mercredi, 15 août 2012
Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse
L’anéantissement de « la chair de corruption »
et l’accès à l’état céleste selon le Philosophe Inconnu
Jean-Marc Vivenza
« Le royaume de Dieu ne peut habiter avec la chair et le sang,
par conséquent il faudra que la chair et le sang disparaissent,
pour que les prophéties parviennent à leur accomplissement. »
(Ecce Homo, § 6).
Si Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), comme nous l’avons exposé dans un texte récent : « Le Régime Ecossais Rectifié et la doctrine de la matière », texte qui provoqua quelques surprises chez ceux qui, soit n’avaient pas souhaité - pour diverses raisons - approfondir les positions doctrinales du Régime rectifié à l’égard du statut de la matière et donc ne voulaient pas les connaître et les mettre en lumière, soit les ignoraient tout simplement faute de ne les avoir lues ou travaillées, il apparaît que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) sur le sujet du statut de la création matérielle, non seulement ne le cède en rien au maître d’œuvre de la réforme de Lyon par rapport à ses positions, mais, à bien des égards, va parfois bien plus loin encore dans la rigueur de ses analyses et la sévérité de ses jugements, en amplifiant les vues déjà passablement sombres de Willermoz.
Les conceptions de Saint-Martin, comme celles de Willermoz sur la matière, son origine et sa destination, proviennent de l’enseignement reçu de Martinès de Pasqually (+ 1774) qui édifia son Ordre des élus coëns à partir d’une doctrine au sein de laquelle apparaît nettement la thèse affirmant la nature purement spirituelle et immatérielle de l’Adam primitif, en son état initial glorieux avant la Chute, emprisonné et jeté ensuite dans un corps de matière ténébreuse en rétribution du péché, corps qu’il est appelé à abandonner définitivement lors de sa « réintégration » de façon a retrouver sa première propriété, vertuet puissance spirituelle divine. C’est cette idée que reprit, et fit sienne entièrement Saint-Martin, comme on va le constater, idée qui traverse l'ensemble de sa pensée lorsqu'il évoque le caractère dégradé et dégénéré de l'actuelle existence des fils d'Adam, insistant, avec une force impressionnante, sur le triste état de l’homme, immergé dans « les substances matérielles impures », et son nécessaire accès, après disparition de son corps charnel, à la région de « l’élément pur ».
La position de Saint-Martin sur ce point est donc essentielle à la compréhension de son discours et à la juste perception de la perspective spirituelle qu’il expose dans ses écrits, faisant qu’il importe d’étudier et connaître précisément les analyses que le Philosophe Inconnu développe sur l’univers matériel, faute de quoi on risque de s’illusionner grandement sur ce qu’est exactement la voie saint-martiniste, et plus globalement sa finalité – s’agissant en particulier des méthodes qu’elle propose et du but véritable auquel elle cherche à conduire les âmes de désir – voie dont la doctrine, à propos du monde matériel et sa dissolution finale, est d’ailleurs absolument identique chez les trois représentants principaux du courant de l'illuministme mystique en France au XVIIIe siècle, que furent Martinès de Pasqually, Willermoz et Saint-Martin.
I. Les germes empoisonnés de la terre selon Saint-Martin
« L'homme est conçu non seulement dans le péché,
comme le disait David de lui-même,
mais il est encore conçu par le péché,
vu les ténébreuses iniquités de ceux qui l'engendrent. »
(Le Nouvel homme, § 9.)
Lorsqu’on aborde sérieusement Saint-Martin, et qu’on ne se contente pas dans sa fréquentation d’une lecture superficielle, on est très vite frappé par la tristesse qui se dégage de son regard sur le monde créé, tristesse radicale et extrême de nature métaphysique, qui est tout à la fois un trait de son caractère [1] et le résultat d’un terrible constat : le monde déchu emprisonne l’homme dans une « enveloppe ténébreuse de matière » qui forme à la fois le « corps » de chaque créature et le «corps général de l’univers». C’est pourquoi le théosophe d’Amboise n’hésite pas à déclarer que le monde est plongé dans des abîmes de corruption et, dans des sanglots singulièrement poignants, nous porte à une réflexion qui n’est pas sans produire un certain vertige intérieur lors de la découverte de quelques uns de ses textes les plus radicaux qui sont destinés à produire, justement, dans l’âme de ses lecteurs, un « réveil » de leur fatal endormissement.
Ainsi, la description des conséquences, ainsi que la transmission du poison délivré par les suites du « péché originel », établissant et déterminant les bases de la condition humaine, feront écrire au Philosophe Inconnu une des pages les plus saisissantes de toute l'histoire de la littérature spirituelle, qui, de par son caractère exceptionnel, éclaire une criante vérité que chaque être souhaitant avancer dans la « carrière », se doit au minimum de connaître, aux mieux de méditer attentivement : « Comment pourrions-nous cesser de nourrir en nous l'esprit de douleur, ou plutôt la douleur de l'esprit quand nous considérons la voie temporelle est spirituelle de l'homme sur la terre ? L'homme est conçu non seulement dans le péché, comme le disait David de lui-même, mais il est encore conçu par le péché, vu les ténébreuses iniquités de ceux qui l'engendrent. Ces ténébreuses iniquités vont influer sur lui corporellement, et spirituellement jusqu'à sa naissance.Il naît ; il va recevoir intérieurement le lait taché de ces mêmes iniquités, et extérieurement mille traitements maladroits qui vont déformer son corps avant même qu'il soit formé ; des conceptions dépravées, des langues fausses et corrompues vont assaillir toutes ses facultés, et les épier au passage pour les infecter dès qu'il les manifestera par le moindre de ses organes. Ainsi vicié dans son corps et dans son esprit avant même d'en avoir l'usage, il va entrer sous la fausse administration de ceux et celles qui l'environnent dans son premier âge, qui sèmeront en abondance des germes empoisonnés dans cette terre déjà empoisonnée elle-même, et s'applaudiront de lui voir produire des fruits analogues à cette atmosphère désordonnées qui est devenue leur élément naturel. (…) Quand on pense que nous sommes tous composés de ces mêmes éléments, dirigés par ces mêmes lois, alimentés par ces mêmes désordres, et ces mêmes erreurs, que nous sommes tous immolés par ces mêmes tyrans, et que nous immolons nos semblables à notre tour par ces mêmes armes empoisonnées ; quand enfin on pense que telle est l'atmosphère qui nous enveloppe et nous pénètre, on craint de respirer, on craint de se regarder, on craint de se remuer, et de se sentir. » (Le Nouvel homme, § 9.) [2]
« Les ténébreuses iniquités
vont influer sur l’homme corporellement,
et spirituellement jusqu'à sa naissance.
Il naît ; il va recevoir intérieurement le lait taché
de ces mêmes iniquités….
qui sèmeront en abondance des germes empoisonnés
dans cette terre déjà empoisonnée elle-même… »
(Le Nouvel homme, § 9.)
II. Génération corrompue et naissance animale
Pour Saint-Martin, le sort de la créature humaine est donc d'une telle tristesse, réduite et condamnée à une finitude de nature à ce point sinistre, qu’il se demande comment l’homme peut continuer à nier de la sorte les évidences, et refuser de voir clairement la réalité de son état dont la première image, c'est-à-dire celle de sa naissance, offre à l'observation objective une leçon significative à ceux qui veulent bien se pencher, un instant, sur le sens de cette génération bestiale et animale qui conditionne l’apparition en ce monde de la créature que nous sommes, créature que le Philosophe Inconnu qualifie de « vil insecte » (sic). Parlant de cette pitoyable situation, Saint-Martin nous dit : « C’est au moment de sa naissance corporelle, qu’on voit commencer les peines qui l’attendent. C’est alors qu’il montre toutes les marques de la plus honteuse réprobation ; il naît comme un vil insecte dans la corruption ; il naît au milieu des souffrances et des cris de sa mère, comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour ; or quelle leçon n’est-ce pas pour lui, de voir que de toutes les mères, la femme est celle dont l’enfantement est le plus pénible et le plus dangereux ! Mais à peine commence-t-il lui-même à respirer, qu’il est couvert de larmes et tourmentés par les maux les plus aigus. Les premiers pas qu’il fait dans la vie, annoncent donc qu’il n’y vient que pour souffrir, et qu’il est vraiment le fils du crime et de la douleur. O homme, verse des larmes amères sur l’énormité de ton crime, qui a si horriblement changé ta condition ; frémis sur le funeste arrêt qui condamne ta postérité à naître dans les tourments et dans l’humiliation, tandis qu’elle ne devait connaître que la gloire, et un bonheur inaltérable. » (Des erreurs et de la vérité).
« L’homme naît comme un vil insecte dans la corruption ;
il naît au milieu des souffrances et des cris de sa mère,
comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour… »
(Des erreurs et de la vérité).
Ce terrible état, qui est en fait une punition nous assimilant, selon Saint-Martin, aux bêtes dont nous partageons l’animalité depuis la chute, se double d’une cruelle impuissance qui renforce le sentiment de servitude vis-à-vis de la mort et de la corruption qui nous dominent de façon scandaleuse, et nous font vivre en esclaves : « Quel est donc le triste état de la postérité humaine, où l’homme de désir lui-même est réduit à pleurer en vain, et à voir ses frères ou liés par de fortes chaînes dans de ténébreux cachots ou transportés dans les sépulcres de la mort et de la putréfaction ! Et cela sans qu'il lui soit possible d'agir pour leur délivrance, ni de rien opérer pour eux ! Il n'est que trop vrai, malheureux homme, que le temps, et la mort sont les rois de ce monde. » (Le Nouvel homme, § 50).
III. Le corps matériel corrompu provient d’une « dégénérescence » substantielle
Cette triste condition vient du fait - et Saint-Martin est à cet égard, comme nous l’avons plus haut précisé, en parfait accord avec son premier maître Martinès de Pasqually dont il reprend la pensée au sujet de la Chute et ses conséquences sur la complète « dégénérescence de l’homme », ayant donné une traduction sans doute plus littéraire aux sombres descriptions du Traité sur la réintégration - que nous avons été « enfermés » lors de notre conception, en punition du crime d’Adam notre premier père selon la chair, dans des corps de matière d’une nature ténébreuse, matière flétrie, souillée, mais aussi et surtout infectée du germe de la « dégénérescence » la destinant à la mort, vouée en sa substance à l’anéantissement et à la disparition définitive dans la nuit du « tombeau de la mort », en raison de cette transformation de son état premier glorieux immatériel, Martinès parlant de « métamorphose » (Traité, 195), en une essence charnelle matérielle dégénérée. [3]
Tout le discours de Saint-Martin relève ainsi d’une grande fidélité conceptuelle par rapport à Martinès, qui utilise effectivement dans le Traité sur la réintégration le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam : « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Or le terme de dégénérescence, dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, signale l’action de « sortir de son genre », se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort. On peut donc constater une parfaite similarité doctrinale entre Martinès, Willermoz et Saint-Martin sur cette question de la matière, puisque, en des termes quasi identiques, ils expriment une même pensée qui pose sur la nature et l’origine du composé matériel, et donc sa destination au néant car les deux termes évidemment sont liés, un jugement absolument comparable, théorie qui se retrouvera formulée et précisée lors des Leçons de Lyon (1774-1776), jusqu’à devenir une part essentielle de la doctrine du Régime Ecossais Rectifié, comme, en un parallèle identique, un élément fondamental de la pensée saint-martiniste. [4]
« La jonction de l’esprit avec la matière
est une abomination pour l’esprit,
puisqu’il n’y a rien qui lui soit si contraire que la matière.
Cette abomination ne cessera que lorsque la matière
et le quaternaire temporel seront réintégrés…»
(Leçon de Lyon n°82, 6 décembre 1775).
Ceci explique pourquoi, selon Saint-Martin, qui la regarde comme Martinès viciée, rongée par le péché, chargée substantiellement du poison putride que représente la matière, notre nature effectivement « dégénérée » dans une jonction entre esprit et matière qui est une absolue « abomination », fait que tant que l’homme reste lié à son corps il ne peut vivre que dans un horrible chaos qui est la loi de la vie terrestre, d’autant que sa forme matérielle actuelle est semblable à celle dont aurait été revêtu le démon s’il avait été question qu’il se réconcilie avec le Créateur : « La forme matérielle de l’homme était, à quelques différences près, celle que le Pervers aurait prise pour sa réconciliation… » (SM/H, leçon de Lyon n°56, 29 juillet 1775) ; « Le nombre 5, qui avec 4 fait 9, nous fait voir la jonction de l’esprit avec la matière ; ce qui est une abomination pour l’esprit, puisqu’il n’y a rien qui lui soit si contraire que la matière. Cette abomination ne cessera que lorsque la matière et le quaternaire temporel seront réintégrés, chacun à leurs principes, et que lorsque toutes les productions des facultés divines seront réintégrées dans le centre divin dont elles sont écartées. » (SM, leçon n°82, 6 décembre 1775) ; « la naissance de la matière est la suite de la volonté mauvaise de l’être démoniaque (…) Nous ne sommes en privation dans ce séjour matériel que parce que notre premier père s’est uni autrefois avec l’être dont la volonté mauvaise avait été punie par l’emprisonnement dans le cercle matériel, l’homme se garderait bien de trop s’arrêter sur cette matière et d’y porter ses désirs, car quels bien spirituels en pourrait-il recevoir, puisqu’elle est opposée à l’esprit ? » (SM, leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).
« La forme matérielle de l’homme était,
à quelques différences près,
celle que le Pervers aurait prise pour sa réconciliation… »
(Leçon de Lyon n°56, 29 juillet 1775).
De la sorte le Philosophe Inconnu, suivant fidèlement Martinès de Pasqually, afin de démontrer le caractère impur du composé matériel, l’union « abominable » du corps et de l’esprit, poursuit sa démonstration en affirmant que s’il n’y avait pas eu de prévarication, l’univers n’eût point été constitué, il n’y aurait pas eu production de la matière : « La défectuosité de la nature ne tient donc pas seulement à l'essence des formes ; mais encore à leur entretien et tous les êtres matériels manifestent de mille manières différentes cette loi imparfaite, source de tous les désordres. Ainsi, la vie des corps repose sur la confusion, comme la confusion est la source et la loi de leur existence. Ainsi, s'il n'y avait point de mal ou de confusion, il n' y aurait point de corps de matière, ou point d'univers. Faisons l'application de cette vérité à l'homme temporel et nous verrons ce qu'il doit penser de son état actuel, où, pendant qu'il est uni à son corps, il ne peut vivre que dans la confusion et par la confusion. » (De l’esprit des choses, vol. I., «Le niveau »).
« S'il n'y avait point de mal ou de confusion,
il n' y aurait point de corps de matière, ou point d'univers.
….l'homme temporel pendant qu'il est uni à son corps,
ne peut vivre que dans la confusion et par la confusion. »
(De l’esprit des choses, vol. I., «Le niveau »).
C’est pourquoi, sans ménagement particulier, le Philosophe Inconnu nous indique que l'enveloppe matérielle dans laquelle nous sommes enfermés, est la cause de la douloureuse situation que nous endurons ; c'est la chair, le composé grossier que nous assumons, non sans difficultés multiples, qui est à la source de notre relation souffrante et désorientée au monde, la raison de notre incapacité à nous hisser vers les domaines spirituels : « Ce corps matériel que nous portons, est l’organe de toutes nos souffrances ; c’est donc lui qui formant des bornes épaisses à notre vue et à toutes nos facultés, nous tient en privation et en peine ; je ne dois donc point dissimuler que la jonction de l’homme à cette enveloppe grossière, est la peine même à laquelle son crime l’a assujetti temporellement, puisque nous voyons les horribles effets qu’il en ressent depuis le moment où il en est revêtu, jusqu’à celui où il en est dépouillé ; et que c’est par là que commencent et se perpétuent les épreuves, sans lesquelles il ne peut rétablir les rapports qu’il avait autrefois avec la Lumière. » (Des erreurs et de la vérité).
« La jonction de l’homme à cette enveloppe grossière,
est la peine même à laquelle son crime
l’a assujetti temporellement,
nous voyons les horribles effets qu’il en ressent
depuis le moment où il en est revêtu,
jusqu’à celui où il en est dépouillé… »
(Des erreurs et de la vérité).
Nous avons été jetés, après le crime d’Adam, en punition et pour notre expiation, dans des corps de matière, enfermés dans des cachots de chair, nous asservissant à une vie de servitude : « Depuis l'altération, nous sommes dans unevéritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
IV. La matière est le royaume de Satan
Loin d’être une protection contre la mort, un rempart pour nous protéger de l’infection et de l’anéantissement dans la vile boue de la dégénération, les corps pour Saint-Martin, sont le produit même de la putréfaction consécutive de la chute et doivent retourner à cette origine putréfiée pour y être anéantis : « Observe en outre la nature en elle-même et tu verras par l'infection qui est le résidu final de tous les corps, quel est l'objet de l'existence de ces mêmes corps et s'ils ne sont pas destinés à servir d'enveloppe et de barrière à la putréfaction, puisque cette putréfaction est leur base fondamentale, comme elle est leur terme. » (De l’esprit des choses, vol. I., «Preuve que la nature a pour objet de servir de prison ou d'absorbant à l'iniquité»).
« Tu verras par l'infection
qui est le résidu final de tous les corps,
quel est l'objet de l'existence de ces mêmes corps…
….la putréfaction est leur base fondamentale,
comme elle est leur terme. »
(De l’esprit des choses, vol. I.).
Toutefois, par delà cette putréfaction, qui est la source comme la finalité des corps, le terme général de la matière ténébreuse, Saint-Martin nous révèle une autre terrible vérité à son égard, à savoir qu’elle est sous la domination de l’être pervers. De par son crime, Adam a été certes enfermé dans une épaisse enveloppe charnelle : « Si les hommes eussent été plus prêts à rentrer dans la vérité, si l'humanité entière ne se fût pas jetée sous le joug de la matière et des ténèbres, cette forme glorieuse serait restée dans sa splendeur, et elle aurait relevé l'homme par la force de son attraction. Mais le poids du crime la fit rentrer dans son épaisse enveloppe » (L’Homme de désir, § 156), mais à cette tragédie originelle vient s’ajouter un autre aspect non moins inquiétant, qui a de quoi nous montrer combien notre situation est précaire et menacée, puisque livrée à la puissance de l’Adversaire.
En effet, par son crime, en étant emprisonné dans les fers de la matière, en réalité l’homme est tombé entre les mains de l’Ennemi, du Prince qui règne sans partage en ce monde - ce que l’Evangile confirme avec force : « Tout ici-bas est aux mains du malin » (I Jean V, 19). C’est pourquoi insiste Saint-Martin, l’Adversaire nous rappelle constamment qu’il est le maître de la matière et que cette « matière » est, précisément, son « royaume » : « Les esclaves de l'ennemi sont aussi dans l'agitation, sans qu'ils en retirent aucun profit. Cet ennemi, après avoir remporté presque universellement la victoire, agit en maître et en tyran sur ses sujets. Il les vexe par des vives douleurs, pour leur faire sentir que la matière est son royaume. Il les punit d'avoir eu l'imprudence d'agir sans leur Dieu, en les tourmentant sur cette terre, comme dans un lieu où Dieu n'agit point. » (Le Nouvel homme, § 58).
En contrecoup de l’horreur de son crime,
Adam s’est condamné à passer son existence charnelle
sous la domination du Serpent,
puisque le monde matériel est le royaume de l’ennemi.
Non content de subir le contrecoup d’une punition consécutive à l’horreur de son crime, Adam, explique Saint-Martin, s’est en fait condamné à passer son existence charnelle sous la domination du Serpent, puisque le monde matériel est le royaume de l’ennemi, il est le lieu où il règne, par et sur la matière, qui est le composé général de cet univers déchu destiné à la corruption et à la mort. De ce fait, et l’on voit mieux la raison des mises en garde réitérées du Philosophe Inconnu pour que nous nous libérions de la région charnelle car s’attacher à ces vestiges ténébreux implique directement de lier son sort à celui du monde, se complaire dans la chair c’est en réalité se couper de Dieu, s’éloigner de l’amour du Père dans lequel il n’existe aucune convoitise de la chair ni l’orgueil de la vie matérielle : « N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde, si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ; parce que tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie, n’est pas du Père, mais est du monde. » (1 Jean II 15-16). [5]
« Cet ennemi nous fait
sentir que la matière est son royaume. »
(Le Nouvel homme, § 58).
Cette idée se traduit de cette façon chez Saint-Martin : « Quel est donc le triste état de la postérité humaine, où l’homme de désir lui-même est réduit à pleurer en vain, et à voir ses frères ou liés par de fortes chaînes dans de ténébreux cachots ou transportés dans les sépulcres de la mort et de la putréfaction ! Et cela sans qu'il lui soit possible d'agir pour leur délivrance, ni de rien opérer pour eux ! Il n'est que trop vrai, malheureux homme, que le temps, et la mort sont les rois de ce monde. » (Le Nouvel homme, § 50). Résonnent donc en l’âme éprise du Ciel, ces mots du Réparateur : « Celui qui affectionne sa vie, la perdra ; et celui qui hait sa vie dans ce monde–ci, la conservera pour la vie éternelle. » (Jean XII, 25).
V. La « spiritualisation de la matière » est une impossibilité
Certes, fera savoir Saint-Martin, l’esprit parle aux hommes, il s’adresse à eux et leur indique qu’ils n’ont rien de commun avec le monde, que leur vraie patrie est au Ciel, mais la corruption de leur matière les empêche d’entendre ce que leur dit la sainte Parole de Dieu, les enjoignant à ne point se laisser dominer par celui qui règne en maître sur le monde matériel : « L'esprit parle sans cesse à tous les hommes, que notre épaisse matière nous empêche d'entendre.. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
La voix de cet « esprit » est voilée, assourdie, cachée et dissimulée par la matière ténébreuse dans laquelle se complait une humanité asservie, car le corps qui est pourtant une prison, le symbole concret de notre servitude dont nous devrions nous libérer, parvient à « matérialiser » l’âme qui se laisse séduire par les pièges de la chair et devient, à son tour, une seconde prison plus obscure encore, emplie des pensées et des séductions de la matière alors qu’elle devait concourir à nous en libérer : « Depuis l'altération, nous sommes dans une véritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
« Depuis l'altération, nous sommes dans une prison,
qui est notre corps…
au lieu de diminuer selon leurs forces
et leur industrie le poids de leurs fers,
la plupart des hommes concourent
à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison,
en se matérialisant … »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
C’est pourquoi Saint-Martin, épouvanté devant cette « matérialisation » de l’âme, nous interroge en nous faisant voir que tous les corps sont destinés à la disparition, voués à être réduits en cendres puis à s’effacer pour toujours comme le sera la totalité de la matière universelle lorsque les temps adviendront – désignant, comme Martinès de Pasqually l’entendait lui-même, cet anéantissement sous le nom de « réintégration » qui n’est pas une « spiritualisation de la chair », mais, selon Saint-Martin, une authentique et concrète « disparition de la matière » et des formes, afin que l’ensemble du composé matériel créé soit effectivement « réintégré » au Principe, c’est-à-dire positivement, effacé, volatilisé, détruit et anéanti, de sorte qu’il s’évanouisse et retourne au néant d’où il était sorti : « Que dire donc à ceux qui ne veulent pas croire à une diversité d'actions génératrices primitives, pour la production de la matière et qui, par conséquent, regardent cette matière comme une chose éternelle et dont la réintégration est impossible ? Il faut leur répondre par de simples faits : depuis que le monde existe, la terre a reçu dans son sein les cadavres d'un grand nombre d'hommes et d'un grand nombre d'animaux ; cependant elle n'a pas augmenté de volume pour cela, ainsi il faut bien que leurs formes ne soient pas inréintégrables et que, par conséquent, celle de la matière universelle ne soit pas inréintégrable non plus. Mais l'incinération est encore une objection qu'on peut leur présenter : car, si le simple feu élémentaire réduit un corps à une si petite portion de cendres, comment ne pas voir que le feu supérieur pourra réduire encore davantage, puisqu'il est plus actif, le corps général de la nature. Ainsi les formes peuvent être aisément réintégrées dans le principe qui les a produites et tout nous montre comment il est possible que l'univers disparaisse et soit réintégré.» (De l’esprit des choses, vol. I., «Des éléments mixtes et de l'élément simple»).
La « réintégration » est une « disparition » de la matière,
afin que l’ensemble du composé matériel créé
soit effectivement « réintégré » au Principe,
c’est-à-dire positivement, effacé, volatilisé,
détruit et anéanti, de sorte qu’il s’évanouisse
et retourne au néant d’où il était sorti :
"tout nous montre comment il est possible
que l'univers disparaisse et soit réintégré.»"
(De l’esprit des choses, vol. I., «Des éléments mixtes et de l'élément simple»).
L’image de la naissance continuelle des corps puis de leur disparition sur cette terre, comme préfiguration du devenir du corps général matériel qui aura à disparaître entièrement, avait déjà été utilisée par Saint-Martin lors des leçons de Lyon où, dans un exposé relativement développé qui fut d’ailleurs le dernier qu’il donna, il intervint pour expliquer que la forme attirée par les choses matérielles ténébreuses de même nature qu’elle, nous oblige à travailler à ce que l’esprit soit en mesure de se réunir à sa source divine, en abandonnant le corps à la Terre de manière à ce que puisse s’opérer la « réintégration », moment où se sépareront définitivement l’âme spirituelle et le corps de matière ténébreuse : « Quand l’action supérieure aura fait cesser l’inférieure et qu’il n’y aura plus que l’action de l’unité, nécessairement les formes corporelles, qui n’ont eu leur existence et qui ne sont entretenues que par cette double action, n’existeront plus. L’âme spirituelle étant d’essence divine, c’est un état contraire à sa nature d’être en jonction avec un corps matériel, ténébreux et périssable. Puisque, cependant, elle lui est unie, il faut que cette jonction soit l’effet d’une loi de justice qui s’accomplit sur elle pour lui faire expier une prévarication. Nous ne pouvons pas douter que cette jonction ne soit pour elle un châtiment. Sa peine est prouvée par l’antipathie qu’il y a entre elle et son corps comme être spirituel. (….) Le corps ne tend qu’aux choses matérielles, ténébreuses comme lui, et finit par se réunir à son centre qui est la Terre. Or, comment peut-on imaginer une plus grande antipathie que celle de deux êtres qui tendent chacun à deux centres opposés, l’un supérieur l’autre inférieur ? Comment imaginer que leur union puisse être éternelle, puisque cette union a commencé et que, par l’action particulière à chacun, ils tendent à se séparer ? Il faut bien qu’à la fin le lien qui les assujettit l’un à l’autre se rompe et qu’ils continuent à s’éloigner jusqu’à la parfaite réintégration de chacun à sa source, savoir les corps particuliers dans le corps général, le corps général dans l’axe feu central et l’âme spirituelle de l’homme dans son principe divin. (…) C’est une succession continuelle de corps qui naissent et d’autres qui sont détruits ; ce qui est pour nous un indice bien frappant que la matière n’est pas éternelle, car, puisque les corps particuliers prennent naissance sous nos yeux, il est naturel d’en conclure que le corps général a également pris naissance, les productions particulières devant s’opérer par les mêmes lois de la production générale, attendu que tout être créé présente l’image du principe dont il était sorti. (…) Le travail de l’âme doit donc être de tendre sans cesse à son principe divin par ses désirs et par ses prières et de se détacher de toute affection qui pourrait la retenir vers les choses créées et périssables qui lui sont inférieures. » (SM, Leçon de Lyon n°92, 6 mars 1776).
« Ainsi les formes peuvent être aisément réintégrées
dans le principe qui les a produites
et tout nous montre comment il est possible
que l'univers disparaisse et soit réintégré.»
(De l’esprit des choses, vol. I.,
«Des éléments mixtes et de l'élément simple»).
La matière est donc non seulement une prison, mais c’est une prison contraignante qui règne sur nous en accroissant la puissance de sa domination. En conséquence, loin de miser sur une chimérique, autant qu’improbable, spiritualisation de la matière ou de la chair, Saint-Martin nous fait voir que la disparition et le retour au néant du composé ténébreux, c’est-à-dire leur « réintégration » [6] est une nécessité pour que l’éternelle vérité puisse être connue : « Si la matière universelle ne disparaissait pas un jour, comment l'éternelle vérité pourrait-elle donc être jamais connue ? Depuis que nous avons perdu la mesure de l'esprit, son poids et son nombre, c'est le poids, le nombre et la mesure physique de l'ordre inférieur qui nous gouvernent et nous servent de règle. » (L’Homme de désir, § 187).
« Matière, matière,
quel funeste voile tu as répandu sur la vérité ! »
(L’Homme de désir, § 7).
L’homme terrestre, qui refuse cette inévitable disparition, œuvre en vain pour tenter de sauver une base corrompue qui, inexorablement, doit un jour retourner au néant. Se laissant entraîner à des pensées erronées de par le développement des rapports sensibles qui accroissent sa matière, l’homme édifie de ses propres mains sa prison : «Homme terrestre, homme ténébreux, n'est-ce pas par tes rapports sensibles que tu te laisses entraîner aux séductions matérielles ? » (L’Homme de désir, § 249). De ce fait l’homme, se laissant enfouir dans le cachot de la matière, oublie qu’il provient en réalité de la région immatérielle d’en haut où il doit retourner : « Détournez donc vos yeux de cette matière qui vous abuse. Comme elle existe par les divisions et dans les divisions, elle accoutume aussi votre vue à se diviser… » (Homme de désir, § 211) ; « Tu t'es laissé si fort matérialiser, que tu perdais toute idée des choses d'en haut ; et tu en venais au point de te dire : est-ce qu'il y a une région spirituelle ? tu te spiritualiseras au point d'être quelquefois en état de te demander : est-ce qu'il y a de la matière ? » (L’Homme de désir, § 271). Le constat, concernant cette matière et sa responsabilité dans l’enténèbrement universel, que Saint-Martin désigne comme étant « la voie du désordre et du mensonge » (Ibid., § 18), est absolument attristant : « Matière, matière, quel funeste voile tu as répandu sur la vérité ! » (L’Homme de désir, § 7).
Saint-Martin s’étonne donc que les hommes se laissent à ce point abuser : « Les imprudents ! Comment ont-ils pu confondre l'oeuvre de l'esprit avec l'oeuvre de la matière ? » (L’Homme de désir, § 90), et nous invite à nous remémorer ce que fut notre essence immatérielle avant notre naissance en ce monde, afin de pouvoir nous préparer à la vie spirituelle pure et essentiellement lumineuse qui nous attend après la mort : «Comment nous souviendrions-nous de ce qui a précédé notre naissance ici-bas ? La matière n'est-elle pas le tombeau, la borne et les ténèbres de l'esprit ? Après la mort, comment ne nous souviendrions-nous pas de notre vie terrestre ? L'esprit n'est-il pas la lumière de la matière ? la matière a pouvoir sur l'esprit, jusqu'à lui servir de ténèbres. Homme, si tu aimais la lumière, combien tu te défendrais contre la matière qui t'environne ! Si tu ne te laisses point obscurcir par elle, tu verras après ta mort tout ce qui se sera passé et tout ce qui se passera dans les deux mondes. Sans cela tu ne feras que le sentir, tu ne verras rien, et toutes les facultés qui te resteront ne seront exercées que pour ton supplice. » (L’Homme de désir, § 91).
VI. La libération des chaînes de la matière
Le lointain souvenir d'un ancien état dans lequel il vivait un parfait bonheur, puisque bénéficiant d'une union sans trouble ni ombre avec Dieu, porte l'homme à aspirer de tout son être, si du moins il ne détruit pas en lui l'essentielle mémoire qui lui rappelle intérieurement l'éclat de son existence antérieure en tant qu'esprit béni de Dieu, à recouvrer sa véritable nature, et pour ce faire il lui est vital d'œuvrer sans relâche à cette tâche centrale, dépassant toute autre forme d'entreprise humaine, aussi louable soit-elle.
En effet, si l'homme perd ce précieux trésor qui fut préservé en son for intérieur, dans son centre sacré, malgré la prévarication, il ne lui reste plus aucun espoir d'accéder aux régions magnifiques qui constituaient, primitivement, son habitation originelle, et surtout de « réintégrer » un état purement spirituel qu'il n'aurait jamais dû quitter et dont il a été séparé pour son malheur et infini chagrin, que rien n'est en mesure d'apaiser : « Dans cet état de réprobation où l’homme est condamné à ramper, et où il n’aperçoit que le voile et l’ombre de la vraie lumière, il conserve plus ou moins le souvenir de sa gloire, il nourrit plus ou moins le désir d’y remonter, le tout en raison de l’usage libre de ses facultés intellectuelles, en raison des travaux qui lui sont préparés par la justice, et de l’emploi qu’il doit avoir dans l’œuvre. Les uns se laissent subjuguer, et succombent aux écueils semés sans nombre dans ce cloaque élémentaire, les autres ont le courage et le bonheur de les éviter. On doit donc dire que celui qui s’en préservera le mieux, aura le moins laissé défigurer l’idée de son Principe, et se sera le moins éloigné de son premier état. » (Des erreurs et de la vérité).
Lorsque notre enveloppe matérielle
constituant ce corps ténébreux soumis à l’ennemi,
rejoint la tombe,
alors l’âme s’élève vers le ciel en une lumière vive
qui rayonnera de l’authentique clarté de l’esprit.
Convaincu de son abaissement, et des marques de l'insoumission qui apparaissent invariablement à la moindre occasion, l'homme est contraint de purifier et d'écarter de lui les traces de ses multiples prévarications successives qui reproduisent, à chaque instant, l'acte horrible et criminel qu'Adam, sous l'influence de l'adversaire, osa commettre, et que réitère toutes les générations, à chacune de leurs coupables actions ou pensées perverses.
Avant de s’engager dans la voie spirituelle, les principes de cette régénération doivent de la sorte s'exercer totalement, et changer l'homme dégradé en homme régénéré : « Il s'agit de voir si tu as purgé ton être de toutes les immondices secondaires que nous amassons tous journellement depuis la chute, ou au moins si tu sens l'ardeur de t'en délivrer à quelques prix que ce soit, et de ranimer en toi cette vie éteinte par le crime primitif, sans lequel tu ne peux être ni le serviteur de Dieu, ni le consolateur de l'univers. (...) Sonde toi profondément sur ces nouvelles conditions, et si non seulement tu n'as pas chassé de chez toi tous les fruits de tes écarts secondaires, mais même si tu n'as pas déraciné en toi jusqu'au moindre penchant étranger à l'œuvre, je te le répète formellement, ne va pas plus loin : l'œuvre de l'homme demande des hommes nouveaux. » (Des erreurs et de la vérité).
« Voyez-vous l'univers entier s'enfoncer dans le néant,
et perdre à la fois toutes ses formes et toute son apparence ?
Voyez-vous tous ces esprits purifiés s'élever dans les airs,
et ne montrer qu'une clarté éblouissante
à la place de toutes ces matières
qu'ils ont consumées, et qui ne sont plus ? »
(L’Homme de désir, § 203).
Notre tache est claire, invariante et inchangée en ce monde depuis la Chute, elle est vitale pour le devenir spirituel de l’âme de désir qui doit s’extraire de la ténébreuse matière dans laquelle nous sommes ensevelis : « Combien nous avons à nous occuper ici-bas de la réhabilitation en nous de ce moral désorganisé et de ce sensible immatériel ou de notre corps réel, qui se trouve malade ou enseveli aujourd'hui par notre ténébreuse matière, mais que nous devons travailler journellement à revivifier en nous par les oeuvres de notre faculté aimante et de notre faculté intelligente… » (De l’esprit des choses, vol. I., « Sens inconnu de quelques usages familiers »).
C’est pourquoi nous dit Saint-Martin, lorsque notre enveloppe matérielle constituant ce corps ténébreux soumis à l’ennemi, rejoindra la tombe, alors l’âme s’élèvera vers le ciel en une lumière vive qui rayonnera de l’authentique clarté de l’esprit, préfigurant ce qu’il adviendra pour l’ensemble de la création matérielle lorsqu’il s’enfoncera dans le néant : « Quand ton corps est imbibé de toute ta souillure, il t'abandonne. Il rentre dans la terre, qui est la grande piscine ; et ton âme purgée, s'élève vers sa région originelle, avec qu'il sera beau, ce spectacle futur, où toutes les âmes qui n'auront pas succombé à l'épreuve, s'élèveront ainsi vers la région de la lumière ! Voyez-vous l'univers entier s'enfoncer dans le néant, et perdre à la fois toutes ses formes et toute son apparence ?Voyez-vous tous ces esprits purifiés s'élever dans les airs, comme la flamme d'un grand incendie, et ne montrer qu'une clarté éblouissante à la place de toutes ces matières qu'ils ont consumées, et qui ne sont plus ? » (L’Homme de désir, § 203).
VII. Il faut que "l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis"
De ce fait, considérons, en leur conférant l’importance qu’il se doit, les précieuses lumières que nous livre le Philosophe Inconnu concernant le sens de l’Incarnation du Sauveur, ce que Saint-Martin nomme « l’homification », c’est-à-dire la descente en ce monde de matière du Fils de Dieu venu, avec quelle abnégation, quel « anéantissement », accomplir ce que l’homme aurait dû réaliser s’il ne s’était pas perdu, à savoir s’extraire de l’abîme et y faire retentir la Parole Divine : « La raison de l’homification divine, tant spirituelle que corporelle, tant céleste que terrestre, tient donc à ce que Dieu avait remis à l’homme la tâche de soumettre la Terre, et à ce que, malgré notre chute , Il respecte tellement Ses décrets, qu’Il S’est fait homme pour les accomplir sous notre nom, comme pour nous en laisser la gloire, après que Lui, Il en aurait eu toute la fatigue et toute l’amertume. En outre, l’homme était mort spirituellement avant d’avoir accompli sa mission, il fallait que le Réparateur mourût corporellement avant d’avoir rempli le cours ordinaire de la vie de l’homme et cela à une époque qui symbolisât dans tous ses points avec les divers degrés progressifs de la maladie de l’homme et ceux de sa guérison. (…) Mais si l’homme a conservé quelques notions des proportions qui doivent se trouver entre les remèdes et les maux et qu’il ne sente pas son cœur se briser en concevant combien doit être grand et effroyable l’abîme où il est tombé, pour que le grand Nom divin, ou la Parole éternelle qui soutient tout, soit venue s’y plonger après lui, il n’est pas digne de respirer et encore moins de jeter les yeux sur les vérités que nous lui avons présentées. Car, quelle douleur peut se comparer à la douleur de sentir combien, ici-bas, cette parole se trouve expatriée. » (De l’esprit des choses, « Différence de la mission du Réparateur à celle d’Adam »).
« Il faut que dans l'opérant, comme dans nous,
l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis,
c'est-à-dire, qu’il faut que nous remontions,
comme le Réparateur, à la région de l'élément pur
qui a été notre corps primitif,
et qui renferme en soi l'éternelle SOPHIE..»
(Le Ministère de l’homme-esprit).
Pour parvenir à ce but, il convient que l’opérant, c’est-à-dire celui qui s’engage dans son chemin de remontée vers la région de « l’élément pur », là où se trouve l’Eternelle SOPHIA, abolisse en lui toute idée de chair et de sang pour atteindre l’Esprit et la Vie : « Toutefois il serait bien essentiel que l'opérant répétât sans cesse aux fidèles ces mots de l'instituteur : la chair et le sang ne servent de rien, mes paroles sont esprit et vie ; car combien la lettre des autres paroles a-t-elle tué d'esprits ! Il faut que dans l'opérant, comme dans nous, l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis, c'est-à-dire, il faut que nous remontions, comme le réparateur, à la région de l'élément pur qui a été notre corps primitif, et qui renferme en soi l'éternelle SOPHIE, les deux teintures, l'esprit et la parole. Ce n'est qu'à ce prix que les choses qui se passent dans le royaume de Dieu peuvent aussi se passer en nous. » (Le ministère de l’homme-esprit). Pour réaliser cela que faut-il faire ? La réponse de Saint-Martin s’impose lumineusement : « Rappelons-nous la sentence prononcée par Saint-Paul, Ire Cor. 15 -50. La chair et le sang ne sauraient posséder le royaume de Dieu et disons par la même raison que le royaume de Dieu ne peut habiter avec la chair et le sang, que par conséquent il faudra que la chair et le sang disparaissent, pour que les prophéties de la paix des Juifs parviennent à leur accomplissement… » (Ecce Homo, § 6).
Alors l’âme de désir comprendra la raison de sa nécessaire séparation définitive d’avec les trois premiers principes élémentaires qui présidèrent à la création de ce monde matière, afin d’entrer dans la région de l’Esprit qu’elle n’aurait jamais dû quitter : « Tu verras pourquoi les trois Marie se trouvent au pied de sa croix pendant son supplice comme représentant les trois premiers principes élémentaires dont l'esprit de l'homme qui se régénère est censé être entièrement séparé pour entrer dans la région de l'esprit, la seule qui lui soit naturelle, puisque s'il ne l'avait pas abandonné autrefois, il ne serait jamais né des femmes. » (Le Nouvel homme, § 66).
VIII. « C'était de la chair…qu'il venait nous délivrer. »
« En s'enveloppant de la chair
provenue de la prévarication du premier homme,
c'était de la chair, des éléments et de l'esprit du grand monde
qu'il venait nous délivrer. »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
C’est la raison pour laquelle le Divin Réparateur - et l’on constate combien cette pensée trouve sa logique à l’intérieur de l’enseignement du Philosophe Inconnu qui n’aspire qu’à nous porter, nous hisser en nous extrayant des chaînes de la matière corrompue, vers notre destination spirituelle, vers le corps glorieux immatériel -,est précisément venu en ce monde pour délivrer les hommes de la chair : « Après être devenu homme immatériel par le seul acte de la contemplation de sa pensée dans le miroir de l'éternelle Vierge ou SOPHIE, il a fallu qu'il se revêtît de l'élément pur, qui est ce corps glorieux englouti dans notre matière depuis le péché. Après s'être revêtu de l'élément pur, il a fallu qu'il devînt principe de vie corporelle, en s'unissant à l'esprit du grand monde ou de l'univers. Après être devenu principe de vie corporelle, il a fallu qu'il devînt élément terrestre, en s'unissant à la région élémentaire ; et de là il a fallu qu'il se fit chair dans le sein d'une vierge terrestre, en s'enveloppant de la chair provenue de la prévarication du premier homme, puisque c'était de la chair, des éléments, et de l'esprit du grand monde qu'il venait nous délivrer. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
On comprend à présent beaucoup mieux pourquoi, en un ultime conseil, Saint-Martin nous délivre ce message qu’il semble avoir destiné à la future Société de ses intimes, c’est-à-dire à les authentiques Indépendants qui auront compris le véritable secret du règne de l’Esprit : « Je me préparerai à la fois le sommeil de paix et le réveil du juste, dans la joie et la vivacité de l'esprit. Parce que la matière étant bien loin au dessous de moi, ses vapeurs infectes ou obscures ne troubleront point la splendeur de mon atmosphère. » (L’Homme de désir, § 70).
« Suis donc la loi du feu. Il était avant le temps,
il s'élève au-dessus du temps.
Il s'élève dans une forme brillante.
Suis la loi du feu,
et monte avec lui dans la demeure de la lumière. »
(L’Homme de désir, § 97).
Un document, s’il en était encore besoin, nous fournit un excellent témoignage de l’influence de la pensée de Martinès sur Saint-Martin, de même qu’il fait apparaître la grande fidélité du Philosophe Inconnu à l’égard de son premier maître sur le plan de la doctrine de la matière et sa destination à la dissolution finale. Ce document n’est autre que le texte connu sous le nom de : Le Livre Rouge, Carnet d'un jeune élu cohen, rédigé alors que Saint-Martin était encore en relation directe avec le thaumaturge bordelais, même s’il laisse apparaître des éléments qui annoncent à l’évidence ce que deviendra, de manière exclusive en rejetant la théurgie et ses méthodes, la voie de l’initiation selon l’interne.
« Aie toujours présent à l'esprit
que tu as un corps qui appartient à la terre »
(Le Livre Rouge, 264).
Dans ce texte fort intéressant, Saint-Martin nous livre sa pensée à l’état naissant nous donnant des indications très précieuses comme celle-ci qui peut s’appliquer parfaitement à ceux qui ne parviennent pas à s’extraire des formes et des conceptions matérielles sur le plan initiatique : « On commence toujours par la forme, voilà pourquoi il y a deux testaments » (596), ce qui n’est pas sans être une métaphore plus qu’instructive sur la distinction entre la chair et l’esprit, entre le temps de la loi et celui de la grâce.
Mais il écrit surtout, afin de montrer comment se distinguent radicalement les deux ordres, c’est-à-dire le charnel et le spirituel : « Aie toujours présent à l'esprit que tu as un corps qui appartient à la terre » (264). Puis, abordant le sujet de la destination à la dissolution de la matière corporelle de l’homme sur lequel il ne cessera dans toute son œuvre de revenir, Saint-Martin nous confie alors une information que l’on peut considérer comme une réelle clé symbolique : « S'il y a eu quelque chose pour l'incorporisation de l'homme dans la forme, il y aura quelque chose pour sa séparation » (774).
Que peut-être ce « quelque chose » ?
Voici la réponse : « Par le feu élémentaire vient la dissolution, car c'est par la gêne de ce même feu qu'est venue la construction » (582.), et Saint-Martin nous confie alors comment comprendre la manière dont s’accomplira la dissolution du corps terrestre de l’homme : « En regardant brûler son feu, on voit descendre le terrestre et monter le céleste, c'est la même chose dans la dissolution de l'homme ». (595). [7]
« S'il y a eu quelque chose
pour l'incorporisation de l'homme dans la forme,
il y aura quelque chose pour sa séparation »
(Le Livre Rouge, 774).
L’enseignement de Saint-Martin s’affirme donc avec force, comme il n’aura eu de cesse de s’imposer dans tous ses écrits en faisant un élément central de sa pensée : le corps, notre corps de chair et de sang, est une barrière de matière ténébreuse nous séparant de Dieu, puisque le corps primitif, purement spirituel, était un présent divin immatériel et pur, alors que celui que nous avons actuellement, pour notre expiation et en rétribution du crime d’Adam, est le fruit d’une dégénérescence impure, le produit d’un « phénomène monstrueux » comme l’écrivit Willermoz, qui doit périr et s’effacer totalement.
Notre corps de chair et de sang,
produit d’un « phénomène monstrueux »,
- puisque le corps primitif spirituel,
était un présent divin immatériel et pur -
est une barrière de matière ténébreuse
nous séparant de Dieu,
qui doit périr et s’effacer totalement.
Le corps charnel de l’homme, selon Saint-Martin, est effectivement corrompu, et doit donc aller, inévitablement vers la corruption et la disparition, ceci afin de nous permettre d’accéder au domaine céleste de l’éternité par l’Esprit, là où se trouve la vie immortelle et impérissable, de sorte de nous unir, pour toujours, à la « demeure de la lumière » : «La première enfance de l'homme est une croissance, parce qu'elle est un présent divin. La seconde enfance est une dégénération, parce qu'elle est l'ouvrage de l'homme. Suivez donc le cours de l'homme esprit ; vous ne pouvez le faire naître de l'âme de l'homme, comme le prétendent ceux qui se pressent de juger, parce qu'il n' y a qu'un seul être qui puisse donner la vie immortelle et impérissable. Voudriez-vous le faire naître de Dieu, dans le moment où l'homme accomplit la loi grossière de sa reproduction matérielle ? Pourriez-vous souiller à ce point la majesté suprême, que de la faire concourir elle-même avec l'avilissante brutalité de la matière ? Notre dépouille humaine ne devrait faire autre chose pour nous, pendant notre séjour sur la terre, que s'évanouir successivement comme un fantôme et comme un ouvrage de féerie, et rendre à notre esprit, par la même gradation douce, sa liberté première, sa force et ses vertus originelles. Suis donc la loi du feu. Il était avant le temps, il s'élève au-dessus du temps. Il s'élève dans une forme brillante. Suis la loi du feu, et monte avec lui dans la demeure de la lumière. » (L’Homme de désir, § 97).
« Notre dépouille humaine
ne devrait faire autre chose pour nous,
que s'évanouir comme un fantôme,
et rendre à notre esprit,
sa liberté première, sa force et ses vertus originelles…
Suis la loi du feu,
et monte avec lui dans la demeure de la lumière.»
(L’Homme de désir, § 97).
Conclusion : la dissolution de la matière sera une « bénédiction »
« L’homme doit se souvenir que son corps
et tout ce qui est matière
disparaîtra un jour et s’évanouira
comme une fumée dans l’air,
pendant que son être spirituel mineur continuera
d’exister éternellement…. »
(Leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).
Saint-Martin nous laisse cet avertissement solennel qu’il conviendrait de longuement méditer : « Or, puisque la naissance de la matière est la suite de la volonté mauvaise de l’être démoniaque, c’est faire alliance avec lui et lui rendre un culte que de porter nos désirs et nos affections vers cette matière. [L’homme doit se souvenir] que son corps et tout ce qui est matière disparaîtra un jour et s’évanouira comme une fumée dans l’air, pendant que son être spirituel mineur continuera d’exister éternellement…. » (Saint-Martin, leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).
« La bénédiction de réintégration de la matière
est l'acte final de son existence,
acte qui se répétant tous les jours par la destruction des corps particuliers,
nous annonce assez comment il doit s'opérer pour la dissolution générale,
(…)
La parole du fils divin est aussi nécessaire
pour opérer la dissolution de la matière universelle,
qu'elle l’a été pour en ordonner la production et l'assemblage… »
(Traité des Bénédictions).
Mais c’est peut-être dans le Traité des Bénédictions, qui ne sera publié qu’à titre posthume, que Saint-Martin s’est le plus étendu sur ce que signifiera la réintégration des choses créées au sein du Principe, c’est-à-dire l’opération de dissolution de la matière qui sera, en effet, une « bénédiction », de sorte que nous puissions participer au « culte éternel du Créateur » pour lui présenter « spirituellement », et pour l’éternité, le « tableau fidèle et les fruits glorieux des lois » qui nous avaient été données, de sorte que soit rétablie l’harmonie universelle qui ramènera tout à « l’Unité » : « La bénédiction de réintégration de la matière est l'acte final de son existence, acte qui se répétant tous les jours par la destruction des corps particuliers, nous annonce assez comment il doit s'opérer pour la dissolution générale, puisque nous sommes convenus que les lois en étaient les mêmes (…) c'est toujours ce verbe éternel et universel : c'est toujours la parole du fils même, qui doit détacher les liens mêmes de la création temporelle, connue c'est cette parole qui les a attachés dans leur origine, et qui les soutient depuis que la nature a commencé d'exister en apparence de forme matérielle. (…) La parole du fils divin est aussi nécessaire pour opérer la dissolution de la matière universelle, qu'elle l’a été pour en ordonner la production et l'assemblage; car s'il n'en était pas ainsi, il faudrait que la matière fut elle-même dépositaire de son verbe de création, afin qu'elle put à son gré, abréger ou prolonger son existence… » (Traité des Bénédictions).
« Le but de la dissolution de la matière
est de rendre à tous ces êtres le libre exercice des lois
de leur première nature,
c'est de rendre les êtres divins à la simplicité dé leur action divine…
qui est de participer au culte éternel du Créateur…
…en ramenant tout à l'Unité.»
(Traité des Bénédictions)
Puis Saint-Martin nous délivre le secret ultime qui explique pourquoi la matière est amenée, nécessairement, à être dissoute et à disparaître pour l’éternité : « Le but de la dissolution de la matière est de rendre à tous ces êtres le libre exercice des lois de leur première nature, c'est de rendre les êtres divins à la simplicité dé leur action divine, en faisant cesser le partage qu'ils sont forcés de faire pendant la durée du temps, entre une action divine qui leur est propre, et une action temporelle qui n'est que passagère ; c'est de rendre aux êtres spirituels-temporels leur propriété primitive qui est de participer au culte éternel du Créateur, c'est-à-dire de lui présenter spirituellement, et sans interruption, le tableau fidèle et les fruits glorieux des lois qu'il leur a données (…) enfin, c'est pour rendre aux esclaves prévaricateurs la lumière dont ils sont privés par les puissances ténébreuses de la matière ; c'est pour abréger leur servitude, en remettant à leur» premiers principes de vertu divine, les justes qui payent encore tribut à la justice éternelle dans l'ombre de leur réconciliation, et en préparant à cette même réconciliation les impies sur lesquels le nombre de molestation sera plus rigoureux, après la destruction de la matière, qu'il ne l'aura été pendant sa durée ; en un mot, c'est de rétablir l'harmonie universelle, en ramenant tout à l'Unité. » [8]
« La fête des pains sans levain approche ;
cette fête annonce au nouvel homme une nourriture
qui n'est point sujette à la fermentation
et à la corruption de la matière. »
(Le Nouvel homme, § 60).
Lire :
Le Martinisme, l'enseignement secret des Maîtres
Mercure Dauphinois, 2006..
Notes.
1. Saint-Martin, qui ne fut jamais très à l’aise en ce monde, espérait en être délivré au plus vite ; il avouera : « L'espérance de la mort fait la consolation de mes jours, aussi voudrais-je que l'on ne dît jamais : l'autre vie; car il n'y en a qu'une » (Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 109). Pourtant, si cette espérance de la mort fut une tonalité constante de son être, il ne se priva pas de décrire pendant le temps de son court passage sur cette terre, la réalité de la triste situation dans laquelle sont placés les hommes, et ce en des termes qui dépassent même souvent les plus austères descriptions du pourtant rigoureux Blaise Pascal (1621-1663), génie spirituel déjà peu enclin à l’optimisme béat sur le sort des créatures comme nous le savons, qui se voit ainsi parfois dépassé dans le sombre tableau qu’il fit de la réalité matérielle.
2. Cette page du Nouvel homme se poursuit ainsi : « La jeunesse, l'âge viril ne vont être qu'un développement successif de tous ces germes. Un régime physique, presque toujours contraire à la nature va continuer de presser à contresens le principe de sa vie. Un régime moral destructif de toute morale va nuire encore plus à son être intérieur, et le dévier tellement hors de sa ligne, qu'il ne croira plus même qu'il en existe une pour lui ; des doctrines de tout genre vont repousser son esprit par leur contrariété, ou ne l'asservir qu'en le trompant ; des occupations illusoires vont absorber tous ses moments, et lui voiler sans cesse sa véritable occupation. C'est ainsi qu'au terme d'une tempête perpétuelle, il arrive au terme de sa vie ; et là pour achever de mettre le sceau sur le décret qui l'a condamné à venir dans cette vallée de larmes, l'on tourmente son corps par les procédés d'une médecine ignorante, et son esprit par des consolations maladroites, tandis que dans ces moments périlleux cet esprit ne cherche qu'à entrer dans sa voie et éprouve peut-être en secret toute la douleur de s'en voir écarté. » (Le Nouvel homme, § 9). On peutsans doute à rapprocher ce passage du Nouvel homme d’un extrait des Instructions aux hommes désirs, texte qui pour être apocryphe contient cependant quelques vérités intéressantes. Ces Instructions sont évidemment à prendre avec grande prudence, Robert Amadou lors de leur publication prévenant ainsi les lecteurs en les désignant comme « demi-factices » : « La graphie des deux manuscrits n’est pas de la même main. Ni I'une ni l'autre ne désigne Saint-Martin non plus que Martines de Pasqually », on se gardera donc de leur conférer une autorité excessive qu’elles n’ont pas et à laquelle elles ne prétendent d’ailleurs pas. Mais, quoi qu’il en soit, voici ce qu’écrit l’anonyme auteur de ces Instructions qui n’est pas sans évoquer les descriptions sur la génération des êtres de Saint-Martin : « L’esprit mineur descend dans le corps, ou l’enveloppe, ou la prison, qui vient de lui être faite, et commence, dès cet instant, à éprouver un pâtiment, parce que la plus grande peine qu’un esprit puisse ressentir, est d’être borné dans son action. Considérons un moment la position de cet être. Il a les deux poings appuyés sur les yeux ; enveloppé dans l’amnios [ndr. L'amnios, ou sac amniotique, est l'enveloppe qui se constitue autour de l'embryon puis du fœtus], il nage dans un fluide de corruption, privé de l’usage de tous ses sens spirituels divins et corporels ; il reçoit la nourriture par les abîmes de sa forme, assujetti à une si grande privation qu’il ne tient la vie que par celle d’un être presque aussi faible que lui ; qu’il participe à toutes ses peines, ses pâtiments et ses maux. Ô crime de notre premier père ! voilà le juste châtiment que tu mérites. La justice de l’Eternel a assujetti toute la postérité d’Adam a passer par les mêmes voies. »(Cf. Instructions aux hommes désirs, Instruction neuvième, p.3).
3. Le fruit pervers de l’opération « d’Adam », selon Martinès, fut la génération d’une forme de matière ténébreuse dans laquelle le mineur fut enserré et enfermé en punition de son crime. Dès lors, au lieu de régner sur la terre et dominer sur elle en tant qu’être spirituel non charnel, il vint résider en ce monde « comme le reste des animaux », confondu avec la sinistre réalité matérielle : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur, par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle qui était provenue de son opération horrible. Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24). Ce que souligne de plus Martinès, mais nous aurons à y revenir plus longuement dans un prochain texte qui portera sur ce qu'est véritablement la doctrine de la réintégration dans la pensée du fondateur des élus coëns, c’est que le péché originel entraîna une « dégénérescence » du corps de gloire et de l’âme d’Adam, « dégénérescence » que ce dernier transmet à toute sa postérité par ses œuvres charnelles corporelles, jusqu’à la fin des temps, lorsque la matière, « jusqu’à sa parfaite dissipation faisant que toute chose temporelle prendra fin » (Traité 274), sera anéantie : « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré, puisque l'âme est devenue sujette au pâtiment de la privation et que la forme est devenue passive, d'impassive qu'elle aurait été si Adam avait uni sa volonté à celle du Créateur. C'est là aussi où vous pouvez reconnaître sensiblement ce que nous appelons spirituellement décret prononcé de parl'Eternel contre la postérité d’Adam jusqu'à la fin des siècles, et que l'on nomme vulgairement péché originel. » (Traité, 45).
4. Nous découvrons, en parfaite continuité d'avec Martinès, sous la plume de Willermoz dans les Leçons de Lyon où la question du statut de la matière et du corps de l’homme actuel fut l’objet de nombreux commentaires, des lignes qui sont un parfait résumé de la pensée martinésienne : « Le corps matériel [de l'homme], dont il est enveloppé est tout à fait contraire à sa nature première. Voilà pourquoi l'esprit qui y est renfermé tend toujours à s'en débarrasser et désire avec ardeur d'en voir rompre les liens. (…) Le Créateur est un être trop pur pour pouvoir communiquer directement avec un être impur tel qu'est l'homme dans ce corps de matière dont il est revêtu que par sa punition (...) il faut qu'il commence par purifier sa forme corporelle pour pouvoir commencer ici-bas la réconciliation. » Et, comme si ce jugement, portant sur la corruption de la chair de l'homme, ne suffisait pas, Willermoz nous montre ensuite, toujours dans la même 6e leçon du 24 janvier 1774, la noirceur de son esprit vendu aux forces maléfiques : « L'homme émané dans un état de gloire et de pureté pour opérer les décrets de l'Eternel dans la création universelle, loin d'agir selon les lois, préceptes et commandements qu'il avait reçus, orgueilleux de sa puissance qu'il venait de mettre en acte sous les yeux même du Créateur, reçut en cet état l'insinuation de l'intellect mauvais auquel il abandonna sa propre volonté bonne, et agit selon leur conseil démoniaque. » De quelle manière l'homme va-t-il être puni de cet acte coupable ? Ecoutons encore Willermoz pour le savoir : « (...) L'homme fut puni de son crime d'une manière conforme à la nature même du crime, il se trouva resserré dans une prison de cette même matière qu'il devait contenir et se soumit par là à une action sensible de ces esprits pervers sur ses sens corporels provenus de cette matière qui avait été créée pour les tenir en privation... (...) Adam, déchu de son état de gloire et enseveli dans un corps de matière ténébreuse, sentit bientôt sa privation. Son crime était toujours devant ses yeux... » (Willermoz, leçon n°6, 24 janvier 1774). On pourrait de même faire un parallèle entre les textes de Willermoz et ceux de Saint-Martin dans les Leçons de Lyon, montrant leur commune défiance à l’égard de la réalité matérielle corporelle : « Tous les hommes sont dans ce même cas. Le fardeau qui les assujettit, c’est la matière, cet être inférieur composé auquel leur esprit est lié depuis la naissance corporelle jusqu’à la dissolution de leurs corps. Il faut la puissance de ce même Etre qui leur a imposé ce fardeau, pour leur aider à le porter et pour les en délivrer et les rétablir dans leur simplicité de nature d’être spirituel divin. » (Saint-Martin, leçon n°89, 14 février 1776). On le constate, les Leçons de Lyon adopteront la même position doctrinale que Martinès à l'égard du composé matériel, et regarderont le corps actuel de l'homme comme la rançon de ses coupables industries, voyant dans les éléments de la réalité matérielle, les signes patent d'une dégradation honteuse, un « phénomène monstrueux » dont l'homme fut frappé, ce à quoi font allusion les nombreux passages des rituels du Régime Ecossais Rectifié, du grade d’Apprenti jusqu’à celui de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, exprimant une pensée qui traverse tout le système fondé par Willermoz. On nous autorisera à signaler rapidement, une nouvelle fois car le sujet est d’importance, que c’est cette même doctrine, absolument semblable, qui culmine au sommet du Régime rectifié, et forme la partie essentielle de son enseignement : « La jonction d'un être intelligent avec un corps matériel, qui suivit la prévarication de l’homme, fut un phénomène monstrueux pour tous les êtres spirituels. Il leur manifesta l'opposition extrême qui était entre la volonté de l'homme et la loi divine. En effet l'intelligence conçoit sans peine l'union d'un être spirituel et pensant avec une forme glorieuse impassive, telle qu'était celle de l'homme avant sa chute ; mais elle ne peut concevoir la jonction d'un être intellectuel et immortel avec un corps de matière sujet à la corruption et à la mort. Cet assemblage inconcevable de deux natures si opposées est cependant aujourd'hui le triste apanage de l'homme. Par l'une, il fait éclater la grandeur et le noblesse de son origine ; par l'autre, réduit à la condition des plus vils animaux, il est esclave des sensations et des besoins physiques. (…) Voilà mon Cher frère, pourquoi l'être intelligent qui constitue l'homme est spirituel et immortel, et pourquoi les corps, la matière, les animaux, l’homme même comme animal, et tout l'univers créé ne peuvent avoir qu'une durée temporelle momentanée. Ainsi donc tous ces êtres matériels, ou doués d'une âme passive, périront et s'effaceront totalement, n’étant que des produits d’actions secondaires, auquel le Principe unique de toute action vivante n'a coopéré que par sa volonté qui en a ordonné les actes. » (Instruction secrète des chevaliers Profès, manuscrit 5475 pièce 2 de la Bibliothèque Municipale de Lyon).
5. L'insistance sur le monde matériel comme lieu de corruption, de la domination démoniaque, dont Saint-Martin fit un de ses thèmes majeurs, vient de Martinès de Pasqually bien évidemment, mais est également très présente dans l'Ecriture, le Divin Réparateur ayant, à plusieurs reprises, marqué son éloignement d'avec le monde, au point même d'indiquer que son Royaume n'était pas sur cette terre mais au ciel : "Jésus répondir. Mon Royaume n'est pas de ce monde. Si mon Royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combatu afin que je ne fusse pas livré aux Juif ; mon Royaume n'est pas d'ici." (Jean XVIII, 36)..
6. Martinès emploie le terme « réintégration » dans le sens d’un retour au principe s’effectuant par une « disparition » des formes charnelles, une dissolution de la matière dont il ne restera plus aucun vestige, comme si elle n’avait même jamais eu de réalité : « Cependant, malgré tout l'avantage que tu devais retirer des lois empreintes sur ces tables sacrées, ta prévarication m'a forcé de les rompre en ta présence et il n'en reste pas plus de vestige devant toi qu'il n'en restera de la création universelle lorsqu'elle sera réintégrée dans son premier principe d'émanation. » (Traité, 220). Cette acception du terme « réintégration » en tant que dissolution définitive du composé matériel, soit une entière dissolution de la forme charnelle «aussi promptement réintégrée qu'elle est enfantée par l'esprit » (Traité, 47), nous est confirmée par l’usage qu’en feront les participants des leçons de Lyon qui furent les plus proches disciples du Grand Souverain, et qui utiliseront le terme en lui donnant un sens identique à celui du Traité, comparant la destruction des corps par le feu à la réintégration universelle de toutes les forme matérielles : « Abel conçu chastement fut le juste choisi pour opérer la réconciliation d’Adam, mais cette réconciliation ne put être que temporelle et particulière. C’était au Christ à faire celle spirituelle et universelle. L’effusion du sang des victimes et la destruction de leurs corps par le feu annonçaient la réintégration nécessaire et continuelle de toutes les formes. » (SM, leçon n°6, 24 janvier 1774). Cet exemple pourrait être suivi par des dizaines d’autres : « De même que, parmi les êtres matériels, un germe ne peut avoir de végétation qu’après la putréfaction, c’est-à-dire que lorsque les vertus terrestres ayant détruit son enveloppe ont pénétré jusqu’à lui pour l’actionner et lui faire produire à son tour les vertus et facultés qui sont en lui, ainsi l’homme ne peut parfaitement réacquérir les vertus et puissances de son âme qu’après que les vertus divines ont opéré la réintégration de sa forme corporelle et actionné son être spirituel. » (SM, leçon n°81, 29 novembre 1775). Saint-Martin explique d’ailleurs, montrant que l’idée de « réintégration » signifie bien la disparition de la matière et de toutes les formes, et non une quelconque « spiritualisation de la chair » : « [L’homme doit se souvenir] que son corps et tout ce qui est matière disparaîtra un jour et s’évanouira comme une fumée dans l’air, pendant que son être spirituel mineur continuera d’exister éternellement…. » (SM, leçon n°86, 5 janvier 1776).
7. Carnet d'un jeune Elu Cohen, BM de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5.476 (34), publié par Robert Amadou, revue Atlantis, n° 245, mars-avril 1968, pp. 268-282..
8. Traité des Bénédictions, in Œuvres posthumes, Tours, Letourmy, 1807.
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