dimanche, 09 avril 2017
Entretiens spirituels et écrits métaphysiques
« Voie » de l’ontologie fondamentale et de l’ésotérisme mystique
Il n'y a rien à posséder ultimement du mystère existentiel,
rien à conquérir de façon positive de cette origine en devenir d’elle-même,
et il n'y a non plus rien à dépasser, car l'Être n'est jamais atteint ;
il séjourne dans son retrait, il demeure inaccessible éternellement dans son « Néant ».
«Voguez à ma suite, dans l’abîme […]
Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. »
(Kasimir Malevitch, Le Suprématisme, 1919).
Une seule question est de nature fondamentale, celle de l’essence de « l’Être » en sa vérité principielle, ce qui relève, évidemment, de « l’ontologie » par excellence, et en ce qui concerne l’orientation spécifique de la recherche spirituelle et initiatique véritable, c’est-à-dire à la fois « non-apocryphe » et authentiquement transcendante, une ontologie qui ne peut être, en raison de la situation des conditions de la présence de l’être au monde, et sa nature foncièrement dialectique, qu’une « ontologie négative ».
I. Les deux « voies » ontologiques fondatrices
Un point, portant principalement sur le sujet de « l’Infini », montre cependant qu’il y a deux « voies », deux orientations dont la différence n’est pas anodine du point de vue métaphysique et théosophique, car si Joseph de Maistre (1753-1821), fidèle à l’enseignement de saint Augustin (354-430), ou de Martinès de Pasqually (+1774) et de l’Illuminisme en général, imputait aux esprits rebelles, puis à l’homme, suite à la double prévarication qui est survenue au sein de l’immensité divine, la raison de la situation de dégradation que connaît l’Univers avec la présence constante du « négatif » agissant en toutes les réalités vivantes, comme irréductible tendance à la décomposition et à la mort, en revanche Jacob Boehme (1575-1624) - rejoint par René Guénon (1886-1951) à cet égard dans l’exposé de sa métaphysique qu’il désigna d’ailleurs, pour cette raison, comme étant « intégrale » -, considère que l’origine de l’ombre se trouve au sein même de la Divinité en laquelle existe une part « ténébreuse » qui est une composante intrinsèque de sa nature. En ce sens, le « Principe » est constitué de « l’Être » et du « Non-Être », il est travaillé par une dialectique interne représentant le fond obscur du divin, et il s’agit bien, en cette vérité, du trésor doctrinal, du « mystère » par excellence, le plus sublime puisque portant sur la nature essentielle du mystère qui est celui dévoilant ce qu’est en sa vérité l’Absolu.
Conséquemment, et à ce titre Martin Heidegger (1889-1976), et Joseph de Maistre sont en parfait accord dans le constat qu’il n’y a pas d’extériorité par rapport au « nihilisme », c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’alternative, de nostalgie d’un avant ou d’un après, c’est l’existence elle-même, par delà les époques, qui est plongée dans l’abîme du nihil (rien), qui est confrontée, depuis la rupture originelle, de par son « déchirement » [1], à la nécessité d’affronter la question de l’absence, du délaissement, de l’angoisse et de la perte, du tragique de l’échec et de la mort, pour le dire en un mot du « mal », car l’expérience du monde que nous éprouvons participe d’une détermination à l’antagonisme de deux forces contraires qui sont présentes partout dont l’homme n’a pas le pouvoir de se libérer, puisque c’est une détermination structurelle ontologique : « L'être-dans-le-monde est un existential, c'est-à-dire une détermination constitutive de l'exister humain, un mode d'être propre à l'être-là. [...] L'être-dans-le-monde, en tant qu'existential, est une relation originaire.» [2]
II. La détermination au négatif est inscrite dans l’Être
Exister, être, c'est donc être jeté de « l’Unité » vers la division, projeté « du haut vers le bas » disait Origène (+ 252) [3], abandonné dans le relatif, le contingent, c'est être dépendant totalement de faits et de causes qui déterminent la non-possibilité de l’harmonie et de la durée, et rendent totalement vaines et vouées à l’inutilité les infructueuses tentatives humaines - notamment politiques, mais pas seulement, car on peut y adjoindre, l’art, la philosophie, la science, etc. -, qui tendent à modifier les conditions de l’être au monde.
Il s’agit donc, ce qui en quelque sorte caractérise le chemin initiatique, d’une entreprise de dévoilement des forces secrètes et invisibles qui animent et dirigent l’ordre des choses visibles, puisque le vrai est le négatif des apparences. Ainsi donc, la confrontation au « nihil » n’est pas simplement un temps, un moment du cheminement qu’il nous incombe d’effectuer du point de vue existentiel, mais cette confrontation est une voie de « négation totale » qui – non point faite de par son exigence, il est vrai, pour tous les esprits -, par la contemplation du « néant » d'où procède et en quoi existe toute réalité, est permanente, constante, car pour passer au travers de l’obscur, il faut traverser la sombre nuée du vide originaire, et ceci depuis toujours et pour toujours, en osant de voguer sur « l’abîme de l’Infini » Cette évidence, conduit à prendre conscience qu’il ne s’agit plus désormais d’espérer en un quelconque régime ou éventuel système capable de résoudre les questions qui se posent, puisque l’origine du problème pour l’homme, mais aussi pour les civilisations et l’Univers lui-même, est un problème de « l’origine » ; la question, fondamentalement, participe d’une nature purement méta-ontologique. Voilà pourquoi, la seule attitude authentique, c’est-à-dire authentiquement en rupture, la seule position radicale capable de prendre le problème à sa source réelle, à sa « racine » effective, est donc, uniquement, d’ordre supérieur, elle relève du spirituel et du transcendant, obligeant dès lors de regarder d’où provient l’essence de la détermination existentielle, en se confrontant à la cause première de la vocation destinale de toutes choses créées au « nihil ».
« Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai
tout est mal puisque rien n’est à sa place [...]
Tout les êtres gémissent et tendent avec effort
vers un autre ordre des choses.»
- Joseph de Maistre -
Joseph de Maistre affirmait : « Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai tout est mal puisque rien n’est à sa place [...] Tout les êtres gémissent et tendent avec effort vers un autre ordre des choses.» [4] Mais après la Révolution, suite un examen approfondi de ses causes, il comprit qu’aucun temps n’était exempt de négativité, et étendit le diagnostic de façon transversale à l’Histoire elle-même, voyant d’ailleurs que la « Révolution », de par sa nature antichrétienne, son violent rejet de toutes les formes de sacralité, ayant mené un combat violent contre l’Église et son clergé qui est allé jusqu’aux crimes les plus abominables, participait non pas des idées politiques, mais de l’histoire des religions [5]
III. L’bandon de tout but positif (l’’apolitia) comme principe et ascèse spirituelle
De son côté Julius Evola (1898-1974), bien que cette analyse participait beaucoup plus d’un sentiment de révolte contre de l’état du monde de la période moderne, plutôt que d’une position ontologique portant sur la nature même de ce monde au travers de toutes les périodes, résuma ce qu’il convenait de faire, et comment dès lors agir, dans un monde en état de « dissolution générale » : « Il n’y a pas de formes positives données fournissant un sens et une légitimité vraie sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui. Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active, ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure, libre et authentique, vers la transcendance […] L’afele panta plotinien – c’est-à-dire ‘‘dépouille-toi de tout’’ -, tel doit être le principe de ceux qui savant regarder d’un œil clair la situation actuelle.» [6]
Ayant perçu cette origine, il convient d’abandonner tout but positif extérieur rendu irréalisable, non pas parce que cette époque serait celle de la « dissolution générale », mais parce qu’il est nécessaire de comprendre que la détermination au négatif est inscrite, depuis toujours, dans l'Être, qu’elle réside et demeure de façon intangible dans le « Tout », c’est-à-dire la totalité de « l’exister » même, et il qu’il n'y a en conséquence eu de réalité en ce monde, avant même le début des temps, de façon permanente, que déterminée et soumise, c'est-à-dire reliée à une cause qui est une déchirure, liée à une rupture fondatrice, à une scission qui se trouve dans l’essence même de l’Être ; une réalité dépendante d’un manque qui est une perte tragique survenue, au commencement, à l’intérieur de « l’Unité » première, situation absolument terrible que Maistre résume en une phrase : « Ce monde est une milice, un combat éternel. » [7] À cet égard, « l’’apolitia » s’impose donc comme règle, pouvant s’étendre pour tout esprit conscient et éveillé, non pas uniquement à notre « période de dissolution », mais en tant qu’attitude constante de présence au monde et discipline de vie, loi spirituelle, ascèse héroïque et voie ontologique qui est celle des voyageurs solitaires souhaitant accéder aux cimes des monts élevés, là où règne, dans la solitude et le silence, l’éternelle « Lumière ».
« Il n’y a pas de formes positives données
fournissant un sens et une légitimité vraie
sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui.
Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active,
ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure,
libre et authentique, vers la transcendance ....»
IV. La génération infinie des anéantissements et des renaissances éternels
La Manifestation est l'expression extérieure
du Mystère intérieur de l'Être infini.
Il en résulte que, malgré tous les vains efforts successifs qui seront entrepris, la fracture ne sera jamais refermée, le fossé jamais comblé, car rien en nous n'est de nous et vient de nous, mais relève d’une cause originelle, et d’une cause présentant une rupture en sa « source », un surgissement dialectique au sein de l’Unité », par lequel, selon Maistre, le « mal » s’est introduit dans l’Univers et « a tout souillé » [8], ou, plus profondément encore selon Boehme, en raison du fait que « l’éternelle origine des ténèbres» [9], engagée dans un mouvement de génération infinie passant par des anéantissements et des renaissances éternels, accomplie sa « révélation » suressentielle. Ceci explique pourquoi chaque être, chaque système philosophique, est incapable, à lui seul, d'aller au bout de l'Être. Tout est freiné, bloqué, contraint, par un manque constitutif d'être qui est inscrit à l’intérieur de toute réalité, car initialement situé au sein de l’Être, dans la substance du « Principe ». L'unique forme du possible pour chacun, le seul devoir, la règle disciplinaire, est donc d’affronter le non-sens, le sens sans nom, l'absence de nom d’un réel absent de lui-même, de se confronter, par une approche métaphysique, ou plus précisément « d’ontologie négative », au « Néant ». La Manifestation est l’expression « extérieure » du Mystère intérieur de l’Être Infini, la révélation de son « Verbe », ceci expliquant pourquoi, puisque le Principe est travaillé par un désir qui est à la fois lumière et ténèbres, la Manifestation comporte elle également, à l’identique de l’Être, un aspect mauvais et bon. Depuis le commencement, l’Être Infini est la « Totalité », composé du « monde-feu », du « monde des ténèbres », et du « monde-lumière », triple monde à l’intérieur d’une unique essence, un unique Principe, en trois distinctions illimitées, éternelles, animées d’une même aspiration, ou « faim de quelque chose », qui est une « Magia », dont l’étonnante résonnance, n’est pas sans évoquer la « Mâyâ », voile et clarté, pouvoir maternel de l’Un. Le lien intérieur à la « vraie vie » entre les ténèbres et la lumière, explique pourquoi toute existence humaine se trouve placée à la jonction du clair et de l’obscur, du bien et du mal, exigeant un abandon au « néant », faute de quoi elle sombre dans « l’angoisse » qui est un feu dévorant, alors que par son anéantissement, elle s’accomplit sans douleur dans la lumière, dans la « Magia » de Dieu en sa triade, c’est-à-dire sa triple essence.
a) La vie au « désert »
Reste donc, malgré cette situation « au milieu des ruines » obligeant en notre période de civilisation matérialiste moderne désacralisée, une traversée de la « nuit de l’esprit » - une désacralisation qui s’est imposée à la faveur des bouleversements historiques en se dotant même à notre époque d’une légitimité officielle, et s’est introduite, par l’intermédiaire des récentes réformes conciliaires, jusqu’à l’intérieur même de l’institution ecclésiale -, qui peut être un réel « apprentissage » du désert vécu en tant qu’étape importante sur le chemin conduisant à la « réalisation », nécessitant de se mettre à distance des « institutions parodiques » [10], l’obligation d’engager une démarche comparable à celle qui, toutes périodes confondues, a contraint l’être à se vider, ou désapproprier de lui-même dans un dépouillement purificateur. Et, à cet égard, la situation d’aujourd’hui n’est point différente de ce qui toujours domina comme exigence, faisant que dès l’origine, tout était déjà finalement vicié pour les âmes en quête d’Absolu, structures religieuses ou initiatiques comprises, bien qu’infiniment moins dégradées que celles de notre temps, et que l’exil intérieur se devait d’être un moment essentiel de la recherche, un passage incontournable afin de parvenir à la « metanoia », c’est-à-dire la transformation entière et radicale de l’être, ce qui définit, en propre et à toutes les époques, une démarche spirituelle effective, en Orient comme en Occident.
b) Les vrais secrets n’ont jamais été divulgués
C’est pourquoi Guénon a tant insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas dans cette « œuvre initiatique » s’il en est, non d’une « extase », mais d’une transformation interne de l’être, en vertu de ce principe fondamental : « toute réalisation initiatique est essentiellement et purement ‘‘intérieure’’ [11]. » Mircea Eliade (1907-1986) écrit donc, à juste titre : « On a souvent affirmé, qu’une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation » [12], montrant que la question de l’initiation, n’a ainsi rien à voir avec les conditions de la période à laquelle elle se pose, car en réalité « les vrais secrets n’ont jamais été divulgués » [13], puisqu’ils relèvent du « mystère » indicible et informulable, mystère qui se situe au-delà de l’Être et du Non-être, là où le langage est impuissant, domaine par définition du suressentiel. L’accès à ce mystère, qui est celui par excellence de « l’Église intérieure », selon la tradition de l’Illuminisme mystique, relève donc d’une « voie » exigeante et rigoureuse, d’une discipline de l’esprit, dont les critères et les modalités restent inchangés depuis la nuit des siècles, et que préservent, et conservent, quelques rares sociétés de nature ésotériques, observant une mise en retrait à l’égard d’un monde vis-à-vis duquel elles se tiennent volontairement à distance, unique chance de faire perdurer les éléments de la transmission authentique, et d’accomplir la traversée des temps d’obscurité.
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lundi, 21 mars 2016
Le mystère de l’Église intérieure ou la « naissance » de Dieu dans l’âme
Le cœur métaphysique et ontologique
de la doctrine saint-martiniste
« Le mystère de ces choses divines et spirituelles
doit pouvoir percer jusque dans notre être fondamental.»
(Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit).
Si nous parlons d’un « mystère » de « l’Église intérieure », c’est que cette dernière forme l’invisible « communauté de la lumière », selon la singulière expression que Karl von Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire (1802), lorsqu’il écrit : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Église invisible et intérieure, ou la communauté la plus ancienne.. » [1]
Cette communauté, ou « assemblée », est l’héritière de connaissances qui représentent un « dépôt », le « dépôt primitif de toutes les révélations », constituant une « doctrine » dont la base est en lien avec ce qui provoqua la chute des anges, puis celle de l’homme, ainsi que les conditions qui permettront que puisse s’accomplir la « réintégration universelle », mais dont les éléments ultimes, les lumières les plus élevées et sublimes, portent en réalité, sur la génération de la Divinité, ce qui, légitimement, participe bien du « Grand mystère » (Mysterium magnum) par excellence.
Ne sont que le « voile » des vérités intérieures.
Ce « Grand mystère », celui sur lequel veillent en son Sanctuaire les membres de l’Église intérieure, ne pouvant être compris de la multitude, a dû être préservé, protégé et voilé, car il concerne des vérités essentielles qu’il importe de ne point profaner et divulguer inconsidérément, d’où la nécessité d’en dissimuler les connaissances au sein de cette « petite Église », non oublieuse de la « sainte doctrine », qui a cessé de célébrer des cérémonies extérieures, laissées à l’institution visible où elles servent de « voiles » aux vérités intérieures : « L'Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle (…) Lorsqu'il devint nécessaire que les vérités intérieures fussent enveloppées dans des cérémonies extérieures et symboliques, à cause de la faiblesse des hommes qui n'étaient pas capables de supporter la vue de la lumière, le culte extérieur naquit; mais il était toujours le type et le symbole de l'intérieur, c'est-à-dire le symbole du vrai hommage rendu à Dieu ‘‘en esprit et en vérité’’ » [2].
I. Un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu
L’Église intérieure, de par la bienheureuse doctrine dont elle est dépositaire depuis l’origine, sait cependant qu’il existe, par delà les « mystères » avec lesquels il nous faut composer tout au long de nos vies - l’un portant sur la formation des choses « physiques » ou naturelles de par l’ascendant de notre complexion animale sur notre esprit et l’autre, relatif à notre être fondamental et son lien avec le « Principe », mystères qui nous fondent et nous déterminent, dont la vocation est de ne pas demeurer en permanence inaccessibles et ignorés, ceci malgré les vigoureuses condamnations de l’institution visible vis-à-vis de ces lumières, ce qui faisait dire à Louis-Claude de Saint-Martin (1643-1803) : « le malheur actuel de l’homme n’est pas d’ignorer qu’il y a une vérité, mais de se méprendre sur la nature de cette vérité » [3], nous élevant jusqu’à la compréhension intime de notre être, la fameuse « science de l’homme » dont parle Joseph de Maistre (1753-1821) [4] -, un « Grand mystère » relatif à la Divinité, procédant de notre centre fondamental, qui n’est autre que le centre même de Dieu.
Le vide originaire, qu’il faut endurer,
est un « Rien »
dans la plénitude abyssale de l'Absolu,
en attente de sa génération dans l’âme.
Ce « Grand Mystère », est le « Mystère de l’Église intérieure », mystère dont on sait qu’il représente le point central, l’idée fondatrice de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin qui, en fidèle disciple de Martinès de Pasqually (+ 1774), ne cessa d’approfondir les multiples aspects de l’enseignement de son premier maître, qu’il compléta avec ensuite, par la souveraine science rencontrée chez Jacob Boehme (1575-1624).
Ce dernier lui fit voir que l'abîme du monde est un vide de carence ontologique, c'est-à-dire un pur néant, tandis que le vide originaire, qu’il faut traverser et endurer, est un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu, en attente de sa génération intérieure dans l’âme, ce en quoi consiste d’ailleurs la réalisation du « Grand mystère ».
Car ce monde, qui est le « Rien », est aussi, en mode négatif, le « Tout », le lieu de l’avènement de la transcendance. Le « Néant », n’est donc pas la négation radicale de la totalité de l'existant, il est la radicale négation de l’existence finie et déterminée au sein de laquelle la transcendance fait sa brèche, réalise sa percée ; mais il n'est pas un néant pur et simple, un néant absolu, il est le néant de tout ce qui n’est pas, la négation de ce qui voile, masque, réduit et limite, il est le néant pensé à partir de l’existant en attente de sa délivrance pour accéder à l’au-delà de l’Être, il est le monde et tout ce qui existe, la négation en acte, l’acceptation et le rejet effectif des existants, le dégagement et le retrait du monde des choses créées. Le « Néant » n'est donc ni un existant ni un objet, il en est même l’exacte négation, mais il est aussi, de façon secrète, au cœur de cet existant qu'est l’homme.
II. Le « Grand Mystère » (Mysterium magnum)
Ce « Grand Mystère » ouvre donc sur une dimension proprement « ontologique », car en fait l’ordre au sein duquel se situent les questions relatives au sacerdoce « en esprit », participe d’une région où « l’Être » et le « Non-être » entretiennent, depuis toujours, un rapport étroit, ce qui a pour conséquence de placer l’âme au cœur d’un enjeu considérable qu’il n’est pas évident de déceler derrière le rideau opaque des apparences de la réalité matérielle.
«Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin,
un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ;
mais l'un est spirituel, l'autre corporel,
de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre,
de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...)
le Verbe éternellement parlant règne partout... »
(Jacob Boehme, Mysterium magnum, II, 10).
Car, si depuis l’aube des temps, l'homme cherche l'Être là où il n'est pas, c'est qu'en l'Être lui-même réside une déchirure, une absence, un vide, une carence originelle, dans la mesure où il n’est rien de ce qui est, tout en ne pouvant demeurer qu’un « rien », un « pur Néant », sans que ce qui est sur le plan ontique, ne l’engendre. Comme l’exprime magistralement Boehme : «Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... » (Mysterium magnum, II, 10) [5].
Dieu reste inconnaissable,
il est impossible de le connaître,
de le penser, de le saisir par des concepts,
on peut seulement le « faire naître »…
Dieu reste inconnu aux yeux du monde, car il ne participe pas de la réalité objective, ce n’est pas un « objet », une chose, une existence individuelle, une entité « personnelle » indépendante de nous, selon ce que l’imaginaire pieux, à tendance anthropomorphique, le donne à croire [6] ; pour savoir ce qui se cache derrière ce que l’on désigne comme étant « Dieu », il est nécessaire de modifier entièrement notre vision des choses, de s’ouvrir, par un changement de « conversion », par une authentique « métanoïa » - mετάνοια, c’est-à-dire ce qui va au-delà, « au-dessus » (mετά), du « regard » (νοέω), ou de la « vue », voire de la pensée -, en s’orientant, en se « retournant » vers ce qui est caché en nous, à l’intérieur, au plus profond de l’être, car Dieu reste inconnaissable, puisqu’il est radicalement impossible de le connaître, de le penser, de le saisir par des concepts, on peut seulement le « faire naître » en nous par un acte qui renverse les idées reçues et la « foi commune », mais si cette naissance n’advient pas, une naissance par laquelle Dieu et l’âme deviennent une seule et même substance en mode suressentiel, alors nous restons étrangers à la Divinité, en demeurant prisonniers et enfermés dans nos visions préfabriquées inexactes.
III. Le divin engendrement de Dieu dans l’âme
Selon la doctrine de la réintégration commune à tous les disciples de Martinès de Pasqually, l’Esprit s’est aliéné dans la matière en raison de la prévarication d’Adam, fasciné par la puissance de création dont il avait été doté. Mais, dans le cadre d’une mise en œuvre de la naissance du « nouvel homme », cette connaissance n’est d’aucune utilité pour modifier l’actuel état dans lequel se trouve la créature assimilée à un « néant » de par son entière soumission au Mal qui est un pur « non-être », selon la déclaration d’Origène (v.185-254) : « Pour ce qui est de la signification du rien et du non-être, ils paraîtront synonymes, le non-être étant appelé ‘‘rien’’ et le rien ‘‘non-être’’ (…) celui qui est bon est identique à celui qui est. Le Mal ou le vice est opposé au Bien, le non-être opposé à l’Être. D’où il résulte que le Mal et le vice sont non-être. » [7]
Il faut donc entrer, pour parvenir à surmonter le « non-être », dans la compréhension de la correspondance existant entre l’élection et à la grâce, et engager l’accomplissement de l’anéantissement volontaire afin que la créature puisse se déprendre des vestiges de la réalité apparente, pour enfin, ultimement, participer et collaborer à la génération, en nous, au centre de notre âme, de la Divinité.
« Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire
- image ou ressemblance – mais bien dans le fond,
là où jamais ne pénétra aucune image
que Lui-même, en son Être propre. »
(Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme).
En effet, l’âme, ou plus exactement le « très-fond » de l’âme (abditus mentis), est le saint Tabernacle où, dans une « opération » qui est le mystère secret du silence intérieur par lequel, dans une « union » invisible, Dieu procède à la naissance de son Fils premier né, ainsi que Maître Eckhart (1260-1328) l’exprime : « Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le faire. ‘‘Comment Dieu engendre-t-il son Fils dans le fond de l’âme ? est-ce de la même façon que font les créatures, en image et ressemblance ?’’ Croyez bien que non ! Tout au contraire : Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. (….) C’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils : dans l’unité véritable de la nature divine.» [8]
Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, à partir de ce qu’il nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo. Et c’est précisément à partir de l’attention à l’égard de ces deux néants qui embrassent la totalité des essences visibles et invisibles, qu’Eckhart mit en lumière le rôle fondamental de l’âme de l’homme qui, par sa capacité à prendre conscience de l’être en tant qu’être - c’est-à-dire par son pouvoir unique d’appréhender et percevoir l’existence et ses multiples modalités, mais aussi de penser l’Être premier et infini - relie et unit le néant divin et le néant humain.
« Vous connaîtrez la Vérité,
et la Vérité vous rendra libres. »
(Jean VIII, 32).
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