mineurs hommes n'auraient jamais été possesseurs de cette place et n'auraient point été émanés. » (Traité, 237).
Il n’est donc pas question lors de l’émanation d’Adam, qui surgit dans un univers marqué par la prévarication des esprits précipités dans les fers de la matière ténébreuse, d’une Création conservée « pure, glorieuse et lumineuse, inondée de l’Esprit de Dieu » (sic) - soutenir ceci n’a strictement aucun sens et participe d’une vue illusoire forgée par la volonté de plier Martinès à des conceptions dogmatiques qui lui sont étrangères et dont il est très éloigné en raison de ses thèses qui tombent toutes sous le coup des plus sévères et rigoureuses censures ecclésiales et conciliaires -, mais d'un univers déjà distingué en trois parties : l’Immensité divine, l’Immensité surcéleste et l’Immensité céleste contenant le Monde terrestre, univers qui vient de traverser un drame consécutif au surgissement abominable du « principe du mal spirituel » (Traité, 5). Et cette idée centrale qui fonde la pensée de Martinès, à savoir que sans la prévarication aucun changement - ce qui signifie aucune création matérielle terrestre - ne serait intervenu, est sans cesse expliquée tout au long du Traité qui en fait quasiment une réitération constante de son exposé doctrinal en insistant sur le fait que la prévarication d’Adam a fait descendre l’homme et toute sa postérité dans un monde, non pas émané, mais créé, et l’a fait descendre sous une forme matérielle différente de celle des mondes supérieurs où il avait été émancipé, nous montrant que la Création qui suivit la prévarication des premiers esprits n’a, et à aucun moment, était ni créée, ni placée dans un état glorieux : « Oui, si ce premier mineur n'eût point prévariqué, il ne serait jamais devenu habitant de ce monde terrestre matériel, il n'aurait point désuni sa puissance divine quaternaire pour la rendre simplement inférieure et ternaire, ainsi que te le prouve le simple triangle sensible où sont attachés trois corps planétaires, la Lune, Vénus et Jupiter. Mais cette prévarication a fait descendre l'homme sur cette surface et l'a précipité dans un monde tout opposé à celui pour lequel il avait été émancipé. Tu vois en effet que le monde céleste conserve toujours la forme de son origine et sa similitude avec le surcéleste et le divin, mais le monde inférieur n'a qu'une forme matérielle et différente de celle des trois mondes supérieurs. C'est par la désunion que tu aperçois dans le double triangle de ce monde sensible que tu peux concevoir la privation du premier mineur et de ceux qui résident dans ce lieu de ténèbres, privation qui assujettit ces mineurs spirituels aux peines du corps et à celles de l'esprit. » (Traité, 242).
Conclusion : il faut, d'abord et avant tout, avant que de s'exprimer sur ces sujets, apprendre la nécessité de toute chose créée et celle de tout être émané et émancipéQuant à la place occupée par Adam originellement, elle a été souillée puis purifiée par l’Eternel, et c’est dans ce lieu de nouveau saint, ce cercle qui n’aurait point été émané s’il n’y avait eu une première prévarication – de même qu’il n’y aurait pas eu de création matérielle - que la postérité humaine doit être réintégrée : « Apprends de moi que cette même place existe et existera dans toute sa propriété éternellement. Elle a été souillée par la prévarication d'Adam, mais elle a été purifiée par le Créateur, ainsi que te l'assure la réconciliation du premier homme. Oui, c'est dans ce saint lieu qu'il faut que la postérité mineure spirituelle d’Adam soit réintégrée. C'est le premier chef-lieu que le mineur a habité, dès son émancipation divine, et la prévarication du premier homme ne l'en a exclu que pour toute la durée du temps. Observe donc ici que c'est l'émancipation de ce cercle mineur qui désigne et qui complète la quatriple puissance divine, sans laquelle le mineur n'aurait aucune connaissance parfaite de la Divinité. L'émanation de ce cercle n'aurait point eu lieu sans la prévarication des démons ; sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; n'y ayant eu ni l'une ni l'autre, il n'y aurait point eu d'immensité surcéleste ; toute action d'émanation spirituelle se serait faite dans l'immensité divine, de même que toute espèce de création de puissance pour les esprits émanés dans cette même immensité. Considère donc ce qu'a occasionné la prévarication des mauvais esprits ; réfléchis sur cette création universelle, réfléchis sur ton émanation. Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224).
3. Instruction secrète des Chevaliers Profès, op.cit.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. L’étude des sources de Martinès, qui n’ont point permis pour l’instant d’arriver à une conclusion certaine, laisse cependant penser à une nette influence judéo-chrétienne chez le thaumaturge bordelais, non exempte de liens avec les enseignements de la kabbale : « La particularité magico-théurgique de Martines s'analyse par rapport à la kabbale. Sa théurgie comme sa théosophie ne sont pas spécifiquement kabbalistiques, de plus elles s'expriment dans un contexte chrétien inaliénable. Une influence par résonance de la kabbale n'est toutefois pas à exclure, voire l'influence directe de certains ouvrages. En kabbale comme chez Martines, priment les thèmes théosophiques de la descente et de la remontée ; de la chute, de la dispersion et de la restauration, de la réintégration. » (R. Amadou, Introduction au Traité sur la Réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion Rosicrucienne, 1995, pp. 22-25). Assez crédible donc l’idée, d’une probable influence du judaïsme, ou plus exactement du judéo-christianisme primitif dont tout indique qu'il fut très proche des positions religieuses de l'ébionisme ou de l'elkassaïsme sur Martinès, même si certaines analogies peuvent être démontrées entre le Traité et les textes des écoles gnostiques chrétiennes et des kabbalistes, quoique Martinès soit un catholique de parents eux-mêmes catholiques, qui sera baptisé puis se mariera à l'Eglise, faisant ensuite baptiser ses enfants, et ayant, à de multiples occasions, largement prouvé son respect à l'égard de l'institution ecclésiale romaine, tout en prônant la pratique d’un culte de nature théurgique calqué sur les méthodes préconisées par les grimoires magiques médiévaux.
7. Origène est né en Egypte dans une famille chrétienne vers l'an 185. Il reçut une formation hellénique et une éducation biblique dans sa famille. Son père était citoyen romain. Lors de son voyage en Egypte, l'empereur Septime Sévère (193-211) prit des mesures draconiennes (193-211) contre les chrétiens. Le père d'Origène fut mis à mort en 202 par décapitation ; Origène, qui avait alors 17 ans, assista à sa mort et aurait voulu le suivre dans le martyr mais sa mère, en cachant ses vêtements, l’en empêcha. Vers 207 Origène rencontra des païens désireux de mieux connaître la religion chrétienne. La connaissance qu'il possédait de la philosophie grecque lui permit de dispenser un enseignement destiné à des païens qu'il conduisait à la conversion. Il tissa de ce fait des liens profonds avec le platonisme alexandrin de son temps, reprenant le projet de Pantène et de saint Clément d’Alexandrie, qui consistait à former une sorte d'université, la Didascalée, où toutes les sciences humaines étaient mises au service de la théologie. Désigné comme le successeur de saint Clément d'Alexandrie qui avait été à la tête de l'école catéchétique, il y enseigna entre 212 et 231.Vers 250, lors de la persécution de Dèce, Origène est arrêté et torturé. Retrouvant sa liberté, il meurt peu après, des suites de ses blessures, à Tyr en 252.
Parmi ses écrits, on distingue :
- Les Commentaires sur l'Ecriture Sainte.
- Le Traité Sur les Principes (De principiis).
- De nombreux livres d'exégèse, des homélies, de controverses : Apologie du christianisme contre Celse, De la prière, l'Exhortation au martyre, etc.
8. Après qu’Erasme en eut prit l’initiative à Bâle dès 1536, un édition intégrale d’Origène fut entreprise en France par le père Charles de la Rue, bénédictin, mort en 1739, continuée par dom Charles-Vincent de la Rue, son neveu, qui donna le dernier volume annoté des Origeniana à Paris, en 1759. Cette édition aura un écho significatif auprès des érudits, chercheurs et théologiens, et il apparaît plus que vraisemblable, même s’il nous manque l’inventaire de sa bibliothèque qui nous eût été d’une aide appréciable, que Willermoz accéda à cette édition et y puisa ses références doctrinales.
9. C. Tresmontant, La Métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, Seuil, 1961, pp. 395 ; 421.
10. S. Le Nain de Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. III, p. 585.
11. Alain Marboeuf, dans son étude sur la recherche des sources judéo-chrétiennes qui ont influencé le système théologique et philosophique de Martinès de Pasqually rattachant ce dernier à la gnose valentinienne, place Origène dans la liste des Pères ayant combattu le gnosticisme, entre Clément d’Alexandrie et saint Athanase : « Les branches du rameau gnostique chrétien sont d’abord judéo-chrétiennes, les subtilités théologiques qui les séparent du Judaïsme ou du Christianisme orthodoxes étant parfois ténues. Citons, par ordre chronologique : les Séthiens, le Mandéisme qui correspond à la branche du Baptiste, les Ebionites, le Marcionisme, le Manichéisme, l’Arianisme, le Nestorianisme. Certains de ces mouvements ne sont maintenant connus qu’au travers des hérésiologues vivant aux II-IIIème siècles et aux Pères de l’Eglise : Saint-Irénée de Lyon (v.130-v. 202), Clément d’Alexandrie (150-v.211), Tertullien (v. 155-v.222), Origène (v.185-253), Saint-Athanase (v.294-373), Saint-Grégoire de Naziance (v.330-v.390), Saint-Grégoire de Nysse (v.335-v.394), Saint-Augustin (354-430). » (A. Marboeuf, Martinès de Pasqually et La Gnose Valentinienne,The Rose+Croix Journal 2008 – Vol 5, p. 63).
12. Martinès, qui parle longuement du péché d’Adam comme cause de sa chute, insiste clairement, ce qui l’éloigne du gnosticisme stricto sensu, sur le fait que le mal ne provient que de la créature non du Créateur : « La création n'appartient qu'au Créateur et non à la créature. Les pensées mauvaises sont enfantées par l'esprit mauvais, comme les pensées bonnes sont enfantées par l'esprit bon, c'est à l'homme de rejeter les unes et de recevoir les autres, relativement à son libre arbitre qui lui donne droit de prétendre aux récompenses de ses bonnes œuvres, mais qui peut aussi le faire rester pour un temps infini dans la privation de son droit spirituel. Le mal, je le répète, ne prend son origine ni du Créateur ni d'aucune de ses créatures particulières. Il ne vient que de la pensée de l'esprit opposé aux lois, préceptes et commandements de l’Eternel, pensée que l'Eternel ne peut pas changer dans cet esprit, sans en détruire la liberté et l'existence particulière, comme il a été dit ci-dessus. » (Traité, § 15, « origine du mal »). Il n’y a donc aucune « substantialité » du mal chez Pasqually alors que c’est le cas chez les gnostiques : « L'on peut voir, par tout ce que je viens de dire, que l'origine du mal n'est venue d'aucune autre cause que de la mauvaise pensée suivie de la volonté mauvaise de l'esprit contre les lois divines, et non pas que l'esprit même émané du Créateur soit directement le mal, parce que la possibilité du mal n'a jamais existé dans le Créateur. Il ne naît uniquement que de la seule disposition et volonté de sa créature. Ceux qui parlent différemment ne parlent pas avec connaissance de cause des choses possibles et impossibles à la Divinité. » (Traité § 17, « Dieu est juste, sans mal possible en lui »).
13. Cardinal Henri de Lubac, Histoire et Esprit : L'Intelligence de l'Écriture d'après Origène, Éditions du Cerf, 2002.
14. Origène, De Princip., III, 5, 4, K.
15. Ibid.
16. Origène, De Princip., op.cit.
17. Ibid.
18. De Princip., op.cit.
19. Ibid.
20. Ibid.
21. J. Daniélou, s.j., Origène, La Table Ronde, 1948.
22. J. Daniélou, Henri de Lubac, Hans Urs Von Balthasar, P. F. Marlière, Mgr A. Léonard, etc.
23. Instruction du grade d’Ecuyer Novice, 1778, Bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas, la Haye, Fonds Kloss, F XXVI 113‑10.
24. Jean-Baptiste Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des Grands Profès, Ms 5.475, BM Lyon.
25. J. de Maistre, Essai sur le Principe Générateur des constitutions politiques, § 15, P. Russand, Lyon, 1833, pp. 18-20 ; 22-23 ; 28.
Publié dans Culte primitif, Doctrine, Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Histoire, Illuminisme, Jean-Baptiste Willermoz, Livres, Martinès de Pasqually, Martinésisme, Martinisme, Métaphysique, Mystique, Philosophie, Régime Écossais Rectifié, Religion, Spiritualité, Théologie, Théosophie | Lien permanent | Tags : doctrine, ésotérisme, franc-maçonnerie, histoire, illuminisme, livre, martinésisme, martinismemétaphysique, mystique, philosophie, religion, spiritualité, théologie, théosophie | | | Facebook | |
dimanche, 09 septembre 2012
Martinès de Pasqually et la doctrine de la réintégration
Création nécessaire, transmutation du mineur émané
et anéantissement de la matière
lors du retour des êtres à leur primitive origine et puissance spirituelle divine
Jean-Marc Vivenza
« Sans cette prévarication,
il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle,
soit terrestre, soit céleste ; (...)
Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée,
et celle de tout être émané et émancipé. »
(Traité, 224)
Nous avons, en préambule à ce troisième volet de nos analyses portant sur la théorie de la matière chez les maîtres du XVIIIe siècle, un grand bonheur à le rappeler et le réaffirmer : toute la doctrine Martiniste prend sa source chez Martinès de Pasqually (+ 1774), qui en est, à de nombreux égards, l'incontestable père fondateur, le premier prophète, le surprenant inspirateur éclairé, l'annonciateur exceptionnel et l'extraordinaire révélateur, puisque sa pensée est à la base des écrits et de l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et inspira l'édification du système maçonnique connu sous le nom de Régime Ecossais Rectifié, que réalisa Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) lors du Convent des Gaules en 1778, et du Convent de Wilhelmsbad en 1782.
On mesure donc combien, toutes les âmes de désir d’aujourd’hui sont profondément redevables de l’œuvre réalisée par Martinès, ceci devant entraîner à notre avis, un immense respect envers l’homme - quelles que soient ses faiblesses et il en eut de nombreuses -, ainsi qu’une pieuse reconnaissance et un juste attachement à sa doctrine. Certes, nous ne cachons pas, et nous ne nous privons pas de le souligner dans la continuité des analyses du Philosophe Inconnu, notre distance critique d’avec les méthodes et pratiques théurgiques du culte primitif afin de réaliser, prétendument, la « réconciliation de l’homme et de l’univers », jugeant plus que problématiques les sources et les formes de cette théurgie inutile et dangereuse, d’autant que l’interne, depuis la venue du Divin Réparateur, est une voie infiniment plus directe, sûre, et sainte, offerte par « pure grâce » à l’homme, afin qu’il atteigne l’invisible et entre dans le cœur de Dieu qui est le seul Sanctuaire où nous avons à célébrer notre culte.
Mais cette distance signalée et exprimée à l’égard des méthodes proposées aux émules de son Ordre des élus coëns par le théurges bordelais, ne change en rien notre entier attachement vis-à-vis de la pensée de l’auteur du Traité sur la réintégration, qui reste et demeure, à notre avis, un élément fondamental sur le plan théorique pour ceux qui souhaitent s’avancer vers la lumière, pensée qu’il nous faut donc impérativement, à l’exemple de Willermoz et Saint-Martin - qui simplement la purifièrent en écartant les deux points délicats qu’elle comportait [1] -, travailler, approfondir et étudier avec une réelle attention, car représentant un authentique trésor spirituel qui nous a été légué providentiellement, faisant apparaître évidemment sur plusieurs points significatifs des écarts importants d’avec les positions dogmatiques de l’Eglise, ce qu’il faut reconnaître et à notre sens assumer et non chercher à corriger en transformant l’héritage reçu de l’Histoire, sous peine de s’éloigner totalement, non seulement de l’authenticité doctrinale martinésienne, mais également de l’enseignement willermozien et saint-martiniste qui en est le prolongement. L’enjeu est donc très important.
I. L’émanation et la révolte des esprits selon Martinès de Pasqually
Willermoz et Saint-Martin,
bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique,
conservèrent intégralement la doctrine de Martinès
portant sur la réintégration des êtres,
dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Il faut commencer par réaffirmer que Martinès c’est d’abord et avant tout une doctrine, présentant de nombreux aspects surprenants, possédant une cohérence et nous fournissant, sur de nombreux aspects obscurs de l'Histoire universelle, des éclairages essentiels, offrant, à celui qui prend la peine de s'y pencher un instant, d'entrer dans l'intelligence des causes premières et la compréhension de vérités qui lui étaient jusqu'alors inconnues. Et ce qui est extraordinaire, c’est que cette doctrine qui véhicule des thèses judaïques, platoniciennes et origénistes, semble surgir brutalement et apparaître sur le devant de la scène initiatique au XVIIIe siècle sans qu’il soit possible, pour l’instant du moins, d’en repérer l’itinéraire exact de transmission à travers les âges.
Quoi qu’il en soit, et pour ce qui regarde l’examen des sources nous renvoyons à notre ouvrage Les élus coëns et le Régime Ecossais rectifié, cette doctrine, après la mort de Martinès en septembre 1774, devint celle de Willermoz et Saint-Martin, qui, bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique, la conservèrent intégralement dans sa pureté pour tout ce qui touche aux grandes questions relatives à l’émanation des esprits célestes, la révolte des anges, la chute d’Adam, la réconciliation de l’homme, la venue du Messie et la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Et ces questions surgissent dès les premiers mots du Traité où Martinès nous révèle que « Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine » (Traité, 1), déployant immédiatement, devant les yeux admiratifs de son lecteur, toute l’histoire du devenir de cette émanation primitive, premier acte qui ouvre le grand livre du développement dialectique et religieux des mondes visibles et invisibles (surcéleste, céleste et terrestre). Cependant, et ce qui est réellement remarquable, c’est la manière dont Martinès va présenter les événements qui succèderont à cette émanation initiale, puisque, les premiers esprits angéliques s’étant révoltés (Traité, 4 & 5), seront chassés « de leur habitation spirituelle pour y avoir causé une dissension horrible » (Traité, 224).
Les esprits rebelles furent emprisonnés dans la matière,
pour empêcher que tout soit infecté,
à cause de la prévarication qui venait de survenir,
provoquant une désorganisation générale épouvantable.
Les esprits rebelles - et nous sommes ici en présence de la thématique centrale de Martinès qui, apparaissant très vite dans son Traité, va conditionner toute sa doctrine -, furent emprisonnés dans la matière, car il fallait répondre et faire face à une situation inacceptable de révolte, et surtout empêcher que tout soit infecté, à cause de cette prévarication qui venait de survenir, provoquant une désorganisation générale épouvantable. Dieu ordonna donc que les esprits pervers, c’est-à-dire les démons et leur chef, soient « précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps » (Traité, 15), et pour ce faire demanda aux esprits mineurs ternaires de procéder à la création de l'univers matériel pour qu'il devienne ce « lieu ténébreux », une prison, une infranchissable barrière, une borne hermétiquement fermée et close de manière à y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation », pour que les forces négatives hostiles soient maintenues fermement éloignées et contraintes en des domaines étrangers : « A peine les esprits pervers furent bannis de la présence du Créateur, les esprits inférieurs et mineurs ternaires reçurent la puissance d'opérer la loi innée en eux de production d'essences spiritueuses, afin de contenir les prévaricateurs dans des bornes ténébreuses de privation divine. » (Traité, 233).
II. Le caractère « nécessaire » de la Création pour Martinès
La création de l’univers matériel fut donc imposée à Dieu pour y enfermer les esprits révoltés, de sorte qu’ils soient contenus et emprisonnés dans un cachot en forme de lieu de privation. On voit donc immédiatement la grande différence d’avec la foi officielle de l’Eglise qui repousse vigoureusement sur le plan dogmatique une telle vision (raison pour laquelle l’origénisme, qui postulait des thèses semblables, fut condamné lors du concile de Contantinople II en 553), insistant constamment sur le bienfait de la Création matérielle, témoignage de l’amour de Dieu à l’égard du monde et de ses créatures, Eglise qui ne peut que refuser avec force l’idée d’une création de la matière motivée par la nécessité d’y enserrer les démons.
« Sans cette première prévarication,
aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ;
il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ;
il n'y aurait eu aucune création de borne divine,
soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre,
ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création.
Tu ne peux douter de tout ceci,
puisque les esprits mineurs ternaires
n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine,
pour opérer la formation d'un univers matériel. »
(Traité, 237)
Or, les nombreux passages décrivant cette Création « nécessaire » sont, à l'évidence, extrêmement clairs et précis chez Martinès, qui n'hésite pas à exprimer sa vision à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration, comme il le fera dans le « Grand discours de Moïse » où il écrit : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224) ; puis, un peu plus loin : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ; il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ; il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237) ; ou encore plus explicite : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.)
« La matière première ne fut conçue par l'esprit bon
que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais
dans un état de privation….cette matière n'a été engendrée…
que pour être à la seule disposition des démons. »
(Traité, 274.)
Pourtant, et c’est là un point solennel de la foi de « l’Eglise » entendue au sens générique du terme car toutes les confessions chrétiennes adhèrent à la même conception de la création, Dieu créa l’univers matériel par amour, non par contrainte, l’acte de création n’eut aucun caractère de nécessité, il fut un pur don divin, une offrande témoignant de l’amour du Créateur. Et l’Eglise insiste particulièrement sur ce point, nous amenant à souligner que l’on touche ici à un sujet fondamental, crucial même sur le plan dogmatique, car de la nature de la Création dépend en effet la perspective et les modalités futures du Salut pour l’homme. [2]
Cette insistance préalable de la part de l’Eglise, participe d’une volonté d’écarter toute idée de « nécessité » dans l’œuvre créatrice de Dieu, car en aucun cas Dieu créa cet univers pour que les démons puissent « exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6), affirmation regardée avec épouvante par les théologiens. L’univers matériel pour l’Eglise est le fruit d’un don d’amour : « C’est une vérité fondamentale que l’Écriture et la Tradition ne cessent d’enseigner et de célébrer (….) Dieu n’a pas d’autre raison pour créer que son amour et sa bonté : "C’est la clef de l’amour qui a ouvert sa main pour produire les créatures" (S. Thomas d’A., sent. 2, prol.). » (CEC, § 293). Jamais au grand jamais, pour l’Eglise, Dieu ne créa l’univers matériel « pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons » (Traité, 274). Bien au contraire, tous les théologiens affirment : « Nous croyons que Dieu a créé le monde selon sa sagesse (cf. Sg 9, 9). Le monde n’est pas le produit d’une nécessité quelconque. Nous croyons qu’il procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté : "Car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient, et elles furent créées" (Ap 4, 11). "Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Toutes avec sagesse tu les fis " (Ps 104, 24)." Le Seigneur est bonté envers tous, ses tendresses vont à toutes ses oeuvres " (Ps 145, 9). » (CEC, § 295).
Nous le voyons, il est hors de question pour l’Eglise d’accepter la moindre contrainte dans l’action du Créateur, faisant qu’une proposition ainsi formulée par Martinès : « le Créateur, voulant punir l’orgueil et la prévarication des premiers esprits qu’il avait émanés de son sein, et établir pour eux un lieu de privation, où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice et tout le pouvoir qui était inné en eux dès leur émanation, conçut dans son imagination le plan de cet univers physique, pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine » (cf. Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns, BM de Lyon, ms. 5919-12), est un quasi blasphème tout à fait insupportable, et qui entraîna des anathèmes les plus formels lors du concile de Constantinople II en 553. [3]
« Le Créateur, voulant punir l’orgueil
et la prévarication des premiers esprits
qu’il avait émanés de son sein,
et établir pour eux un lieu de privation,
où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice…
conçut dans son imagination le plan de cet univers physique,
pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine.»
(Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns,)
Or, et c’est là toute la difficulté qu’il est inutile de cacher, pour Martinès - cette doctrine étant reprise par la suite par ses deux principaux disciples Willermoz et Saint-Martin allant jusqu’à former une part essentielle des Instructions secrètes du Régime rectifié comme de la pensée saint-martiniste -, la création matérielle, si elle n’est pas l’œuvre d’un démiurge ce qui serait du pur gnosticisme, néanmoins, est la résultante d’une faute préalable, elle est une réponse à la prévarication des esprits révoltés contre l’Eternel, puis, dans un second temps ce qui renforce plus encore le problème, sera l’œuvre sacrilège d’Adam opérant contre la volonté du Créateur «devenu impur par son incorporisation matérielle» (Traité, 140), enfermé charnellement dans un « ouvrage impur fruit de l'horreur de son crime » (Traité, 23).
Le monde matériel n’est donc pas du tout chez Martinès le fruit d’un « don » de Dieu créé par gratuité, lui ayant fait dire après les six jours que « tout cela était bon », mais il s’est au contraire imposé à Dieu par nécessité afin d’enserrer les démons, puis l’homme à son tour, dans une « prison de matière » : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.). C’est en réalité du pur Origène (185-253), le seul des pères de la primitive Eglise avec Evagre le Pontique (346-399), à avoir soutenu une telle thèse !
III. Adam créé pur esprit immatériel, transmué en une « forme de matière »
Mais Martinès, non content de s’écarter entièrement des affirmations dogmatiques de l’Eglise sur le sujet de la Création, expose de plus la thèse d’un Adam tout d'abord, dans sa première propriété, pourvu d'un corps de gloire immatériel et non pas constitué de chair, ce qui n'adviendra pour son malheur, selon le thaumaturge bordelais, qu'après la Chute. A l’origine soutient Martinès, l'Eternel conféra à Adam, après l'avoir produit conformément à son image et à sa ressemblance, un « verbe de création » le détachant « de son immensité divine pour être homme-Dieu sur la terre (...) Adam avait donc en lui un verbe puissant, puisqu'il devait naître de sa parole de commandement, selon sa bonne intention et sa bonne volonté spirituelle divine, des formes glorieuses impassives et semblables à celle qui parut dans l'imagination du Créateur. » (Traité, 47). De la même manière, et en conformité avec « l'image et la ressemblance » qu'il avait reçues du Tout Puissant : « Dans son état de gloire, ce premier mineur n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse et encore moins matérielles, mais au contraire toutes sortes d'actions et d'opérations spirituelles de formes glorieuses. (...) Ces formes glorieuses n'étaient point sujettes au temps, non plus qu'Adam lui-même... » (Traité, 239).
« Dans son état de gloire, ce premier mineur
n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse
et encore moins matérielles,
mais au contraire toutes sortes d'actions
et d'opérations spirituelles de formes glorieuses.»
(Traité, 239).
Puis, par le Traité sur la réintégration, nous apprenons qu’Adam se livra, de manière coupable, à un terrible forfait, mettant en œuvre les forces qu'il possédait de par sa puissance et son pouvoir, une inqualifiable « opération » dite de création. Tel fut son péché – le péché originel, le péché des origines – Adam désobéit à Dieu et d’agent privilégié de l’Eternel ayant à œuvrer à la réconciliation universelle, il s’assimila aux démons dont il sera pourvu d’un même corps matériel. Martinès nous explique alors sans détour, ne laissant subsister aucun doute sur la teneur singulière de sa doctrine, comment s'est produite la dégradation d'Adam, comment, lui qui bénéficiait d'une forme glorieuse immatérielle, fut changé et précipité dans un corps de matière : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle provenue de son opération horrible.Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24.)
Recevant en punition de son crime un corps de matière, Adam dès lors chercha à s’extraire de cette prison ténébreuse afin d’être réuni de nouveau à la source spirituelle d’où il fut émané.Adam, selon Martinès, par sa Chute, entraîna à sa suite le monde créé dans une horrible dépravation ; les traces du mal y sont universellement visibles, et la souffrance, la mort, l’adversité, les ronces, les épines et bien d’autre choses encore témoignent tragiquement de cette sinistre réalité, comme le dit l’apôtre Paul, « toute la création ensemble soupire » en attente de la délivrance des chaînes auxquelles elle est assujettie (Romains 8, 19-22).
« Cette matière ...tombera dans un terrible dépérissement,
où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution.
(...) tout se rapprochera de sa fin par gradation
et retournera à son premier principe. »
(Traité, 227).
On prendra donc soin de distinguer « l'émanation » du premier Adam de la « création » matérielle de ce même Adam, mais cette fois réalisée en punition de son crime et l'introduisant dans le temps, l'espace et l’incarnation grossière de la chair, chair reçue en rançon du péché. Le récit biblique de la Création en six jours, qui porte sur la génération des formes matérielles et la sortie du limon de la créature déchue, est d'ailleurs ainsi expliquée et interprétée par Martinès qui, s’il accorde à Dieu l’idée du monde matériel, lui dénie sa création en six jours : « Le nombre de jours, que je donne aux six opérations de la création, ne peuvent appartenir à l'Eternel, qui est un être infini, sans temps, sans bornes et sans étendue, mais ces six jours annoncent la durée et les bornes du cours de cette même matière, c'est-à-dire que cette matière durera six mille ans dans toute sa perfection et, le septième, elle tombera dans un terrible dépérissement, où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution. (...) le nombre septénaire, qui a donné perfection à tout être créé, est le même qui détruira et abolira toutes choses. De même qu'il a opéré dans le principe pour faire subsister tout ce qui existe dans cet univers matériel, de même il opérera à la fin pour la démolition de son ouvrage. (...) tout se rapprochera de sa fin par gradation et retournera à son premier principe. » (Traité, 227).
IV. La chair « dégénérée » et « impure » d’Adam après la Chute
La corporalité que nous assumons, non sans souffrance depuis la Chute, comme nous l’expose le Traité sur la réintégration, composée d’une nature identique à la substance d’un monde créé pour emprisonner les esprits pervers, est donc pour Martinès qui y insiste positivement et concrètement, la rançon du péché car l'opération de création exécutée par Adam, produisit une forme de matière réalisée par l'intermédiaire des essences spiritueuses, devint sa propre prison en tant que mineur prévaricateur qui vit, avec effroi, le fruit de son œuvre malsaine, en quelque sorte se retourner contre lui et devenir l'instrument de sa douloureuse captivité. Le mineur va ainsi, après avoir opéré, choir brutalement de son état de gloire, et descendre, s'abîmer dans la « forme générale terrestre » qu'il aura, pour sa honte et par son action perverse, contribué à renforcer, s'incorporant, pour une durée dont nul ne connaît le terme si ce n'est le Créateur, au sein du chaos, car « le corps n'est qu'un chaos pour l'âme, [prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...) en punition du crime du premier homme.» (Traité, 124).
« le corps n'est qu'un chaos pour l'âme,
[une prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...)
en punition du crime du premier homme.»
(Traité, 124).
Dans la pensée martinésienne, l'enveloppe charnelle dont nous sommes honteusement couverts, c’est-à-dire la chair, est donc le fruit empoisonné d'un acte scandaleux qui priva Adam, non seulement de son union et relation d'intimité avec Dieu, mais le réduisit à un état grégaire d'humiliante et fangeuse animalité : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devait émaner des formes glorieuses comme la sienne, pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le Créateur y aurait envoyés. » (Traité, 23.)
« Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam
et sur le fruit qui en est provenu
vous prouve bien clairement
ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle,
et combien l'une et l'autre ont dégénéré… »
(Traité, 45)
Comme nous l’avons déjà signalé dans Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse, Martinès, utilisa le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam : « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Et lorsqu’on examine le sens donné au terme de « dégénérescence » dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, on s’aperçoit qu’il évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, il signale l’action de « sortir de son genre », se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort.
« Adam se transmua, par son crime,
de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre »
(Traité, 46)
Dégénérer c’est donc pour Adam, selon Martinès, non pas seulement avoir voilé son être premier, quelque peu modifié son apparence, endossé un vêtement obscurcissant extérieurement son apparence, mais s’être corrompu, avoir vicié, altéré son essence, perverti sa nature au point, que par une « transmutation » (Traité, 24) en forme de chute, de descente abominable dans la matière – « Adam se transmua, par son crime, de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre » (Traité, 46) ; « La descente et la jonction des eaux raréfiées avec les eaux grossières nous rappellent la descente du premier mineur dans un corps matériel terrestre » (Traité, 126). Adam a donc changé son espèce, il s’est séparé de ce qu’il était, il est sorti de son genre pour se revêtir en s’enfermant dans « une prison de matière » (Traité, 127), et d’une matière qualifiée d’impure : « C'est pour s'être souillé par une création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme (…) notre premier père, créateur de matière impure et passive. (Je ne me sers ici du mot de matière impure que parce qu'Adam a opéré cette forme contre la volonté du Créateur.) » (Traité, 23) ; « Vous savez que le Créateur émana Adam homme-Dieu juste de la terre, et qu'il était incorporé dans un corps de gloire incorruptible.Vous savez que, lorsqu'il eut prévariqué, le Créateur le maudit, lui personnellementavec son œuvre impure, et maudit ensuite toute la terre. Vous savez encore que,par cette prévarication, Adam dégénéra de sa forme de gloire en une forme de matière terrestre. » (Traité, 43).
« Par cette prévarication,
Adam dégénéra de sa forme de gloire
en une forme de matière terrestre. »
(Traité, 43).
Et cette dégénérescence représente la constitution d’une « création de perdition », condamnant Adam et sa postérité à une vie de « privation divine » au sein d’un « cercle de matière » : « Adam s'élève par son orgueil jusqu'à vouloir être créateur. Lui-même, il lie sa puissance divine avec celle du prince des démons et il effectue une création de perdition. Après ce forfait, il dégénère de son état de gloire, il devient l'opprobre de la terre, sujet à la justice divine, à l'inconstance des événements temporels et à celle des corps planétaires jadis inférieurs à lui. Il demeure ainsi, lui-même et toute sa postérité, en privation divine dans un cercle de matière.» (Traité, 210).
Il s’agit donc bien d’un changement profond, « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité, 235), un changement de « substance », puisque la transmutation du corps glorieux d’Adam de sa forme corrompue a été opérée, précisément, par une « mise en substance » de matière apparente comparable à celle de l’univers matériel : « L'homme porte sur sa forme la figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier. » (Traité, 79). Il y a donc bien eu, concrètement, une modification substantielle, afin qu’Adam, comme l’indique Martinès, soit revêtu de « la substance de cette forme matérielle » (Traité, 70), de sorte qu’il se change en « la substance d'une forme apparente » (Traité, 230). La dégénérescence représente bien dans la pensée de Martinès, un changement total, effectif, objectif de substance, une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles dont Adam avait été doté par le Créateur, pour être condamné à se reproduire, comme les autres créatures animales terrestres, par l’utilisation d’essences spiritueuses matérielles, dont il est formé dans son corps issu, substantiellement, d’une matière impure : « Tel est le changement qui s'est fait dans les lois d'action et d'opération du premier mineur : il avait la puissance, dans son état de gloire, de faire usage des essences purement spirituelles pour la reproduction de sa forme glorieuse, au lieu que, depuis son crime, étant condamné à se reproduire matériellement, il ne peut plus faire usage que des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction. » (Traité, 235). [4]
V. Signification de la transmutation substantielle d’Adam « incorporisé » dans la matière
Adam, de par cette dégénérescence qui a touché non la forme apparente du corps de gloire, au sens de « l’image » reçue du Créateur et qui est fort heureusement préservée sans quoi le mineur serait ramené à l’état animal, a cependant été l’objet d’une profonde modification de son être corporel par l’effet d’une transmutation de substance ayant totalement modifié ce qu’il était, le réduisant à faire usage des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction, lui qui était auparavant un esprit céleste, glorieux et immatériel.
Un peu de métaphysique permet sur ce point, de comprendre en quoi la conservation d’une « forme corporelle », n’est en rien synonyme d’une « identité substantielle », bien au contraire, car le maintient d’une forme « apparente » (Traité, 30), comme le souligne d’ailleurs Martinès dans sa terminologie, c’est-à-dire accidentelle, ne représente en rien une absence de changement du point de vue ontologique. La forme accidentelle, n'est pas un élément substantiel, mais une « qualité surajoutée à la substance » (cf. S. Thomas, Summa. th., I, q. 76, a. 4.) ; aussi est-elle acquise, perdue ou modifiée car la forme est un attribut non une essence ; forma (μορφή) signifie d’ailleurs « empreinte », empreinte d’une cause formatrice d’un substrat dans l’esprit, comme dans la matière. Des formes « d’apparences » semblables, peuvent donc être constituées de substances très différentes, ainsi, pour prendre un exemple simple mais très parlant pour notre sujet, entre un homme vivant et son cadavre, la forme demeure identique, mais dira t-on que les deux formes possèdent encore la même substance ? On comprend aisément qu’il n’en est rien. De ce fait, lorsque Martinès, explique : « On me demandera peut-être si la forme corporelle glorieuse dans laquelle Adam fut placé par le Créateur était semblable à celle que nous avons à présent. Je répondrai qu'elle ne différait en rien de celle qu'ont les hommes aujourd'hui. Tout ce qui les distingue, c'est que la première était pure et inaltérable, au lieu que celle que nous avons présentement est passive et sujette à la corruption » (Traité, 23), il établit par ces lignes, que les deux formes corporelles de l’homme possèdent une même apparence, comme le cadavre possède encore l’apparence du corps en vie bien que vidé de sa substance primitive. C’est ce qui est arrivé pour Adam, qui, bien que conservant l’image du Créateur comme modèle, a toutefois été métamorphosé par dissemblance substantielle en une forme corporelle hideuse de vile matière terrestre. [5]
La dégénérescence (Traité, 43), représente bien
dans la pensée de Martinès, un changement total,
effectif, objectif de substance,
une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale
qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles
dont Adam avait été doté par le Créateur.
L’idée de métamorphose qui survint à Adam, est à ce titre décrite de manière saisissante par Martinès lorsqu’il évoque l’épisode où Moïse fut obligé de s’opposer aux mages d’Egypte, et « métamorphosa » sa baguette en serpent : « Ces deux serpents restèrent en aspect l'un de l'autre, pendant tout le temps que Moïse interpréta au mage d'Egypte le type de cette métamorphose : “Mage d'Egypte et vous, sages d'Ismaël, lui dit-il, je connais ta puissance et les faits qui peuvent en provenir ; elle est à l'égard de la mienne ce que la mienne est à l'égard de celle du Dieu vivant d'Israël. Ces serpents que tu vois ramper sur la terre t'expliquent l'abattement et le terrassement de la puissance orgueilleuse des démons et des hommes qu'ils ont rendus semblables à eux. Le serpent provenu de ma verge et qui cherche à dévorer celui qui est provenu de la tienne t'annonce que l'homme ne rampera pas toujours sur la terre, mais qu'un jour il sera revêtu de sa puissance première et qu'alors il marchera debout contre ceux qui l'ont fait déchoir. Je te dis, de plus, que ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé, est l'explication réelle du changement des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques et des mineurs spirituels divins en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation. Seigneur, ajouta-t-il, en s'adressant au Créateur, lève-toi et marche devant moi, afin que ta gloire soit entièrement manifestée devant ton puissant élu ! ” » (Traité, 195). [6]
« Ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé,
est l'explication réelle du changement
[le type de cette métamorphose]
des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques
et des mineurs spirituels divins
en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation… »
(Traité, 195).
VI. La chair ne peut pas être « spiritualisée » selon Martinès
Il importe à cet instant, avant que d’aborder la question de la réintégration en tant qu’anéantissement et dissolution de l’univers matériel et de toutes les formes corporelles charnelles, de comprendre le sens du scénario général que déroule devant les yeux de son lecteur Martinès, scénario en forme d’explication dont il convaincra ses disciples qui affirme ceci : l’univers physique matériel édifié par ordre du Créateur par des « esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256), répond à une nécessité qui fut imposée à Dieu, cet univers eut pour fonction de placer en privation les esprits pervers : « Le Créateur fit force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6). Puis Adam, bien que créé à l’origine glorieux et immatériel, par sa Chute, entraîna à sa suite toutes les générations à subir en privation une existence animale au sein d’un monde de matière où les traces du mal sont universellement présentes (Traité, 24), nous obligeant à vivre dans une horrible dépravation en éprouvant les effets d’une création passive, souillée et impure : « Adam, dans [son état de gloire], était un être purement spirituel et il n'était assujetti à aucune forme de matière, parce qu'aucun esprit pur ne peut être renfermé dans une forme de matière, sinon ceux qui ont prévariqué. » (Traité, 257).
On le comprend aisément, l’idée de Création « nécessaire », imposée au Créateur pour contenir les esprits pervers à l’intérieur de la matière, idée située à la source première de toute la construction doctrinale de Martinès : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste » (Traité, 224), entraîne logiquement une seconde idée qui lui est conjointe : l’attente de la dissolution de cette dite « matière ténébreuse », l’anéantissement de la chair impure, afin que tout retourne à l’Unité.
Pour que la chair soit sauvée et promise aux joies du Royaume, c’est-à-dire « spiritualisée », il faudrait que sa nature ne participe pas à l’origine d’une essence « nécessaire » devant être « un lieu fixe » pour que les démons puissent « y exercer toute leur malice », comme le soutient Martinès, c’est une question de logique élémentaire sur le plan métaphysique. C’est cette logique que respecte l’Eglise, pour qui la chair est à la base au sein de la création un don de Dieu, une bénédiction offerte aux premiers temps de l’humanité lorsque l’Eternel conçut Adam et Eve dans leurs corps charnels (Genèse I, 26-31) – des corps certes mais incorruptibles, éternels et matériels, c’est-à-dire concrètement des corps de « chair » et non pas des corps spirituels immatériels, et de la sorte on ne voit pas pourquoi, effectivement – et c’est ce sur quoi insistent les Pères de l’Eglise, dont saint Irénée - ce qui fut un don, ensuite abîmé par le péché originel commis par nos premiers parents, mais en sa substance créé juste et parfait puisque « Dieu vit que tout cela était bon » (Genèse I, 31), serait voué à l’anéantissement et à la destruction ; cela n’aurait strictement aucun sens au regard du plan divin et des bénédictions du Créateur qui sont sans repentance. Et l’Eglise a raison du point de vue dogmatique qui est le sien de soutenir avec force : « ‘‘La chair est le pivot du salut" (Tertullien, res. 8, 2). Nous croyons en Dieu qui est le créateur de la chair ; nous croyons au Verbe fait chair pour racheter la chair ; nous croyons en la résurrection de la chair, achèvement de la création et de la rédemption de la chair. » [7]
« La création n'appartient qu'à la matière apparente,
qui, n'étant provenue de rien
si ce n'est de l'imagination divine,
doit rentrer dans le néant. »
(Traité, 138).
La Création pour l’Eglise est libre, Dieu n’a pas créé pas par nécessité, la Création ne fut pas une procession nécessaire, elle n’a pas été imposée à Dieu ni par nécessité externe (prévarication des esprits), ni par une nécessité interne (le développement dialectique de la divinité). La Création, selon les Pères, n’est pas une théogonie, elle est une grâce, elle est même la première grâce, la gracia creatrix, liée à la gracia salvatrix et reparatrix selon Hugues de Saint-Victor (+ 1141), car le christianisme fut essentiellement pensé par la majorité des docteurs et théologiens comme étant une métaphysique de la charité. Or, la conception matinésienne de la Création, reprenant au contraire celle des courant néoplatoniciens et de l’origénisme, est une métaphysique de la nécessité, une métaphysique de l’éloignement et de la corruption de l’Unité.
Ceci explique pourquoi pour Martinès, comme pour Willermoz et Saint-Martin, le composé matériel, la chair, l’univers physique, sont un « lieu de privation », un fruit ténébreux, car il est consécutif d’une rupture, d’une fracture, d’un drame céleste qui est celui de la prévarication démoniaque et ensuite adamique. La matière est donc une prison corrompue et infectée dans laquelle le premier homme, être purement spirituel ayant une forme corporelle immatérielle, non doté de chair et de matière à l’origine, a été précipité, conduisant de ce fait à l’espérance, regardée comme un bonheur auquel il est normal et légitime d’aspirer, d’un anéantissement de cette forme de matière, par une dissolution qui « effacera entièrement » la « figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 111). On ne saurait être plus clair sur le sort réservé à la chair et à l’univers matériel créé dans la conception de Martinès, cette destination à l’anéantissement étant soulignée à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration des êtres : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant » (Traité, 138). [8]
« Combien doit être énorme la faute