lundi, 21 mars 2016
Le mystère de l’Église intérieure ou la « naissance » de Dieu dans l’âme
Le cœur métaphysique et ontologique
de la doctrine saint-martiniste
« Le mystère de ces choses divines et spirituelles
doit pouvoir percer jusque dans notre être fondamental.»
(Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit).
Si nous parlons d’un « mystère » de « l’Église intérieure », c’est que cette dernière forme l’invisible « communauté de la lumière », selon la singulière expression que Karl von Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire (1802), lorsqu’il écrit : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Église invisible et intérieure, ou la communauté la plus ancienne.. » [1]
Cette communauté, ou « assemblée », est l’héritière de connaissances qui représentent un « dépôt », le « dépôt primitif de toutes les révélations », constituant une « doctrine » dont la base est en lien avec ce qui provoqua la chute des anges, puis celle de l’homme, ainsi que les conditions qui permettront que puisse s’accomplir la « réintégration universelle », mais dont les éléments ultimes, les lumières les plus élevées et sublimes, portent en réalité, sur la génération de la Divinité, ce qui, légitimement, participe bien du « Grand mystère » (Mysterium magnum) par excellence.
Ne sont que le « voile » des vérités intérieures.
Ce « Grand mystère », celui sur lequel veillent en son Sanctuaire les membres de l’Église intérieure, ne pouvant être compris de la multitude, a dû être préservé, protégé et voilé, car il concerne des vérités essentielles qu’il importe de ne point profaner et divulguer inconsidérément, d’où la nécessité d’en dissimuler les connaissances au sein de cette « petite Église », non oublieuse de la « sainte doctrine », qui a cessé de célébrer des cérémonies extérieures, laissées à l’institution visible où elles servent de « voiles » aux vérités intérieures : « L'Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle (…) Lorsqu'il devint nécessaire que les vérités intérieures fussent enveloppées dans des cérémonies extérieures et symboliques, à cause de la faiblesse des hommes qui n'étaient pas capables de supporter la vue de la lumière, le culte extérieur naquit; mais il était toujours le type et le symbole de l'intérieur, c'est-à-dire le symbole du vrai hommage rendu à Dieu ‘‘en esprit et en vérité’’ » [2].
I. Un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu
L’Église intérieure, de par la bienheureuse doctrine dont elle est dépositaire depuis l’origine, sait cependant qu’il existe, par delà les « mystères » avec lesquels il nous faut composer tout au long de nos vies - l’un portant sur la formation des choses « physiques » ou naturelles de par l’ascendant de notre complexion animale sur notre esprit et l’autre, relatif à notre être fondamental et son lien avec le « Principe », mystères qui nous fondent et nous déterminent, dont la vocation est de ne pas demeurer en permanence inaccessibles et ignorés, ceci malgré les vigoureuses condamnations de l’institution visible vis-à-vis de ces lumières, ce qui faisait dire à Louis-Claude de Saint-Martin (1643-1803) : « le malheur actuel de l’homme n’est pas d’ignorer qu’il y a une vérité, mais de se méprendre sur la nature de cette vérité » [3], nous élevant jusqu’à la compréhension intime de notre être, la fameuse « science de l’homme » dont parle Joseph de Maistre (1753-1821) [4] -, un « Grand mystère » relatif à la Divinité, procédant de notre centre fondamental, qui n’est autre que le centre même de Dieu.
Le vide originaire, qu’il faut endurer,
est un « Rien »
dans la plénitude abyssale de l'Absolu,
en attente de sa génération dans l’âme.
Ce « Grand Mystère », est le « Mystère de l’Église intérieure », mystère dont on sait qu’il représente le point central, l’idée fondatrice de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin qui, en fidèle disciple de Martinès de Pasqually (+ 1774), ne cessa d’approfondir les multiples aspects de l’enseignement de son premier maître, qu’il compléta avec ensuite, par la souveraine science rencontrée chez Jacob Boehme (1575-1624).
Ce dernier lui fit voir que l'abîme du monde est un vide de carence ontologique, c'est-à-dire un pur néant, tandis que le vide originaire, qu’il faut traverser et endurer, est un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu, en attente de sa génération intérieure dans l’âme, ce en quoi consiste d’ailleurs la réalisation du « Grand mystère ».
Car ce monde, qui est le « Rien », est aussi, en mode négatif, le « Tout », le lieu de l’avènement de la transcendance. Le « Néant », n’est donc pas la négation radicale de la totalité de l'existant, il est la radicale négation de l’existence finie et déterminée au sein de laquelle la transcendance fait sa brèche, réalise sa percée ; mais il n'est pas un néant pur et simple, un néant absolu, il est le néant de tout ce qui n’est pas, la négation de ce qui voile, masque, réduit et limite, il est le néant pensé à partir de l’existant en attente de sa délivrance pour accéder à l’au-delà de l’Être, il est le monde et tout ce qui existe, la négation en acte, l’acceptation et le rejet effectif des existants, le dégagement et le retrait du monde des choses créées. Le « Néant » n'est donc ni un existant ni un objet, il en est même l’exacte négation, mais il est aussi, de façon secrète, au cœur de cet existant qu'est l’homme.
II. Le « Grand Mystère » (Mysterium magnum)
Ce « Grand Mystère » ouvre donc sur une dimension proprement « ontologique », car en fait l’ordre au sein duquel se situent les questions relatives au sacerdoce « en esprit », participe d’une région où « l’Être » et le « Non-être » entretiennent, depuis toujours, un rapport étroit, ce qui a pour conséquence de placer l’âme au cœur d’un enjeu considérable qu’il n’est pas évident de déceler derrière le rideau opaque des apparences de la réalité matérielle.
«Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin,
un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ;
mais l'un est spirituel, l'autre corporel,
de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre,
de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...)
le Verbe éternellement parlant règne partout... »
(Jacob Boehme, Mysterium magnum, II, 10).
Car, si depuis l’aube des temps, l'homme cherche l'Être là où il n'est pas, c'est qu'en l'Être lui-même réside une déchirure, une absence, un vide, une carence originelle, dans la mesure où il n’est rien de ce qui est, tout en ne pouvant demeurer qu’un « rien », un « pur Néant », sans que ce qui est sur le plan ontique, ne l’engendre. Comme l’exprime magistralement Boehme : «Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... » (Mysterium magnum, II, 10) [5].
Dieu reste inconnaissable,
il est impossible de le connaître,
de le penser, de le saisir par des concepts,
on peut seulement le « faire naître »…
Dieu reste inconnu aux yeux du monde, car il ne participe pas de la réalité objective, ce n’est pas un « objet », une chose, une existence individuelle, une entité « personnelle » indépendante de nous, selon ce que l’imaginaire pieux, à tendance anthropomorphique, le donne à croire [6] ; pour savoir ce qui se cache derrière ce que l’on désigne comme étant « Dieu », il est nécessaire de modifier entièrement notre vision des choses, de s’ouvrir, par un changement de « conversion », par une authentique « métanoïa » - mετάνοια, c’est-à-dire ce qui va au-delà, « au-dessus » (mετά), du « regard » (νοέω), ou de la « vue », voire de la pensée -, en s’orientant, en se « retournant » vers ce qui est caché en nous, à l’intérieur, au plus profond de l’être, car Dieu reste inconnaissable, puisqu’il est radicalement impossible de le connaître, de le penser, de le saisir par des concepts, on peut seulement le « faire naître » en nous par un acte qui renverse les idées reçues et la « foi commune », mais si cette naissance n’advient pas, une naissance par laquelle Dieu et l’âme deviennent une seule et même substance en mode suressentiel, alors nous restons étrangers à la Divinité, en demeurant prisonniers et enfermés dans nos visions préfabriquées inexactes.
III. Le divin engendrement de Dieu dans l’âme
Selon la doctrine de la réintégration commune à tous les disciples de Martinès de Pasqually, l’Esprit s’est aliéné dans la matière en raison de la prévarication d’Adam, fasciné par la puissance de création dont il avait été doté. Mais, dans le cadre d’une mise en œuvre de la naissance du « nouvel homme », cette connaissance n’est d’aucune utilité pour modifier l’actuel état dans lequel se trouve la créature assimilée à un « néant » de par son entière soumission au Mal qui est un pur « non-être », selon la déclaration d’Origène (v.185-254) : « Pour ce qui est de la signification du rien et du non-être, ils paraîtront synonymes, le non-être étant appelé ‘‘rien’’ et le rien ‘‘non-être’’ (…) celui qui est bon est identique à celui qui est. Le Mal ou le vice est opposé au Bien, le non-être opposé à l’Être. D’où il résulte que le Mal et le vice sont non-être. » [7]
Il faut donc entrer, pour parvenir à surmonter le « non-être », dans la compréhension de la correspondance existant entre l’élection et à la grâce, et engager l’accomplissement de l’anéantissement volontaire afin que la créature puisse se déprendre des vestiges de la réalité apparente, pour enfin, ultimement, participer et collaborer à la génération, en nous, au centre de notre âme, de la Divinité.
« Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire
- image ou ressemblance – mais bien dans le fond,
là où jamais ne pénétra aucune image
que Lui-même, en son Être propre. »
(Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme).
En effet, l’âme, ou plus exactement le « très-fond » de l’âme (abditus mentis), est le saint Tabernacle où, dans une « opération » qui est le mystère secret du silence intérieur par lequel, dans une « union » invisible, Dieu procède à la naissance de son Fils premier né, ainsi que Maître Eckhart (1260-1328) l’exprime : « Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le faire. ‘‘Comment Dieu engendre-t-il son Fils dans le fond de l’âme ? est-ce de la même façon que font les créatures, en image et ressemblance ?’’ Croyez bien que non ! Tout au contraire : Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. (….) C’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils : dans l’unité véritable de la nature divine.» [8]
Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, à partir de ce qu’il nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo. Et c’est précisément à partir de l’attention à l’égard de ces deux néants qui embrassent la totalité des essences visibles et invisibles, qu’Eckhart mit en lumière le rôle fondamental de l’âme de l’homme qui, par sa capacité à prendre conscience de l’être en tant qu’être - c’est-à-dire par son pouvoir unique d’appréhender et percevoir l’existence et ses multiples modalités, mais aussi de penser l’Être premier et infini - relie et unit le néant divin et le néant humain.
« Vous connaîtrez la Vérité,
et la Vérité vous rendra libres. »
(Jean VIII, 32).
VI. Jacob Boehme et l'énigme irrésolue de la « génération » de la Divinité
Ce pouvoir de réunion des deux néants, de mariage d’union au sein du nihil, d’alliance négative à l’intérieur du rien - vision que partagera et développa ensuite Jacob Boehme - est donné uniquement à l’âme humaine qui, même si elle se trouve éloignée des anges dont la mission est de mettre en relation le monde divin et terrestre, néanmoins, dans la mesure où elle est seule, par son action intellective et pensante, à posséder cette capacité - lorsqu’elle s’est déprise (Entbildung) d’elle-même, détachée de son essence en assumant son propre néant pour rejoindre le non-être suressentiel -, et pouvoir ainsi donner naissance en son centre au Verbe ; à « générer », comme Dieu le fait en agissant à partir du rien vis-à-vis des créatures, le Fils.
La réunion des deux néants,
Est le mariage d’union au sein du nihil,
l’alliance négative à l’intérieur du « Rien ».
C’est de cela, de cette doctrine de « l’engendrement divin » dont va hériter Jacob Boehme, et qui, de lui, passera chez Saint-Martin lorsqu’il découvrit, grâce à Rodolphe Saltzmann (1749-1820), ainsi qu’à Madame de Boecklin, lors de son séjour à Strasbourg de juin 1788 à juillet 1791, les ouvrages du théosophe silésien. Saint-Martin, évidemment profondément imprégné de la doctrine de Martinès de Pasqually, son premier maître, c’est-à-dire de la « doctrine de la réintégration des êtres » qui traverse toute son œuvre et confère aux écrits du Philosophe Inconnu leur fondement théorique le plus caractéristique, va cependant considérer Boehme comme son second maître, et sans aucun doute, croyant se lire et retrouver ses propres thèses dans les livres du visionnaire de Görlitz, le premier selon « l’Esprit ».
« Un auteur allemand,
dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages,
savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes",
peut suppléer amplement
à ce qui manque dans les miens. »
(Le Ministère de l'homme-esprit).
La supériorité de Boehme, du point de vue métaphysique, tient à un élément important : sa capacité - alors que Martinès, quoique son enseignement puisse éclairer grandement de nombreux aspects non abordés et laissés dans l’obscurité dans la Sainte Écriture, aspects relatifs à l’émanation des esprits, aux événements originels ayant entraîné la création du monde matériel, la nature primitive d’Adam, son incorporation dans une enveloppe animale en conséquence de sa prévarication, et les fins dernières, ne s’était jamais risqué dans les domaines touchant à la nature même de l’Éternel -, à pénétrer dans les intimes mystères de la Divinité en éclairant l'énigme irrésolue de sa génération.
V. La dialectique d’anéantissement de la Divinité
L’esprit de l’homme, en tant que « médium », est donc un lieu de passage, un germe et une sève par lesquels les régions divines et la Divinité elle-même, traversent l’écran des ténèbres matérielles assimilables au « non-être », afin que, par cette entrée – par, et dans le « non-être » -, elles surgissent dans l’être, et c’est en ce lieu négatif, quoique en un mode paradoxal puisque le visible y relève de la nuit et la nuit de la lumière invisible, et en nul autre, que s’effectue la génération du Verbe en une sorte de vertigineux et déroutant mode d’anéantissement où le risque est grand, de par la possibilité réelle de la perte radicale suite à une décision de « kénose » consentie « d’anéantissement », acte suprême de dépouillement radical, faisant advenir la « Présence » dont l'origine cachée témoigne de son éternelle et invisible source.
« L'origine de tout ce qui se produit
est cachée et inconnue de ceux même
qui reçoivent cette origine !
C'est sous ce voile impénétrable
que les racines de tous les engendrements
s'anastomosent avec la source universelle.. »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
Sur ce point, à savoir la question de la source cachée derrière le voile impénétrable de l’origine, Saint-Martin nous dit : « L'origine de tout ce qui se produit est cachée et inconnue, de ceux même qui reçoivent cette origine ! C'est sous ce voile impénétrable que les racines de tous les engendrements s'anastomosent avec la source universelle. Ce n'est que quand cette secrète anastomose s'est faite, et quand la racine des êtres a reçu dans le mystère sa vivifiante préparation, que la substantialisation commence, et que les choses prennent ostensiblement des formes, des couleurs et des propriétés. Cette anastomose est insensible même dans le temps, et elle va se perdre dans l'immensité, dans l'éternel et le permanent, comme pour nous apprendre que le temps n'est que la région de l'action visible des êtres, mais que la région de leur action invisible est l'infini. » (Le Ministère de l’homme-esprit, 2ème Part., « De l’homme »).
La difficulté provient donc de cette situation en « devenir » dans la Divinité créant, en elle, une dialectique du renoncement et de l’attente, dialectique éternelle qui provoque et implique un lien « nécessaire » à l’égard du non-être, puisque tout ce qui subsiste en mode d’existence, et en particulier la créature humaine, est dépourvu d’indépendance sur le plan ontologique, c’est-à-dire réduit à l’indigence ontique, privé de transcendance : « Dieu est un éternel désir et une éternelle volonté d'être manifesté, pour que son magisme ou la douce impression de son existence se propage et s'étende à tout ce qui est susceptible de la recevoir et de la sentir. L'homme doit donc vivre aussi de ce désir et de cette volonté et il est chargé d'entretenir en lui ces affections sublimes ; car dans Dieu le désir est toujours volonté… » (Le Ministère de l’homme-esprit, 2ème Part., « De l’homme »).
« Dieu est un éternel désir
et une éternelle volonté d'être manifesté (…)
car dans Dieu le désir est toujours volonté… »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
VII. Les deux principes au sein de la Divinité
Jacob Boehme soutient que la Divinité, de par sa volonté de se manifester, est travaillée par un « désir » qui présida au premier « Verbum fiat », elle est : « le bien et le mal, le ciel et l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le commencement et la fin » (Mysterium magnum, VIII, 24), un désir en transformation, en œuvre dans sa créature et la manifestation, dans laquelle, à la fois Dieu se reconnaît, s’oublie, et se perd : « La force dans la lumière est le feu d’amour de Dieu et la force dans les ténèbres est le feu de l’ire divine et pourtant il ne s’agit que d’un seul feu. Mais il se scinde en deux principes, afin que l’un se manifeste en l’autre : Car la flamme de la colère est la révélation du grand amour ; c’est dans les ténèbres qu’ont connaît la lumière, sinon elle ne se manifesterait pas. » (Mysterium magnum, VIII, 27).
Il y a une scission au sein de l’Absolu,
une scission entre deux forces antagonistes,
une scission antinomique entre deux principes,
qui pourtant constituent « l’Un ».
Boehme affirme qu’il y a une scission au sein de l’Absolu, une scission entre deux forces antagonistes, une scission antinomique qui pourtant constitue « l’Un », une séparation qui forme une unité indivisible, inséparable, une même et identique essence, un seul et même Dieu, quoique distingué entre sa part lumineuse et sa part ténébreuse : « Le Dieu du monde saint et le Dieu du monde ténébreux ne sont pas deux Dieux : il n’y a qu’un Dieu unique ; il est à lui-même tout être…(…) Mais il s’appelle uniquement un Dieu selon la lumière qui réside dans son amour et non selon les ténèbres, non plus que selon le monde extérieur ; quoiqu’il soit lui-même le Tout, on doit néanmoins considérer la différence de degrés : car je ne puis dire ni du ciel ni des ténèbres non plus que du monde extérieur qu’ils sont Dieu. » (Mysterium magnum, VIII, 24-26).
Le monde, et l’âme de la créature, sont donc le théâtre d’un permanent affrontement entre deux forces contradictoires, l’expression d’une ambivalence surnaturelle et cosmique, dont Dieu, divisé et opposé en lui-même, est à la source, produisant forcément un monde, et les êtres qui s’y trouvent, scindés, divisés, dont le drame personnel qui est celui de la terrible tendance ressentie en chacun à la séparation, le conflit et le choc constant aboutissant à une lutte violente entre puissances ennemies, rejoint le drame divin, qui est celui d’un suressentiel fondé sur deux principes coexistant en une même et identique « Unité ».
« Le désir du Verbe éternel qui est Dieu,
est le début de la nature éternelle
et le saisissement du Néant
en Quelque chose... »
(Mysterium magnum, VI, 14).
Ainsi, cette tendance antagoniste, contradictoire et opposée, subsistant au sein du même Dieu, est la véritable origine de la manifestation universelle car, « le désir du Verbe éternel qui est Dieu, est le début de la nature éternelle et le saisissement du Néant en Quelque chose... » (Ibid., VI, 14). De la sorte, le grand mystère de la Création, réside bien dans ce processus qui a conduit Dieu, ou « l'intérieur », par « nécessité » et sous la force d’une dialectique interne, à se manifester, à s'extérioriser « avec son Verbe éternellement parlant qui n'est autre que lui-même », mais il l’a fait non sans de réelles difficultés qui sont allées jusqu’à générer, autour de lui et même en lui, un voile ténébreux. Il y a donc un lien, une relation entre les deux essences opposées, les deux domaines en théorie distincts et séparés mais qui n’en sont, ultimement, qu’un seul ; un rapport substantiel entre « le sans-fond et le fond de tous les êtres », qui représente « un éternel Un », parce qu’en réalité, il n’existe rien, il n’y a que du néant et de ce fait, en ce « rien » dénué de substance en quoi consiste l’existence, il n'y a nulle part - ni avant, ni après -, de « fond », il ne subsiste depuis toujours et pour toujours, qu’un « Rien », un « Rien » qui pourtant est tout, et pénètre tout.
Il ne subsiste depuis toujours et pour toujours,
qu’un « Rien »,
un « Rien » qui pourtant est tout, et pénètre tout.
VII. La radicale « vacuité » inessentielle, ou « l’au-delà de Dieu »
Maître Eckhart, quant à lui - que Saint-Martin certes ne cite pas, ignorant son œuvre, quoique la connaissant indirectement par Jacob Boehme, et par la spiritualité française de la « mystique abstraite » qui en véhiculait les principaux concepts, et à ce titre en a donc reçu de loin l’écho métaphysique -, est parvenu à traduire d’une manière très précise la nature de « l’Un », cet « unique Un » situé au-delà de Dieu, au-delà de l’être, sans mode ni propriété là « où Il n'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit », qu’il désigne comme étant le « château fort dans l'âme » : « ... si élevé au-dessus de tout mode et de toutes puissances est cet unique Un, que jamais puissance ni mode, ni Dieu lui-même ne peuvent y regarder (…) c'est en tant qu'Il est un ‘‘Un simple’’, sans mode ni propriété, là où Il n'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, et cependant en tant qu'il est un quelque chose qui n'est ni ceci, ni cela (…) il pénètre dans cet Un, que j'appelle un ‘‘château fort dans l'âme’’ ; et il n'y peut entrer d'aucune autre manière ; ce n'est qu'ainsi qu'il y pénètre et s'y installe. » [9]
« Cet unique Un,
que jamais puissance ni mode,
ni Dieu lui-même ne peuvent y regarder… »
(Maître Eckhart, Predigt 2, in Traités et sermons).
De ceci découle une vérité, celle consistant à être conscient que le « Néant » entendu au sens de nature créée, est ce qui permet, paradoxalement, mais cependant de façon concrète, à l'Être de s’extraire de l’indifférencié, et à l’homme, du fond abyssal de son immanence, et du plus profond de sa radicale misère ontique, de percevoir sa transcendance comme participant d’une ineffable dimension méta-ontologique. Le « Rien » sépare, distingue et met donc à distance l'Être de l’étant, c’est pourquoi l’Infini de la créature créée - et certes, du point de vue métaphysique, cette distance en quoi elle subsiste péniblement, n'est effectivement qu’un « rien », un rien en quoi elle consiste qui n’est « rien du tout », ce qui veut dire « rien du tout de ce qui est et n’est pas », un vide, une absence, une désolation indigente, un manque qui se fait ressentir en des angoisses permanentes et des limites constantes infranchissables -, n’a d’existence, ou de réalité effective, que dans son extrême finitude qui tend, comme toutes choses, vers la disparition et l’oubli.
VIII. Le Futur est au cœur du principe
Le « commencement » est également une « fin »,
un terme et un achèvement.
En conséquence depuis toujours,
l’origine est déjà un futur.
Ainsi l’Être, travaillé par son désir, par le désir de se faire connaître, surgit de ce « rien » existentiel, un « rien » ontologique dont il émane, si l’on peut dire, la radicale « vacuité » inessentielle. De la sorte, et paradoxalement, de façon invariante depuis l’origine, « l'Être » est condamné, et le restera toujours, à se manifester dans la transcendance d'un « existant » condamné à la mort, d’une créature fragile et limitée, radicalement retenue dans le « néant » et la finitude d’un monde réduit, structuré et fermé.
C’est pourquoi, ultimement, le sens de l’Être n’est que dans le « non-sens » puisque l'Être, du « fond » de l’âme, est « engendré », en quelque manière, par nos possibilités frappées par la limite. Ceci implique que l'ontologie fondamentale ne peut se développer qu'à partir d'une analytique existentiale, et ceci sans jamais pouvoir oublier le fait que le « commencement » est également une « fin », un terme et un achèvement. En conséquence de quoi, et depuis toujours, l’origine est donc déjà un futur. Le principe est une destination, un devenir en attente de son accomplissement par l’effet d’une dialectique du négatif. Ceci implique une loi sous forme de principe : « le Futur, est au cœur du principe ».
L’Être n'existe que dans son obscure provenance,
dans le ténébreux et abyssal commencement,
qui est la détermination éperdue de l’Être
allant vers sa crucifixion.
IX. « L’Être pur et le néant pur sont identiques »
L’Être n'est que dans l'homme, au-delà il n’y a strictement rien, du moins « rien de ce qui est », rien d’ontique, rien de matériellement dicible et démontrable, rien d’exprimable, rien de formulable, rien de tangible et de connaissable, ce qui implique qu'une sorte de « néant » objectif ou « concret », est inscrit dans l’essence la plus intérieure de l’Être, car il s'édifie, péniblement, et se détache par sacrifice, sur un arrière-fond d'obscurité irréductible. Il n’illumine que ce qui est d'abord dans les ténèbres. C'est pourquoi, lors de la mise en lumière du processus dialectique interne à la vie ontique, on voit surgir du cœur de la finitude de 1’Être, son néant constitutif. Une fois encore, il convient de le rappeler, et d’y insister à la suite de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) : « L’Être pur et le néant pur sont identiques » [10]
Il y a donc une vocation au négatif de l’ontologie, une « ontologie négative » qui accorde au « non », à la « sainte négation », une place originelle allant jusqu’à en découvrir la présence sous les aspects de l’existence visible, matérielle et charnelle, que nous pouvons désigner sous le nom de « Néant ».
L’âme en son « centre »,
Doit devenir négativité et se faire l’ouvrière,
la fidèle servante de la « sainte négation »
pour que surgisse du « fond obscur »,
la lumineuse « Présence ».
L’âme, dans ce processus d’authentique transmutation, en son « centre », devient négativité et ce dans l'ensemble de l'existant, elle se fait l’ouvrière, la fidèle servante de la « sainte négation » pour que surgisse, du « fond obscur », la lumineuse « Présence », englobée dans le Néant, retenue à l’intérieur du Néant, se réalisant originellement dans cette région où règne le « Rien » apparent qui, néanmoins, contenant toute chose, subsiste en l’homme, en son « centre », de manière cachée et dissimulée, faisant de lui, et de chaque âme qui est née à « l’Esprit », une sorte de «sentinelle du Néant ».
X. Le « tétralemme » de la non-substantialité dialectique du « Néant éternel »
« Dieu est en toutes choses et rien en aucune »
(St. Denys l’Aréopagite, Des noms divins, VII, 3).
L'Être se révèle à nous en cela même qu'il se retire, qu’il masque son essence et se dissimule dans l’apparence, et ne se dispensant qu’en se retirant, il faut tenir ensemble ces deux mouvements, qui n’en forment qu’un seul et identique, et reconnaître que c’est dans cette paradoxale donation en forme d’absence, en cette révélation dissimulatrice, que repose toute l’histoire de l’origine impensée de l’Être, ceci dans la mesure où l’existence ne peut apparaître que dans la lumière de l’Être qui ne se donne qu'en s'occultant ; l’Être s’étant « toujours-déjà » retiré au profit de l’existence dont il permet l'apparition, se voilant, précisément pour en permettre l'apparition. Il en résulte donc que l'Être lui-même est le « Rien », voilà pourquoi : « Dieu est en toutes choses et rien en aucune » [11], il ce « Rien » de ce qui est, qui, pourtant, n’est qu’un « Néant ».
a) Le Vrai est le négatif des apparences
Cet immense secret, en quoi consiste véritablement ce que l’on appelle « Dieu », qui est l’un des plus profonds mystères de l’Église intérieure, est assurément celui qui en est comme le cœur le plus essentiel et le plus caché. Il a été parfaitement entrevu par de nombreux penseurs à travers les siècles, mais il faut convenir que Johannes Scheffler, dit Angelus Silesius (1624-1677), a su résumer en des distiques d’une singulière pénétration métaphysique, dans son œuvre majeure : « Cherubinischer Wandersmann », (Le Pèlerin chérubinique, 1657), l’extraordinaire profondeur de cette vérité fondamentale : « Le début retrouve la fin. Quand Dieu s’unit et s’allie à l’homme le début s’aperçoit qu’il retrouve sa fin » (II, § 189) [12].
« Le début retrouve la fin.
Quand Dieu s’unit et s’allie à l’homme
le début s’aperçoit qu’il retrouve sa fin »
(Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique II, § 189).
Angelus Silesius, qui a les formulations sans doute les plus téméraires de toute la littérature mystique, ne craint pas l’extrême paradoxe : « Dieu est immanent au monde, mais absolument transcendant : il est ce qu’il y a de plus commun et de plus caché ; il est révélé dans la poussière et le brin d’herbe, et cependant il réside dans l’inaccessible : il est tout en l’homme et tout hors de l’homme, indifférent et aimant, replié sur lui-même, et dans l’agonie de l’angoisse si sa créature ne se donne à lui, Tout-Puissant et dépendant du vouloir humain, éternel et incarné, roi des cieux et des mondes, qu’une vierge tient dans ses bras, qui saigne et souffre sur la croix pour une larme de tes yeux» [13]. Et c’est dans l’écartèlement absolu de ce paradoxe que se déploie la figure métaphysique extraordinaire, du « tétralemme » de la non-substantialité dialectique du « Néant éternel », en elle-même exprimant par ses quatre propositions antagonistes et pourtant identiques, ce fait réellement saisissant : le Vrai est le négatif des apparences.
b) « L’Œil miraculeux de l’Éternité »
L’image en est représentée dans la « Sphère philosophique de Boehme », ou « l’Œil miraculeux de l’Éternité », selon un dessin du visionnaire de Görlitz datant de 1620, qui - même si elle fait intervenir différents éléments sur la base d’une structure ternaire, où l’Abîme, le Rien, est la première base déterminée par l'action de trois principes : « la source des ténèbres », « la puissance de la lumière » et « l'extra-génération hors des ténèbres par la puissance de la lumière », déterminant le processus de la Réalité par l’action de sept qualités, dites « sept sources-esprits » : « l'âcreté », « la douceur », « l'amertume », « la chaleur », « l'amour », « le ton » ou « le son » et « le corps », formant l’œil de l’Eternité, l’Être premier, le « fond-sans-fond » (Ungrund), le « Mysterium Magnum », la Divinité hors de la nature, et la Divinité dans la nature, le Dieu « zéro absolu », la sphère cosmique infinie -, est assez représentative de l’union paradoxale des opposés aboutissant à la figure quaternaire du tétralemme méta-ontologique, unissant par le « Cœur », ou « l’Œil miraculeux de l’Éternité », en un noyau dialectique central, âme du monde créé et incréé, Dieu et l’âme en quatre propositions qui forment un « Tout », une parfaite et éternelle « Unité », visible et invisible, terrestre et céleste, humaine et divine, lumineuse et nocturne, révélée et voilée, affirmée et occultée, vraie et fausse, proche et lointaine, immédiate et inaccessible, en un mouvement qui échappe entièrement à la raison, c’est-à-dire un « sans pourquoi », en tant qu’essence non substantielle sans origine, et qui ne connaîtra jamais de fin.
La figure quaternaire du tétralemme méta-ontologique,
unit par le « Cœur » - « l’Œil miraculeux de l’Éternité » -,
Dieu et l’âme en quatre propositions
qui forment un « Tout »,
une parfaite et éternelle « Unité ».
Nous sommes ici en présence d’une « théosophie » du symbolisme de la Croix, de son sens intérieur, de sa vérité invisible participant du mouvement dialectique par lequel Dieu naît dans l’âme en mourant par un engendrement sacrificiel, processus qui entraîne l’Absolu dans l’obscur sans-fond de l’ineffabilité, lieu où le Non-être (apparent), enfante le Rien de ce qui est, constituant l’impensable union du Néant et de la Vacuité infinie. La « Sphère philosophique » ouvre ainsi la conscience non sur un sommet, mais sur un abîme, celui de l’insondable mystère qui nous habite, méta-ontologie qui conduit, par négations successives, jusqu’à la révélation en mode nocturne de l’origine de la Divinité au sein du Néant, d’où découle la désignation de cette connaissance métaphysique sous le nom « d’ontologie négative ».
c) L’ontologie négative
Et cette non-substantialité, que Boehme résume ainsi : « En dehors de la nature règne une éternité silencieuse et immobile, qui est le Néant. Dans ce Néant éternel, nait une volonté éternelle dont la fin est de faire entrer ce Rien pour s’appréhender, se rendre sensible à elle-même, se contempler, car dans le Néant, elle ne se connaîtrait pas » (De la signature de la chose II, 7), est une perspective auto-abolitive de l’Être et du Non-Être, reconnaissant comme vraie toute affirmation, toute négation, toute non-affirmation et toute non-négation, incluant également la possibilité qu'une proposition soit tout à la fois vraie et fausse en même temps, attitude insoutenable au titre de la logique aristotélicienne dite du « tiers exclu », mais qui, pourtant, s’impose dans le cadre de la génération de Dieu dans l’âme et de l’âme en Dieu, communication réciproque de l’être aboutissant à en constater sa nature vide, son « rien », c’est-à-dire son « Néant ».
Dieu s’engendre
en un acte d’anéantissement sublime et tragique,
au centre de la « Croix »,
comme il s’engendre au centre de l’âme,
parvenant à l’existence par sa mort sacrificielle
et l’annihilation de son essence.
« Dieu », ou ce que nous savons ce qu’il convient d’entendre sous ce «Nom », et par ailleurs ce qu’il importe d’éviter comme « idée » erronée ou concept inexact afin d’en préserver l’extraordinaire éminence spirituelle, s’engendre, en un acte d’anéantissement sublime et tragique, au centre de la « Croix », comme il s’engendre dans l’âme, il parvient à l’existence par l’annihilation de son essence, réalisant, en un sacrifice extrême, sa transcendance dans, et au sein de la radicale immanence. Voilà pourquoi nous pouvons affirmer : le Vrai est le négatif des apparences.
X. Le « mystère de la Croix »
Le lien dialectique, « s’opérant » dans l’extraordinaire naissance de Dieu en l’âme, et de l’âme en Dieu, est donc, en effet, le « grand mystère », le mystère incroyable par excellence de l’engendrement ontologique, fondé, non pas sur deux propositions antagonistes qui s’affrontent et sont étrangères l’une à l’autre, d’une nature créée à une nature incréée, mais quatre, quatre propositions interdépendantes constituant un « quaternaire » placé au cœur du processus transcendant, ce qui représente un aspect tout à fait surprenant qui a été largement ignoré, incompris ou in-entrevu, de la plupart de ceux qui se sont penchés sur ces sujets.
Le « quaternaire » est placé
au cœur du processus transcendant.
Louis-Claude de Saint-Martin, à l’école de Jacob Boehme, sut ainsi, tout à la fois – et ce volontairement, pour en dissimuler le joyau aux « hommes du torrent » -, dévoiler et voiler, dans ses derniers ouvrages, la réalité intérieure de cet acte, de cette « Couronne », selon son expression, que les yeux profanes ne sauraient contempler : « (…) tous les points de cet être qui est en nous, devaient être mus par les consciences vives, et progressives des diverses régions de l'esprit, par où nous pouvons, et devons passer, jusqu'à ce que nous soyons universellement pleins de la conscience divine. » (Le Nouvel homme, § 39). Nous sommes, clairement, confrontés à un processus vertigineux qui relève de la pure audace propositionnelle sur le plan théologique, mais qui participe, véritablement et intimement, du sublime « mystère de la Croix » : « Comme il y a une sagesse qui est folie devant Dieu, il y a aussi un ordre qui est désordre ; et par conséquent il y a une folie qui est sagesse, et un désordre qui est un règlement véritable… » [14]
L’ordre des choses apparentes, est en réalité un ordre, inversé, renversé, travesti, déréglé, et c’est pourquoi l’ordre réel est donc l’exact négatif de l’ordre régnant ici-bas, et il ne peut être, notamment dans le cadre de l’essence non substantielle de l’Être incréé, qu’un « désordre qui est un règlement véritable ».
L’ordre des choses apparentes,
est un ordre, inversé, renversé, travesti, déréglé,
et c’est pourquoi l’ordre réel
est donc l’exact négatif de l’ordre régnant ici-bas.
À ce titre, la différence entre les deux ordres de réalité, terrestre et céleste, est une loi invariante imprimant à toute forme existante une règle constante : l’opposition entre l’ordre de la chair et celui de l’Esprit. Mais ces deux ordres, et en cela réside une clé importante de compréhension au sujet de la génération de la Divinité, sont en réalité trois, trois régions, ou trois « mondes » : le monde naturel, le monde spirituel, et le monde divin ; le monde naturel possède un mode qui lui est propre, la génération et l'apparence, le monde spirituel est celui de la « Révélation », c’est-à-dire la langue de Dieu, cependant ce monde, bien que transcendant, reste encore extérieur, d’où la forme tangible du culte et des cérémonies qu’on célèbre en son nom, or en l’interne, «intérieurement », une loi différente règne : « c'est le silence » [15], voilà pourquoi c’est uniquement dans le « silence », que se situe le monde divin.
C’est uniquement dans le « silence »,
que se situe le monde divin.
Conclusion : le « suressentiel Néant »
« Je suis le temple de Dieu,
et le tabernacle de mon cœur est le Saint des Saints,
quand il est vide (leer) et pur (rein).»
(Pèlerin chérubinique, III § 113).
Il en résulte ainsi, que l’Être ne se dispense à nous dans l’intériorité et le silence, qu’en cela même qu'il soustrait, masque et opacifie le « suressentiel Néant », et occulte celui-ci dans le retrait, un suressentiel qui ne se manifeste qu’en se retirant, d’où la nécessité de tenir ensemble, et constamment lier, ces deux éléments : manifestation et occultation ; « deux » éléments qui sont en vérité « un et le même », « deux qui sont en miroir », c’est-à-dire « quatre » : « manifestation et occultation » (+) « Être et Non-Être », et reconnaître que c’est dans cette paradoxale dispensation quaternaire, en forme d’absence multipliée sur elle-même, que repose toute l’histoire métaphysique de la Divinité.
« L’interne devient « Sanctuaire »
lorsqu’il s’est installé dans le « Rien » ;
ainsi donc, toute ontologie,
ne peut être qu’une « ontologie négative ».
Une certitude désormais ne quittera plus l’âme qui se sera laissée, dans le silence, entièrement et intimement transformée par le « mystère secret de l’Église intérieure » : « Je suis le temple de Dieu, et le tabernacle de mon cœur est le Saint des Saints, quand il est vide (leer) et pur (rein).» [16] Cette certitude de l’âme est avant tout la certitude que l’interne devient « Sanctuaire » lorsqu’il s’est installé dans le « Rien » ; ainsi donc, toute ontologie, ne peut être qu’une « ontologie négative » [17].
« … on n'apprend à connaître la parole
que dans le silence de tout ce qui est de ce monde… »
(Le ministère de l’homme-esprit).
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Le mystère de L’Église intérieure
Éditions La Pierre Philosophale, 355 pages.
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Notes.
1. Karl von Eckartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire ou Quelque chose dont la philosophie orgueilleuse de notre siècle ne se doute pas, 1802.
2. Ibid.
3. Des erreurs et de la Vérité ou les Hommes rappelés au principe universel de la science (…), par un Ph…. Inc....(1775). Concernant cette « doctrine » de l’Église intérieure, retenons que Louis-Claude de Saint-Martin reformula et éclaira l'enseignement de Martinès de Pasqually (+ 1774) qui professait des thèses sur l’émanation des esprits qui sont en totale contradiction avec l’enseignement des conciles de l’Église, affirmant que Dieu « émana », avant le temps, des « êtres spirituels », c’est-à-dire des esprits de nature immatérielle qui existèrent préalablement au sein de la Divinité, dont la vocation fut de rendre un culte à l’Éternel et de célébrer sa « gloire » (sic). Cette théorie de « l’émanation », postulant la génération d’êtres spirituels à partir d’une substance divine préexistante - qui relève des conceptions théogoniques et cosmogoniques de l’antiquité, reprises ensuite par les courants gnostiques qui en développèrent la théorie lors des premiers siècles du christianisme, désignant ce monde céleste « émané » sous le nom de « plérôme » -, est ainsi décrite dès les premiers paragraphes du « Traité sur la réintégration des êtres » : « Avant le temps, Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine. Ces êtres avaient à exercer un culte que la Divinité leur avait fixé par des lois, des préceptes et des commandements éternels.. » (Traité, 1). Or, Selon la conception de l’Église institutionnelle toutes confessions chrétiennes confondues (catholique romaine, orthodoxie et réforme), Dieu « n’émane » pas de lui-même, c’est-à-dire ne crée pas à partir de sa propre substance des esprits, des êtres ou des choses, mais il le fait à partir de « rien » (ex nihilo). Dieu crée librement, ni par nécessité, ni pour sa « gloire » (re-sic), ni pour une raison quelconque, mais par pure et gratuite charité, par l’effet d’un « don ». Les esprits, et donc l’âme humaine, ne sont pas, selon l’Église qui en arrêtera la définition dogmatique dans ses conciles, « pars divinae subtantiae », ils ne sont pas issus de la substance divine dont ils se distinguent totalement, ce sont des « créations » de Dieu, comme, de même, le monde matériel, acte volontaire qui ne fut imposé par aucune faute antérieure, en réponse à la révolte des anges, ce qui signifie sans aucune « nécessité » étant venue dicter une obligation à l’Éternel – monde matériel qui n’est pas, non plus pour les conciles qui en condamnèrent l’idée, une prison pour y enfermer les mauvais anges et « être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice » (Traité, 6) -, révolte, en forme de drame au sein de l’immensité divine, ayant contraint selon Martinès le Créateur à faire « force de lois sur son immutabilité en créant l’univers physique en apparence de forme matérielle » (Ibid.), propositions, l’une et l’autre, tout à fait inacceptables pour les Pères de l’Église. La réalité matérielle pour l’Église, c’est-à-dire la « Création », n’est pas considérée comme une « ombre », une image inférieure de forme « apparente », ce qui la distingue irréductiblement des thèses des théogonies antiques et gnostiques, car la « Création », fort réelle et concrète, bonne et sainte, provenant d’un acte gratuit qui est un don, manifeste la nature de Dieu qui est « amour » ("ὁ θεòς ἀγάπη ἐστίν" / « Deus caritas est », 1 Jean IV, 8 ; 16). Or, la doctrine de Martinès, entièrement imprégnée et sous-tendue en son ensemble par l’idée faisant intervenir un principe de « nécessité » dans l’œuvre divine, comme il est aisé de le constater, contredit radicalement la position de l’Église : « Oui, Israël, je te le répète, sans la prévarication de l'homme, les esprits divins n'auraient été assujettis que d'une seule manière au temporel, mais sans la prévarication des premiers esprits, ils ne l'auraient point été du tout. Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors de l'immensité, il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237). Ainsi, comme l’écrit fort justement Alain Marboeuf, la cosmogonie selon Pasqually présente de grandes similitudes avec la gnose de Valentin (v. 100-v.155) : « Le Père dans la Monade correspond à Dieu dans l’Immensité Divine. La première Tétradre annonce la Quadruple Essence Divine. Les éons au sein du Plérôme seraient les Esprits de l’Immensité Surcéleste : le drame de la chute de certains des éons, dont Sophia, rappelle ce qui s’est passé dans l’Immensité Surcéleste quand les Êtres spirituels prévariquèrent. Le Noûs est l’image d’Adam avant sa propre prévarication ; on y reconnaît également Hénoch, Elie ou les Patriarches nés « sans tâche » : ils sont Christ. Le Logos correspond aux Esprits restés avec Dieu. Quant au Démiurge, on reconnaît en lui l’Elohim de la Genèse. Les hommes hyliques seraient représentés par Caïn, les hommes psychiques par Abel, chacune de ces catégories ne pouvant que participer eux-aussi à la chute, activement ou passivement : les hommes, égarés dans le temps et enfermés dans le cosmos des sept planètes se trouvent confrontés à une aliénation qui les font souffrir et aspirer plus ou moins consciemment aux réalités supérieures. Chez Valentin, l’homme déchu est éloigné de la Pensée : il l’a oubliée, tout comme Adam qui, nous dit Martinès, de pensant devient pensif. » (A. Marboeuf, Martinès de Pasqually et La Gnose Valentinienne, The Rose+Croix Journal, vol 5, 2008, p. 69). C’est pourquoi « l’émanatisme », commun à de nombreux courants gnostiques des premiers siècles qui en firent un élément central de leur doctrine (Cf. J. Doresse, « La Gnose, origines des sectes gnostiques », dans Histoire des Religions, Tome 2, coll. « La Pléiade », 1972, p. 385-389), fut condamné, en tant que doctrine « hérétique », par le 1er Concile du Vatican (1870) qui y voyait, non sans raison sans doute, une forme de « panthéisme » (D. 1804), contredisant non seulement la gratuité de l’acte divin, mais également le caractère d’absolue simplicité et l’immutabilité de Dieu puisque ce dernier était en quelque sorte regardé comme contraint de produire des êtres semblables à lui.
En conséquence, rappelons ici que l’hypothèse de la préexistence des âmes, soutenue par Martinès de Pasqually, se trouve au cœur des polémiques anti-origéniennes qui se firent jour au VIe siècle, lorsque le second concile de Constantinople (553) condamna cette thèse dans les termes suivants, constituant le premier des quinze anathématismes promulgués officiellement contre Origène : « Si quelqu'un dit ou pense que les âmes des hommes préexistent, en ce sens qu'elles étaient auparavant des esprits et de saintes puissances qui, lassées de la contemplation de Dieu, se seraient tournés vers un état inférieur ; que, pour ce motif, s'étant refroidies ( ) dans leur amour de Dieu et dès lors ayant été appelées âmes ( ), elles auraient été envoyées dans des corps pour leur châtiment, qu'il soit anathème. » (« Anathématismes contre Origène », in Henrich Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, Enchiridion Symbolorum, Le Magistère de l’Église, sous la direction de Peter Hünermann, Éditions du Cerf, 2005, [Denzinger latin : 403 - 203], pp. 147-148). Rajoutons, que lorsqu’on souhaite aborder les thèses d’Origène - puisqu’il convient de le signaler dans la mesure où beaucoup de lecteurs contemporains, apparemment, ignorent ce point pourtant essentiel -, il importe de savoir que le texte dont nous disposons aujourd’hui du Peri Archon, ou « Traité des Principes » (De Principiis), ouvrage célèbre qui inspira les moines origénistes d’Égypte et de Palestine, et dont les spéculations aboutiront, au IVe siècle, à l’œuvre d’Évagre le Pontique (345-399), a été traduit en latin en 398 par Rufin d’Aquiléée (v.345-v.411) qui, par souci « d’orthodoxie », supprima, corrigea, et parfois même modifia en lui ajoutant des développements personnels de son invention, le texte original du « Traité des Principes ». C’est cependant ce texte, selon la version falsifiée de Rufin, qui est le plus souvent connu et publié (cf. Origène, Traité des Principes, par H. Crouzel et M. Simonetti, coll. Sources chrétiennes, Ed. du Cerf, t., I, II, III & IV, 1978), alors qu’il est grandement inexact et fortement sujet à caution, en ne témoignant absolument pas de la pensée véritable d’Origène. On ne connaît donc les thèses effectives d’Origène, que par les fragments grecs conservés par Épiphane, Justinien et les citations textuelles de saint Jérôme, fragments que le philologue allemand, Paul Koetschau (1857-1939), a eu l’extrême pertinence d’utiliser afin de rétablir, et enfin reconstituer pour lui restituer son sens initial, le texte authentique d’Origène (cf. P. Koestschau, Origenes Werke, (Περὶ Ἀρχῶν) Fünfer Band : De Principiis, GCS 22, Herausgegeben im Auftrag der Kirchenväter-Commission der Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, Leipzig, 1913). C’est pourquoi la version de Rufin, qui n’est d’ailleurs, de l’aveu même de ses éditeurs, qu’une « paraphrase généralement exacte mais non une traduction (…) les fragments de Jérôme et Justinien suppléent ce que Ruffin a omis… » (cf. «Traité des Principes », coll. Sources chrétiennes, op. cit., t. I, p. 26), lorsqu’elle parvint à saint Jérôme, provoqua de sa part une sainte colère, l’obligeant à dénoncer avec vigueur, dans sa Lettre à Rufin cette traduction « infidèle », et, à la demande de saint Pammaque (+ 410), établira une version conforme au texte original, qui eut pour effet d’horrifier Pammaque lorsqu’il en prit connaissance, lui faisant « mettre sous clef » le livre, de sorte d’en empêcher la diffusion.
Louis-Claude de Saint-Martin, bien évidemment, n’était pas ignorant des difficultés que représentait la thèse de Martinès au sujet de la préexistence incorporelle d’Adam, précisément au regard des condamnations des siècles précédents contre les positions d’Origène, et ne tenta pas de fuir le problème sachant pertinemment que certaines affirmations de son premier maître, étaient en contradiction avec l’enseignement de l’Église, c’est pourquoi, il décida d’aborder clairement le problème dans un texte tardif, qu’il intitula « De la génération des âmes », publié dans son ouvrage « De l’esprit des choses » (1800). La question que pose Saint-Martin, immédiatement, fait directement référence au problème : « Les âmes sont-elles produites par Dieu à l'instant de chaque corporisation humaine ? Ou bien ont-elles été produites toutes ensemble avec le premier homme, et sont-elles dans un lieu de privation et d'attente, d'où elles viennent s'emprisonner à chaque formation corporelle ? Ou enfin se reproduisent-elles les unes des autres ? » Il rajoute : «Ce sont trois systèmes qui, chacun, ont leurs partisans. » La conviction du Philosophe Inconnu n’a rien d’étonnante pour qui est familier de sa pensée : « J'ai montré ailleurs combien il répugne de faire concourir l'acte divin avec l'acte charnel, ce qui infirme beaucoup le premier système (…) Cette même différence peut servir à attaquer le second système (…) Reste donc le troisième système (…) la génération du cercle entier des chefs primitifs spirituels a dû être instantanée, parce qu'elle se faisait dans une région où il n'y avait point de temps, et que cette génération ne devait point agir dans le temps. » Et c’est cette troisième position, celle soutenant la préexistence des âmes (ou des « esprits), que Saint-Martin approuve : « La génération du cercle entier des chefs primitifs spirituels a dû être instantanée, parce qu'elle se faisait dans une région où il n'y avait point de temps, et que cette génération ne devait point agir dans le temps. La génération du cercle spirituel du premier homme ne se serait faite que successivement parce que le temps était créé alors, et qu'elle devait opérer dans le temps. » Cependant, si cette génération pour l’homme n’est plus entièrement spirituelle, mais « successive », liée à une humiliante union charnelle, une « génération [qui] n'est plus qu'une image informe de celle des miroirs éternels, spirituels et naturels », il n’en demeure pas moins que : « la véritable génération à laquelle l'âme humaine est appelée aujourd'hui, est tellement sublime qu'il ne serait peut-être pas à propos d'en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l'âme humaine n'est appelée à rien moins qu'à engendrer en elle son principe divin lui-même ; car c'est une vérité qu'il n'y a pas un être qui ne soit chargé d'engendrer son père, comme on peut s'en assurer par la réflexion. » (De l’esprit des choses, ou coup d’œil philosophique sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence, ouvrage dans lequel on considère l’homme comme étant le mot de toutes les énigmes, « De la génération des âmes », Paris, Laran-Debrai-Fayolle, an VIII [1800], tome premier, pp. 264-267).
4. Lorsque Joseph de Maistre affirme, avec pertinence, dans son « Mémoire au Duc de Brunswick »(1782) : « La vraie Maçonnerie, n'est que la science de l'homme par excellence, c'est à dire la connaissance de son origine et de sa destinée», il est évident que le fervent lecteur de Platon (v. – 427-v.-347), et d'Origène (v.185-v. 253), pense à la mise en œuvre d'un travail de remontée vers le « Principe » débutant, préalablement, par une approche exacte et fondée de ce qu’est l’homme, la finalité étant bien sûr « d'éclairer l'homme sur sa nature, son origine et sa destination », ainsi qu’il le notera en 1814, en conclusion de sa « Préface à l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques » : « Il est temps de nous rappeler ce que nous sommes, et de faire remonter toute science à sa source », (J. de Maistre, Préface de l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, Vrin, 1992, p. 59).
5. J. Boehme, Mysterium Magnum, traduit pour la 1re fois en français, avec deux études sur Jacob Boehme de N. Berdiaeef, Aubier, éditions Montaigne, 1945, 2.vol. (Nos citations ultérieures du « Mysterium Magnum», proviendront de cette référence).
6. S’agissant de l’erreur anthropomorphique, dont il importe de se prémunir dans la démarche spirituelle véritable, rappelons ce que dit avec justesse saint Thomas d’Aquin (+1274) : « L’essence divine, par son immensité, surpasse toutes les formes que notre intelligence peut atteindre ; et on ne peut donc pas l’appréhender en sachant ce qu’elle est.» (Summa contra Gentiles, I, XIV).
7. Origène, Commentaire sur Saint Jean, II, 94-96, Sources chrétiennes, 1966, pp. 269-271. Cette position d’Origène, sur laquelle il insista longuement dans ses écrits, identifiant le « Mal » au « Non-être », pourrait faire du Père alexandrin, une source relativement probante du dualisme médiéval, comme l’ont fort bien démontré plusieurs auteurs. En effet, Jean Duvernoy (1917-2010), l’un des premiers, dans son étude fort documentée sur le phénomène cathare (« La religion des cathares », Éditions E. Privat, 1976) - qui se plaçait d’ailleurs dans la continuité de la thèse de Hans Rudolf Söderberg (1913-1988) : « La religion des cathares : étude sur le gnosticisme de la basse antiquité et du moyen âge», Uppsala (Suède), Almqvist et Wiksell, 1949 -, souligna combien les tenants du dualisme médiéval, étaient redevables aux conceptions origénistes de nombreuses de leurs thèses : « Le catharisme apparaît relativement teinté de judéo-christianisme, essentiellement origéniste (…) il suggère irrésistiblement le rapprochement avec ces « moines origénistes » condamnés au tournant des IVe et Ve siècles, puis officiellement encore, par Justinien en 553. » (Op.cit., Ch. III « La filiation typologique », p. 387). Plus haut, dans son étude, l’auteur soulignait : «L’assimilation de la matière et du mal au néant est un lieu commun qu’Origène attribue d’abord à certains interprètes, puis qu’il adopte, dans son Commentaire sur saint Jean (…) Le mal = amissio boni d’Augustin n’en est pas loin. Mais c’est chez Origène que la formule, banale à l’époque hellénistique, est liée à Jean 1, 3. » (Ibid., p. 366). Se livrant à un examen assez étendu de ce que devint l’origénisme au cours des siècles, en particulier après la condamnation du VIe siècle, Marcel Dando précisait : « Du temps d'Origène le christianisme était nouveau-né. Le poids de la civilisation et de la philosophie grecques menaçaient de l’étouffer, le grand Alexandrin — et c'est là où réside son génie — s'employa, non pas à rejeter l'hellénisme, mais à en reconnaître la force et les grandes qualités, à greffer sur ce robuste sujet le jeune rameau du christianisme, Il christianisa l'hellénisme. Origène ne fut pas compris, il fut honni, anathémisé, déclaré hérétique (…) Pendant longtemps après 553, il ne semble avoir été parlé d'Origène que pour l'accabler de reproches et le mettre en épingle comme hérétique, responsable de toutes autres hérésies. » (M. Dando, De Origène aux Cathares (suite), Cahiers d’Études Cathares, XXIXe année, Hiver 1978, IIe série n° 80, pp. 18-19). La conclusion que propose Marcel Dando de son étude, est assez pertinente : « Ce qui, à notre sens, a le plus contribué à jeter un voile sur les activités des origénistes a été la conspiration du silence à l’égard d’Origène. Si le docteur alexandrin a été invoqué et mentionné maintes fois par les chercheurs modernes qui ont étudié l’iconoclasme byzantin, Origène n’est jamais cité dans les textes grecs et même il a été condamné à diverses occasions sans être nommé. (…) Nulle autre campagne de silence n’a jamais eu, et n’aura jamais, un tel succès. Mais la pensée de l’alexandrin a percé (…) Il est frappant que l’origénisme qui se retrouve dans le catharisme est à peu près le même qu’aux Ve et VIe siècles. On peut en conclure que c’est le repli de l’origénisme sur lui-même… » (M. Dando, De Origène aux Cathares (suite et fin), Cahiers d’Études Cathares, XXXe année, Été 1979, IIe série n° 82, p. 20). Quant à Saint Augustin (+430), qui insistera comme on le sait avec une certaine force, sur la « nihilisation » opérée dans la créature pécheresse sous l’action du Mal, il reprendra l’identification d’Origène entre « Mal » et « Non-être », en développant, à son tour, une argumentation développée qui eu un écho, à peu près équivalent aux thèses origéniennes, au sein des courants du dualisme médiéval, qui fut une expression relativement fidèle et radicale de l’augustinisme s’agissant de l’ontologie. Comme l’a très bien perçu René Nelli (1906-1982) : « En ce qui concerne son interprétation du nihil, le Catharisme apparaît comme une hérésie issue indirectement de l’Augustinisme.» (R. Nelli, La Philosophie du Catharisme, Payot, 1978, p. 66). « Il semble, remarque René Nelli, que ce soit entre 1220 et 1230 – et peut-être seulement en Occitanie (Languedoc et Comté de Foix) – qu’on ait interprété la nature du mauvais principe à la lumière de la nihilisation que saint Augustin avait fait subir à la substance de l’archange rebelle. Le Traité cathare de Bartholomé doit dater de 1218-1220 (c’est à cette date – approximativement – que se répandent en Occident les Soliloques apocryphes). » (Op.cit., p. 64). On est donc, comme on le constate, dans la conception du dualisme médiéval inspiré de l’augustinisme, lui-même influencé par Origène, dans une approche qui, à aucun moment, ne postule une parfaite « égalité » entre les deux principes. Et cette position est partagée aussi bien par les dualistes radicaux, ou « absolus », rattachés à l’Église de Dezenzano (région du lac de Garde), qui soutenaient que les deux principes étaient coéternels et qu’il y avait toujours eu le « Mal néant » qui s’était introduit dans le monde Divin en corrompant les anges et les avait entraînés dans le monde matériel, que par les dualistes dits « mitigés » de Concorezzo (Lombardie), pour qui seul le Bien avait toujours existé, le principe du Mal étant, si l’on peut dire, « secondaire », et n’était survenu qu’en conséquence de l’organisation de la matière par un ange déchu. Le dualisme consiste donc, dans sa démarche spirituelle, à accéder à une « connaissance » de la coexistence des deux principes opposés, afin de s’engager dans la voie de la « lumière » et du vrai Dieu, instruit de la lutte permanente que se livrent l’Être et le Mal ; d’où le caractère de « dualité absolue » de chaque aspect de la réalité, traversée par le bien, comme par le négatif.
Toute différente du dualisme médiéval, la thèse soutenant que le « Principe » est constitué de « l'Être » et du « Non-Être », ou encore du Bien et du Mal, travaillé par une dialectique interne représentant un fond obscur en Dieu, ce que rejettent les théologiens de l’Église, qui critiquèrent d’ailleurs vigoureusement cette proposition lorsque René Guénon (1886-1951), faisant siennes les thèses de Jacob Boehme (1575-1624), et de bien d’autres théosophes, en exposa les termes : « Assimiler la possibilité à la potentialité comme certains textes paraissent nous y autoriser, c’est introduire l’imparfait et le changement au sein même du parfait et de l’immuable. (…).» (L. Méroz, René Guénon ou la sagesse initiatique, Plon, 1962, pp. 161 ; 165-166). C’est ce qu’explique parfaitement Georges Vallin (1921-1983), lorsqu’il soutient : « dans la perspective métaphysique et notamment chez Plotin et Shankara la transcendance du Principe qui est visée par un double mouvement simultané de négation et d'intériorisation intégrales s'effectuant sur le plan de la Connaissance repose sur le dépassement de l'Être en tant qu'objet de l'ontologie et de la théologie positive (aussi bien rationnelle que "révélée") vers le Sur-être ou le Non-Être, c'est-à-dire vers le Principe en tant que dépouillé de toute qualité, de toute détermination, et auquel - ainsi que le notent fréquemment les védantins non-dualistes et les néo-platoniciens - ne convient même pas le nom de Principe dans la mesure où ce dernier implique une relation avec un terme autre que lui, c'est-à-dire une multiplicité réelle, fût-elle tout intérieure et "transcendante". Sans doute, les théologies traditionnelles ou classiques, qui sont unanimes à affirmer la Transcendance réelle du Principe, c'est-à-dire son indépendance radicale à l'égard d'une manifestation dont l'imperfection ne porte pas atteinte à son absolue plénitude et à sa perfection, insistent-elles sur "l'unité" ou la "simplicité" divine. Mais la perspective métaphysique nous semble les dépasser par la rigueur avec laquelle elle pose la simplicité de l'Absolu, et par les conséquences qu'elle en tire.» (G. Vallin, Lumières du non-dualisme, Presses universitaires de Nancy, 1987, p. 83). C’est pourquoi, on sera attentif au fait qu’en plaçant la « Possibilité » au-dessus de l'Être, Guénon - sans-doute fort éloigné, pour diverses raisons, d’une juste compréhension des fondements du christianisme, devant être regardé avec une grande circonspection sur ses thèses relatives à la « Tradition primordiale » [pour un examen des sérieuses difficultés que représentent les thèses de Guénon, relatives à la « Tradition primordiale », dans leur rapport au christianisme, lire : « René Guénon et la Tradition primordiale », Étude portant sur la conception guénonienne de « Tradition primordiale » du point de vue de l’Écriture Sainte et de l’ésotérisme chrétien, Éditions du Simorgh, 2012, ainsi qu’en complément, « René Guénon et le Rite Écossais Rectifié », Éditions du Simorgh, 2007], mais qui n’en demeure pas moins un profond métaphysicien -, fonde ainsi une théorie non-dualiste de l’au-delà de l'Être, en accordant « l'infinité » à la seule « Possibilité » : « la Possibilité est en réalité identique à l'Infini.» (R. Guénon, Les états multiples de l'être, Véga, 1980, p. 31). Si donc la « Possibilité » est constituée de l'Être et du Non-Être, ou encore du Bien et du Mal, ce qui est assurément inacceptable pour les docteurs et théologiens, nous sommes alors en présence, du point de vue métaphysique, non d'un apparent dualisme, mais d’un « non-dualisme » doctrinal, affirmant que le « Non-Être » est un élément, une partie du Principe, lui conférant, de façon indubitable, une quasi substance malgré sa dimension de non-manifestation, établissant, au cœur même de l'Absolu une part d'ombre et de négatif. Ainsi, la doctrine de la non-dualité (adwaita-vâda), se révèle à nous sous un jour nouveau, en tant que métaphysique de l’union du Bien et du Mal, de la réunion essentielle des antagonistes en quoi consistera d’ailleurs l’ultime secret de la thèse guénonienne définie sous le nom de « connaissance intégrale ». C’est pourquoi, toute la perspective doctrinale de Guénon, dans sa finalité, se résume à une métaphysique de « l’Identité Suprême » considérée comme le couronnement du dépassement de toutes les formes, car située dans un ultime « inaccessible » et « ineffable ». À ce titre, la quête ésotérique en mode théosophique, en aucun cas, ne peut être assimilée à un processus de « déification », de théosis ou « d’accomplissement de l’être », tel qu’il se dessine en climat théologique par exemple chez les Pères grecs de l’Église, pour la simple raison que l’objectif visé n’est pas un retour dans le « sein de Dieu », mais une réunion au « Principe », ce qui est très différent, Dieu n’étant, sauf dans son aspect non-qualifié où, là, il cesse « essentiellement » de se situer dans l’être ou le non-être et finalement n’est strictement plus « rien » du point de vue humain, qu’une détermination relative propre à la Manifestation qui caractérise le « Principe » sous une forme particulière, c’est-à-dire parfaitement limitée. La conséquence d'une telle position, c'est que la doctrine de Guénon rejoint de manière assez évidente les théories et positions de l'idéalisme ontologique, expliquant que le Mal se trouve être le produit d’une simple « erreur de perception », uni et lié intrinsèquement avec le Bien constituant l’un et l’autre « l’Unité ». Au IVe siècle de notre ère, en Inde – avant que cette thèse ne devienne celle l'évêque George Berkeley (1685-1753) et du courant de l’immatérialisme philosophique, qui affirmera que notre conscience confère, par erreur, une indépendance objective à la réalité, qui n'est au fond que le pur produit de notre pensée, soit de « l'irréalité formelle » - deux maîtres principaux de l'idéalisme (vijnânavâda), que l'on désigne également sous le nom d'école Yogâcara, c’est-à-dire Vasubandhu et Asanga, soutinrent l'inexistence du monde extérieur, expliquant que celui-ci n'était que le fruit de constructions mentales erronées qui nous font prendre pour concret ce qui n'est qu'une conséquence de l'activité de la pensée. Il s’ensuit que nous vivons au sein d'un système abstrait de représentation (vinapati), un mirage intellectuel trompeur, alors même que tout n'existe, si l'on peut dire puisque nous sommes absolument immergés dans un monde fantomatique totalement déréalisé et idéalisé, que dans la pensée. Le monde extérieur que nous affirmons être vrai, n'est donc « que de l'esprit ». (Pour un exposé détaillé du sujet, on se reportera à l’étude publiée sous le titre : « Tout est conscience », Albin Michel, 2010).
On est ici, comme on le voit, dans une tonalité théologique, qui ne manque pas d’une austère sublimité d’anéantissement, que les XVIe et XVIIe siècles portèrent à son sommet mystique, mais qui demeure assez loin du drame métaphysique intérieur que vit « l’Abîme obscur », le « Sans-fond » de Boehme, cherchant à atteindre la « présence », parce que travaillé par un désir intérieur qui le crucifie, en attente de son « Verbe », contraint de devoir passer par une négation, afin de « néantiser » sa propre tendance au « Rien », faisant de cette situation le cadre de l’universelle révélation de la Divinité. Alexis Klimov (1937-2006), avec pertinence, releva donc sur ce point la parfaite et cohérente identité de la pensée de Guénon avec celle de Jacob Boehme, qui, dans son Mysterium Magnum, insista sur le surgissement du Verbe à partir du Néant éternel : « La révélation du Néant est celle du principe de la manifestation universelle qui, comme l'a par ailleurs montré René Guénon, "tout en étant un, et étant même l'unité en soi", contient la multiplicité..» (A. Klimov, Le Philosophe teutonique ou l'esprit d'aventure », in J. Boehme, Confessions, Fayard, 1973, p. XXII). Ainsi, la perspective métaphysique « non-dualiste » que rappelle Guénon, dans la continuité des grands courants spirituels indien, néoplatonicien, et de la théosophie, est donc celle de la « Possibilité », absolument « non-qualifiée » qui, dans sa Totale Infinité comprend : « à la fois l’Être (ou les possibilités de manifestation) et le Non-Être (ou les possibilités de non-manifestation), et le principe de l’un et de l’autre, donc au-delà de tous les deux....» (R. Guénon, L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI, Éditions Traditionnelles, 1981, pp. 178-179). Pour un exposé étendu et approfondie de la pensée métaphysique de René Guénon, on invitera le lecteur à se reporter à notre étude : « La Métaphysique de René Guénon », Le Mercure Dauphinois, 2004.
8. Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, trad. Gérard Pfister, Préface de Marie-Anne Vannier, Arfuyen, 2004, pp. 45-46.
9. Maître Eckhart, Predigt 2, trad. A. de Libera ; Maître Eckhart, Traités et sermons, Garnier-Flammarion, 1993, p. 236.
10. G.-W. F. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J. Gibelin, Vrin, 1987, p. 78. On ne négligera pas le fait que Hegel, reprenant en quelque sorte la thématique de Boehme, soutient que l’Absolu, travaillé par une force qui lui intrinsèque, est en mode de « devenir », en processus de genèse ; se réalisant dans l’Histoire, Dieu « s’aliène » en se divisant, ce déchirement constituant un moment nécessaire dans sa genèse, qui s’effectue lors d’une descente dans la matière par laquelle, se manifestant en certaines phases dialectiques, il s’engendre lui-même et prend conscience de soi : « De l’Absolu il faut dire qu’il est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin seulement ce qu’il est en vérité ; en cela consiste proprement sa nature qui est d’être réalité effective, sujet ou développement de soi-même.» (Hegel, Phänomenologie des Geistes, éd. Hoffemeister, 1929, p. 21). Ce déchirement est inscrit non pas dans une réalité extrinsèque, mais à l’intérieur-même de l’essence de l’Absolu : « L’Esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement [Er gewinnt seine Warheit nur, indem er in der obsoluten Zerrissenheit sich selbst findet]» (Ibid., p. 30). Jean Wahl (1888-1974), souligne justement : « Dieu se fait dans le cours même de l’évolution, en même temps, si l’on peut dire, qu’il se produit de toute éternité dans un domaine intemporel, il faut peut-être ajouter que cette création ne s’explique que parce que Dieu d’abord à un moment de l’évolution s’et défait, s’est déchiré. Il y aurait un acte, à la fois péché originel cosmique et sacrifice divin, jugement par lequel Dieu s’est divisé d’avec lui-même, création du fils et en même temps création du monde… » (J. Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Rieder, « Philosophie », 1929, p. 134). Ainsi, la manifestation est l’extériorisation d’un processus par lequel Dieu se perd, devient étranger à lui-même, se voit comme un « autre », ce en quoi consiste, précisément, la « genèse de l’Absolu » : « Pour qu’il soit en fait Soi et esprit, il doit d’abord devenir pour soi-même un autre, de même que l’essence éternelle se présente comme le mouvement d’être égal à soi-même dans son être-autre. » (Hegel, op.cit., p. 537). Cette idée est reprise et développée par Hegel dans les « Leçons sur la philosophie de la religion » : « Le fini est un moment essentiel de l’Infini dans la nature de Dieu, et ainsi l’on peut dire : C’est Dieu lui-même qui se limite (qui se « finitise »), qui pose en lui des déterminations (…) Dieu détermine ; hors de lui, il n’y a rien à déterminer ; il se détermine lui-même, en se pensant lui-même ; il se pose à lui-même un autre comme vis-à-vis ; lui et son monde sont deux (…) Ainsi Dieu est ce mouvement en lui-même, et seulement par là il est Dieu vivant (…) Dieu est le mouvement dirigé vers le fini, et par là, surmontant cette finitude, vers lui-même … Dieu revient à lui-même, et il n’est Dieu que dans ce retour. Sans monde, Dieu n’est pas Dieu. » (Hegel, Volersung über di Philosophie der Religion, H. Glockner, 1968, pp. 209-210). En conséquence, Dieu s’aliène, mais dans ce mouvement d’auto-aliénation, Dieu se trouve, ou plus exactement se « retrouve » dans cet « être-autre » de Dieu qu’est le monde, et se connaît en tant que Dieu, c’est pourquoi le mal est un élément, une composante « nécessaire » dans la génération de l’Absolu, car sans le mal, sans l’aliénation, l’Esprit demeurerait un pur « Néant ». Le mal pour Hegel n’est donc aucunement étranger à l’essence divine, il est même, de façon nécessaire, le principe essentiel de sa révélation : « le mal n’est pas autre chose que le mouvement par lequel l’existence naturelle de l’Esprit entre en elle-même.» (Hegel, Phänomenologie des Geistes, op.cit., p. 539). Il est à noter, ce qui n’est pas anodin pour notre sujet, que c’est Franz von Baader (1765-1841), lecteur et fervent admirateur de la pensée de Saint-Martin, qui fit découvrir l’œuvre de Maître Eckhart à Hegel, rapportant ainsi l’anecdote : « J'étais à Berlin très souvent en compagnie de Hegel. Un jour, en 1824, je lui lus des textes de Maître Eckhart, dont il ne connaissait jusque-là que le nom. Il fut si enthousiasmé qu'il donna l'autre jour toute une conférence sur Maître Eckhart devant moi, et qu'il finit par ces paroles : ‘‘Voilà exactement ce que nous voulons’’. » (Franz von Baader, Sämtliche Werke, Bd., 15).
11. Denys l’Aréopagite, Des noms divins, VII, 3, 870-872.
12. Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique (Cherubinischer Wandersmann), trad. Henri Plard, Deuxième Livre, (II, § 189), Aubier Montaigne, 1946, p. 141.
13. H. Plard, La mystique d’Angelius Silesius, Aubier, 1943, p. 195.
14. Lettre de Martin de Barcos (1600-1678) à la Mère Angélique Arnauld (1591-1661), 5 décembre 1652. (Archives d’Amsterdam, recueil 35, in L. Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, (1976), 2005, p. 222).
15. L.-C. de Saint-Martin, De l’esprit des choses, « Langues des différents mondes ».
16. Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique, Troisième livre, § 113, op.cit., p. 175.
17. « L’âme qui connaît ne fait plus qu’un avec l’objet connu, sa contemplation reste en elle-même, et elle-même devient parfaitement silencieuse. » (Plotin, Ennéades III, 8, 6). Plotin (204-270) poursuit « Le sage doit s’efforcer d’échapper à la séduction magique que les choses sensibles exercent sur son âme, et se faire impassible. La contemplation délivre le sage du sortilège. En se recueillant, pour contempler, l’âme se sépare de la réalité sensible, comme l’âme universelle, dont elle doit imiter l’harmonie, se détourne des choses d’ici-bas.» (Ibid., IV, 4, 43 ; IV, 3, 12).
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