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dimanche, 09 septembre 2012

Martinès de Pasqually et la doctrine de la réintégration

Création nécessaire, transmutation du mineur émané

et anéantissement de la matière

lors du retour des êtres à leur primitive origine et puissance spirituelle divine

 

Jean-Marc Vivenza   

Pasqually IV.jpg 

MdP.jpg

« Sans cette prévarication, 

il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle,

soit terrestre, soit céleste ; (...)

Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée,

et celle de tout être émané et émancipé. »

(Traité, 224)  


sceau_elus_cohens.jpgNous avons, en préambule à ce troisième volet de nos analyses portant sur la théorie de la matière chez les maîtres du XVIIIe siècle, un grand bonheur à le rappeler et le réaffirmer : toute la doctrine Martiniste prend sa source chez Martinès de Pasqually (+ 1774), qui en est, à de nombreux égards, l'incontestable père fondateur, le premier prophète, le surprenant inspirateur éclairé, l'annonciateur exceptionnel et l'extraordinaire révélateur, puisque sa pensée est à la base des écrits et de l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et inspira l'édification du système maçonnique connu sous le nom de Régime Ecossais Rectifié, que réalisa Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) lors du Convent des Gaules en 1778, et du Convent de Wilhelmsbad en 1782.

On mesure donc combien, toutes les âmes de désir d’aujourd’hui sont profondément redevables de l’œuvre réalisée par Martinès, ceci devant entraîner à notre avis, un immense respect envers l’homme - quelles que soient ses faiblesses et il en eut de nombreuses -, ainsi qu’une pieuse reconnaissance et un juste attachement à sa doctrine. Certes, nous ne cachons pas, et nous ne nous privons pas de le souligner dans la continuité des analyses du Philosophe Inconnu, notre distance critique d’avec les méthodes et pratiques théurgiques du culte primitif afin de réaliser, prétendument, la « réconciliation de l’homme et de l’univers », jugeant plus que problématiques les sources et les formes de cette théurgie inutile et dangereuse, d’autant que l’interne, depuis la venue du Divin Réparateur, est une voie infiniment plus directe, sûre, et sainte, offerte par « pure grâce » à l’homme, afin qu’il atteigne l’invisible et entre dans le cœur de Dieu qui est le seul Sanctuaire où nous avons à célébrer notre culte.

Mais cette distance signalée et exprimée à l’égard des méthodes proposées aux émules de son Ordrecachet_martines_pasqually II.jpg des élus coëns par le théurges bordelais, ne change en rien notre entier attachement vis-à-vis de la pensée de l’auteur du Traité sur la réintégration, qui reste et demeure, à notre avis, un élément fondamental sur le plan théorique pour ceux qui souhaitent s’avancer vers la lumière, pensée qu’il nous faut donc impérativement, à l’exemple de Willermoz et Saint-Martin - qui simplement la purifièrent en écartant les deux points délicats qu’elle comportait [1] -, travailler, approfondir et étudier avec une réelle attention, car représentant un authentique trésor spirituel qui nous a été légué providentiellement, faisant apparaître évidemment sur plusieurs points significatifs des écarts importants d’avec les positions dogmatiques de l’Eglise, ce qu’il faut reconnaître et à notre sens assumer et non chercher à corriger en transformant l’héritage reçu de l’Histoire, sous peine de s’éloigner totalement, non seulement de l’authenticité doctrinale martinésienne, mais également de l’enseignement willermozien et saint-martiniste qui en est le prolongement. L’enjeu est donc très important.

I. L’émanation et la révolte des esprits selon Martinès de Pasqually

saint-martin_willermoz.jpg

Willermoz et Saint-Martin,

bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique,

conservèrent intégralement la doctrine de Martinès

portant sur la réintégration des êtres,

dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.


traite_go_1.jpgIl faut commencer par réaffirmer que Martinès c’est d’abord et avant tout une doctrine, présentant de nombreux aspects surprenants, possédant une cohérence et nous fournissant, sur de nombreux aspects obscurs de l'Histoire universelle, des éclairages essentiels, offrant, à celui qui prend la peine de s'y pencher un instant, d'entrer dans l'intelligence des causes premières et la compréhension de vérités qui lui étaient jusqu'alors inconnues. Et ce qui est extraordinaire, c’est que cette doctrine qui véhicule des thèses judaïques, platoniciennes et origénistes, semble surgir brutalement et apparaître sur le devant de la scène initiatique au XVIIIe siècle sans qu’il soit possible, pour l’instant du moins, d’en repérer l’itinéraire exact de transmission à travers les âges.

Quoi qu’il en soit, et pour ce qui regarde l’examen des sources nous renvoyons à notre ouvrage Les élus coëns et le Régime Ecossais rectifié, cette doctrine, après la mort de Martinès en septembre 1774, devint celle de Willermoz et Saint-Martin, qui, bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique, la conservèrent intégralement dans sa pureté pour tout ce qui touche aux grandes questions relatives à l’émanation des esprits célestes, la révolte des anges, la chute d’Adam, la réconciliation de l’homme, la venue du Messie et la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.

Et ces questions surgissent dès les premiers mots du Traité où Martinès nous révèle que « Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine » (Traité, 1), déployant immédiatement, devant les yeux admiratifs de son lecteur, toute l’histoire du devenir de cette émanation primitive, premier acte qui ouvre le grand livre du développement dialectique et religieux des mondes visibles et invisibles (surcéleste, céleste et terrestre). Cependant, et ce qui est réellement remarquable, c’est la manière dont Martinès va présenter les événements qui succèderont à cette émanation initiale, puisque, les premiers esprits angéliques s’étant révoltés (Traité, 4 & 5), seront chassés « de leur habitation spirituelle pour y avoir causé une dissension horrible » (Traité, 224).

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Les esprits rebelles furent emprisonnés dans la matière,

pour empêcher que tout soit infecté,

à cause de la prévarication qui venait de survenir,

provoquant une désorganisation générale épouvantable.

 

Les esprits rebelles - et nous sommes ici en présence de la thématique centrale de Martinès qui, apparaissant très vite dans son Traité, va conditionner toute sa doctrine -, furent emprisonnés dans la matière, car il fallait répondre et faire face à une situation inacceptable de révolte, et surtout empêcher que tout soit infecté, à cause de cette prévarication qui venait de survenir, provoquant une désorganisation générale épouvantable. Dieu ordonna donc que les esprits pervers, c’est-à-dire les démons et leur chef, soient « précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps » (Traité, 15), et pour ce faire demanda aux esprits mineurs ternaires de procéder à la création de l'univers matériel pour qu'il devienne ce « lieu ténébreux », une prison, une infranchissable barrière, une borne hermétiquement fermée et close de manière à y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation », pour que les forces négatives hostiles soient maintenues fermement éloignées et contraintes en des domaines étrangers : « A peine les esprits pervers furent bannis de la présence du Créateur, les esprits inférieurs et mineurs ternaires reçurent la puissance d'opérer la loi innée en eux de production d'essences spiritueuses, afin de contenir les prévaricateurs dans des bornes ténébreuses de privation divine. » (Traité, 233).

II. Le caractère « nécessaire » de la Création pour Martinès

 La création de l’univers matériel fut donc imposée à Dieu pour y enfermer les esprits révoltés, de sorte qu’ils soient contenus et emprisonnés dans un cachot en forme de lieu de privation. On voit donc immédiatement la grande différence d’avec la foi officielle de l’Eglise qui repousse vigoureusement sur le plan dogmatique une telle vision (raison pour laquelle l’origénisme, qui postulait des thèses semblables, fut condamné lors du concile de Contantinople II en 553), insistant constamment sur le bienfait de la Création matérielle, témoignage de l’amour de Dieu à l’égard du monde et de ses créatures, Eglise qui ne peut que refuser avec force l’idée d’une création de la matière motivée par la nécessité d’y enserrer les démons.

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« Sans cette première prévarication,

aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ;

il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ;

il n'y aurait eu aucune création de borne divine,

soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre,

ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création.

Tu ne peux douter de tout ceci,

puisque les esprits mineurs ternaires

n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine,

pour opérer la formation d'un univers matériel. »

(Traité, 237)

 

Or, les nombreux passages décrivant cette Création « nécessaire » sont, à l'évidence, extrêmement clairs et précis chez Martinès, qui n'hésite pas à exprimer sa vision à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration, comme il le fera dans le « Grand discours de Moïse » où il écrit : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224) ; puis, un peu plus loin : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ; il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ; il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237) ; ou encore plus explicite : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.)

 

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« La matière première ne fut conçue par l'esprit bon

que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais

dans un état de privation….cette matière n'a été engendrée…

que pour être à la seule disposition des démons. »

(Traité, 274.)

 

 

Pourtant, et c’est là un point solennel de la foi de « l’Eglise » entendue au sens générique du terme car toutes les confessions chrétiennes adhèrent à la même conception de la création, Dieu créa l’univers matériel par amour, non par contrainte, l’acte de création n’eut aucun caractère de nécessité, il fut un pur don divin, une offrande témoignant de l’amour du Créateur. Et l’Eglise insiste particulièrement sur ce point, nous amenant à souligner que l’on touche ici à un sujet fondamental, crucial même sur le plan dogmatique, car de la nature de la Création dépend en effet la perspective et les modalités futures du Salut pour l’homme. [2]

 

Cette insistance préalable de la part de l’Eglise, participe d’une volonté d’écarter toute idée de « nécessité » dans l’œuvre créatrice de Dieu, car en aucun cas Dieu créa cet univers pour que les démons puissent « exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6), affirmation regardée avec épouvante par les théologiens. L’univers matériel pour l’Eglise est le fruit d’un don d’amour : « C’est une vérité fondamentale que l’Écriture et la Tradition ne cessent d’enseigner et de célébrer (….) Dieu n’a pas d’autre raison pour créer que son amour et sa bonté : "C’est la clef de l’amour qui a ouvert sa main pour produire les créatures" (S. Thomas d’A., sent. 2, prol.). » (CEC, § 293). Jamais au grand jamais, pour l’Eglise, Dieu ne créa l’univers matériel « pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons » (Traité, 274). Bien au contraire, tous les théologiens affirment : « Nous croyons que Dieu a créé le monde selon sa sagesse (cf. Sg 9, 9). Le monde n’est pas le produit d’une nécessité quelconque. Nous croyons qu’il procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté : "Car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient, et elles furent créées" (Ap 4, 11). "Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Toutes avec sagesse tu les fis " (Ps 104, 24)." Le Seigneur est bonté envers tous, ses tendresses vont à toutes ses oeuvres " (Ps 145, 9). » (CEC, § 295).

 

Nous le voyons, il est hors de question pour l’Eglise d’accepter la moindre contrainte dans l’action du Créateur, faisant qu’une proposition ainsi formulée par Martinès : « le Créateur, voulant punir l’orgueil et la prévarication des premiers esprits qu’il avait émanés de son sein, et établir pour eux un lieu de privation, où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice et tout le pouvoir qui était inné en eux dès leur émanation, conçut dans son imagination le plan de cet univers physique, pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine » (cf. Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns, BM de Lyon, ms. 5919-12), est un quasi blasphème tout à fait insupportable, et qui entraîna des anathèmes les plus formels lors du concile de Constantinople II en 553. [3]

 

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« Le Créateur, voulant punir l’orgueil

et la prévarication des premiers esprits

qu’il avait émanés de son sein,

et établir pour eux un lieu de privation,

où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice…

conçut dans son imagination le plan de cet univers physique,

pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine.»

(Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns,)

 

bellver1.jpgOr, et c’est là toute la difficulté qu’il est inutile de cacher, pour Martinès - cette doctrine étant reprise par la suite par ses deux principaux disciples Willermoz et Saint-Martin allant jusqu’à former une part essentielle des Instructions secrètes du Régime rectifié comme de la pensée saint-martiniste -, la création matérielle, si elle n’est pas l’œuvre d’un démiurge ce qui serait du pur gnosticisme, néanmoins, est la résultante d’une faute préalable, elle est une réponse à la prévarication des esprits révoltés contre l’Eternel, puis, dans un second temps ce qui renforce plus encore le problème, sera l’œuvre sacrilège d’Adam opérant contre la volonté du Créateur «devenu impur par son incorporisation matérielle» (Traité, 140), enfermé charnellement dans un « ouvrage impur fruit de l'horreur de son crime » (Traité, 23).

Le monde matériel n’est donc pas du tout chez Martinès le fruit d’un « don » de Dieu créé par gratuité, lui ayant fait dire après les six jours que « tout cela était bon », mais il s’est au contraire imposé à Dieu par nécessité afin d’enserrer les démons, puis l’homme à son tour, dans une « prison de matière » : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.). C’est en réalité du pur Origène (185-253), le seul des pères de la primitive Eglise avec Evagre le Pontique (346-399), à avoir soutenu une telle thèse !

III. Adam créé pur esprit immatériel, transmué en une « forme de matière »

Adam2.jpgMais Martinès, non content de s’écarter entièrement des affirmations dogmatiques de l’Eglise sur le sujet de la Création, expose de plus la thèse d’un Adam tout d'abord, dans sa première propriété, pourvu d'un corps de gloire immatériel et non pas constitué de chair, ce qui n'adviendra pour son malheur, selon le thaumaturge bordelais, qu'après la Chute. A l’origine soutient Martinès, l'Eternel conféra à Adam, après l'avoir produit conformément à son image et à sa ressemblance, un « verbe de création » le détachant « de son immensité divine pour être homme-Dieu sur la terre (...) Adam avait donc en lui un verbe puissant, puisqu'il devait naître de sa parole de commandement, selon sa bonne intention et sa bonne volonté spirituelle divine, des formes glorieuses impassives et semblables à celle qui parut dans l'imagination du Créateur. » (Traité, 47). De la même manière, et en conformité avec « l'image et la ressemblance » qu'il avait reçues du Tout Puissant : « Dans son état de gloire, ce premier mineur n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse et encore moins matérielles, mais au contraire toutes sortes d'actions et d'opérations spirituelles de formes glorieuses. (...) Ces formes glorieuses n'étaient point sujettes au temps, non plus qu'Adam lui-même... » (Traité, 239).

 

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« Dans son état de gloire, ce premier mineur

n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse

 et encore moins matérielles,

mais au contraire toutes sortes d'actions

et d'opérations spirituelles de formes glorieuses.»

(Traité, 239).

 


pro-Satan.jpgPuis, par le Traité sur la réintégration, nous apprenons qu’Adam se livra, de manière coupable, à un terrible forfait, mettant en œuvre les forces qu'il possédait de par sa puissance et son pouvoir, une inqualifiable « opération » dite de création. Tel fut son péché – le péché originel, le péché des origines – Adam désobéit à Dieu et d’agent privilégié de l’Eternel ayant à œuvrer à la réconciliation universelle, il s’assimila aux démons dont il sera pourvu d’un même corps matériel.
Martinès nous explique alors sans détour, ne laissant subsister aucun doute sur la teneur singulière de sa doctrine, comment s'est produite la dégradation d'Adam, comment, lui qui bénéficiait d'une forme glorieuse immatérielle, fut changé et précipité dans un corps de matière : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle provenue de son opération horrible.Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24.)

Recevant en punition de son crime un corps de matière, Adam dès lors chercha à s’extraire de cette prison ténébreuse afin d’être réuni de nouveau à la source spirituelle d’où il fut émané.Adam, selon Martinès, par sa Chute, entraîna à sa suite le monde créé dans une  horrible dépravation ; les traces du mal y sont universellement visibles, et la souffrance, la mort, l’adversité, les ronces, les épines et bien d’autre choses encore témoignent tragiquement de cette sinistre réalité, comme le dit l’apôtre Paul, « toute la création ensemble soupire » en attente de la délivrance des chaînes auxquelles elle est assujettie (Romains 8, 19-22).  

 

Apoc II.jpg

« Cette matière ...tombera dans un terrible dépérissement,

où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution.

(...) tout se rapprochera de sa fin par gradation

et retournera à son premier principe. »

(Traité, 227).

 

Birth_of_Sin.jpgOn prendra donc soin de distinguer « l'émanation » du premier Adam de la « création » matérielle de ce même Adam, mais cette fois réalisée en punition de son crime et l'introduisant dans le temps, l'espace et l’incarnation grossière de la chair, chair reçue en rançon du péché. Le récit biblique de la Création en six jours, qui porte sur la génération des formes matérielles et la sortie du limon de la créature déchue, est d'ailleurs ainsi expliquée et interprétée par Martinès qui, s’il accorde à Dieu l’idée du monde matériel, lui dénie sa création en six jours : « Le nombre de jours, que je donne aux six opérations de la création, ne peuvent appartenir à l'Eternel, qui est un être infini, sans temps, sans bornes et sans étendue, mais ces six jours annoncent la durée et les bornes du cours de cette même matière, c'est-à-dire que cette matière durera six mille ans dans toute sa perfection et, le septième, elle tombera dans un terrible dépérissement, où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution. (...) le nombre septénaire, qui a donné perfection à tout être créé, est le même qui détruira et abolira toutes choses. De même qu'il a opéré dans le principe pour faire subsister tout ce qui existe dans cet univers matériel, de même il opérera à la fin pour la démolition de son ouvrage. (...) tout se rapprochera de sa fin par gradation et retournera à son premier principe. » (Traité, 227).

IV. La chair « dégénérée » et « impure » d’Adam après la Chute

La corporalité que nous assumons, non sans souffrance depuis la Chute, comme nous l’expose le Traité sur la réintégration, composée d’une nature identique à la substance d’un monde créé pour emprisonner les esprits pervers, est donc pour Martinès qui y insiste positivement et concrètement, la rançon du péché car l'opération de création exécutée par Adam, produisit une forme de matière réalisée par l'intermédiaire des essences spiritueuses, devint sa propre prison en tant que mineur prévaricateur qui vit, avec effroi, le fruit de son œuvre malsaine, en quelque sorte se retourner contre lui et devenir l'instrument de sa douloureuse captivité. Le mineur va ainsi, après avoir opéré, choir brutalement de son état de gloire, et descendre, s'abîmer dans la « forme générale terrestre » qu'il aura, pour sa honte et par son action perverse, contribué à renforcer, s'incorporant, pour une durée dont nul ne connaît le terme si ce n'est le Créateur, au sein du chaos, car « le corps n'est qu'un chaos pour l'âme, [prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...) en punition du crime du premier homme.» (Traité, 124). 

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« le corps n'est qu'un chaos pour l'âme,

[une prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...)

en punition du crime du premier homme.»

(Traité, 124).

 

Dans la pensée martinésienne, l'enveloppe charnelle dont nous sommes honteusement couverts, c’est-à-dire la chair, est donc le fruit empoisonné d'un acte scandaleux qui priva Adam, non seulement de son union et relation d'intimité avec Dieu, mais le réduisit à un état grégaire d'humiliante et fangeuse animalité : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devait émaner des formes glorieuses comme la sienne, pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le Créateur y aurait envoyés. » (Traité, 23.)

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« Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam

et sur le fruit qui en est provenu

vous prouve bien clairement

 ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle,

et combien l'une et l'autre ont dégénéré… »

(Traité, 45)

 

images (2).jpgComme nous l’avons déjà signalé dans Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse, Martinès, utilisa le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam :  « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Et lorsqu’on examine le sens donné au terme de « dégénérescence » dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, on s’aperçoit qu’il évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, il signale l’action de « sortir de son genre »,  se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort.

 

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« Adam se transmua, par son crime,

de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre »

 (Traité, 46)

 

Dégénérer c’est donc pour Adam, selon Martinès, non pas seulement avoir voilé son être premier, quelque peu modifié son apparence, endossé un vêtement obscurcissant extérieurement son apparence, mais s’être corrompu, avoir vicié, altéré son essence, perverti sa nature au point,  que par une « transmutation » (Traité, 24) en forme de chute, de descente abominable dans la matière – « Adam se transmua, par son crime, de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre » (Traité, 46) ; « La descente et la jonction des eaux raréfiées avec les eaux grossières nous rappellent la descente du premier mineur dans un corps matériel terrestre » (Traité, 126). Adam a donc changé son espèce, il s’est séparé de ce qu’il était, il est sorti de son genre pour se revêtir en s’enfermant dans « une prison de matière » (Traité, 127), et d’une matière qualifiée d’impure : « C'est pour s'être souillé par une création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme (…) notre premier père, créateur de matière impure et passive. (Je ne me sers ici du mot de matière impure que parce qu'Adam a opéré cette forme contre la volonté du Créateur.) » (Traité, 23) ; « Vous savez que le Créateur émana Adam homme-Dieu juste de la terre, et qu'il était incorporé dans un corps de gloire incorruptible.Vous savez que, lorsqu'il eut prévariqué, le Créateur le maudit, lui personnellementavec son œuvre impure, et maudit ensuite toute la terre. Vous savez encore que,par cette prévarication, Adam dégénéra de sa forme de gloire en une forme de matière terrestre. » (Traité, 43).

 

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 « Par cette prévarication,

Adam dégénéra de sa forme de gloire

en une forme de matière terrestre. »

(Traité, 43).

 


gustave_dore_paradise_lost_030.jpgEt cette dégénérescence représente la constitution d’une « création de perdition », condamnant Adam et sa postérité à une vie de « privation divine » au sein d’un « cercle de matière » : « Adam s'élève par son orgueil jusqu'à vouloir être créateur. Lui-même, il lie sa puissance divine avec celle du prince des démons et il effectue une création de perdition. Après ce forfait, il dégénère de son état de gloire, il devient l'opprobre de la terre, sujet à la justice divine, à l'inconstance des événements temporels et à celle des corps planétaires jadis inférieurs à lui. Il demeure ainsi, lui-même et toute sa postérité, en privation divine dans un cercle de matière.» (Traité, 210).

Il s’agit donc bien d’un changement profond, « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité,  235), un changement de « substance », puisque la transmutation du corps glorieux d’Adam de sa forme corrompue a été opérée, précisément, par une « mise en substance » de matière apparente comparable à celle de l’univers matériel : « L'homme porte sur sa forme la figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier. » (Traité, 79). Il y a donc bien eu, concrètement, une modification substantielle, afin qu’Adam, comme l’indique Martinès, soit revêtu de  « la substance de cette forme matérielle » (Traité, 70), de sorte qu’il se change en  « la substance d'une forme apparente » (Traité, 230). La dégénérescence représente bien dans la pensée de Martinès, un changement total, effectif, objectif de substance, une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles dont Adam avait été doté par le Créateur, pour être condamné à se reproduire, comme les autres créatures animales terrestres, par l’utilisation d’essences spiritueuses matérielles, dont il est formé dans son corps issu, substantiellement, d’une matière impure : « Tel est le changement qui s'est fait dans les lois d'action et d'opération du premier mineur : il avait la puissance, dans son état de gloire, de faire usage des essences purement spirituelles pour la reproduction de sa forme glorieuse, au lieu que, depuis son crime, étant condamné à se reproduire matériellement, il ne peut plus faire usage que des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction. » (Traité, 235). [4]

V. Signification de la transmutation substantielle d’Adam « incorporisé » dans la matière

Adam, de par cette dégénérescence qui a touché non la forme apparente du corps de gloire, au sens de « l’image » reçue du Créateur et qui est fort heureusement préservée sans quoi le mineur serait ramené à l’état animal, a cependant été l’objet d’une profonde modification de son être corporel par l’effet d’une transmutation de substance ayant totalement modifié ce qu’il était, le réduisant à faire usage des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction, lui qui était auparavant un esprit céleste, glorieux et immatériel.

Un peu de métaphysique permet sur ce point, de comprendre en quoi la conservation d’une « forme corporelle », n’est en rien synonyme d’une « identité substantielle », bien au contraire, car le maintient d’une forme « apparente » (Traité, 30), comme le souligne d’ailleurs Martinès dans sa terminologie, c’est-à-dire accidentelle, ne représente en rien une absence de changement du point de vue ontologique. La forme accidentelle, n'est pas un élément substantiel, mais une « qualité surajoutée à la substance » (cf. S. Thomas, Summa. th., I, q. 76, a. 4.) ; aussi est-elle acquise, perdue ou modifiée car la forme est un attribut non une essence ; forma (μορφή) signifie d’ailleurs « empreinte », empreinte d’une cause formatrice d’un substrat dans l’esprit, comme dans la matière. Des formes « d’apparences » semblables, peuvent donc être constituées de substances très différentes, ainsi, pour prendre un exemple simple mais très parlant pour notre sujet, entre un homme vivant et son cadavre, la forme demeure identique, mais dira t-on que les deux formes possèdent encore la même substance ? On comprend aisément qu’il n’en est rien. De ce fait, lorsque Martinès, explique : « On me demandera peut-être si la forme corporelle glorieuse dans laquelle Adam fut placé par le Créateur était semblable à celle que nous avons à présent. Je répondrai qu'elle ne différait en rien de celle qu'ont les hommes aujourd'hui. Tout ce qui les distingue, c'est que la première était pure et inaltérable, au lieu que celle que nous avons présentement est passive et sujette à la corruption » (Traité, 23), il établit par ces lignes, que les deux formes corporelles de l’homme possèdent une même apparence, comme le cadavre possède encore l’apparence du corps en vie bien que vidé de sa substance primitive. C’est ce qui est arrivé pour Adam, qui, bien que conservant l’image du Créateur comme modèle, a toutefois été métamorphosé par dissemblance substantielle en une forme corporelle hideuse de vile matière terrestre. [5]

 

serpent d'airain.jpg 

La dégénérescence (Traité, 43), représente bien

dans la pensée de Martinès, un changement total,

effectif, objectif de substance,

une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale

qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles

dont Adam avait été doté par le Créateur. 

 


SerpentAirainjpg.jpgL’idée de métamorphose qui survint à Adam, est à ce titre décrite de manière saisissante par Martinès lorsqu’il évoque l’épisode où Moïse fut obligé de s’opposer aux mages d’Egypte, et « métamorphosa » sa baguette en serpent :  « Ces deux serpents restèrent en aspect l'un de l'autre, pendant tout le temps que Moïse interpréta au mage d'Egypte le type de cette métamorphose : “Mage d'Egypte et vous, sages d'Ismaël, lui dit-il, je connais ta puissance et les faits qui peuvent en provenir ; elle est à l'égard de la mienne ce que la mienne est à l'égard de celle du Dieu vivant d'Israël. Ces serpents que tu vois ramper sur la terre t'expliquent l'abattement et le terrassement de la puissance orgueilleuse des démons et des hommes qu'ils ont rendus semblables à eux. Le serpent provenu de ma verge et qui cherche à dévorer celui qui est provenu de la tienne t'annonce que l'homme ne rampera pas toujours sur la terre, mais qu'un jour il sera revêtu de sa puissance première et qu'alors il marchera debout contre ceux qui l'ont fait déchoir. Je te dis, de plus, que ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé, est l'explication réelle du changement des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques et des mineurs spirituels divins en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation. Seigneur, ajouta-t-il, en s'adressant au Créateur, lève-toi et marche devant moi, afin que ta gloire soit entièrement manifestée devant ton puissant élu ! ” » (Traité, 195). [6]

 

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« Ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé,

est l'explication réelle du changement

[le type de cette métamorphose]

des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques

et des mineurs spirituels divins

en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation… »

 

(Traité, 195).

 

 

VI. La chair ne peut pas être « spiritualisée » selon Martinès 

 220px-MedinaPL3.jpgIl importe à cet instant, avant que d’aborder la question de la réintégration en tant qu’anéantissement et dissolution de l’univers matériel et de toutes les formes corporelles charnelles, de comprendre le sens du scénario général que déroule devant les yeux de son lecteur Martinès, scénario en forme d’explication dont il convaincra ses disciples qui affirme ceci : l’univers physique matériel édifié par ordre du Créateur par des « esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256), répond à une nécessité qui fut imposée à Dieu, cet univers eut pour fonction de placer en privation les esprits pervers : « Le Créateur fit force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu  fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6). Puis Adam, bien que créé à l’origine glorieux et immatériel, par sa Chute, entraîna à sa suite toutes les générations à subir en privation une existence animale au sein d’un monde de matière où les traces du mal sont universellement présentes (Traité, 24), nous obligeant à vivre dans une  horrible dépravation en éprouvant les effets d’une création passive, souillée et impure : « Adam, dans [son état de gloire], était un être purement spirituel et il n'était assujetti à aucune forme de matière, parce qu'aucun esprit pur ne peut être renfermé dans une forme de matière, sinon ceux qui ont prévariqué. » (Traité, 257).

On le comprend aisément, l’idée de Création « nécessaire », imposée au Créateur pour contenir les esprits pervers à l’intérieur de la matière, idée située à la source première de toute la construction doctrinale de Martinès : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste » (Traité, 224), entraîne logiquement une seconde idée qui lui est conjointe : l’attente de la dissolution de cette dite « matière ténébreuse », l’anéantissement de la chair impure, afin que tout retourne à l’Unité.

Pour que la chair soit sauvée et promise aux joies du Royaume, c’est-à-dire « spiritualisée », il faudrait queCreation-of-Eve.jpg sa nature ne participe pas à l’origine d’une essence « nécessaire » devant être « un lieu fixe » pour que les démons puissent « y exercer toute leur malice », comme le soutient Martinès, c’est une question de logique élémentaire sur le plan métaphysique. C’est cette logique que respecte l’Eglise, pour qui la chair est à la base au sein de la création un don de Dieu, une bénédiction offerte aux premiers temps de l’humanité lorsque l’Eternel conçut Adam et Eve dans leurs corps charnels (Genèse I, 26-31) – des corps certes mais incorruptibles, éternels et matériels, c’est-à-dire concrètement des corps de « chair » et non pas des corps spirituels immatériels, et de la sorte on ne voit pas pourquoi, effectivement – et c’est ce sur quoi insistent les Pères de l’Eglise, dont saint Irénée - ce qui fut un don, ensuite abîmé par le péché originel commis par nos premiers parents, mais en sa substance créé juste et parfait puisque « Dieu vit que tout cela était bon » (Genèse I, 31), serait voué à l’anéantissement et à la destruction ; cela n’aurait strictement aucun sens au regard du plan divin et des bénédictions du Créateur qui sont sans repentance. Et l’Eglise a raison du point de vue dogmatique qui est le sien de soutenir avec force : « ‘‘La chair est le pivot du salut" (Tertullien, res. 8, 2). Nous croyons en Dieu qui est le créateur de la chair ; nous croyons au Verbe fait chair pour racheter la chair ; nous croyons en la résurrection de la chair, achèvement de la création et de la rédemption de la chair. » [7]

 

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« La création n'appartient qu'à la matière apparente,

qui, n'étant provenue de rien

si ce n'est de l'imagination divine,

 doit rentrer dans le néant. »

(Traité, 138).

 

La Création pour l’Eglise est libre, Dieu n’a pas créé pas par nécessité, la Création ne fut pas une procession nécessaire, elle n’a pas été imposée à Dieu ni par nécessité externe (prévarication des esprits), ni par une nécessité interne (le développement dialectique de la divinité). La Création, selon les Pères, n’est pas une théogonie, elle est une grâce, elle est même la première grâce, la gracia creatrix, liée à la gracia salvatrix et reparatrix selon Hugues de Saint-Victor (+ 1141), car le christianisme fut essentiellement pensé par la majorité des docteurs et théologiens comme étant une métaphysique de la charité. Or, la conception matinésienne de la Création, reprenant au contraire celle des courant néoplatoniciens et de l’origénisme, est une métaphysique de la nécessité, une métaphysique de l’éloignement et de la corruption de l’Unité.

Ceci explique pourquoi pour Martinès, comme pour Willermoz et Saint-Martin, le composémilt1671.jpg matériel, la chair, l’univers physique, sont un « lieu de privation », un fruit ténébreux, car il est consécutif d’une rupture, d’une fracture, d’un drame céleste qui est celui de la prévarication démoniaque et ensuite adamique. La matière est donc une prison corrompue et infectée dans laquelle le premier homme, être purement spirituel ayant une forme corporelle immatérielle, non doté de chair et de matière à l’origine, a été précipité, conduisant de ce fait à l’espérance, regardée comme un bonheur auquel il est normal et légitime d’aspirer, d’un anéantissement de cette forme de matière, par une dissolution qui « effacera entièrement » la  « figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 111). On ne saurait être plus clair sur le sort réservé à la chair et à l’univers matériel créé dans la conception de Martinès, cette destination à l’anéantissement étant soulignée à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration des êtres : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant » (Traité, 138). [8]

 

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« Combien doit être énorme la faute

de notre premier Père temporel

pour qu’il ait pu dégénérer de son état de Gloire

jusqu’à se revêtir d’un corps de matière

qui n’avait point été fait pour lui ;

jusqu’à comprendre toute sa postérité

dans son crime et dans sa punition :

et c’est ici la source

du Péché originel dont tous les hommes sont tarés. »

(Morceaux détachés Du Livre Blanc)

 

 

12-C19-Milton-Martin.jpgD’ailleurs un texte très intéressant, ne figurant pas dans le Traité sur la réintégration mais synthétisant les points principaux de doctrine de Martinès au sujet de la dégénérescence d’Adam, le péché originel, l’anéantissement des corps de matière et la destination purement spirituelle des formes, résume assez bien ce que nous venons d’exposer : « L’arrêt  prononcé par l’Eternel sur le premier homme était bien juste et sa prévarication devait être punie par la privation où cet arrêt le précipita. L’homme aujourd’hui ayant une même origine par sa forme corporelle doit participer à la punition corporelle et ayant aussi la même origine. Quant à l’être spirituel, il doit achever ce que le premier homme doit encore spirituellement à la justice divine. Combien doit être énorme la faute de notre premier Père temporel pour qu’il ait pu dégénérer de son état de Gloire jusqu’à se revêtir d’un corps de matière qui n’avait point été fait pour lui ; jusqu’à comprendre toute sa postérité dans son crime et dans sa punition : et c’est ici la source du Péché originel dont tous les hommes sont tarés. (…) L’incorporation du Messie dans une forme corporelle humaine nous prouve physiquement la prévarication du premier Adam. La mort temporelle corporelle du Christ nous démontre l’anéantissement d’Adam et sa réconciliation après la peine de privation. La résurrection du Christ sous une forme de corps de gloire nous représente parfaitement le premier état de premier homme Dieu de la terre, lors qu’il était revêtu d’un corps semblable pur et glorieux, non sujet à la corruption[9] 

 

VII. La réintégration sera l’anéantissement de l’univers matériel

Si cette matière, si la Création et tous les corps qu’elle renferme, ont été une réponse à un drame, la réintégration par anéantissement de la matière et le retour au Principe originel de l’ensemble du composé matériel, sera en réponse une authentique délivrance car « cette prévarication a fait descendre l'homme sur cette surface et l'a précipité dans un monde tout opposé à celui pour lequel il avait été émancipé (…) le monde inférieur n'a qu'une forme matérielle et différente de celle des trois mondes supérieurs. C'est par la désunion que tu aperçois dans le double triangle de ce monde sensible que tu peux concevoir la privation du premier mineur et de ceux quirésident dans ce lieu de ténèbres, privation qui assujettit ces mineurs spirituels aux peines du corps et à celles de l'esprit. » (Traité, 242).

De la sorte, à l’image de l’âme se séparant du corps lors de la mort, la matière, après que les âmes aient rejoint l’Unité, sera abandonnée à la dissolution lors de la réintégration après un temps d’errance et d’inaction : « C'est par cette observation que vous pouvez concevoir l'événement et la révolution qui surviendra à l'univers entier lorsque Celui qui le vivifie se séparera de lui. Car, à l'image des corps particuliers, cette matière restera errante et dans l'inaction, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement dissipée. Telle est la loi qui donnera fin à toutes les choses temporelles. «  (Traité, 274). Il ne fait aucun doute que la réintégration corresponde à une dissolution des choses créées, car la matière, par son impureté, ne peut avoir aucun rapport avec le divin selon Martinès : « L’esprit est trop pur pour communiquer directement avec notre âme spirituelle qui est souillée par l’union du corps, il se sert de l’intellect pour moyen et milieu ; le corps est trop impurpour communiquer directement avec l’âme spirituelle qui est en relation avec l’esprit… » [10]

 

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« Cette attitude figure encore la réintégration

nécessaire de toutes les formes corporelles particulières

dans la forme générale,

ainsi que la séparation, ou suspension,

qui arrive à l'âme lorsqu'elle contemple l'esprit,

parce que le corps de matière

ne peut avoir aucune part

à ce qui s'opère entre le mineur et l'esprit divin. »

(Traité, 191).

 

moise.gifDe ce fait, à l’exemple de Moïse, déposant lors de sa prosternation face à l’Eternel sur le mont Horeb, ses métaux et sa matière impure, la réintégration correspondra au dépôt, à la séparation définitive entre le matériel et le spirituel, à la dissipation de toutes les vapeurs grossières de la matière impure qui ne peut avoir aucune part avec le divin : « Moïse, y étant entré dénué de tous métaux et de toute matière impure, fit sa prosternation, la face en terre, le corps étendu tout de son long, figurant le repos de la matière abattue par la présence de l'esprit du Créateur et le repos naturel qui est donné à toutes les formes après leurs opérations temporelles. Cette attitude figure encore la réintégration nécessaire de toutes les formes corporelles particulières dans la forme générale, ainsi que la séparation, ou suspension, qui arrive à l'âme lorsqu'elle contemple l'esprit, parce que le corps de matière ne peut avoir aucune part à ce qui s'opère entre le mineur et l'esprit divin. » (Traité, 191). Il est donc évident, incontestable et absolument certain, que Martinès selon sa doctrine, destine tous les corps et l’ensemble de la matière créée dont ils sont formés, non à la spiritualisation, mais au néant : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant. » (Traité, 138).

paradise-lost-II.jpgSi ce monde fut l’affreuse prison temporelle du mineur, le lieu obscur de son enfermement en une enveloppe ténébreuse, un lieu sinistre d’exil ou il endura une rigoureuse privation spirituelle, puisque Adam, piétinant tous les principes sacrés et trahissant Dieu de manière scandaleuse, prévarica en effectuant une opération de création de matière impure, alors la dissolution, l’anéantissement de ce monde ténébreux sera un événement heureux, une authentique « bénédiction » comme le souligna Saint-Martin dans son Traité des bénédictions, puisqu’elle correspondra au retour des âmes à l’Unité, à leur principe originel, à la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.

Conclusion :

 

1) Prières des élus coëns pour être libéré de la matière

Arrivant à notre conclusion, il nous semble intéressant, alors que certains pourraient éventuellement imaginer que nous avons sollicité les textes de Martinès afin d’aller dans le sens d’un rejet de la matière et d’une thèse visant à soutenir son anéantissement, supposition absurde tant les extraits témoignent de la réalité de cette position de nature doctrinale chez le thaumaturge bordelais, mais il est connu d’expérience qu’il est extrêmement difficile de faire entendre raison aux esprits attachés par a priori à leurs opinions personnelles, de procéder exceptionnellement à la citation de Prières qu’utilisaient les élus coëns, ce qui ne laissent cette fois-ci la place à plus aucun doute s’agissant de ce à quoi aspiraient les émules de l’Ordre lorsqu’ils travaillaient à la réintégration de l’homme et de l’Univers lors de la célébration des opérations préconisées par Martinès.

Commençons cette série de citations par une Prière d’Invocation dans laquelle l’élu priait en attente de l’entière « destruction de sa forme » matérielle : « L’esprit qui est établi mon guide et mon Gardien […] je te le commande encore plus particulièrement à toi […] pour la constitution de ma forme et à […] pour l’oeuvre et l’entretien de ma forme, et à toi […] pour la réparation et la succession des parties de ma formejusque au moment fixépour son entière destruction ; unissez-vous tous trois pour l'accomplissement de ma demande…. » [11]

 

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« L’esprit qui est établi mon guide et mon Gardien,

je te le commande (….) pour la constitution de ma forme

pour l’oeuvre et l’entretien de ma forme,

 pour la réparation et la succession des parties de ma forme

 jusque au moment fixé pour son entière destruction ;

(….) pour l'accomplissement de ma demande…. »

(Prière de l’Invocation, Manuscrit d’Alger).

 

La Prière se poursuit en invoquant l’esprit des saints patrons de l’émule « dégagés des liens de la matière », bienheureux qui n’ont évidemment pas « spiritualisé leur chair », mais l’ont abandonnée dans la nuit du tombeau pour jouir des fruits de leurs vertus spirituelles. On remarquera que les coëns, amers, demandaient à sortir comme leurs saints patrons du lieu où il se trouvaient en ce monde :  « Je m'adresse aussi particulièrement et nommément à vous, Esprits dégagés des liens de la matière, qui jouissez maintenant du fruit de vos vertus et dont j'ai le bonheur de porter les noms, ô (on nomme ses patrons réels et adoptifs) […] Obtenez pour moi les grâces, les secours et la clémence de la Divinité qui vous récompensera aujourd'hui dans les combats que vous avez livrés dans ce séjour où je suis amer ; faites que j'en sorte triomphant comme vous en m’assistant de vos lumières. » [12]

 

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« Joignez-vous à moi pour obtenir

de sa clémence infinie envers l'homme

un adoucissement à la privation où sont condamnés

 ceux de mes semblables qui n’ont pas encore satisfait à sa justice

 depuis leur séparation d'avec la matière. »

(Prière de l’Invocation, Manuscrit d’Alger).

 

Puis, priant pour toutes les créatures et ses semblables encore en état de privation dans les cercles de purification, l’émule formulera exactement la même demande que pour lui-même, soit obtenir une séparation d’avec la matière : « Ô esprits qui approchez de plus près la majesté de celui qui est, portez-y aussi mes prières pour tous les ouvrages du Créateur, pour toutes ses créatures, pour toute la Nature ! Joignez-vous à moi pour obtenir de sa clémence infinie envers l'homme un adoucissement à la privation où sont condamnés ceux de mes semblables qui n’ont pas encore satisfait à sa justice depuis leur séparation d'avec la matière. » [13]

Dans une autre Prière, celle-ci de « conjuration contre le serpent », on retrouve la réitération des identiques demandes de rompre les liens de la matière : « Ô […] Dieu miséricordieux ; Dieu de paix, de clémence et d’amour, ô Père des vivants (…) Préserve-nous de toutes sortes de malheurs spirituels et temporels et des attaques de notre ennemi ; donne-nous la force de résister à tous ses intellects, de le combattre et de le vaincre pour ta plus grande gloire et justice […] romps les liens trompeurs qui pourraient retenir encore nos âmes dans la matière…» [14]

De façon encore plus explicite s’il se peut, lors d’une prière dite d’Abjuration des métaux, Martinès invitait ses émules à proclamer qu’ils abjuraient solennellement les « principes de matière nuisibles à l’homme de désir » :  « Que ces trois chefs de matière que je précipite dans les abîmes de l’eau soient une preuve certaine de l’abjuration que je fais, en face de l’Eternel et de celui qui me voit et entend par son ordre, des principes de matière nuisibles à l’homme de désir. Amen. » [15]

 

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« Que ces trois chefs de matière

que je précipite dans les abîmes de l’eau

soient une preuve certaine de l’abjuration que je fais,

en face de l’Eternel

et de celui qui me voit et entend par son ordre,

des principes de matière nuisibles à l’homme de désir.

Amen. »

(Abjuration des métaux, Manuscrit d’Alger).

 

Une autre prière, prescrite à la récitation le mercredi soir et les samedis exclusivement, afin de bénéficier des impressions de l’esprit de Mercure et de Saturne, stipule qu’elle est effectuée pour « dépouiller l’âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe » : « L’on dira les mercredis au soir avant de se coucher l’invocation qui suit et les samedis aussi, cette invocation n’étant point propre aux autres jours de la semaine. Cette invocation sera commencée le mercredi au soir afin de disposer par-là notre âme à recevoir et retenir quelque impression de l’esprit de Saturne par l’entremise de l’esprit de Mercure qui dépouille notre âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe. » [16]

La formule de cette demande, en forme d’instante prière que récitaient les émules, de sorte d’aspirer à être dépouillés de la grossière matière qui enveloppe l’âme depuis que l’Eternel transmua substantiellement Adam en un corps de matière ténébreuse impure, se retrouve dans une Conjuration réservée aux Frères des Hauts Grades de l’Ordre, selon une formulation plus saisissante encore puisqu’il y est question d’un enveloppement de l’être spirituel dans une chair offusquant le mineur depuis la chute : « Ô Esprit pur, malgré l’égalité de notre être spirituel, à cause de la chair qui m’enveloppe et m’offusque depuis la chute du premier homme… » [17]

 

 

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« Ô Esprit pur, malgré l’égalité de notre être spirituel,

 à cause de la chair qui m’enveloppe

et m’offusque depuis la chute du premier homme… »

(Conjuration, Manuscrit d’Alger).

 

Enfin, et si l’on se remémore l’importance de la place de l’esprit bon compagnon auprès du mineur pour opérer l’œuvre de réconciliation, on perçoit ce que peut avoir de significatif la « Conjuration adressée au Gardien », en observant avec quelle force dans les demandes est rédigée cette prière réitérant, en l’accompagnant d’implorations suppliantes, la demande des émules d’être dépouillés des vieux habits de la matière pour accéder à la lumière : « Je te demande +  de te joindre intimement à moi temporellement et spirituellement  + ; je te conjure de m’exaucer sans différer ; fais-toi connaître à moi, par tous les moyens qui sont en ta puissance et selon les facultés que tu sais être en moi ! Viens par ta présence m’illuminer dans mes ténèbres, me dépouiller de l’ascendant de mon vieil habit de matière et me rendre susceptible de cette lumière intellectuelle qui me fasse lire clairement avec toi dans les choses temporelles et spirituelles ! » [18]

 

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« Viens par ta présence m’illuminer dans mes ténèbres,

me dépouiller de l’ascendant de mon vieil habit de matière

et me rendre susceptible de cette lumière intellectuelle

qui me fasse lire clairement avec toi

dans les choses temporelles et spirituelles ! »

(Conjuration au Gardien, Manuscrit d’Alger).

 

Ainsi, comme l’on dit couramment, la cause est entendue, ces Prières et Conjurations se passant évidemment de tout commentaire tant les formulations, de par leur côté absolument positif et irrécusable, n’autorisent aucune objection s’agissant de l’aspiration à l’abandon de la matière qui caractérisait le but recherché par les élus coëns.

Nous formulons simplement le vœu quant à nous, que s’il se trouvait d’aventure de nos jours encore quelques âmes qui lisent de façon rituelle ces anciennes Prières de l’Ordre, en les complétant éventuellement par les noms de puissance qui les accompagnent, qu’elles comprennent ce qu’elles expriment - faute peut-être de savoir exactement et avec certitude qui sont les « esprits » qu’elles sollicitent dans leurs circonférences - et sachent au moins en conscience véritablement ce qu’elles demandent dans leurs invocations dirigées vers le Ciel, suppliant leurs anges, leurs saints patrons ou l’Eternel, d’être séparées de leur « vieil habit de matière », et implorant dans leurs parfums à ce que s’accomplisse le dépouillement de leur âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe, de sorte de que puisse s’opérer un jour leur ultime réintégration.

2) La réintégration : devenir par grâce ce que Dieu est par nature

A l'image de la séparation de l'esprit et du corps, à l'instant de la mort, ce qui survient douloureusement pour chaque mineur depuis que l'homme a été revêtu d'une forme de matière grossière après la Chute, on peut imaginer, par analogie, ce qui se passera lors de la parousie dernière qui mettra un terme aux tristes et pénibles conditions existentielles qu'endurent toutes les créatures venant à naître dans cette vallée ténébreuse.

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Viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu,

et s’accomplira pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés

un formidable retour à leur primitive origine,

une « Réintégration » qui les autorisera à être revêtus de leur

« puissance spirituelle divine »,

mais cette fois-ci en devenant par grâce

 ce que Dieu est par nature pour l’éternité des éternités.

 Amen +Amen+ Amen+

 

Comment, dès lors, ne pas se réjouir de cette perspective ultime, de cette apocatastase qui ne devrait terroriser que les êtres attachés aux tristes vestiges passagers qu'ils ont devant les yeux, retenus par les dérisoires reliquats des biens temporels corruptibles qu'ils prennent, dans leur erreur, pour des trésors merveilleux, alors même que tout ce qui existe, en ce bas monde, est frappé de déchéance et est condamné à la dégradation et à la mort ; « en ce jour, dit l’apôtre Pierre, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque tout cela est en voie de dissolution… » (2 Pierre 3, 10-11).

Soyons dans l’allégresse, bien au contraire, à l’idée certaine que viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu, et s’accomplira alors, pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés et pour les élus du Seigneur, les mineurs réconciliés et sanctifiés, un formidable retour à leur primitive origine, une « Réintégration » qui les autorisera à être de nouveau revêtus de leur « première propriété, vertu et puissance spirituelle divine », mais cette fois-ci en devenant par grâce ce que Dieu est par nature pour l’éternité des éternités. Amen + Amen+ Amen+

 

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« La forme corporelle de l'homme

s'efface de dessus la terre

dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. »

 (Traité, 236)

 

 

Notes.

1. tableau_universel_mp.jpgWillermoz lors des Leçons de Lyon (1774-1776), avec Saint-Martin et d’Hauterive, travaillèrent à ramener l’enseignement de Martinès à une conception authentique de la Trinité, tout en l’inscrivant au cœur de la doctrine de la double nature du Divin Réparateur de façon à lui conférer un aspect conforme à celle de la Révélation de l’Évangile. Ceci s’explique car les positions de Martinès sur le plan théologique relèvent en effet de l’unitarisme modaliste que professait Sabellius, en identifiant dans la Trinité trois modalités d'expression : Pensée, Volonté, Action, mais se refusant à la distinction des Personnes, ce que Willermoz, comme Saint-Martin en chrétiens connaissant bien leur religion, ne pouvaient légitimement admettre et alors même que, par une incroyable immaturité de sa christologie, les affirmations de Martinès s'apparentaient au docétisme en n'acceptant pas que Jésus ait pu subir les souffrances de la Passion. C’est ce que souligna justement Robert Amadou : « Les faiblesses du concept martinésien tiennent à l'immaturité de sa christologie. De même la théologie martinésienne de la Rédemption est embryonnaire, plus verbale que réelle. Certes, davantage que la mort du Christ, importe sa venue en chair et sa Transfiguration. Martines s'apparente sur ce point à l'orthodoxie, mais n'est-ce pas surtout formellement ? L'ambiguïté retourne. Ainsi Martines accepte la naissance virginale de Jésus, mais en privant Jésus des souffrances physiques de la Passion, par exemple ne succombe-t-il pas au docétisme ? Le docétisme en christologie,passe pour un trait caractéristique des gnosticismes. Ce rejet d'une compromission entre l'esprit, le divin et la matière, veut que le Christ n'ait eu que l'apparence d'un être humain fait d'une autre substance. Ainsi, le Jésus qui fut crucifié, soit aurait été un double du Sauveur (...) soit l'unique Jésus eût été impassible. Cette dernière thèse s'est trouvée chez Martinès. » (R. Amadou, Introduction au Traitésur la réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion rosicrucienne,  1995, p. 39).

2. Comme le souligne en de nombreux articles de son Catéchisme officiel, le Magistère romain, mais on retrouve les identiques formulations dans toutes les églises d’Orient et chez les Réformés : « La catéchèse sur la Création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne… » (CEC, § 282) ; « La création est le fondement de "tous les desseins salvifiques de Dieu", "le commencement de l’histoire du salut " (DCG 51) qui culmine dans le Christ. Inversement, le mystère du Christ est la lumière décisive sur le mystère de la création ; il révèle la fin en vue de laquelle, "au commencement, Dieu créa le ciel et la terre" (Gn 1, 1) : dès le commencement, Dieu avait en vue la gloire de la nouvelle création dans le Christ (cf. Rm 8, 18-23). » (CEC, § 280) ; « C’est pour cela que les lectures de la Nuit Pascale, célébration de la création nouvelle dans le Christ, commencent par le récit de la création ; de même, dans la liturgie byzantine, le récit de la création constitue toujours la première lecture des vigiles des grandes fêtes du Seigneur. Selon le témoignage des anciens, l’instruction des catéchumènes pour le baptême suit le même chemin (cf. Ethérie, pereg. 46 : PLS 1, 1089-1090 ; S. Augustin, catech. 3, 5). »  (CEC, §281). (Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, Catechismus Romanus, promulgué à Rome par S.S. Jean-Paul II, le 11 octobre 1992).

3. L’Eglise rappelle : « Nous croyons que Dieu n’a besoin de rien de préexistant ni d’aucune aide pour créer (cf. Cc. Vatican I : DS 3022). La création n’est pas non plus une émanation nécessaire de la substance divine (cf. Cc. Vatican I : DS 3023-3024). Dieu crée librement " de rien " (DS 800 ; 3025) » (CEC, § 296) ; « Issue de la bonté divine, la création participe à cette bonté (" Et Dieu vit que cela était bon (...) très bon " : Gn 1, 4. 10. 12. 18. 21. 31). Car la création est voulue par Dieu comme un don adressé à l’homme, comme un héritage qui lui est destiné et confié. L’Église a dû, à maintes reprises, défendre la bonté de la création, y compris du monde matériel (cf. DS 286 ; 455-463 ; 800 ; 1333 ; 3002). » (CEC,  § 299). (Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, op.cit.).

4. La production d’une substance nouvelle obtenue par transmutation de la substance antérieure, relèveimages II.jpg toujours de la formation d’un corps nouveau, comme l’explique Suàrez : « Toute forme substantielle disparaît pour laisser la place à une autre.» (F. Suàrez, Disputaciones metafisica, trad. S. Rabade). Ce qui est arrivé à Adam selon Martinès, est identique à ce qui survient lors de la naissance des êtres vivants : il y a eu changement substantiel, génération d’une substance autre, indépendante « motus ad substantiam generatio ». En toutes ses transformations, le corps, puisque Adam fut métamorphosé en une substance charnelle matérielle, abandonna une forme pour en acquérir une nouvelle : toute génération implique une modification de substance en raison de la loi de dégradation « generatio unius est corruptio alterius ». Et  ce qui se passe dans les créatures se passe aussi dans la matière inanimée où des transformations substantielles s’accomplissent constamment : elles sont attestées par les propriétés nouvelles qui apparaissent au terme de certains changements. Ainsi, l’eau est transformée en vapeur, puis en air ; le bois est réduit en cendre ; le fer devient rouille ; les propriétés spécifiquement nouvelles qui se manifestent au terme de ces changements impliquent donc un changement de « substance ». A signaler que toutes les substances corporelles sont composées de deux principes réels : matière et forme, mais si la génération est le passage du non-être à l’être, la corruption, ou la dégradation en tant que dégénérescence, est le passage de l’être au non-être : « geratio in rebus inanimatis est totaliter ab extrinseco, sed generatio viventium est quodam altiori modo per aliquid ipsius viventis quod est semen in quo est aliquod principium corporis formativum » (Cf. S. Th. 1 78, 2 ad 2). On peut en déduire, que la dégénérescence d’Adam telle que présentée par Martinès, le place dans le « non-être » du point de vue anthropologique, en raison de sa matière impure nouvellement acquise en tant que substance composant à présent le mineur spirituel, transmué et emprisonné dans son enveloppe ténébreuse. Et cette action de Dieu n’a rien ni d’impossible ni de surprenant, puisqu’Il est capable d’opérer des changements qui ne sont pas de simples successions entre les substances, mais participent d’un acte de « transsubstantiation » qui, en vertu de son emprise absolue sur l'être des choses, peut incliner une réalité vers une autre réalité et la rendre entitativement différente par conversion substantielle. Dans la conversion eucharistique par exemple, la substance du pain s'identifie réellement et physiquement à l'être même du corps du Christ au point de faire disparaître la substance du pain qui devient le corps même du Sauveur. Et dans le cas de la transmutation substantielle de l’Adam céleste en corps de matière ténébreuse, Dieu, qui n'agit pas sur les choses à la manière d'une simple créature puisqu’il est le Créateur de tout, a réalisé surnaturellement un changement véritablement substantiel, car il modifia l'être d’Adam, il métamorphosa en son fond le corps céleste immatériel qu’avait notre premier père avant la Chute, pour en faire un corps de matière charnelle, et il le put car il était l'auteur des deux corps, l’un immatériel céleste, l’autre matériel terrestre. Cela signifie que, par une seule et même action de sa toute-puissance, Dieu opéra sur l'être d’Adam un changement tel qu'il se trouva converti, lui qui était un être spirituel assimilé aux esprits célestes, en un corps  de matière ténébreuse : « Le Créateur, pour mettre un être quelconque en privation divine, ne se fonde ni sur le secours de sa cour divine ni sur celui des êtres spirituels divins temporels, et bien moins encore sur l'emploi de cette matière grossière en usage parmi les hommes ; il ne lui faut que sa seule pensée et sa seule volonté pour que tout agisse selon son gré. Voilà quelle est l'infinie différence de la force de la loi divine éternelle et immuable à la force de la loi humaine qui passe et s'efface aussi promptement que la forme corporelle de l'homme s'efface de dessus la terre dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. » (Traité, 236). Or cette transmutation, que Martinès qualifie de « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité, 235), fut bien un changement de substance, car Adam reçut une forme corporelle matérielle constituée de la « substance d’une forme apparente », identique à « la forme corporelle de tous les êtres existant dans ces trois mondes [qui] provient des trois principes : soufre, sel et mercure…. En effet, aucun être ne peut se revêtir de la substance d'une forme apparente, sans qu'elle ne soit composée de ces trois principes. » (Traité, 230). L’enveloppe corporelle d’Adam avant la Chute, qui était destinée « pour opérer temporellement les volontés du Créateur », ca « sans cette enveloppe, il ne pourrait rien opérer sur les autres êtres temporels, sans les consumer par la faculté innée de l'esprit pur de dissoudre tout ce qu'il approche » (Traité, 230), enveloppe corporelle glorieuse qui « n'est autre chose que la production du propre feu » des esprits, était à ce point différente « substantiellement » de la nature corporelle passive dont l’actuel mineur est constitué, qu’elle ne supporte aucun contact avec la matière ténébreuse sans la détruire : « attendu qu'aucune matière ne peut voir et concevoir l'esprit sans mourir ou sans que l'esprit ne dissolve et n'anéantisse toute forme de matière, à l'instant de son apparition .» (Traité, 38). Il est donc absolument impossible qu’ait pu subsister, ne serait-ce même qu’une quelconque trace, aussi infime soit-elle, du corps de gloire originel d’Adam dans la forme matérielle impure actuelle qu’il a reçue en « punition de son crime horrible », puisque si tel était le cas, cette trace subsistante aurait été immédiatementun facteur de dissolution et n'anéantissement de toute forme de matière. Ainsi,et il est aisé de le comprendre,la « substance de cette forme matérielle» (Traité, 70) dans laquelle est emprisonné Adam, forme matérielle substantielle qui est la « figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier » (Traité, 79), est destinée à la même fin que toute ce qui est forme de matière apparente solide passive, elle doit disparaître « au temps prescrit et limité par le Créateur » (Traité, 91). Le fils d’Adam, chaque mineur espère quant à lui, non en une « spiritualisation de sa chair » bien évidemment, mais en une « réconciliation qu'après un long et pénible travail et la réintégration de sa forme corporelle [qui] ne s'opérera que par le moyen d'une putréfaction inconcevable aux mortels. C'est cette putréfaction qui dégrade et efface entièrement la figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 110).

 

5. Cette apparence similaire entre l’Adam immatériel et l’Adam d’après la Chute ne veut absolument pas dire, et il est inexact d’en tirer une telle conclusion, qu’entre la « forme corporelle originelle » d’Adam et sa « forme corporelle actuelle » il n’y aurait aucune différence de nature « substantielle ». Martinès signale, de par son évidente référence à des éléments conceptuels de la scolastique et en particulier à la doctrine médiévale de l’analogie, qu’entre la forme corporelle originelle et la forme actuelle d’Adam il y a une similarité d’apparence, mais « similarité d’apparence » n’est pas « identité de substance », c’est une profonde erreur que d’en tirer une telle conclusion sur le plan théorique, car l’analogie n’affirme pas une identité entre deux termes, mais une ressemblance partielle, incomplète voire trompeuse ou même illusoire dans certains cas, montrant qu’il ne faut  jamais confondre ce qui relève du « nom » et ce qui relève de « l’être des choses » (Summa. th., II-II, q.57, a.1, ad 1um). D’autant qu’entre «les formes corporelles actives et passives » (Traité, 6), et  les « formes glorieuses impassives » (Traité, 47), la distance est gigantesque, elle est constituée par une « dégénérescence », plus même une transmutation (Traité, 24) qui est l'action de transformer une substance en une autre, un acte de métamorphose (Traité, 195), soit une changement de forme ceci consécutivement à un crime, un crime dans la terminologie martinésienne qui se traduit par la manifestation d’une forme matérielle, une « affreuse prison de ténèbres », un lieu de « privation éternelle » (Traité, 30), la génération d’une « création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme » (Traité, 23), entraînant une dégradation, c’est-à-dire une perte des qualités ontologiques par dégénérescence substantielle du premier homme : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devaient émaner des formes glorieuses comme la sienne » (Ibid.). Cette dégradation, par une dégénérescence de substance - produisant des corps qui diffèrent entre eux « substantiellement », comme une espèce diffère d’une autre par génération, ou dégénérescence, par corruption, transmutation, métamorphose ou une perte de l’essence primitive ainsi que la nature en fournit de nombreux exemples ainsi qu’expliqué en note [4] - aura pour conséquence que perdure une punition sévère, une « molestation » en raison de la génération d’une matière impure et passive : « Le Créateur laissa subsister l'ouvrage impur du mineur afin que ce mineur fût molesté de génération en génération, pour un temps immémorial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. Le Créateur n'a point permis que le crime du premier homme s'effaçât de dessous les cieux, afin que sa postérité ne pût prétendre cause d'ignorance de sa prévarication et qu'elle apprît par là que les peines et les misères qu'elle endure et endurera jusqu'à la fin des siècles ne viennent point du Créateur divin, mais de notre premier père, créateur de matière impure et passive. » (Ibid.) Qu’adviendra t-il, ceci rappelé encore une fois mais il est nécessaire d’y insister, à cette matière impure et passive ? Quelle sera sa destination finale, sera t-elle « régénérée », « transfigurée », « spiritualisée » ? Pas le moins du monde pour Martinès. Voici ce qu’il doit advenir selon-lui de la forme corporelle du mineur, constituée de matière impure et passive : « la forme corporelle de l'homme s'efface de dessus la terre dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. » (Traité, 236).

 

6. Il est intéressant de noter, à propos de la « transmutation » d’Adam, que lors du Concile de Florence, où les théologiens se demandèrent comment dissoudre la séparation entre le christianisme d'Orient et le christianisme d'Occident, faisant que le 6 juillet 1439, la bulle Laetentur caeli consacrait l'union avec l'Eglise grecque de Constantinople, un autre décret fut signé avec les jacobites monophysites d'Alexandrie et de Jérusalem stipulant, certes que Dieu avait créé avec pleine liberté parce qu'Il le voulait et uniquement par l'effet de sa pure bonté, mais surtout qu'il avait fait des créatures "muables" car créées à "partir du néant" : «Le seul vrai Dieu, par sa bonté et sa toute-puissance, non pas pour augmenter sa béatitude, ni pour acquérir sa pleine perfection, mais pour manifester celle-ci par les biens qu'il accorde à ses crétures, a, dans le plus libre des desseins créé les anges et le monde. La Sainte Eglise croit très fermement, professe et prèche que le seul vrai Dieu, Père, Fils et le Saint-Esprit, est le créateur de toutes choses visibles et invisibles, qui, quand il l'a voulu, a créé par bonté toutes les créatures tant spirituelles que corporelles, bonnes assurément parce qu'elles ont été faites par le Souverain Bien, mais muables, parce qu'elles ont été faites à partir du néant.» (Cf. Décret d’union Cantate Domino, 4 février 1442).

7. Catéchisme de l’Eglise Catholique, op.cit., § 1015, « bref «  de l’Article 11, « Je crois à la résurrection de la chair », 1992).

8. Les efforts, quasi désespérés, visant à essayer de sauver une position ecclésiale proclamant et6_beuckelaar_1505.jpg défendant par exemple (mais on pourrait y adjoindre bien d’autres), le dogme de la « résurrection de la chair », avec la conception martinésienne de la création matérielle, pour compréhensibles qu’ils soient selon une orientation que nous connaissons bien mais à l’égard de laquelle nous formulons depuis longtemps les plus grandes réserves, se heurtent à un problème majeur, que semblent ne pas apercevoir ceux, cherchant à concilier l’inconciliable, aboutissant à des incohérences théoriques qui ne manquent pas d’étonner de par les acrobaties sémantiques auxquelles elles obligent parlant, par exemple, d’une « chair » pour désigner le corps de gloire en destinant cette « chair », en tant que fantôme terminologique - qui n’est pas de la chair tout en voulant être appelée comme telle -, aux promesses de l’éternité spirituelle. Cet exercice improbable dénué de toute validité par rapport aux thèses de Martinès, ceci dit sans passion et avec amitié, est tout simplement absurde. Redisons-le fermement, une « spiritualisation de la chair », ou une  « chair spiritualisée par régénération » pour Martinès est une impossibilité dans les termes, un cercle carré, car la « chair », au sens exact que lui donne l’auteur du Traité sur la réintégration, soit la forme corporelle matérielle temporelle et terrestre de l’homme chuté, « ouvrage [d’une] opération conçue et exercée par l’œuvre de mains souillées » (Traité, 44), n’a bien évidemment jamais été glorieuse ni ne bénéficia de l’incorruptibilité et de l’éternité sous la plume de Martinès, sauf à conférer à la forme corporelle glorieuse d’Adam, « forme impassive et d'une nature supérieure à celles de toutes les formes élémentaires », le qualificatif de « chair », ce qui est un contresens radical, tant du point de vue du vocabulaire martinésien que de toutes ses occurrences, car la chair, c’est-à-dire le corps matériel, est, pour le thaumaturge bordelais dans le Traité comme dans les rituels ou textes coëns, une conséquence de la prévarication : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224).

De ce fait il faut être cohérent.

Soit on tient les deux bouts de la chaîne entièrement, d’un côté ou de l’autre :

- 1°) En adhérant fidèlement à la foi de l’Eglise dans ses préalables au sujet de la Création - en regardant le monde matériel ainsi qu’un don et le corps charnel de l’homme de même -, comme dans ses conséquences, en espérant logiquement en une régénération de la chair et sa vocation à l’éternité par purification et spiritualisation définitive de son essence, simplement flétrie et affaiblie non substantiellement mais accidentellement un instant par le péché, lors de la résurrection des morts.

- 2°) Au contraire en faisant siennes les thèses de Martinès, ce que firent Willermoz et Saint-Martin, en considérant que la création matérielle a été tout d’abord une punition pour les esprits révoltés, et la chair une enveloppe ténébreuse ayant transformé substantiellement les fils d’Adam en êtres de matière impure, regardant ainsi l’anéantissement des formes corporelles lors de la réintégration comme une véritable libération et le retour à l’Unité spirituelle originelle.

 

Ou bien alors, fatalement en ne respectant pas la cohésion interne des doctrines, en oubliant volontairement un bout de leur chaîne conceptuelle, on tombe dans le piège de l’assemblage disparate, visant à faire tenir, dans un exercice à l’illogisme évident, une origine ténébreuse du composé matériel créé en punition de la révolte des esprits pervers et du crime d’Adam « souillé par une création si impure », avec une destination spirituelle de la chair en se fondant sur les Pères de l’Eglise, et en premier saint Irénée dont on peut citer intégralement bien sûr le livre V du Adversus haereses, mais auquel on pourrait aussi ajouter avantageusement, pour faire bonne mesure, les décisions de tous les conciles œucuméniques si l’on y tient, ce qui ne change rien au problème, car aboutissant à nulle autre « chose » qu’à l’édification d’une abstraction conceptuelle non seulement singulièrement bancale, mais surtout absolument intenable car ne pouvant être admise paradoxalement ni par l’Eglise - qui s’indignera toujours que l’on puisse soutenir le caractère « nécessaire » de la création et rejettera violemment cette idée d’une « matière prison » que Martinès partage avec Origène -, ni non plus par aucun Ordre authentique issu de l’héritage martinésien, et l’on pense évidemment en premier lieu au Régime Ecossais Rectifié qui est le seul a pouvoir se prévaloir par Willermoz d’une transmission initiatique effective d’avec l’auteur du Traité sur la réintégration, et dont les Instructions à tous les grades regardent la volonté d’une « spiritualisation de la chair » comme chimérique et appellent l’âme, dès l’état d’Apprenti, à se dégager des « vapeurs grossières de la matière ».

C’est pourquoi cette volonté de chercher à concilier de force martinésisme et foi dogmatique de l’Eglise, n’a strictement aucun sens sur le plan ecclésial, pas plus qu’elle n’en a sur le plan initiatique, puisque conduisant à la constitution d’une impasse catégorique, en forme de perspective fondée sur une analyse vouée à une inévitable impossibilité. La seule attitude cohérente, si l’on veut se considérer comme participant véritablement des Ordres dont on prétend être membre, c’est d’assumer clairement la pensée des fondateurs, bien sûr l’interroger, la travailler, l’approfondir ce qui est plus que souhaitable, mais avant tout la respecter dans ses affirmations et fondements essentiels, et non chercher à la tordre ou à la transformer par d’inacceptables contorsions théoriques pour la rendre, dans un exercice improbable, « doctrinalement compatible » avec l’enseignement de l’Eglise.

Reste, ce qui est admissible et sans aucun doute préférable si la contradiction devient trop pénible, laOrigene III.jpg solution de rejoindre l’Eglise et d’y vivre pleinement sa foi de manière non schizophrénique. Nous pensons toutefois, qu’une autre voie est envisageable, celle consistant à admettre la différence doctrinale, la reconnaître honnêtement, et à se considérer comme « cas particuliers » postulant la non incompatibilité entre la foi et l'anthropologie platonicienne au sein de l’épouse de Jésus-Christ. Si l’idée d’universalité signifie quelque chose - et les divergences entre courants (augustiniens, thomistes, scotistes, etc.), très opposés, y compris sur l’économie du Salut, au sein de la catholicité en est un bon exemple – alors pourquoi l’illuminisme mystique, qui en revient à soutenir les thèses d’Origène après christianisation de Martinès opérée par Willermoz et Saint-Martin lors des leçons de Lyon (1774-1776), n’aurait-il pas la possibilité d’une humble place, avec sa singularité, à l’intérieur de la maison du Père ? Nous avons la conviction qu’une réponse non fermée a priori peut être apportée à cette question, n’adhérant pas à l’idée que la métaphysique grecque soit totalement contradictoire d’avec le christianisme, ce que nous cessons de soutenir depuis longtemps déjà, et ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir et d’expliquer plus longuement dans un prochain texte : « Pour un retour à Origène ».

 

9. Cf. Morceaux détachés Du Livre Blanc, in Manuscrit d’Alger, BNF Paris, FM 4 1282, Livre vert des Elus Coëns, pp. 98-99.

10. Ibid., p. 127.

11. Ibid., Prière de l’Invocation, pp. 33-34.

12. Ibid.

13. Ibid.

14. Ibid., Prière après la Conjuration sur le serpent,  p. 65.

15. Ibid., Abjuration des métaux, p. 104.

16. Ibid., p. 81

17. Ibid., Conjuration, in Instruction sur une Invocation de réconciliation à l’usage des FF. de hauts Grades (inférieurs), p. 91.

18. Ibid., Conjuration au Gardien, pp. 95-96.

 

 

mercredi, 15 août 2012

Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse

L’anéantissement de « la chair de corruption »

et l’accès à l’état céleste selon le Philosophe Inconnu

 

Jean-Marc Vivenza

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« Le royaume de Dieu ne peut habiter avec la chair et le sang,

par conséquent il faudra que la chair et le sang disparaissent,

pour que les prophéties parviennent à leur accomplissement. »

(Ecce Homo, § 6).

 


11-7-5186b.jpgSi Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), comme nous l’avons exposé dans un texte récent : « Le Régime Ecossais Rectifié et la doctrine de la matière », texte qui provoqua quelques surprises chez ceux qui, soit n’avaient pas souhaité - pour diverses raisons - approfondir les positions doctrinales du Régime rectifié à l’égard du statut de la matière et donc ne voulaient pas les connaître et les mettre en lumière, soit les ignoraient tout simplement faute de ne les avoir lues ou travaillées, il apparaît que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) sur le sujet du statut de la création matérielle, non seulement ne le cède en rien au maître d’œuvre de la réforme de Lyon par rapport à ses positions, mais, à bien des égards, va parfois bien plus loin encore dans la rigueur de ses analyses et la sévérité de ses jugements, en amplifiant les vues déjà passablement sombres de Willermoz.

Les conceptions de Saint-Martin, comme celles de Willermoz sur la matière, son origine et sa destination, proviennent de l’enseignement reçu de Martinès de Pasqually (+ 1774) qui édifia son Ordre des élus coëns à partir d’une doctrine au sein de laquelle apparaît nettement la thèse affirmant la nature purement spirituelle et immatérielle de l’Adam primitif, en son état initial glorieux avant la Chute, emprisonné et jeté ensuite dans un corps de matière ténébreuse en rétribution du péché, corps qu’il est appelé à abandonner définitivement lors de sa « réintégration » de façon a retrouver sa première propriété, vertuet puissance spirituelle divine. C’est cette idée que reprit, et fit sienne entièrement Saint-Martin, comme on va le constater, idée qui traverse l'ensemble de sa pensée lorsqu'il évoque le caractère dégradé et dégénéré de l'actuelle existence des fils d'Adam, insistant, avec une force impressionnante, sur le triste état de l’homme, immergé dans « les substances matérielles impures », et son nécessaire accès, après disparition de son corps charnel, à la région de « l’élément pur ».

La position de Saint-Martin sur ce point est donc essentielle à la compréhension de son discours et à la juste perception de la perspective spirituelle qu’il expose dans ses écrits, faisant qu’il importe d’étudier et connaître précisément les analyses que le Philosophe Inconnu développe sur l’univers matériel, faute de quoi on risque de s’illusionner grandement sur ce qu’est exactement la voie saint-martiniste, et plus globalement sa finalité – s’agissant en particulier des méthodes qu’elle propose et du but véritable auquel elle cherche à conduire les âmes de désir –  voie dont la doctrine, à propos du monde matériel et sa dissolution finale, est d’ailleurs absolument identique chez les trois représentants principaux du courant de l'illuministme mystique en France au XVIIIe siècle, que furent Martinès de Pasqually, Willermoz et Saint-Martin.

I. Les germes empoisonnés de la terre selon Saint-Martin

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« L'homme est conçu non seulement dans le péché,

comme le disait David de lui-même,

mais il est encore conçu par le péché,

vu les ténébreuses iniquités de ceux qui l'engendrent. »

(Le Nouvel homme, § 9.)

 

le-nouvel-homme-couverture.jpgLorsqu’on aborde sérieusement Saint-Martin, et qu’on ne se contente pas dans sa fréquentation d’une lecture superficielle, on est très vite frappé par la tristesse qui se dégage de son regard sur le monde créé, tristesse radicale et extrême de nature métaphysique, qui est tout à la fois un trait de son caractère [1] et le résultat d’un terrible constat : le monde déchu emprisonne l’homme dans une « enveloppe ténébreuse de matière » qui forme à la fois le « corps » de chaque créature et le «corps général de l’univers». C’est pourquoi le théosophe d’Amboise n’hésite pas à déclarer que le monde est plongé dans des abîmes de corruption et, dans des sanglots singulièrement poignants, nous porte à une réflexion qui n’est pas sans produire un certain vertige intérieur lors de la découverte de quelques uns de ses textes les plus radicaux qui sont destinés à produire, justement, dans l’âme de ses lecteurs, un « réveil » de leur fatal endormissement.


Ainsi, la description des conséquences, ainsi que la transmission duSceau Martiniste.jpg poison délivré par les suites du « péché originel », établissant et déterminant les bases de la condition humaine, feront écrire au Philosophe Inconnu une des pages les plus saisissantes de toute l'histoire de la littérature spirituelle, qui, de par son caractère exceptionnel, éclaire une criante vérité que chaque être souhaitant avancer dans la « carrière », se doit au minimum de connaître, aux mieux de méditer attentivement : « 
Comment pourrions-nous cesser de nourrir en nous l'esprit de douleur, ou plutôt la douleur de l'esprit quand nous considérons la voie temporelle est spirituelle de l'homme sur la terre ? L'homme est conçu non seulement dans le péché, comme le disait David de lui-même, mais il est encore conçu par le péché, vu les ténébreuses iniquités de ceux qui l'engendrent. Ces ténébreuses iniquités vont influer sur lui corporellement, et spirituellement jusqu'à sa naissance.Il naît ; il va recevoir intérieurement le lait taché de ces mêmes iniquités, et extérieurement mille traitements maladroits qui vont déformer son corps avant même qu'il soit formé ; des conceptions dépravées, des langues fausses et corrompues vont assaillir toutes ses facultés, et les épier au passage pour les infecter dès qu'il les manifestera par le moindre de ses organes. Ainsi vicié dans son corps et dans son esprit avant même d'en avoir l'usage, il va entrer sous la fausse administration de ceux et celles qui l'environnent dans son premier âge, qui sèmeront en abondance des germes empoisonnés dans cette terre déjà empoisonnée elle-même, et s'applaudiront de lui voir produire des fruits analogues à cette atmosphère désordonnées qui est devenue leur élément naturel. (…) Quand on pense que nous sommes tous composés de ces mêmes éléments, dirigés par ces mêmes lois, alimentés par ces mêmes désordres, et ces mêmes erreurs, que nous sommes tous immolés par ces mêmes tyrans, et que nous immolons nos semblables à notre tour par ces mêmes armes empoisonnées ; quand enfin on pense que telle est l'atmosphère qui nous enveloppe et nous pénètre, on craint de respirer, on craint de se regarder, on craint de se remuer, et de se sentir. » (Le Nouvel homme, § 9.) [2]

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« Les ténébreuses iniquités

vont influer sur l’homme corporellement,

et spirituellement jusqu'à sa naissance.

 Il naît ; il va recevoir intérieurement le lait taché

de ces mêmes iniquités….

qui sèmeront en abondance des germes empoisonnés

dans cette terre déjà empoisonnée elle-même… »

(Le Nouvel homme, § 9.)

 

II. Génération corrompue et naissance animale

Pour Saint-Martin, le sort de la créature humaine est donc d'une telle tristesse, réduite et condamnée àInsecte.jpg une finitude de nature à ce point sinistre, qu’il se demande comment l’homme peut continuer à nier de la sorte les évidences, et refuser de voir clairement la réalité de son état dont la première image, c'est-à-dire celle de sa naissance, offre à l'observation objective une leçon significative à ceux qui veulent bien se pencher, un instant, sur le sens de cette génération bestiale et animale qui conditionne l’apparition en ce monde de la créature que nous sommes, créature que le Philosophe Inconnu qualifie de « vil insecte » (sic). Parlant de cette pitoyable situation, Saint-Martin nous dit : « C’est au moment de sa naissance corporelle, qu’on voit commencer les peines qui l’attendent. C’est alors qu’il montre toutes les marques de la plus honteuse réprobation ; il naît comme un vil insecte dans la corruption ; il naît au milieu des souffrances et des cris de sa mère, comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour ; or quelle leçon n’est-ce pas pour lui, de voir que de toutes les mères, la femme est celle dont l’enfantement est le plus pénible et le plus dangereux ! Mais à peine commence-t-il lui-même à respirer, qu’il est couvert de larmes et tourmentés par les maux les plus aigus. Les premiers pas qu’il fait dans la vie, annoncent donc qu’il n’y vient que pour souffrir, et qu’il est vraiment le fils du crime et de la douleur. O homme, verse des larmes amères sur l’énormité de ton crime, qui a si horriblement changé ta condition ; frémis sur le funeste arrêt qui condamne ta postérité à naître dans les tourments et dans l’humiliation, tandis qu’elle ne devait connaître que la gloire, et un bonheur inaltérable. » (Des erreurs et de la vérité).

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« L’homme naît comme un vil insecte dans la corruption ;

il naît au milieu des souffrances et des cris de sa mère,

comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour… »

(Des erreurs et de la vérité).

 

Ce terrible état, qui est en fait une punition nous assimilant, selon Saint-Martin, aux bêtes dont nous partageons l’animalité depuis la chute, se double d’une cruelle impuissance qui renforce le sentiment de servitude vis-à-vis de la mort et de la corruption qui nous dominent de façon scandaleuse, et nous font vivre en esclaves : « Quel est donc le triste état de la postérité humaine, où l’homme de désir lui-même est réduit à pleurer en vain, et à voir ses frères ou liés par de fortes chaînes dans de ténébreux cachots ou transportés dans les sépulcres de la mort et de la putréfaction ! Et cela sans qu'il lui soit possible d'agir pour leur délivrance, ni de rien opérer pour eux ! Il n'est que trop vrai, malheureux homme, que le temps, et la mort sont les rois de ce monde. »  (Le Nouvel homme, § 50).

III. Le corps matériel corrompu provient d’une « dégénérescence » substantielle

Cette triste condition vient du fait - et Saint-Martin est à cet égard, comme nous l’avons plus haut précisé, en parfait accord avec son premier maître Martinès de Pasqually dont il reprend la pensée au sujet de la Chute et ses conséquences sur la complète « dégénérescence de l’homme », ayant donné une traduction sans doute plus littéraire aux sombres descriptions du Traité sur la réintégration - que nous avons été « enfermés » lors de notre conception, en punition du crime d’Adam notre premier père selon la chair, dans des corps de matière d’une nature ténébreuse, matière flétrie, souillée, mais aussi et surtout infectée du germe de la « dégénérescence » la destinant à la mort, vouée en sa substance à l’anéantissement et à la disparition définitive dans la nuit du « tombeau de la mort », en raison de cette transformation de son état premier glorieux immatériel, Martinès parlant de « métamorphose » (Traité, 195), en une essence charnelle matérielle dégénérée[3] 


_traite_letourneur.jpgTout le discours de Saint-Martin relève ainsi d’une grande fidélité conceptuelle par rapport à Martinès, qui utilise effectivement dans le Traité sur la réintégration le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam :  « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Or le terme de dégénérescence, dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, signale l’action de « sortir de son genre »,  se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort. On peut donc constater une parfaite similarité doctrinale entre Martinès, Willermoz et Saint-Martin sur cette question de la matière, puisque, en des termes quasi identiques, ils expriment une même pensée qui pose sur la nature et l’origine du composé matériel, et donc sa destination au néant car les deux termes évidemment sont liés, un jugement absolument comparable, théorie qui se retrouvera formulée et précisée lors des Leçons de Lyon (1774-1776), jusqu’à devenir une part essentielle de la doctrine du Régime Ecossais Rectifié, comme, en un parallèle identique, un élément fondamental de la pensée saint-martiniste. [4]

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« La jonction de l’esprit avec la matière

est une abomination pour l’esprit,

puisqu’il n’y a rien qui lui soit si contraire que la matière.

Cette abomination ne cessera que lorsque la matière

et le quaternaire temporel seront réintégrés…»

 (Leçon de Lyon n°82, 6 décembre 1775).

 

DESSIN THEURGIQUE.jpgCeci explique pourquoi, selon Saint-Martin, qui la regarde comme Martinès viciée, rongée par le péché, chargée substantiellement du poison putride que représente la matière, notre nature effectivement « dégénérée » dans une jonction entre esprit et matière qui est une absolue « abomination », fait que tant que l’homme reste lié à son corps il ne peut vivre que dans un horrible chaos qui est la loi de la vie terrestre, d’autant que sa forme matérielle actuelle est semblable à celle dont aurait été revêtu le démon s’il avait été question qu’il se réconcilie avec le Créateur  : « La forme matérielle de l’homme était, à quelques différences près, celle que le Pervers aurait prise pour sa réconciliation… » (SM/H, leçon de Lyon n°56, 29 juillet 1775) ; « Le nombre 5, qui avec 4 fait 9, nous fait voir la jonction de l’esprit avec la matière ; ce qui est une abomination pour l’esprit, puisqu’il n’y a rien qui lui soit si contraire que la matière. Cette abomination ne cessera que lorsque la matière et le quaternaire temporel seront réintégrés, chacun à leurs principes, et que lorsque toutes les productions des facultés divines seront réintégrées dans le centre divin dont elles sont écartées. » (SM, leçon  n°82, 6 décembre 1775) ; « la naissance de la matière est la suite de la volonté mauvaise de l’être démoniaque (…) Nous ne sommes en privation dans ce séjour matériel que parce que notre premier père s’est uni autrefois avec l’être dont la volonté mauvaise avait été punie par l’emprisonnement dans le cercle matériel, l’homme se garderait bien de trop s’arrêter sur cette matière et d’y porter ses désirs, car quels bien spirituels en pourrait-il recevoir, puisqu’elle est opposée à l’esprit ? » (SM, leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).

 

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« La forme matérielle de l’homme était,

à quelques différences près,

celle que le Pervers aurait prise pour sa réconciliation… »

(Leçon de Lyon n°56, 29 juillet 1775).

 

De la sorte le Philosophe Inconnu, suivant fidèlement Martinès de Pasqually, afin de démontrer le caractère impur du composé matériel, l’union « abominable » du corps et de l’esprit, poursuit sa démonstration en affirmant que s’il n’y avait pas eu de prévarication, l’univers n’eût point été constitué, il n’y aurait pas eu production de la matière : « La défectuosité de la nature ne tient donc pas seulement à l'essence des formes ; mais encore à leur entretien et tous les êtres matériels manifestent de mille manières différentes cette loi imparfaite, source de tous les désordres. Ainsi, la vie des corps repose sur la confusion, comme la confusion est la source et la loi de leur existence. Ainsi, s'il n'y avait point de mal ou de confusion, il n' y aurait point de corps de matière, ou point d'univers. Faisons l'application de cette vérité à l'homme temporel et nous verrons ce qu'il doit penser de son état actuel, où, pendant qu'il est uni à son corps, il ne peut vivre que dans la confusion et par la confusion. » (De l’esprit des choses, vol. I., «Le niveau »).

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« S'il n'y avait point de mal ou de confusion,

il n' y aurait point de corps de matière, ou point d'univers.

….l'homme temporel pendant qu'il est uni à son corps,

ne peut vivre que dans la confusion et par la confusion. »

(De l’esprit des choses, vol. I., «Le niveau »).

 

C’est pourquoi, sans ménagement particulier, le Philosophe Inconnu nous indique que l'enveloppe matérielle dans laquelle nous sommes enfermés, est la cause de la douloureuse situation que nous endurons ; c'est la chair, le composé grossier que nous assumons, non sans difficultés multiples, qui est à la source de notre relation souffrante et désorientée au monde, la raison de notre incapacité à nous hisser vers les domaines spirituels : « Ce corps matériel que nous portons, est l’organe de toutes nos souffrances ; c’est donc lui qui formant des bornes épaisses à notre vue et à toutes nos facultés, nous tient en privation et en peine ; je ne dois donc point dissimuler que la jonction de l’homme à cette enveloppe grossière, est la peine même à laquelle son crime l’a assujetti temporellement, puisque nous voyons les horribles effets qu’il en ressent depuis le moment où il en est revêtu, jusqu’à celui où il en est dépouillé ; et que c’est par là que commencent et se perpétuent les épreuves, sans lesquelles il ne peut rétablir les rapports qu’il avait autrefois avec la Lumière. » (Des erreurs et de la vérité).

 

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« La jonction de l’homme à cette enveloppe grossière,

est la peine même à laquelle son crime

 l’a assujetti temporellement,

nous voyons les horribles effets qu’il en ressent

depuis le moment où il en est revêtu,

jusqu’à celui où il en est dépouillé… »

(Des erreurs et de la vérité).

 

Nous avons été jetés, après le crime d’Adam, en punition et pour notre expiation, dans des corps de matière, enfermés dans des cachots de chair, nous asservissant à une vie de servitude : « Depuis l'altération, nous sommes dans unevéritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître. » (Le Ministère de l’homme-esprit).

IV. La matière est le royaume de Satan

Loin d’être une protection contre la mort, un rempart pour nous protéger de l’infection et de l’anéantissement dans la vile boue de la dégénération, les corps pour Saint-Martin, sont le produit même de la putréfaction consécutive de la chute et doivent retourner à cette origine putréfiée pour y être anéantis : « Observe en outre la nature en elle-même et tu verras par l'infection qui est le résidu final de tous les corps, quel est l'objet de l'existence de ces mêmes corps et s'ils ne sont pas destinés à servir d'enveloppe et de barrière à la putréfaction, puisque cette putréfaction est leur base fondamentale, comme elle est leur terme. »  (De l’esprit des choses, vol. I., «Preuve que la nature a pour objet de servir de prison ou d'absorbant à l'iniquité»).

 

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« Tu verras par l'infection

qui est le résidu final de tous les corps,

quel est l'objet de l'existence de ces mêmes corps…

….la putréfaction est leur base fondamentale,

comme elle est leur terme. »

(De l’esprit des choses, vol. I.).

 

Toutefois, par delà cette putréfaction, qui est la source comme la finalité des corps, le terme général de la matière ténébreuse, Saint-Martin nous révèle une autre terrible vérité à son égard, à savoir qu’elle est sous la domination de l’être pervers. De par son crime, Adam a été certes enfermé dans une épaisse enveloppe charnelle : « Si les hommes eussent été plus prêts à rentrer dans la vérité, si l'humanité entière ne se fût pas jetée sous le joug de la matière et des ténèbres, cette forme glorieuse serait restée dans sa splendeur, et elle aurait relevé l'homme par la force de son attraction. Mais le poids du crime la fit rentrer dans son épaisse enveloppe » (L’Homme de désir,  § 156), mais à cette tragédie originelle vient s’ajouter un autre aspect non moins inquiétant, qui a de quoi nous montrer combien notre situation est précaire et menacée, puisque livrée à la puissance de l’Adversaire.

En effet, par son crime, en étant emprisonné dans les fers de la matière, en réalité l’homme est tombé entre les mains de l’Ennemi, du Prince qui règne sans partage en ce monde - ce que l’Evangile confirme avec force : « Tout ici-bas est aux mains du malin » (I Jean V, 19). C’est pourquoi insiste Saint-Martin, l’Adversaire nous rappelle constamment qu’il est le maître de la matière et que cette « matière » est, précisément, son « royaume » : « Les esclaves de l'ennemi sont aussi dans l'agitation, sans qu'ils en retirent aucun profit. Cet ennemi, après avoir remporté presque universellement la victoire, agit en maître et en tyran sur ses sujets. Il les vexe par des vives douleurs, pour leur faire sentir que la matière est son royaume. Il les punit d'avoir eu l'imprudence d'agir sans leur Dieu, en les tourmentant sur cette terre, comme dans un lieu où Dieu n'agit point. » (Le Nouvel homme, § 58).

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En contrecoup de l’horreur de son crime,

Adam s’est condamné à passer son existence charnelle

sous la domination du Serpent,

puisque le monde matériel est le royaume de l’ennemi.

 

Non content de subir le contrecoup d’une punition consécutive à l’horreur de son crime, Adam, explique Saint-Martin, s’est en fait condamné à passer son existence charnelle sous la domination du Serpent, puisque le monde matériel est le royaume de l’ennemi, il est le lieu où il règne, par et sur la matière, qui est le composé général de cet univers déchu destiné à la corruption et à la mort. De ce fait, et l’on voit mieux la raison des mises en garde réitérées du Philosophe Inconnu pour que nous nous libérions de la région charnelle car s’attacher à ces vestiges ténébreux implique directement de lier son sort à celui du monde, se complaire dans la chair c’est en réalité se couper de Dieu, s’éloigner de l’amour du Père dans lequel il n’existe aucune convoitise de la chair ni l’orgueil de la vie matérielle : « N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde, si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ; parce que tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie, n’est pas du Père, mais est du monde. » (1 Jean II 15-16). [5]

 

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« Cet ennemi nous fait

sentir que la matière est son royaume. »

(Le Nouvel homme, § 58).

 

Cette idée se traduit de cette façon chez Saint-Martin : « Quel est donc le triste état de la postérité humaine, où l’homme de désir lui-même est réduit à pleurer en vain, et à voir ses frères ou liés par de fortes chaînes dans de ténébreux cachots ou transportés dans les sépulcres de la mort et de la putréfaction ! Et cela sans qu'il lui soit possible d'agir pour leur délivrance, ni de rien opérer pour eux ! Il n'est que trop vrai, malheureux homme, que le temps, et la mort sont les rois de ce monde. »  (Le Nouvel homme, § 50). Résonnent donc en l’âme éprise du Ciel, ces mots du Réparateur : « Celui qui affectionne sa vie, la perdra ; et celui qui hait sa vie dans ce monde–ci, la conservera pour la vie éternelle. » (Jean XII, 25).

V. La « spiritualisation de la matière » est une impossibilité 

Certes, fera savoir Saint-Martin, l’esprit parle aux hommes, il s’adresse à eux et leur indique qu’ils n’ont rien de commun avec le monde, que leur vraie patrie est au Ciel, mais la corruption de leur matière les empêche d’entendre ce que leur dit la sainte Parole de Dieu, les enjoignant à ne point se laisser dominer par celui qui règne en maître sur le monde matériel : « L'esprit parle sans cesse à tous les hommes, que notre épaisse matière nous empêche d'entendre.. » (Le Ministère de l’homme-esprit).

La voix de cet « esprit » est voilée, assourdie, cachée et dissimulée par la matière ténébreuse dans laquelle se complait une humanité asservie, car le corps qui est pourtant une prison, le symbole concret de notre servitude dont nous devrions nous libérer, parvient à « matérialiser » l’âme qui se laisse séduire par les pièges de la chair et devient, à son tour, une seconde prison plus obscure encore, emplie des pensées et des séductions de la matière alors qu’elle devait concourir à nous en libérer :  « Depuis l'altération, nous sommes dans une véritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître. » (Le Ministère de l’homme-esprit).

 

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« Depuis l'altération, nous sommes dans une prison,

qui est notre corps…

au lieu de diminuer selon leurs forces

et leur industrie le poids de leurs fers,

la plupart des hommes concourent

à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison,

en se matérialisant … »

 (Le Ministère de l’homme-esprit).

 

pantacle.gifC’est pourquoi Saint-Martin, épouvanté devant cette « matérialisation » de l’âme, nous interroge en nous faisant voir que tous les corps sont destinés à la disparition, voués à être réduits en cendres puis à s’effacer pour toujours comme le sera la totalité de la matière universelle lorsque les temps adviendront – désignant, comme Martinès de Pasqually l’entendait lui-même, cet anéantissement sous le nom de « réintégration » qui n’est pas une « spiritualisation de la chair », mais, selon Saint-Martin, une authentique et concrète « disparition de la matière » et des formes, afin que l’ensemble du composé matériel créé soit effectivement « réintégré » au Principe, c’est-à-dire positivement, effacé, volatilisé, détruit et anéanti, de sorte qu’il s’évanouisse et retourne au néant d’où il était sorti  : « Que dire donc à ceux qui ne veulent pas croire à une diversité d'actions génératrices primitives, pour la production de la matière et qui, par conséquent, regardent cette matière comme une chose éternelle et dont la réintégration est impossible ? Il faut leur répondre par de simples faits : depuis que le monde existe, la terre a reçu dans son sein les cadavres d'un grand nombre d'hommes et d'un grand nombre d'animaux ; cependant elle n'a pas augmenté de volume pour cela, ainsi il faut bien que leurs formes ne soient pas inréintégrables et que, par conséquent, celle de la matière universelle ne soit pas inréintégrable non plus. Mais l'incinération est encore une objection qu'on peut leur présenter : car, si le simple feu élémentaire réduit un corps à une si petite portion de cendres, comment ne pas voir que le feu supérieur pourra réduire encore davantage, puisqu'il est plus actif, le corps général de la nature. Ainsi les formes peuvent être aisément réintégrées dans le principe qui les a produites et tout nous montre comment il est possible que l'univers disparaisse et soit réintégré.»  (De l’esprit des choses, vol. I., «Des éléments mixtes et de l'élément simple»).

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La « réintégration » est une « disparition » de la matière,

afin que l’ensemble du composé matériel créé

soit effectivement « réintégré » au Principe,

c’est-à-dire positivement, effacé, volatilisé,

détruit et anéanti, de sorte qu’il s’évanouisse

et retourne au néant d’où il était sorti :

"tout nous montre comment il est possible

que l'univers disparaisse et soit réintégré.»"  

(De l’esprit des choses, vol. I., «Des éléments mixtes et de l'élément simple»).

 

L’image de la naissance continuelle des corps puis de leur disparition sur cette terre, comme préfiguration du devenir du corps général matériel qui aura à disparaître entièrement, avait déjà été utilisée par Saint-Martin lors des leçons de Lyon où, dans un exposé relativement développé qui fut d’ailleurs le dernier qu’il donna, il intervint pour expliquer que la forme attirée par les choses matérielles ténébreuses de même nature qu’elle, nous oblige à travailler à ce que l’esprit soit en mesure de se réunir à sa source divine, en abandonnant le corps à la Terre de manière à ce que puisse s’opérer la « réintégration », moment où se sépareront définitivement l’âme spirituelle et le corps de matière ténébreuse : « Quand l’action supérieure aura fait cesser l’inférieure et qu’il n’y aura plus que l’action de l’unité, nécessairement les formes corporelles, qui n’ont eu leur existence et qui ne sont entretenues que par cette double action, n’existeront plus. L’âme spirituelle étant d’essence divine, c’est un état contraire à sa nature d’être en jonction avec un corps matériel, ténébreux et périssable. Puisque, cependant, elle lui est unie, il faut  que cette jonction soit l’effet d’une loi de justice qui s’accomplit sur elle pour lui faire expier une prévarication. Nous ne pouvons pas douter que cette jonction ne soit pour elle un châtiment. Sa peine est prouvée par l’antipathie qu’il y a entre elle et son corps comme être spirituel. (….) Le corps ne tend qu’aux choses matérielles, ténébreuses comme lui, et finit par se réunir à son centre qui est la Terre. Or, comment peut-on imaginer une plus grande antipathie que celle de deux êtres qui tendent chacun à deux centres opposés, l’un supérieur l’autre inférieur ? Comment imaginer que leur union puisse être éternelle, puisque cette union a commencé et que, par l’action particulière à chacun, ils tendent à se séparer ? Il faut bien qu’à la fin le lien qui les assujettit l’un à l’autre se rompe et qu’ils continuent à s’éloigner jusqu’à la parfaite réintégration de chacun à sa source, savoir les corps particuliers dans le corps général, le corps général dans l’axe feu central et l’âme spirituelle de l’homme dans son principe divin. (…) C’est une succession continuelle de corps qui naissent et d’autres qui sont détruits ; ce qui est pour nous un indice bien frappant que la matière n’est pas éternelle, car, puisque les corps particuliers prennent naissance sous nos yeux, il est naturel d’en conclure que le corps général a également pris naissance, les productions particulières devant s’opérer par les mêmes lois de la production générale, attendu que tout être créé présente l’image du principe dont il était sorti. (…) Le travail de l’âme doit donc être de tendre sans cesse à son principe divin par ses désirs et par ses prières et de se détacher de toute affection qui pourrait la retenir vers les choses créées et périssables qui lui sont inférieures. » (SM, Leçon de Lyon n°92, 6 mars 1776).

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« Ainsi les formes peuvent être aisément réintégrées

dans le principe qui les a produites

et tout nous montre comment il est possible

que l'univers disparaisse et soit réintégré.» 

(De l’esprit des choses, vol. I.,

«Des éléments mixtes et de l'élément simple»).

 

La matière est donc non seulement une prison, mais c’est une prison contraignante qui règne sur nous en accroissant la puissance de sa domination. En conséquence, loin de miser sur une chimérique, autant qu’improbable, spiritualisation de la matière ou de la chair, Saint-Martin nous fait voir que la disparition et le retour au néant du composé ténébreux, c’est-à-dire leur « réintégration » [6] est une nécessité pour que l’éternelle vérité puisse être connue : « Si la matière universelle ne disparaissait pas un jour, comment l'éternelle vérité pourrait-elle donc être jamais connue ? Depuis que nous avons perdu la mesure de l'esprit, son poids et son nombre, c'est le poids, le nombre et la mesure physique de l'ordre inférieur qui nous gouvernent et nous servent de règle. » (L’Homme de désir, § 187). 

 

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« Matière, matière,

quel funeste voile tu as répandu sur la vérité ! »

(L’Homme de désir, § 7).

 

L’homme terrestre, qui refuse cette inévitable disparition, œuvre en vain pour tenter de sauver une base corrompue qui, inexorablement, doit un jour retourner au néant. Se laissant entraîner à des pensées erronées de par le développement des rapports sensibles qui accroissent sa matière, l’homme édifie de ses propres mains sa prison : «Homme terrestre, homme ténébreux, n'est-ce pas par tes rapports sensibles que tu te laisses entraîner aux séductions matérielles ? » (L’Homme de désir, § 249).  De ce fait l’homme, se laissant enfouir dans le cachot de la matière, oublie qu’il provient en réalité de la région immatérielle d’en haut où il doit retourner : « Détournez donc vos yeux de cette matière qui vous abuse. Comme elle existe par les divisions et dans les divisions, elle accoutume aussi votre vue à se diviser… » (Homme de désir, § 211) ; « Tu t'es laissé si fort matérialiser, que tu perdais toute idée des choses d'en haut ; et tu en venais au point de te dire : est-ce qu'il y a une région spirituelle ? tu te spiritualiseras au point d'être quelquefois en état de te demander : est-ce qu'il y a de la matière ? » (L’Homme de désir, § 271). Le constat, concernant cette matière et sa responsabilité dans l’enténèbrement universel, que Saint-Martin désigne comme étant « la voie du désordre et du mensonge » (Ibid., § 18), est absolument attristant : « Matière, matière, quel funeste voile tu as répandu sur la vérité ! » (L’Homme de désir, § 7).

Saint-Martin s’étonne donc que les hommes se laissent à ce point abuser : « Les imprudents ! Comment ont-ils pu confondre l'oeuvre de l'esprit avec l'oeuvre de la matière ? » (L’Homme de désir, § 90), et nous invite à nous remémorer ce que fut notre essence immatérielle avant notre naissance en ce monde, afin de pouvoir nous préparer à la vie spirituelle pure et essentiellement lumineuse qui nous attend après la mort : «Comment nous souviendrions-nous de ce qui a précédé notre naissance ici-bas ? La matière n'est-elle pas le tombeau, la borne et les ténèbres de l'esprit ? Après la mort, comment ne nous souviendrions-nous pas de notre vie terrestre ? L'esprit n'est-il pas la lumière de la matière ? la matière a pouvoir sur l'esprit, jusqu'à lui servir de ténèbres. Homme, si tu aimais la lumière, combien tu te défendrais contre la matière qui t'environne ! Si tu ne te laisses point obscurcir par elle, tu verras après ta mort tout ce qui se sera passé et tout ce qui se passera dans les deux mondes. Sans cela tu ne feras que le sentir, tu ne verras rien, et toutes les facultés qui te resteront ne seront exercées que pour ton supplice. » (L’Homme de désir, §  91).

VI. La libération des chaînes de la matière

Le lointain souvenir d'un ancien état dans lequel il vivait un parfait bonheur, puisque bénéficiant d'une union sans trouble ni ombre avec Dieu, porte l'homme à aspirer de tout son être, si du moins il ne détruit pas en lui l'essentielle mémoire qui lui rappelle intérieurement l'éclat de son existence antérieure en tant qu'esprit béni de Dieu, à recouvrer sa véritable nature, et pour ce faire il lui est vital d'œuvrer sans relâche à cette tâche centrale, dépassant toute autre forme d'entreprise humaine, aussi louable soit-elle.

En effet, si l'homme perd ce précieux trésor qui fut préservé en son for intérieur, dans son centre sacré, malgré la prévarication, il ne lui reste plus aucun espoir d'accéder aux régions magnifiques qui constituaient, primitivement, son habitation originelle, et surtout de « réintégrer » un état purement spirituel qu'il n'aurait jamais dû quitter et dont il a été séparé pour son malheur et infini chagrin, que rien n'est en mesure d'apaiser : « Dans cet état de réprobation où l’homme est condamné à ramper, et où il n’aperçoit que le voile et l’ombre de la vraie lumière, il conserve plus ou moins le souvenir de sa gloire, il nourrit plus ou moins le désir d’y remonter, le tout en raison de l’usage libre de ses facultés intellectuelles, en raison des travaux qui lui sont préparés par la justice, et de l’emploi qu’il doit avoir dans l’œuvre. Les uns se laissent subjuguer, et succombent aux écueils semés sans nombre dans ce cloaque élémentaire, les autres ont le courage et le bonheur de les éviter. On doit donc dire que celui qui s’en préservera le mieux, aura le moins laissé défigurer l’idée de son Principe, et se sera le moins éloigné de son premier état. » (Des erreurs et de la vérité).

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Lorsque notre enveloppe matérielle

constituant ce corps ténébreux soumis à l’ennemi,

rejoint la tombe,

alors l’âme s’élève vers le ciel en une lumière vive

qui rayonnera de l’authentique clarté de l’esprit.

 

Convaincu de son abaissement, et des marques de l'insoumission qui apparaissent invariablement à la moindre occasion, l'homme est contraint de purifier et d'écarter de lui les traces de ses multiples prévarications successives qui reproduisent, à chaque instant, l'acte horrible et criminel qu'Adam, sous l'influence de l'adversaire, osa commettre, et que réitère toutes les générations, à chacune de leurs coupables actions ou pensées perverses.

Avant de s’engager dans la voie spirituelle, les principes de cette régénération doivent de la sorte s'exercer totalement, et changer l'homme dégradé en homme régénéré : « Il s'agit de voir si tu as purgé ton être de toutes les immondices secondaires que nous amassons tous journellement depuis la chute, ou au moins si tu sens l'ardeur de t'en délivrer à quelques prix que ce soit, et de ranimer en toi cette vie éteinte par le crime primitif, sans lequel tu ne peux être ni le serviteur de Dieu, ni le consolateur de l'univers. (...) Sonde toi profondément sur ces nouvelles conditions, et si non seulement tu n'as pas chassé de chez toi tous les fruits de tes écarts secondaires, mais même si tu n'as pas déraciné en toi jusqu'au moindre penchant étranger à l'œuvre, je te le répète formellement, ne va pas plus loin : l'œuvre de l'homme demande des hommes nouveaux. » (Des erreurs et de la vérité).

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« Voyez-vous l'univers entier s'enfoncer dans le néant,

et perdre à la fois toutes ses formes et toute son apparence ?

Voyez-vous tous ces esprits purifiés s'élever dans les airs,

et ne montrer qu'une clarté éblouissante

à la place de toutes ces matières

qu'ils ont consumées, et qui ne sont plus ? »

(L’Homme de désir, § 203).

 

Notre tache est claire, invariante et inchangée en ce monde depuis la Chute, elle est vitale pour le devenir spirituel de l’âme de désir qui doit s’extraire de la ténébreuse matière dans laquelle nous sommes ensevelis : « Combien nous avons à nous occuper ici-bas de la réhabilitation en nous de ce moral désorganisé et de ce sensible immatériel ou de notre corps réel, qui se trouve malade ou enseveli aujourd'hui par notre ténébreuse matière, mais que nous devons travailler journellement à revivifier en nous par les oeuvres de notre faculté aimante et de notre faculté intelligente… » (De l’esprit des choses, vol. I., « Sens inconnu de quelques usages familiers »).

C’est pourquoi nous dit Saint-Martin, lorsque notre enveloppe matérielle constituant ce corps ténébreux soumis à l’ennemi, rejoindra la tombe, alors l’âme s’élèvera vers le ciel en une lumière vive qui rayonnera de l’authentique clarté de l’esprit, préfigurant ce qu’il adviendra pour l’ensemble de la création matérielle lorsqu’il s’enfoncera dans le néant : « Quand ton corps est imbibé de toute ta souillure, il t'abandonne. Il rentre dans la terre, qui est la grande piscine ; et ton âme purgée, s'élève vers sa région originelle, avec qu'il sera beau, ce spectacle futur, où toutes les âmes qui n'auront pas succombé à l'épreuve, s'élèveront ainsi vers la région de la lumière ! Voyez-vous l'univers entier s'enfoncer dans le néant, et perdre à la fois toutes ses formes et toute son apparence ?Voyez-vous tous ces esprits purifiés s'élever dans les airs, comme la flamme d'un grand incendie, et ne montrer qu'une clarté éblouissante à la place de toutes ces matières qu'ils ont consumées, et qui ne sont plus ? » (L’Homme de désir, § 203).

VII. Il faut que "l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis"

De ce fait, considérons, en leur conférant l’importance qu’il se doit, les précieuses lumières que nous livre le Philosophe Inconnu concernant le sens de l’Incarnation du Sauveur, ce que Saint-Martin nomme « l’homification », c’est-à-dire la descente en ce monde de matière du Fils de Dieu venu, avec quelle abnégation, quel « anéantissement », accomplir ce que l’homme aurait dû réaliser s’il ne s’était pas perdu, à savoir s’extraire de l’abîme et y faire retentir la Parole Divine : « La raison de l’homification divine, tant spirituelle que corporelle, tant céleste que terrestre, tient donc à ce que Dieu avait remis à l’homme la tâche de soumettre la Terre, et à ce que, malgré notre chute , Il respecte tellement Ses décrets, qu’Il S’est fait homme pour les accomplir sous notre nom, comme pour nous en laisser la gloire, après que Lui, Il en aurait eu toute la fatigue et toute l’amertume. En outre, l’homme était mort spirituellement avant d’avoir accompli sa mission, il fallait que le Réparateur mourût corporellement avant d’avoir rempli le cours ordinaire de la vie de l’homme et cela à une époque qui symbolisât dans tous ses points avec les divers degrés progressifs de la maladie de l’homme et ceux de sa guérison. (…) Mais si l’homme a conservé quelques notions des proportions qui doivent se trouver entre les remèdes et les maux et qu’il ne sente pas son cœur se briser en concevant combien doit être grand et effroyable l’abîme où il est tombé, pour que le grand Nom divin, ou la Parole éternelle qui soutient tout, soit venue s’y plonger après lui, il n’est pas digne de respirer et encore moins de jeter les yeux sur les vérités que nous lui avons présentées. Car, quelle douleur peut se comparer à la douleur de sentir combien, ici-bas, cette parole se trouve expatriée. » (De l’esprit des choses, « Différence de la mission du Réparateur à celle d’Adam »).

 

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« Il faut que dans l'opérant, comme dans nous,

l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis,

c'est-à-dire, qu’il faut que nous remontions,

comme le Réparateur, à la région de l'élément pur

qui a été notre corps primitif,

et qui renferme en soi l'éternelle SOPHIE..»

(Le Ministère de l’homme-esprit).

 

Pour parvenir à ce but, il convient que l’opérant, c’est-à-dire celui qui s’engage dans son chemin de remontée vers la région de « l’élément pur », là où se trouve l’Eternelle SOPHIA, abolisse en lui toute idée de chair et de sang pour atteindre l’Esprit et la Vie : « Toutefois il serait bien essentiel que l'opérant répétât sans cesse aux fidèles ces mots de l'instituteur : la chair et le sang ne servent de rien, mes paroles sont esprit et vie ; car combien la lettre des autres paroles a-t-elle tué d'esprits ! Il faut que dans l'opérant, comme dans nous, l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis, c'est-à-dire, il faut que nous remontions, comme le réparateur, à la région de l'élément pur qui a été notre corps primitif, et qui renferme en soi l'éternelle SOPHIE, les deux teintures, l'esprit et la parole. Ce n'est qu'à ce prix que les choses qui se passent dans le royaume de Dieu peuvent aussi se passer en nous. » (Le ministère de l’homme-esprit). Pour réaliser cela que faut-il faire ? La réponse de Saint-Martin s’impose lumineusement : « Rappelons-nous la sentence prononcée par Saint-Paul, Ire Cor. 15 -50. La chair et le sang ne sauraient posséder le royaume de Dieu et disons par la même raison que le royaume de Dieu ne peut habiter avec la chair et le sang, que par conséquent il faudra que la chair et le sang disparaissent, pour que les prophéties de la paix des Juifs parviennent à leur accomplissement… » (Ecce Homo, § 6).

Alors l’âme de désir comprendra la raison de sa nécessaire séparation définitive d’avec les trois premiers principes élémentaires qui présidèrent à la création de ce monde matière, afin d’entrer dans la région de l’Esprit qu’elle n’aurait jamais dû quitter : « Tu verras pourquoi les trois Marie se trouvent au pied de sa croix pendant son supplice comme représentant les trois premiers principes élémentaires dont l'esprit de l'homme qui se régénère est censé être entièrement séparé pour entrer dans la région de l'esprit, la seule qui lui soit naturelle, puisque s'il ne l'avait pas abandonné autrefois, il ne serait jamais né des femmes. » (Le Nouvel homme, § 66).

 

VIII. « C'était de la chair…qu'il venait nous délivrer. »

 

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« En s'enveloppant de la chair

provenue de la prévarication du premier homme,

c'était de la chair, des éléments et de l'esprit du grand monde

qu'il venait nous délivrer. »

(Le Ministère de l’homme-esprit).

 

C’est la raison pour laquelle le Divin Réparateur - et l’on constate combien cette pensée trouve sa logique à l’intérieur de l’enseignement du Philosophe Inconnu qui n’aspire qu’à nous porter, nous hisser en nous extrayant des chaînes de la matière corrompue, vers notre destination spirituelle, vers le corps glorieux immatériel -,est précisément venu en ce monde pour délivrer les hommes de la chair : « Après être devenu homme immatériel par le seul acte de la contemplation de sa pensée dans le miroir de l'éternelle Vierge ou SOPHIE, il a fallu qu'il se revêtît de l'élément pur, qui est ce corps glorieux englouti dans notre matière depuis le péché. Après s'être revêtu de l'élément pur, il a fallu qu'il devînt principe de vie corporelle, en s'unissant à l'esprit du grand monde ou de l'univers. Après être devenu principe de vie corporelle, il a fallu qu'il devînt élément terrestre, en s'unissant à la région élémentaire ; et de là il a fallu qu'il se fit chair dans le sein d'une vierge terrestre, en s'enveloppant de la chair provenue de la prévarication du premier homme, puisque c'était de la chair, des éléments, et de l'esprit du grand monde qu'il venait nous délivrer. » (Le Ministère de l’homme-esprit).

On comprend à présent beaucoup mieux pourquoi, en un ultime conseil, Saint-Martin nous délivre ce message qu’il semble avoir destiné à la future Société de ses intimes, c’est-à-dire à les authentiques Indépendants qui auront compris le véritable secret du règne de l’Esprit : « Je me préparerai à la fois le sommeil de paix et le réveil du juste, dans la joie et la vivacité de l'esprit. Parce que la matière étant bien loin au dessous de moi, ses vapeurs infectes ou obscures ne troubleront point la splendeur de mon atmosphère. » (L’Homme de désir, § 70).

 

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« Suis donc la loi du feu. Il était avant le temps,

il s'élève au-dessus du temps.

Il s'élève dans une forme brillante.

Suis la loi du feu,

et monte avec lui dans la demeure de la lumière. »

(L’Homme de désir, § 97).

 

Un document, s’il en était encore besoin, nous fournit un excellent témoignage de l’influence de la pensée de Martinès sur Saint-Martin, de même qu’il fait apparaître la grande fidélité du Philosophe Inconnu à l’égard de son premier maître sur le plan de la doctrine de la matière et sa destination à la dissolution finale. Ce document n’est autre que le texte connu sous le nom de : Le Livre Rouge, Carnet d'un jeune élu cohen, rédigé alors que Saint-Martin était encore en relation directe avec le thaumaturge bordelais, même s’il laisse apparaître des éléments qui annoncent à l’évidence ce que deviendra, de manière exclusive en rejetant la théurgie et ses méthodes, la voie de l’initiation selon l’interne.

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« Aie toujours présent à l'esprit

que tu as un corps qui appartient à la terre »

 (Le Livre Rouge, 264).

 

Dans ce texte fort intéressant, Saint-Martin nous livre sa pensée à l’état naissant nous donnant des indications très précieuses comme celle-ci qui peut s’appliquer parfaitement à ceux qui ne parviennent pas à s’extraire des formes et des conceptions matérielles sur le plan initiatique : « On commence toujours par la forme, voilà pourquoi il y a deux testaments » (596), ce qui n’est pas sans être une métaphore plus qu’instructive sur la distinction entre la chair et l’esprit, entre le temps de la loi et celui de la grâce.

Mais il écrit surtout, afin de montrer comment se distinguent radicalement les deux ordres, c’est-à-dire le charnel et le spirituel : « Aie toujours présent à l'esprit que tu as un corps qui appartient à la terre »  (264). Puis, abordant le sujet de la destination à la dissolution de la matière corporelle de l’homme sur lequel il ne cessera dans toute son œuvre de revenir, Saint-Martin nous confie alors une information que l’on peut considérer comme une réelle clé symbolique : « S'il y a eu quelque chose pour l'incorporisation de l'homme dans la forme, il y aura quelque chose pour sa séparation » (774).

Que peut-être ce « quelque chose » ?

Voici la réponse : « Par le feu élémentaire vient la dissolution, car c'est par la gêne de ce même feu qu'est venue la construction » (582.), et Saint-Martin nous confie alors comment comprendre la manière dont s’accomplira la dissolution du corps terrestre de l’homme : « En regardant brûler son feu, on voit descendre le terrestre et monter le céleste, c'est la même chose dans la dissolution de l'homme ». (595). [7]

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« S'il y a eu quelque chose

pour l'incorporisation de l'homme dans la forme,

il y aura quelque chose pour sa séparation »

(Le Livre Rouge, 774).

L’enseignement de Saint-Martin s’affirme donc avec force, comme il n’aura eu de cesse de s’imposer dans tous ses écrits en faisant un élément central de sa pensée : le corps, notre corps de chair et de sang, est une barrière de matière ténébreuse nous séparant de Dieu, puisque le corps primitif, purement spirituel, était un présent divin immatériel et pur, alors que celui que nous avons actuellement, pour notre expiation et en rétribution du crime d’Adam, est le fruit d’une dégénérescence impure, le produit d’un « phénomène monstrueux » comme l’écrivit Willermoz, qui doit périr et s’effacer totalement.

 

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Notre corps de chair et de sang,

produit d’un « phénomène monstrueux »,

- puisque le corps primitif spirituel,

était un présent divin immatériel et pur -

est une barrière de matière ténébreuse

nous séparant de Dieu,

qui doit périr et s’effacer totalement.

 

Le corps charnel de l’homme, selon Saint-Martin, est effectivement corrompu, et doit donc aller, inévitablement vers la corruption et la disparition, ceci afin de nous permettre d’accéder au domaine céleste de l’éternité par l’Esprit, là où se trouve la vie immortelle et impérissable, de sorte de nous unir, pour toujours, à la « demeure de la lumière » : «La première enfance de l'homme est une croissance, parce qu'elle est un présent divin. La seconde enfance est une dégénération, parce qu'elle est l'ouvrage de l'homme. Suivez donc le cours de l'homme esprit ; vous ne pouvez le faire naître de l'âme de l'homme, comme le prétendent ceux qui se pressent de juger, parce qu'il n' y a qu'un seul être qui puisse donner la vie immortelle et impérissable. Voudriez-vous le faire naître de Dieu, dans le moment où l'homme accomplit la loi grossière de sa reproduction matérielle ? Pourriez-vous souiller à ce point la majesté suprême, que de la faire concourir elle-même avec l'avilissante brutalité de la matière ? Notre dépouille humaine ne devrait faire autre chose pour nous, pendant notre séjour sur la terre, que s'évanouir successivement comme un fantôme et comme un ouvrage de féerie, et rendre à notre esprit, par la même gradation douce, sa liberté première, sa force et ses vertus originelles. Suis donc la loi du feu. Il était avant le temps, il s'élève au-dessus du temps. Il s'élève dans une forme brillante. Suis la loi du feu, et monte avec lui dans la demeure de la lumière. »  (L’Homme de désir, § 97).

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« Notre dépouille humaine

ne devrait faire autre chose pour nous,

que s'évanouir comme un fantôme,

et rendre à notre esprit,

sa liberté première, sa force et ses vertus originelles…

Suis la loi du feu,

et monte avec lui dans la demeure de la lumière.»

(L’Homme de désir, § 97).

 

Conclusion : la dissolution de la matière sera une « bénédiction » 

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« L’homme doit se souvenir que son corps

et tout ce qui est matière

disparaîtra un jour et s’évanouira

comme une fumée dans l’air,

pendant que son être spirituel mineur continuera

d’exister éternellement…. »

 (Leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).

 

Saint-Martin nous laisse cet avertissement solennel qu’il conviendrait de longuement méditer : « Or, puisque la naissance de la matière est la suite de la volonté mauvaise de l’être démoniaque, c’est faire alliance avec lui et lui rendre un culte que de porter nos désirs et nos affections vers cette matière. [L’homme doit se souvenir] que son corps et tout ce qui est matière disparaîtra un jour et s’évanouira comme une fumée dans l’air, pendant que son être spirituel mineur continuera d’exister éternellement…. »  (Saint-Martin, leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).

 

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« La bénédiction de réintégration de la matière 

est l'acte final de son existence

acte qui se répétant tous les jours par la destruction des corps particuliers,

nous annonce assez comment il doit s'opérer pour la dissolution générale,

 (…) 

La parole du fils divin est aussi nécessaire

pour opérer la dissolution de la matière universelle, 

qu'elle l’a été pour en ordonner la production et l'assemblage… » 

(Traité des Bénédictions).

 

Mais c’est peut-être dans le Traité des Bénédictions, qui ne sera publié qu’à titre posthume, que Saint-Martin s’est le plus étendu sur ce que signifiera la réintégration des choses créées au sein du Principe, c’est-à-dire l’opération de dissolution de la matière qui sera, en effet, une « bénédiction », de sorte que nous puissions participer au « culte éternel du Créateur » pour lui présenter « spirituellement », et pour l’éternité, le « tableau fidèle et les fruits glorieux des lois » qui nous avaient été données, de sorte que soit rétablie l’harmonie universelle qui ramènera tout à « l’Unité » : « La bénédiction de réintégration de la matière est l'acte final de son existence, acte qui se répétant tous les jours par la destruction des corps particuliers, nous annonce assez comment il doit s'opérer pour la dissolution générale, puisque nous sommes convenus que les lois en étaient les mêmes (…) c'est toujours ce verbe éternel et universel : c'est toujours la parole du fils même, qui doit détacher les liens mêmes de la création temporelle, connue c'est cette parole qui les a attachés dans leur origine, et qui les soutient depuis que la nature a commencé d'exister en apparence de forme matérielle. (…) La parole du fils divin est aussi nécessaire pour opérer la dissolution de la matière universelle, qu'elle l’a été pour en ordonner la production et l'assemblage; car s'il n'en était pas ainsi, il faudrait que la matière fut elle-même dépositaire de son verbe de création, afin qu'elle put à son gré, abréger ou prolonger son existence… » (Traité des Bénédictions).

 

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« Le but de la dissolution de la matière

est de rendre à tous ces êtres le libre exercice des lois

de leur première nature,

c'est de rendre les êtres divins à la simplicité dé leur action divine…

qui est de participer au culte éternel du Créateur

…en ramenant tout à l'Unité.»

(Traité des Bénédictions)

 

Puis Saint-Martin nous délivre le secret ultime qui explique pourquoi la matière est amenée, nécessairement, à être dissoute et à disparaître pour l’éternité : « Le but de la dissolution de la matière est de rendre à tous ces êtres le libre exercice des lois de leur première nature, c'est de rendre les êtres divins à la simplicité dé leur action divine, en faisant cesser le partage qu'ils sont forcés de faire pendant la durée du temps, entre une action divine qui leur est propre, et une action temporelle qui n'est que passagère ; c'est de rendre aux êtres spirituels-temporels leur propriété primitive qui est de participer au culte éternel du Créateur, c'est-à-dire de lui présenter spirituellement, et sans interruption, le tableau fidèle et les fruits glorieux des lois qu'il leur a données (…) enfin, c'est pour rendre aux esclaves prévaricateurs la lumière dont ils sont privés par les puissances ténébreuses de la matière ; c'est pour abréger leur servitude, en remettant à leur» premiers principes de vertu divine, les justes qui payent encore tribut à la justice éternelle dans l'ombre de leur réconciliation, et en préparant à cette même réconciliation les impies sur lesquels le nombre de molestation sera plus rigoureux, après la destruction de la matière, qu'il ne l'aura été pendant sa durée ; en un  mot, c'est de rétablir l'harmonie universelle, en ramenant tout à l'Unité. » [8]

 

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« La fête des pains sans levain approche ;

cette fête annonce au nouvel homme une nourriture

qui n'est point sujette à la fermentation

et à la corruption de la matière. »

(Le Nouvel homme, § 60).

 

Lire :

Le Martinisme, l'enseignement secret des Maîtres

Mercure Dauphinois, 2006..

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Notes.

 

1. Saint-Martin, qui ne fut jamais très à l’aise en ce monde, espérait en être délivré au plus vite ; il avouera : « L'espérance de la mort fait la consolation de mes jours, aussi voudrais-je que l'on ne dît jamais : l'autre vie; car il n'y en a qu'une » (Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 109). Pourtant, si cette espérance de la mort fut une tonalité constante de son être, il ne se priva pas de décrire pendant le temps de son court passage sur cette terre, la réalité de la triste situation dans laquelle sont placés les hommes, et ce en des termes qui dépassent même souvent les plus austères descriptions du  pourtant rigoureux Blaise Pascal (1621-1663), génie spirituel déjà peu enclin à l’optimisme béat sur le sort des créatures comme nous le savons, qui se voit ainsi parfois dépassé dans le sombre tableau qu’il fit de la réalité matérielle.

2. Amnios.jpgCette page du Nouvel homme se poursuit ainsi : « La jeunesse, l'âge viril ne vont être qu'un développement successif de tous ces germes. Un régime physique, presque toujours contraire à la nature va continuer de presser à contresens le principe de sa vie. Un régime moral destructif de toute morale va nuire encore plus à son être intérieur, et le dévier tellement hors de sa ligne, qu'il ne croira plus même qu'il en existe une pour lui ; des doctrines de tout genre vont repousser son esprit par leur contrariété, ou ne l'asservir qu'en le trompant ; des occupations illusoires vont absorber tous ses moments, et lui voiler sans cesse sa véritable occupation. C'est ainsi qu'au terme d'une tempête perpétuelle, il arrive au terme de sa vie ; et là pour achever de mettre le sceau sur le décret qui l'a condamné à venir dans cette vallée de larmes, l'on tourmente son corps par les procédés d'une médecine ignorante, et son esprit par des consolations maladroites, tandis que dans ces moments périlleux cet esprit ne cherche qu'à entrer dans sa voie et éprouve peut-être en secret toute la douleur de s'en voir écarté. » (Le Nouvel homme, § 9). On peutsans doute à rapprocher ce passage du Nouvel homme d’un extrait des Instructions aux hommes désirs, texte qui pour être apocryphe contient cependant quelques vérités intéressantes. Ces Instructions sont évidemment à prendre avec grande prudence, Robert Amadou lors de leur publication prévenant ainsi les lecteurs en les désignant comme « demi-factices »  : « La graphie des deux manuscrits n’est pas de  la même main. Ni I'une ni l'autre ne désigne Saint-Martin non plus que Martines de Pasqually », on se gardera donc de leur conférer une autorité excessive qu’elles n’ont pas et à laquelle elles ne prétendent d’ailleurs pas. Mais, quoi qu’il en soit, voici ce qu’écrit l’anonyme auteur de ces Instructions qui n’est pas sans évoquer les descriptions sur la génération des êtres de Saint-Martin : « L’esprit mineur descend dans le corps, ou l’enveloppe, ou la prison, qui vient de lui être faite, et commence, dès cet instant, à éprouver un pâtiment, parce que la plus grande peine qu’un esprit puisse ressentir, est d’être borné dans son action. Considérons un moment la position de cet être. Il a les deux poings appuyés sur les yeux ; enveloppé dans l’amnios [ndr. L'amnios, ou sac amniotique, est l'enveloppe qui se constitue autour de l'embryon puis du fœtus], il nage dans un fluide de corruption, privé de l’usage de tous ses sens spirituels divins et corporels ; il reçoit la nourriture par les abîmes de sa forme, assujetti à une si grande privation qu’il ne tient la vie que par celle d’un être presque aussi faible que lui ; qu’il participe à toutes ses peines, ses pâtiments et ses maux.  Ô crime de notre premier père ! voilà le juste châtiment que tu mérites. La justice de l’Eternel a assujetti toute la postérité d’Adam a passer par les mêmes voies. »(Cf. Instructions aux hommes désirs, Instruction neuvième, p.3).

3. Le fruit pervers de l’opération « d’Adam », selon Martinès, fut la génération d’une forme de matière ténébreuse dans laquelle le mineur fut enserré et enfermé en punition de son crime. Dès lors, au lieu de régner sur la terre et dominer sur elle en tant qu’être spirituel non charnel, il vint résider en ce monde « comme le reste des animaux », confondu avec la sinistre réalité matérielle : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur, par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle qui était provenue de son opération horrible. Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24). Ce que souligne de plus Martinès, mais nous aurons à y revenir plus longuement dans un prochain texte qui portera sur ce qu'est véritablement la doctrine de la réintégration dans la pensée du fondateur des élus coëns, c’est que le péché originel entraîna une « dégénérescence » du corps de gloire et de l’âme d’Adam, « dégénérescence » que ce dernier transmet à toute sa postérité par ses œuvres charnelles corporelles, jusqu’à la fin des temps, lorsque la matière,  « jusqu’à sa parfaite dissipation faisant que toute chose temporelle prendra fin » (Traité 274), sera anéantie : « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré, puisque l'âme est devenue sujette au pâtiment de la privation et que la forme est devenue passive, d'impassive qu'elle aurait été si Adam avait uni sa volonté à celle du Créateur. C'est là aussi où vous pouvez reconnaître sensiblement ce que nous appelons spirituellement décret prononcé de parl'Eternel contre la postérité d’Adam jusqu'à la fin des siècles, et que l'on nomme vulgairement péché originel. » (Traité, 45).

4. Nous découvrons, en parfaite continuité d'avec Martinès, sous la plume de Willermoz dans les Leçons de tableau_universel.jpgLyon où la question du statut de la matière et du corps de l’homme actuel fut l’objet de nombreux commentaires, des lignes qui sont un parfait résumé de la pensée martinésienne : « Le corps matériel [de l'homme], dont il est enveloppé est tout à fait contraire à sa nature première. Voilà pourquoi l'esprit qui y est renfermé tend toujours à s'en débarrasser et désire avec ardeur d'en voir rompre les liens. (…) Le Créateur est un être trop pur pour pouvoir communiquer directement avec un être impur tel qu'est l'homme dans ce corps de matière dont il est revêtu que par sa punition (...) il faut qu'il commence par purifier sa forme corporelle pour pouvoir commencer ici-bas la réconciliation. » Et, comme si ce jugement, portant sur la corruption de la chair de l'homme, ne suffisait pas, Willermoz nous montre ensuite, toujours dans la même 6e leçon du 24 janvier 1774, la noirceur de son esprit vendu aux forces maléfiques : « L'homme émané dans un état de gloire et de pureté pour opérer les décrets de l'Eternel dans la création universelle, loin d'agir selon les lois, préceptes et commandements qu'il avait reçus, orgueilleux de sa puissance qu'il venait de mettre en acte sous les yeux même du Créateur, reçut en cet état l'insinuation de l'intellect mauvais auquel il abandonna sa propre volonté bonne, et agit selon leur conseil démoniaque. » De quelle manière l'homme va-t-il être puni de cet acte coupable ? Ecoutons encore Willermoz pour le savoir : « (...) L'homme fut puni de son crime d'une manière conforme à la nature même du crime, il se trouva resserré dans une prison de cette même matière qu'il devait contenir et se soumit par là à une action sensible de ces esprits pervers sur ses sens corporels provenus de cette matière qui avait été créée pour les tenir en privation... (...) Adam, déchu de son état de gloire et enseveli dans un corps de matière ténébreuse, sentit bientôt sa privation. Son crime était toujours devant ses yeux... » (Willermoz, leçon n°6, 24 janvier 1774). On pourrait de même faire un parallèle entre les textes de Willermoz et ceux de Saint-Martin dans les Leçons de Lyon, montrant leur commune défiance à l’égard de la réalité matérielle corporelle : « Tous les hommes sont dans ce même cas. Le fardeau qui les assujettit, c’est la matière, cet être inférieur composé auquel leur esprit est lié depuis la naissance corporelle jusqu’à la dissolution de leurs corps. Il faut la puissance de ce même Etre qui leur a imposé ce fardeau, pour leur aider à le porter et pour les en délivrer et les rétablir dans leur simplicité de nature d’être spirituel divin. » (Saint-Martin, leçon n°89, 14 février 1776). On le constate, les Leçons de Lyon adopteront la même position doctrinale que  Martinès à l'égard du composé matériel, et regarderont le corps actuel de l'homme comme la rançon de ses coupables industries, voyant dans les éléments de la réalité matérielle, les signes patent d'une dégradation honteuse, un « phénomène monstrueux » dont l'homme fut frappé, ce à quoi font allusion les nombreux passages des rituels du Régime Ecossais Rectifié, du grade d’Apprenti jusqu’à celui de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, exprimant une pensée qui traverse tout le système fondé par Willermoz. On nous autorisera à signaler rapidement, une nouvelle fois car le sujet est d’importance, que c’est cette même doctrine, absolument semblable, qui culmine au sommet du Régime rectifié, et forme la partie essentielle de son enseignement : « La jonction d'un être intelligent avec un corps matériel, qui suivit la prévarication de l’homme, fut un phénomène monstrueux pour tous les êtres spi­rituels. Il leur manifesta l'opposition extrême qui était entre la volonté de l'homme et la loi divine. En effet l'intelligence conçoit sans peine l'union d'un être spirituel et pensant avec une forme glorieuse impassive, telle qu'était celle de l'homme avant sa chute ; mais elle ne peut concevoir la jonction d'un être intellectuel et immortel avec un corps de matière sujet à la corruption et à la mort. Cet assemblage inconcevable de deux natures si opposées est cependant aujourd'hui le triste apanage de l'homme. Par l'une, il fait éclater la grandeur et le noblesse de son origine ; par l'autre, réduit à la condition des plus vils animaux, il est esclave des sensations et des besoins physiques. (…) Voilà mon Cher frère, pourquoi l'être intelligent qui constitue l'homme est spirituel et immortel, et pourquoi les corps, la matière, les animaux, l’homme même comme animal, et tout l'univers créé ne peuvent avoir qu'une durée temporelle momentanée. Ainsi donc tous ces êtres matériels, ou doués d'une âme passive, périront et s'effaceront totalement, n’étant que des pro­duits d’actions secondaires, auquel le Principe unique de toute action vi­vante n'a coopéré que par sa volonté qui en a ordonné les actes. » (Instruction secrète des chevaliers Profès, manuscrit 5475 pièce 2 de la Bibliothèque Municipale de Lyon).

5. L'insistance sur le monde matériel comme lieu de corruption, de la domination démoniaque, dont Saint-Martin fit un de ses thèmes majeurs, vient de Martinès de Pasqually bien évidemment, mais est également très présente dans l'Ecriture, le Divin Réparateur ayant, à plusieurs reprises, marqué son éloignement d'avec le monde, au point même d'indiquer que son Royaume n'était pas sur cette terre mais au ciel : "Jésus répondir. Mon Royaume n'est pas de ce monde. Si mon Royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combatu afin que je ne fusse pas livré aux Juif ; mon Royaume n'est pas d'ici." (Jean XVIII, 36)..

6. Martinès emploie le terme « réintégration » dans le sens d’un retour au principe s’effectuant par une « disparition » des formes charnelles, une dissolution de la matière dont il ne restera plus aucun vestige, comme si elle n’avait même jamais eu de réalité : « Cependant, malgré tout l'avantage que tu devais retirer des lois empreintes sur ces tables sacrées, ta prévarication m'a forcé de les rompre en ta présence et il n'en reste pas plus de vestige devant toi qu'il n'en restera de la création universelle lorsqu'elle sera réintégrée dans son premier principe d'émanation. » (Traité, 220). Cette acception du terme « réintégration » en tant que dissolution définitive du composé matériel, soit une entière dissolution de la forme charnelle «aussi promptement réintégrée qu'elle est enfantée par l'esprit » (Traité, 47), nous est confirmée par l’usage qu’en feront les participants des leçons de Lyon qui furent les plus proches disciples du Grand Souverain, et qui utiliseront le terme en lui donnant un sens identique à celui du Traité, comparant la destruction des corps par le feu à la réintégration universelle de toutes les forme matérielles : « Abel conçu chastement fut le juste choisi pour opérer la réconciliation d’Adam, mais cette réconciliation ne put être que temporelle et particulière. C’était au Christ à faire celle spirituelle et universelle. L’effusion du sang des victimes et la destruction de leurs corps par le feu annonçaient la réintégration nécessaire et continuelle de toutes les formes. » (SM, leçon n°6,  24 janvier 1774). Cet exemple pourrait être suivi par des dizaines d’autres : « De même que, parmi les êtres matériels, un germe ne peut avoir de végétation qu’après la putréfaction, c’est-à-dire que lorsque les vertus terrestres ayant détruit son enveloppe ont pénétré jusqu’à lui pour l’actionner et lui faire produire à son tour les vertus et facultés qui sont en lui, ainsi l’homme ne peut parfaitement réacquérir les vertus et puissances de son âme qu’après que les vertus divines ont opéré la réintégration de sa forme corporelle et actionné son être spirituel. » (SM, leçon n°81, 29 novembre 1775). Saint-Martin explique d’ailleurs, montrant que l’idée de « réintégration » signifie bien la disparition de la matière et de toutes les formes, et non une quelconque « spiritualisation de la chair » : « [L’homme doit se souvenir] que son corps et tout ce qui est matière disparaîtra un jour et s’évanouira comme une fumée dans l’air, pendant que son être spirituel mineur continuera d’exister éternellement…. » (SM, leçon n°86, 5 janvier 1776).

7. Carnet d'un jeune Elu Cohen, BM de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5.476 (34), publié par Robert Amadou, revue Atlantis, n° 245, mars-avril 1968, pp. 268-282..

8. Traité des Bénédictions, in Œuvres posthumes, Tours, Letourmy, 1807. 

 

samedi, 07 juillet 2012

Louis-Claude de Saint-Martin et la doctrine angélique

 

 

Louis-Claude de Saint Martin et les Anges 

 

Jean-Marc Vivenza

 

 

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Table

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

                I. Qui sont les anges ?

              II. La relation de l’homme aux anges

           III. La théurgie magique invocatoire

IV. Premier contact de Saint-Martin avec la théurgie angélique

V. Jugement critique de Saint-Martin vis-à-vis de la voie des élus coëns

VI. Révélation de Saint-Martin sur le ministère des anges

VII. Importance du baptême angélique

VIII. Ce n’est pas à l’homme de prier les anges

IX. C’est à l’homme de faire connaître Dieu aux anges

X. L’esprit du ministère, ou la véritable « religion » de l’homme

Conclusion : « les anges attendent le règne de l'homme »

*

Appendice : Le De circulo et ejus compositione et le culte primitif,

Nature de la véritable « réconciliation »

et but réel des travaux des élus coëns

 

 

Bibliographie

 

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 Vient de paraître

Editions Arma Artis, 120 pages.

 

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Pour se procurer l'ouvrage :

 

Le Colporteur du Livre

ou

Table d'Hermès

 

 

 

 

 

 

mardi, 06 mars 2012

Martinézisme et Martinisme

 

Le Chevalier de la Rose Croissante 

et

Les sources guénoniennes de l’anti-martinisme

 

 

 

Jean-Marc Vivenza

 

 

 

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Pour le Chevalier de la Rose Croissante :

« Les procédés théurgiques du juif portugais [Martinès] (sic)

étaient trop violents pour la théosophie

délicate et rêveuse de [Saint-Martin]. »

 

 

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonnerieLes critiques contre le Martinisme ou Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) ne sont pas nouvelles, dès le XVIIIe siècle les vérités exposées avec une relative vigueur par le Philosophe Inconnu à propos de l’infinie supériorité de la voie du christianisme transcendant et intérieur sur le plan spirituel par rapport aux méthodes externes, choquèrent quelques esprits peu enclins à s’interroger sur les exigences de l’Evangile et provoquèrent, chez certains, des réactions parfois singulièrement irrationnelles.

 

Cependant, il est intéressant de constater que ces attaques du passé retrouvèrent un écho significatif et redoublèrent d’intensité à la périphérie de la lutte qui opposa, au début du siècle dernier, René Guénon (1886-1951) et ceux qui, à ses côtés, s’engagèrent dans la création, dans des circonstances rocambolesques, de l’Ordre du Temple Rénové, les amenant à entreprendre un combat contre Papus, l’Ordre Martiniste et Saint-Martin lui-même, ce dernier tour à tour chargé de nombreuses fautes à leurs yeux inexpiables, et notamment jugé responsable des troubles qui surgirent dans l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers et entraînèrentsa disparition après la mort de Martinès de Pasqually (+1774).

 

I. René Guénon et Papus

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonnerieComment cette querelle prit naissance ? Tout commença à partir du moment où René Guénon s’inscrivit en 1906 à l’Ecole des Sciences hermétiques de Papus - de son vrai nom Gérard Anaclet Vincent Encausse (1865-1916) – et devint Martiniste avant de découvrir, dans les premiers temps de sa vie initiatique, la maçonnerie du Rite National Espagnol fondé par don Villarino del Villar lié au Rite de Memphis Misraïm, au sein de laquelle il fut reçu le 25 octobre 1907 dans la Loge Humanidad n° 240 dont Charles-Henri Détré dit Téder (1855-1918), un intime de Papus à la tête de l’Ordre Martiniste, était le Vénérable Maître. Le même jour, Guénon sera admis dans le Chapitre et Temple « I.N.R.I. » du Rite Primitif et Originel Swedenborgien de John Yaker (1833-1913), se voyant également remettre des mains de Theodor Reuss (1855-1923) le cordon noir de Kadosh.

 

 

 

 

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René Guénon se fera consacrer évêque en 1909

au sein de l’Eglise gnostique

 

 

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonnerieC’est à cette période que Guénon se fera consacrer évêque, au début de 1909 par Fabre des Essarts (1848-1917) au sein de l’Eglise gnostique fondée par Jules Doinel (1842-1902) [1] en 1889 à l’occasion d’une séance spirite chez Maria de Mariategui, Lady Caithness duchesse de Medina Pomar (1830-1895), membre bienfaitrice de la Société Théosophique qui fut en relation avec la Hermetic Brotherhood of Luxor [2].

 

Se désignant comme évêque gnostique d'Alexandrie, Guénon prit le nom de « Sa Grâce Tau Palingénius d’Alexandrie »  occupant l’office de Secrétaire Général de l’Eglise Gnostique de France.

 

II. La création de l’Ordre Rénové du Temple

 

Dans l’atmosphère singulière de l’Eglise Gnostique, et de ceux qui en étaient les membres actifs et dirigeants, Guénon n’hésitera pas à s’engager dès 1908 dans la création d'un Ordre Rénové du Temple ce qui lui vaudra son exclusion officielle de l’Ordre Martiniste de Papus, et une mise à l'écart de tous les cercles plus ou moins occultistes qui fleurissaient au début de XXe siècle à Paris. [3]

 

 

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La formation de l’Ordre du Temple Rénové,

fut précédée par des séances d'invocations spirites

qui eurent lieu chez Albéric Thomas

 

 

Il est à remarquer, ce qui n’est pas sans être surprenant, que la formation du seul Ordre initiatique que dirigea réellement Guénon durant sa vie, à savoir l’Ordre du Temple Rénové, fut précédée par des séances d'invocations spirites qui commencèrent le 19 janvier 1908 et qui eurent lieu chez Albéric Thomas (1886-1914) au numéro 17 de l'hôtel de la rue des Canettes, puis, selon Paul Chacornac (1884-1964), rue Saint-Louis en l’île, directement chez Guénon, où une « entité » qui se présentait comme étant Jacques de Molay le Grand Maître historique de l’Ordre se manifesta à Albéric Thomas, Jean Desjobert (1887-1914) et Lucien Faugeron (+1947), pour que soit constitué un « Ordre du Temple Rénové », désignant Guénon comme son chef.

 

Guénon, entouré d’Albéric Thomas,Jean Desjobert et Lucien Faugeron, répondit favorablement à l'invitation spectrale, et se mit, sans crainte aucune, à la tête de la nouvelle organisation devenant, selon la signature qu’il utilisa, le : Souverain Grand Maître Commandeur de l’Ordre du Temple.

 

III. Hostilité à l’égard du Martinisme

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonneriePhilippe Encausse (1906-1984), qui possédait la note d'information écrite par Téder, à propos de la constitution de l'Ordre du Temple Rénové en 1908, nous fait voir un Guénon, aidé par Albéric Thomas et ses amis, agissant avec une détermination assez vigoureuse : « G. [Guénon], devait s'emparer de toutes les adresses martinistes. Son Ordre était fondé sur l'idée de la vengeance templière avec Weishaupt pour modèle. (...) G[uénon] se prétendait un templier réincarné, se disant nommé par Jacques de Molay pour réveiller l'Ordre du Temple, se livrant à des séances de spiritisme pour élaborer le rituel du nouvel Ordre. On enseignait, dans l'Ordre Rénové du Temple, qu'aucune religion ne devait avoir supériorité sur une autre, et l'on s'y efforçait d'y "introniser l'Eglise Gnostique", dont G[uénon]   était évêque sous le nom de son éminence Tau Palingénius. »

 

 

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« Nous ne comptons plus les excommunications

lancées contre nous par la sainte Eglise romaine,

ce dont nous nous faisons gloire d'ailleurs.»

René Guénon, 22 février 1909.

 

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonnerieLes déclarations de ce nouvel Ordre étaient d’ailleurs d’une telle hostilité à l’égard de l’Ordre Martiniste de Papus, qui s’exprimait par des libelles d’une violence inouïe, que tout cela éveilla quelque peu les soupçons des milieux initiatiques, et même cléricaux, qui jugèrent relativement inquiétants les projets de l'Ordre du Temple Rénové.

 

En réponse, sans s’en inquiéter outre mesure, Guénon déclara : « Nous ne comptons plus les excommunications lancées contre nous par la sainte Eglise romaine, ce dont nous nous faisons gloire d'ailleurs.» (L'Acacia, 22 février 1909). Nous n’insisterons pas sur les déclarations outrancières et les actions hostiles de Guénon, Albéric Thomas et ses amis à l’égard de Papus et de l’Ordre Martiniste ; ces faits démontrent amplement par quel  type  « d’esprit » était animée l’entreprise spirite de l’Ordre du Temple Rénové.

 

Plus grave en revanche, furent les attaques, ayant pour but d’atteindre l’initiation martiniste, attaques dirigées principalement contre Louis-Claude de Saint-Martin qui fut ainsi la victime indirecte du combat dans lequel s’étaient engagés les membres de l’Ordre du Temple Rénové vis-à-vis de Papus et de son Ordre.

 

 

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Le Chevalier de la Rose Croissante,

écrivit  une Nouvelle Notice

sur le martinézisme et le martinisme,

qui amplifiait plus encore les attaques contre Saint-Martin.

 

 

 

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonnerieEn effet, alors que Papus publiait ses ouvrages sur Martinès de Pasqually, sa vie – ses pratiques magiques – son œuvre – ses disciples (Chamuel, 1895) et sur Louis-Claude de Saint-Martin... (1902), un anonyme « Chevalier de la Rose Croissante » faisait éditer Le Traité de la réintégration des êtres(1899) de Martinès de Pasqually, et Les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually précédé d'une Notice sur le martinézisme et le martinisme(1900). Ce dernier ouvrage était précédé d’une Notice sur le martinézisme et le martinisme, en réalité un long développement de la Préface à l'édition du Traité de la réintégration des êtrespublié en 1899 chez Paul Chacornac. Les propos que le Chevalier de la Rose Croissante avait crus bon de faire figurer dans sa Préface, conduisirent la revue L'Initiationdirigée par Papus, et malgré l’intérêt du sujet, à ignorer purement et simplement cette publication.

 

Le Chevalier de la Rose Croissante, visiblement satisfait de son œuvre, reprit donc son texte afin d’écrire un Nouvelle Notice sur le martinézisme et le martinisme, qui amplifiait plus encore les charges agressives contre Saint-Martin. Beaucoup s’interrogèrent, on pensa tout d’abord que le Chevalier de la Rose Croissante était René Philipon (1870–1936), compagnon de Papus, éditeur de la Bibliothèque Rosicrucienne d’Henri Chacornac (1855–1907), collaborateur de la Revue « L’Initiation » (1895) sous le pseudonyme de Jean Tabris. Il n’en était rien. C’est René Guénon, qui avait déjà publié sous le pseudonyme du Sphinx un article intitulé : Quelques documents inédits sur l'Ordre des Elus Coëns, dans La France antimaçonnique (23 avril 1914), revue ultra catholique luttant contre « l’influence de la juiverie et de la maçonnerie » (sic), qui livra au grand public la vérité en 1936 dans les Etudes Traditionnelles (bien que dans l’Acacia en 1907, avait déjà été révélé le nom de l’auteur)  : Le, mystérieux Chevalier de la Rose Croissante n’était autre qu’Albéric Thomas [3], le co-fondateur avec Guénon de l’Ordre du Temple Rénové.

 

V. Albéric Thomas, alias Tau Marnès, et sa Notice sur le martinézisme et le martinisme

 

Ainsi, le mystérieux Chevalier de la Rose Croissante se révélait être Alexandre-Albéric Thomas, évêque gnostique sous le nom de Tau Marnès, qui avait été reçu Supérieur Inconnu dans l’Ordre Martiniste en 1893, actif secrétaire de la Grande Loge Misraïmite, également secrétaire de la revue La Gnose, organe de l’Eglise Gnostique, membre de l'Ordre Rénové du Temple fondé par René Guenon. Albéric Thomas, Tau Marnès, auteur de cette charge violente dirigée contre Saint-Martin, l’accusait tour à tour d’être un fauteur de trouble, de promouvoir un « mysticisme » incomplet et passif, d’être l’artisan d’une « propagande » contre les coëns et de s’être fait, dans sa volonté de mettre fin aux pratiques externes de la théurgie de Martinès, « l’agent de la volonté perverse du Malin » (sic), c’est-à-dire, rien moins que le délégué de l’intention du diable lui-même !

 

  

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Pour Albéric Thomas, aliasTau Marnès,

Saint-Martin en mettant fin à la théurgie de Martinès,

se fit « l’agent de la volonté perverse du Malin » !

 

 

 

a) Propos véhéments contre Saint-Martin

 

Lisons le Chevalier de la Rose Croissante, Albéric Thomas alias Tau Marnès, pour se rendre compte des reproches véhéments qui étaient fait à Saint-Martin :

 

«Certains disciples de Martinès de Pasqually  entraînés par l'exemple de Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la voie incomplète et passive du mysticisme. Ce changement de direction dans la vie de Saint Martin pourrait nous surprendre si nous ne savions pas combien, durant les cinq années qu'il passa à la loge de Bordeaux, le disciple avait eu d'éloignement pour les opérations extérieures du Maître»

 

« Les résultats de la scission due à l'active propagande de Saint-Martin ne se firent pas attendre. Tout d'abord les loges du sud-ouest cessèrent leurs travaux.» [4]

 

Plus encore sévères, les considérations d’Albéric Thomas dans la version étendue de la Nouvelle notice sur le martinézisme et le martinisme, publiée dans le volume contenant les Enseignements secrets de Martines de Pasqually de Franz von Baader, dans laquelle était relaté le célèbre épisode du passage de Saint-Martin dans le Temple coën de Versailles où il fit savoir aux émules qu’ils en en restaient « à une initiation selon les formes » :

 

« …cette visite aux Elus Coëns de Versailles, sur laquelle Saint-Martin glisse si rapidement dans les notes de son « Portrait » qu'il oublie de mentionner le nom même du frère Salzac, nous est racontée en détail par ce dernier dans une curieuse lettre dont voici la teneur : »

 

Suivent les documents :

 

- Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal. E. Vl.

- Extrait d'une lettre an baron de Liebisdorf publiée par MM. Schauer et Alp. Chuquet, in Correspondance inédite de L. C. de Saint-Martin, Paris, Dentu. 1862, p. 15.

- Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal, E. VII.

 

  

b)  Signe des attaques ad hominem contre Saint-Martin

 

Les commentaires d’Albéric Thomas, s’appuyant sur les considérations des disciples de Martinès, sont très critiques, comme on peut en juger, accusant Saint-Martin d’être un « théosophe délicat » (sic), de « maladresse », « d’inconséquence », de « séduction trompeuse », « d’ambitions mondaines », de « propagande », d’avoir mis fin aux « fruits des travaux », d’être « dépourvu de sens initiatique », de « rechercher des gens qui pensent comme lui », de « n’initier personne »  « d’ébranler la confiance des émules » et pour finir, une nouvelle fois, de « mysticisme contemplatif ».

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonnerieOn remarquera d’ailleurs, alors que Saint-Martin rejeta en effet les pratiques théurgiques et les méthodes de Martinès, à aucun moment ne se lança dans des attaques ad hominem contre Pasqually, pour lequel il manifesta toujours un réel respect, se refusant à des propos violements hostiles à l’encontre de son premier maître. Il en ira tout différemment avec Albéric Thomas, qui se crut autorisé à flétrir grossièrement le Philosophe Inconnu par différents noms d’oiseaux, attitude si caractéristiques des milieux guénoniens, et dont Guénon lui-même se fit une spécialité dans ses controverses. Ce quasi « marqueur » détestable, qui signe nettement l’origine des charges anti-martinistes, est un point qui est à souligner, montrant la faiblesse des esprits incapables de se cantonner à une réfutation des théories qu’ils refusent, pour déverser sur les êtres et les personnes un flot grossier de propos hostiles comme on peut en juger :

 

« C'est en effet ce dont ne s'aperçoit pas Saint-Martin, chez lequel ces inconséquences sont assez fréquentes. »

 

« Cette seconde lettre est plus sévère pour Saint-Martin. Elle nous montre qu'un certain nombre d'Elus Coëns avaient été séduits, dès 1777, par les propositions d'un frère dont, comme le dit Salzac, tous louaient la vertu, et que ces Elus Coëns se trouvaient par suite en « méchante posture » puisque, peu satisfaits sans doute des « fruits » promis par Saint-Martin, ils avaient voulu reprendre leurs anciens travaux et n'obtenaient plus « aucun des fruits qui faisaient autrefois leur joie. » Mais passons. »

 

A la lecture d'une telle déclaration on comprend combien il est puéril de soutenir que Saint-Martin est le continuateur de Martinès de Pasqually. A la vérité on peut dire que Saint-Martin n'a jamais eu le sens de la méthode initiatique. Il est convaincu et cela lui suffit pour croire qu'il convaincra aisément les autres. Dans son apostolat il abandonne rapidement ceux qui font quelques difficultés pour « partager ses objets ». Il les considère comme des « passades », et ne s'aperçoit pas que toute sa mission consiste à rechercher des gens, qui pensent comme lui. Aussi sa vie est-elle bien différente de celle de Martinès de Pasqually. Alors que ce dernier initiait lentement et dans le plus grand secret, Saint-Martin, qui n'initie personne et qui n'a rien à cacher, multiplie ses voyages et opère au grand jour dans la société la plus mondaine. C'est ce qui a fait écrire à M. Matter : «(…) Le disciple différait singulièrement du maître. Loin de vouloir à son exemple cacher sa vie et végéter dans des assemblées mystérieuses, le Philosophe Inconnu aspirait en réalité à être le philosophe connu. »

 

« Si son ancien maître est un véritable théurge, Saint-Martin est bien un mystique contemplatif à qui répugne tout genre actif ; ou plutôt, c'est un théosophe à la manière de Priscus de Molosse. L'astral l'effraie; il en écarte soigneusement ses auditeurs et ses lecteurs. Lui-même se félicite d'avoir si peu d'astral ; et, quant aux opérations théurgiques : « Je suis bien loin, dit-il, d'avoir aucune virtualité dans ce genre, car mon œuvre tourne tout entier du côté de l'interne. »

 

« Les procédés théurgiques du juif portugais étaient trop violents pour sa théosophie délicate et rêveuse. »

 

« Le fait est que Saint-Martin s'intéressa de moins en moins à ces initiations et à ces opérations auxquelles on l'avait « livré » si longtemps. Bien plus, il ne cessa jamais de les proscrire, et fut en somme un irréductible adversaire de ce que l'on appelle : sciences occultes. De leur côté, les Élus Coëns, restés fidèles aux sciences maçonniques, furent naturellement aussi peu satisfaits d'une propagande qui ébranlait la confiance des émules dans les travaux traditionnels... » [5]

 

VI. René Guénon et Albéric Thomas : une violente hostilité envers Saint-Martin

 

On imagine la réaction absolument scandalisée des milieux martinistes à de telles outrances, et la contrariété de Papus et Téder en tant que responsables de l’Ordre Martiniste, incrédules devant la manifestation d’une si violente hostilité rageuse à l’égard du Philosophe Inconnu.

 

 

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Papus et Téder en tant que responsables de l’Ordre Martiniste

restèrent incrédules devant la manifestation

d’une si violente hostilité à l’égard du Philosophe Inconnu

 

 

martinisme,martinézisme,théosophie,théurgie,traditionilluminisme,ésotérisme,franc-maçonneriePourtant, dans la revue l’Acacia en 1907, Albéric Thomas en réponse à un Frère dénommé Limousin, expliquait tranquillement l’écriture de son texte en le qualifiant certes d’excessif, mais tout en s’en faisant gloire : « (…) L’ouvrage dont vous me parlez se compose en effet d’une lettre de Baader, précédée d’une Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme. La lettre de Baader n’était pas inédite. Elle fut traduite d’une revue étrangère par les soins de M. Philipon. Quant à la Notice excessive qui précède cet opuscule et qui est signée de l’aimable pseudonyme Un Chevalier de la Rose Croissante, elle n’est pas de M. Philipon. Il serait injuste que ce dernier endosse les injures de M. Téder, dévoué champion de Papus. C’est moi, mon Très Cher Frère, qui suit le Chevalier de la Rose en question. Quand on prend de la rose, on n’en saurait trop prendre, et cela ne gêne personne. Mais cette fleur éminemment symbolique ayant des épines, comme toute rose qui se respecte, ces épines incommodèrent M. Papus et par surcroît M. Téder : Indeirae. » [6]

 

Il nous semble inutile d’y insister, les exemples cités étant plus qu’éloquents, montrant le rejet critique d’Abéric Thomas, sous le pseudonyme d’un Chevalier de la Rose Croissante, à l’égard de la voie interne proposée par Saint-Martin. Pourtant, ces injustes critiques « excessives » d’Albéric Thomas, que l’on voit reproduites parfois aujourd’hui – quoique fort heureusement assez rarement - ne sont en réalité que l’exposition de vieux griefs classiques qui n’ont rien de bien nouveaux, tout cela relevant de l’outrance et du mauvais esprit qui, comme toujours, témoignent de l’absence de qualification sur le plan spirituel. Plus intéressant est de savoir qu’elle est l’origine de la thèse qui sous-tend ces violentes critiques. Cette origine n’est pas compliquée à découvrir, il s’agit de la thèse guénonienne bien connue à l’encontre de Saint-Martin décrié en raison de son prétendu « mysticisme passif », désigné par l’évêque gnostique Tau Marnès, de son état secrétaire de la revue la Gnose déguisé pour l’occasion en défenseur des élus coëns et de leur Grand Souverain Martinès sous le pseudonyme d’un Chevalier de la Rose Croissante, comme « propagandiste» (sic), « fauteur de désordre », avocat d’une « voie incomplète et passive du mysticisme », coupable « d’ébranler la confiance des émules », et, pour couronner le tout, « l’agent de la volonté perverse du Malin ».

 

 

VII. Les critères guénoniens et leur validité

 

Si ces considérations guénoniennes participent de vues polémiques stériles et fantaisistes, suffisamment dénuées de fondements pour qu’il ne soit pas nécessaire de les  réfuter, tant d’absurdités dispensées avec une légèreté conjuguant l’ignorance de ce qu’est la perspective de la théosophie chrétienne, et la mauvaise foi s’agissant de l’intention de Saint-Martin dans son action auprès des émules de Martinès, disqualifiant immédiatement et absolument les auteurs de telles lignes, il est néanmoins intéressant de comprendre au nom de quels principes ces jugements furent dispensés contre Saint-Martin par les responsables de la revue la Gnose., organe mensuel de l’Eglise Gnostique.

 

a) Les élus coëns relèvent de l’ésotérisme pour Guénon

 

En réalité, l’identité de vue entre Albéric Thomas et Guénon, vient du fait qu’ils se firent les défenseurs de Martinès de Pasqually contre Saint-Martin au prétexte que les élus coëns selon eux, puisque maçons, possédaient un caractère initiatique, alors que la voie saint-martiniste, évidemment distante de la maçonnerie dont elle s’écartait, relevait, selon la grille analytique de la doxa guénonienne, du « mysticisme » chargé de tous les maux par le tenants de la Tradition primordiale, et surtout étranger aux domaines de l’ésotérisme puisque relevant, d’après ces critères, d’une forme inférieure de piété passive limitée au domaine individuel, n’accédant pas, puisqu’en restant au salut personnel par la prière, à la possibilité d’une délivrance en mode général et englobant, soit la fameuse « réintégration universelle » dans le langage de Martinès.

 

Logiquement, Saint-Martin, après avoir été caricaturé violemment par Albéric Thomas, fit ensuite les frais des foudres de René Guénon, en des termes voisins de ceux utilisés par le Chevalier de la Rose Croissante : « Ce cas de Saint-Martin, écrit Guénon, doit nous retenir un peu plus longtemps ne serait-ce qu’à cause de tout ce qu’on a prétendu faire sortir de là à notre époque ; la vérité est que, si Saint-Martin abandonna tous les rites maçonniques auxquels il avait été rattaché, y compris celui des Elus Coens, ce fut pour adopter une attitude exclusivement mystique, donc incompatible avec le point de vue initiatique» [7]

 

b) L’ignorance de la théosophie saint-martiniste

 

L'étroitesse de vue par rapport à tout ce qui touche à la spiritualité chrétienne se retrouve dans les jugements à l'emporte-pièce d’Albéric Thomas et de René Guénon, et il serait relativement aisé de démontrer que l'attitude de Saint-Martin, lors de son abandon des rites de la théurgie externe, ne consista pas à se muer en un « mysticisme » passif, sachant que sous la plume de Guénon ce qualificatif est équivalent au mode d'expression d'une matière religieuse dépendante de l'exotérisme institutionnel.

 

Saint-Martin, bien au contraire, proposa une démarche initiatique intérieure infiniment exigeante - une voie selon « l'interne » pour reprendre la terminologie saint-martiniste – capable de dépasser les formes en effet, car elles ont a être dépassées aujourd’hui depuis la venue du Christ, en s'engageant dans une découverte de plus en plus approfondie et intime de la « Réalité » supérieure afin que l’homme puisse pleinement « activer » ce que le Divin Réparateur lui a acquis par son saint Sacrifice : l’entrée dans le Sanctuaire du Ciel.

 

 

 

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La voie selon l’interne de Saint-Martin,

n’est ni de la religiosité passive, ni du « piétisme »,

comme l’en accuse René Guénon,

elle relève de la théosophie.

 

 

 

Cette voie, n’est ni de la religiosité passive, ni du piétisme, mais correspond à l’exigence évangélique du culte nouveau « en esprit et en vérité », qui n’est plus « matériel-temporel » mais spirituel (« Mais l’heure vient, et elle est déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père par l’Esprit et en vérité car le Père recherche des hommes qui l’adorent ainsi», Jean IV, 23), relève de la théosophie. Or la théosophie est un domaine particulier qui met en déroute les considérations limitées, c'est une "mystagogie" de nature sophianique.

 

Comme le rappelle fort justement Robert Amadou (1924-2006) : « La théosophie, qui n'est pas la philosophie, n'est pas davantage la théologie et elle constitue une forme particulière de la mystique qu'on nomme spéculative Mais elle réconcilie la philosophie et la théologie. Voyez ce qu'on peut tirer de là quant à la signification de la théosophie au siècle des Lumières. La théosophie est un illuminisme, car la lumière, même parfois physique, est le symbole privilégié de la Sagesse et la quête sophianique est celle de l'illumination. Et c'est une quête en profondeur; de l'intérieur, par l'intérieur (I'interne, dit Saint-Martin), donc un ésotérisme. » [8]

 

 

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« La théosophie est un illuminisme,

car la lumière est le symbole privilégié de la Sagesse

et de la quête sophianique (…).

La théosophie saint-martinienne

est une mystagogie de la génération spirituelle.»

 

 

La théosophie à laquelle invite Saint-Martin, poursuit Robert Amadou : « prescrit une activité ad extra que Kirchberger, ami de Saint-Martin, qualifiait de scientifique et une activité ad intra que le même qualifiait d'ascétique). Ces deux activités, dont Saint-Martin souligne la conjugaison, procèdent d'une même vision unitaire de Dieu, de l'homme et de l'univers, de leurs rapports donnés en un tableau naturel, dont précisément la Sagesse fait à la fois l'œil et l'objet.Nous sommes tous veufs, notre tâche est de nous remarier. Nous sommes tous veufs de la Sagesse. C'est après l'avoir épousée, et d'abord cherchée puis courtisée, que nous pourrons engendrer le nouvel homme en nous, devenir nouvel homme. Or, tout est lié au nouvel homme : la médecine vraie, la royauté vraie, la poésie vraie, le sacerdoce vrai ne peuvent être exercés que par l'homme régénéré, autrement dit le nouvel homme. La théosophie saint-martinienne est une mystagogie de la génération spirituelle. » [9]

 

 

VIII. La problématique utilisation des critères guénoniens

 

Quel rapport peut-on trouver entre cette « voie » et le « mysticisme » tel que pensé, exposé et décrié selon les schémas guénoniens ? Mystère ! Et mystère d'autant plus étrange que pas une fois Guénon soupçonna, ou peut-être ne voulut admettre, que ce que proposait Saint-Martin dans ses ouvrages et au cercle de ses intimes, n'était en réalité que la traduction directe de la pensée de Jacob Boehme (1575-1624) dont il n'apparaît pas qu'elle fût négativement considérée par le maître du Caire, qui, bien au contraire, lui témoigna même un certain respect et une visible reconnaissance de sa valeur spirituelle.

 

Pourtant, Guénon et Albéric Thomas rejetèrent fortement Saint-Martin, non seulement en raison de leur rancœur envers Papus et de l’Ordre Martiniste, mais au prétexte que la voie selon l’interne préconisée par le Philosophe Inconnu avait été un « germe destructeur » pour les élus coëns en détournant les émules de leurs opérations, encourageant les Frères à abandonner les pratiques externes.

 

Ce jugement guénonien, qui pourrait être partagé par quelques modernes admirateurs de l’Ordre de Pasqually, est néanmoins inexact et profondément erroné, car les germes destructeurs qui entraînèrent la disparition des coëns se trouvaient précisément chez les coëns eux-mêmes. Il n’y avait nul besoin pour cela de l’action de Saint-Martin : le désordre qu’il y régnait, d’autant plus depuis le départ de Martinès, l’absence de certains rituels en particulier pour le grade de Réau-Croix, les conflits multiples qui étaient survenus, les importantes contradictions internes dans l’organisation, le caractère inapplicable des Statuts Généraux de 1767, les approximations nombreuses, les erreurs graves, en particulier sur le plan trinitaire et christologique qui ne sont d’ailleurs pas sans expliquer en quoi les pratiques théurgiques, provenant de sources occultistes, kabbalistiques et magiques, présentèrent une difficulté réelle pour certains émules, comme Jean-Jacques du Roy dHauterive qui réagira avant même Saint-Martin sur ce point, non oublieux des leçons de l’Evangile qui expliquent que c’est dans le seul Nom de Jésus-Christ que l’homme est lavé et régénéré, c’est tout cela qui contribua à la disparition de l’Ordre de Martinès et rien d’autre.

 

Si cette œuvre avait été de Dieu, l’Histoire l’aurait conservée ; si le ciel l’avait souhaité la Providence aurait donc veillé sur l’Ordre de Martinès et n’aurait pas permis sa disparition.

 

Or La Providence et l’Histoire n’ont pas voulu que perdure l’Ordre des élus coëns. C’est un fait objectif incontestable, et comme le dit la sentence scolastique : contra factum non datur argumentum.

 

a) Le danger des thèses guénoniennes pour les « néo-coëns » de désir

 

Cependant on rappellera, par charitable amitié préventive, que s’il s’avérait, à Dieu ne plaise, que soient repris de tels arguments guénoniens qui conjuguent l’ignorance et l’hostilité par les « néo-coëns » de désir d’aujourd’hui qui se rattachent à l’une des deux résurgences contemporaines (Bricaud Lagrèze) - sur lesquelles d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire – ce serait encourir pour eux un risque majeur de "choc en retour" extrêmement dangereux.

 

Pourquoi ?

 

Tout simplement parce si étaient utilisés imprudemment les arguments de Guénon ou d’Albéric Thomas, ceux qui s’y risqueraient seraient pris au piège, brutal, de la logique qui sous-tend la thèse anti-martiniste des rédacteurs de la Gnose, logique qui forme un tout indissociable avec son préliminaire critique, au sujet des « transmissions illusoires», puisque la chaîne initiatique avec l’Ordre des élus coëns a été brisée par l’Histoire, cette dernière n’ayant pas voulu de l’Ordre de Martinès.

 

En effet, la thèse d’Albéric Thomas, telle que présentée dans l'Acacia en 1907 était «qu’il n'y a jamais eu de Martinisme issu de Saint-Martin, mais plutôt un Papusisme imaginé par Papus, et que ce dernier ne commença à lancer sous ce nom de Martinisme qu'en 1889 ». Cette thèse, qui était dirigée contre Papus et son Ordre, est celle qui explique le violent argumentaire contre Saint-Martin, car Albéric Thomas voulait montrer que Saint-Martin ne fonda aucun Ordre, ce qui est vrai, mais de plus regrette vivement que les coëns n’existent plus dans la mesure où leur essence maçonnique, comme nous l’avons déjà souligné, leur conférait pour les critères du secrétaire de l’Eglise Gnostique, un caractère initiatique.

 

Mais allons plus avant dans notre question.

 

 

b) Les néo-coëns relèvent pour Guénon des initiations factices

 

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On ne peut manipuler sans risques immenses

des arguments empruntés à des courants

qui ont toujours manifesté une constante hostilité

à l’égard de l’illuminisme chrétien

 

Que diraient les adversaires anti-papusiens de Saint-Martin face à ceux, « néo-coëns » de désir actuels qui éventuellement reprendraient leurs griefs exprimés envers le Philosophe Inconnu, ceci tout en se revendiquant des résurgences contemporaines de l’Ordre ?

 

Il n’est pas bien difficile de le savoir : les admirateurs de Martinès s’imaginant être reliés « idéalement » aux coëns du XVIIIe siècle par l’effet d’un influx sui generis seraient regardés, et l’ont été d’ailleurs par les milieux guénoniens qui ne se privent pas de l’affirmer depuis des décennies, comme relevant des initiations factices et trompeuses dénuées de toute validité traditionnelle, c’est-à-dire se situant au sein d’initiations nulles et vides, œuvrant et opérant au sein de cercles qui sont des contrefaçons pseudo-initiatiques, en un mot, sur le plan concret, se trouvant à l’intérieur de structures qui ne sont qu’un « pur néant ».

 

Voici ce qu’écrit Guénon sur ce sujet : « Le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, avons-nous dit, est non seulement une condition nécessaire de l’initiation, mais il est même ce qui constitue l’initiation au sens le plus strict, tel que le définit l’étymologie du mot qui la désigne… le rattachement dont il s’agit doit être réel et effectif, un soi-disant rattachement « idéal » [ce soi-disant rattachement «idéal », par lequel certains vont jusqu’à prétendre faire revivre des formes traditionnelles entièrement disparues, tel que certains se sont plu parfois à l’envisager à notre époque] , est entièrement vain et de nul effet … …» [10]

 

Il rajoute :

 

« A défaut de filiation régulière, la, transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on n’a affaire qu’à une vulgaire contrefaçon de l’initiation. A plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il ne s’agit que de reconstitutions purement hypothétiques, pour ne pas dire imaginaires, de formes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins reculé, (…) et, même s’il y avait dans l’emploi de telles formes une volonté sérieuse de se rattacher à la tradition à laquelle elles ont appartenu, elles n’en seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacher en réalité qu’à quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela, comme nous le disions en ce qui concerne les individus, être « accepté » par les représentants autorisés de la tradition à laquelle on se réfère, de telle sorte qu’une organisation apparemment nouvelle ne pourra être légitime que si elle est comme un prolongement d’une organisation préexistante, de façon à maintenir sans aucune interruption la continuité de la « chaîne » initiatique. » [11]

 

Enfin :

 

« Il ne faut pas, à cet égard, se laisser duper par les dénominations que s’attribuent certaines organisations qui n’y ont aucun droit, mais qui essaient de se donner par là une apparence d’authenticité si l’on admet que la constitution de quelques-unes de ces groupements procède d’un désir sincère de se rattacher « idéalement » aux [Guénon écrit Rose-Croix mais l’exemple vaut pour les coëns], ce ne sera encore là, au point de vue initiatique, qu’un pur néant. Ce que nous disons sur cet exemple particulier s’applique d’ailleurs pareillement à toutes les organisations inventées par les occultistes et autres « néo-spiritualistes » de tout genre et de toute dénomination, organisations qui, quelles que soient leurs prétentions, ne peuvent, en toute vérité, être qualifiées que de « pseudo-initiatiques », car elles n’ont absolument rien de réel à transmettre, et ce qu’elles présentent n’est qu’une contrefaçon, voire même trop souvent une parodie ou une caricature de l’initiation. » [12]

 

Nous n’y insisterons pas plus ; on voit suffisamment que dans ces domaines on ne peut manipuler sans risques immenses, pour faire valoir ses positions, des arguments empruntés à des courants auxquels on est étranger et qui ont toujours manifesté une constante hostilité à l’égard de l’illuminisme chrétien, Guénon et son comparse Albéric Thomas, le rédacteur de l’excessive Notice sur le Martinézisme et le Martinsme, sous le nom d’un Chevalier de la Rose Croissante, incarnant par excellence cette tendance critique et sa logique corolaire à l’exigeant juridisme traditionnel en matière de transmission.

 

Conclusion

 

Il apparaît donc clairement, loin des caricatures outrancières du Chevalier de la Rose Croissante, que la perspective de Saint-Martin n’est pas réductible au « mysticisme personnel » que fustigea ensuite Guénon la réduisant à un « piétisme individuel » auquel il assimila le Philosophe Inconnu.

 

L’initiation de Saint-Martin est, positivement, la formulation la plus aboutie d’une « voie » de réalisation spirituelle incomparable, proposant et exposant une possibilité de réunion et d’union de l’âme à la Divinité, dans la pure et authentique continuité des maîtres instruits et « illuminés » de la pensée chrétienne, c’est-à-dire, en parfait accord avec le magnifique courant de la Théosophie sophianique qui perdura, avec ceux qui accueillirent avec enthousiasme la pensée du Philosophe Inconnu et se mirent à son école, formant, principalement dans les pays du Nord où Saint-Martin bénéficia d’une indéniable écoute, un riche courant se revendiquant ouvertement de la précieuse influence du théosophe français dont les écrits seront diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860), influençant Jung-Stilling (1740-1817), Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826) et Justinus Kerner (1786-1862), sans oublier celui qui, en raison de son immense rayonnement fut surnommé le « mage du Sud », Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), laissant une œuvre personnelle du plus haut intérêt, travail, en partie, à l'origine des travaux réalisés par l’admirateur de Joseph de Maistre et Saint-Martin, c’est-à-dire le très pertinent et fécond érudit Franz von Baader (1765-1841).

 

En parfaite unité avec les auteurs vénérables dont l’Histoire nous donne de découvrir les noms, nous percevons en quoi Louis-Claude de Saint-Martin, au XVIIIe siècle, fut l’héritier direct et le relais fécond d’un très ancien courant qui traverse toutes les périodes de la Révélation, plongeant ses vivantes racines dans les premiers temps de l’humanité, recueillant les précieuses lumières du culte et de la prière d’Abel afin qu’elles soient capables, par les effets de la sainte grâce du Ciel, de secrètement nourrir, et surtout régénérer, l’esprits de l’homme de désir , lui donnant de recouvrer non seulement la plénitude de sa primitive innocence, mais de participer avec la Divinité à la célébration de l’éternelle communion par la vertu réconciliatrice et rédemptrice acquise du Divin Maître Réparateur.

 

 

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« Admirer et adorer constituent le privilège de l'homme

et la base sur laquelle doit reposer son mariage

 au temporel et au spirituel.

Il faut s'occuper de l'homme-esprit et de la pensée

avant de s'occuper des faits,

afin que germe ou sorte notre propre révélation,

car toute chose doit faire sa propre révélation. »

 

(R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin). 

 

A lire :

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René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié

Editions du Simorgh, 2007.

(Ch. VII. L’incroyable confusion de Guénon

vis-à-vis de la théosophie « saint-martiniste »)

 

 

 A paraître :

 

René Guénon, l’ésotérisme et la franc-maçonnerie

in Le Livre des Francs-Maçonneries, Editions Robert Laffont, coll. Bouquins (2012).

 

 

 

Notes.

 

1. Jules Doinel fut l’objet, lors de la séance spirite fondatrice de l’Eglise gnostique chez Lady Caithness en 1889, d’une révélation de la part d’un « esprit » qui se présenta comme étant Guilhabert de Castres, évêque cathare qui disait en substance : « Moi, Guilhabert de Castres, entouré des martyrs de Montségur, je t'ordonne, Jules Doinel, de rénover la gnose. Tu seras patriarche sous le nom de Valentin II". Et Doinel sentit sur sa tête les mains de Guilhabert de Castres lui donnant l'investiture... "au nom des Saints Eons"....» (Cf. Quelques souvenirs sur René Guénon et les "Études Traditionnelles", Dossier confidentiel inédit).

 

2. La Hermetic Brotherhood of Luxor (Fraternité Hermétique de Louxor), organisation d’occultisme théurgique  pratique et « opératoire» qui se fit connaître en 1870 sera qualifiée par Guénon comme étant : « une des rares Fraternités initiatiques sérieuses qui existent encore actuellement en Occident. Elle est étrangère à tout mouvement occultiste, bien que certains aient jugé bon de s’approprier quelques-uns de ses enseignements, en les dénaturant d’ailleurs complètement pour les adapter à leurs propres conceptions ». (Les Néo-spiritualistes, La Gnose, 1911).

 

3. « Signalons incidemment une petite erreur : M. van Rijnberk, en parlant de ses prédécesseurs, attribue à M. René Philipon les notices historiques signées « Un Chevalier de la Rose Croissante » et servant de préfaces aux éditions du Traité de Ia Réintégration des Êtresde Martines de Pasqually et des Enseignements secrets de Martines de Pasquallyde Franz von Baader publiées dans la « Bibliothéque Rosicrucienne ». Étonné de cette affirmation, nous avons posé la question à M. Philipon lui-même ; celui-ci nous a répondu qu’il a seulement traduit l’opuscule de von Baader, et que, comme nous le pensions, les deux notices en question sont en réalité d’Albéric Thomas. » (R. Guénon, L’énigme Martinès de Pasqually, Études Traditionnelles, mai à juillet 1936).

 

4. Cf. Un Chevalier de la Rose Croissante, Paris, 20 septembre 1898, jour anniversaire
de la mort de Martinès de Pasqually, texte publié en introduction à la première édition du Traité de la réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines, Bibliothèque Chacornac, coll. « Bibliothèque Rosicrucienne », 1899.

 

5. Un chevalier de la Rose Croissante, Paris, 19 décembre 1899, jour anniversaire de la mort de Caignet de Lisière, successeur de Martinès de Pasqually, in Nouvelle notice sur le martinézisme et le martinisme.

 

6. A. Thomas, l’Acacia, 1907, Cf. J.-L. Boutin, Le Chevalier de la Rose Croissante, in Bulletin de la société Martinès de Pasqually, n° 17, novembre 2007.

 

7. R. Guénon, L’Enigme de Martines de Pascally, article publié dans les « Etudes Traditionnelles », mai à juillet 1936, à propos de l’ouvrage de Gérard van Rijnberk : Un thaumaturge au XVIIIe siècle : Martines de Pasqually, sa vie, son œuvre, son Ordre, Félix Alcan, 1936, in Etudes sur la Franc-maçonnerie et le Compagnonnage, t. 1, Editions Traditionnelles, 1991, p. 85. Voir également, sous le pseudonyme « Le Sphinx », « Quelques documents inédits sur l'ordre des Elus Coens», La France antimaçonnique, 23 avril, 21 et 25 mai, 4 juin, 9 juillet 1914. 

 

8. R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin, in Martinisme, Documents martinistes, 2e éd. Les Auberts, Institut Eléazar, 1993.

 

9. Ibid. A propos de l’excellence de la prière intérieure que préconise Saint-Martin, on se souviendra que l’exigence de la sainte communion qu’imposait Martinès à ses émules avant les "opérations" - et que l'on voudrait présenter comme la protection idéale contre les pratiques théurgiques dangereuses - relève bien, une fois encore, de ce formalisme externe dont étaient frappés les coëns. Si l’efficacité de la « Présence réelle » sur les âmes en état de grâce n’est pas en cause dans leur relation à Dieu, néanmoins il convient d'avoir à l'esprit que l'on peut prendre l’eucharistie pendant des années en état de  péché mortel et dans un cœur impur - ce qui conduit directement à ce que l’Eglise qualifie de « communion sacrilège » - rendant, certes, absolument sans fruit et sans effet cette communion indigne sur le plan de la grâce, mais ce qui a de plus pour conséquence, non seulement d’accroître l'état peccamineux de l'émule, mais aussi, et ce qui est à considérer attentivement, de le placer en situation de danger plus grand encore lors des cérémonies invocatoires puisque non  pourvu d'une protection purificatrice. Combien bien plus juste et sage, on le voit, la position de Saint-Martin qui demande avant tout, dans la voie initiatique qui doit disposer de ses propres moyens, que le cœur soit purifié par la prière pour avancer vers Dieu, ceci d'ailleurs en parfait accord sur ce point avec les grands spirituels, rejoignant par exemple sainte Thèsrèse d’Avila (1515-1582) qui déclarait :  « On peut communier tous les jours et vivre dans le péché, mais on ne peut pas faire oraison et rester dans le péché. » (Cf. Le Chemin de Perfection, 1576)

 

10. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Editions Traditionnelles, 1946, p. 23.

 

11. Ibid., pp. 26-27.

 

12. Ibid., p. 27.

 

mercredi, 15 février 2012

Louis-Claude de Saint-Martin et la théurgie des élus coëns

Jean-Marc Vivenza 

 

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« …toutes les sciences que Don Martinès nous a léguées

sont pleines d'incertitudes et de dangers…

ce que nous avons est trop compliqué

et ne peut être qu'inutile et dangereux,

 puisqu'il n'y a que le simple de sûr et d'indispensable… »

(Saint-Martin aux coëns du Temple de Versailles,

Lettre de Salzac, mars 1778)

 

 

 

tracé heurgie.jpgLa « théurgie » est une science provenant d’une lointaine origine, et si elle s’est s’invitée dans la réflexion de Saint-Martin (1743-1803), de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) et de bien d’autres au XVIIIe siècle, c’est que comme tous les émules de Martinès de Pasqually (+1774) [1], qui furent initiés par celui qu’ils regardèrent comme un maître, ces esprits ont été mis en contact avec les mystères des pratiques opératoires qui se déroulèrent sous les auspices de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, Ordre qui regroupa autour de lui de nombreuses personnalités marquantes du monde de l’ésotérisme à l’époque.

 

Les élus coëns, comme il est à présent connu, par delà un enseignement doctrinal élaboré développé dans le Traité sur la réintégration des êtres, s’adonnaient en effet à la pratique de la théurgie et en faisaient le principal de leur activité initiatique lors des rituels qui se célébraient dans les temples de l’Ordre, comme dans l’oratoire de chacun de ses membres. Mais qu’était donc cette fameuse « théurgie » dont on fait si grand cas, bien qu’en méconnaissant généralement ce en quoi elle consistait et de quoi elle était formée et composée ? Par ailleurs pourquoi Saint-Martin se détourna t-il de cette pratique, le faisant savoir et l’écrivant sans ménagement particulier, lui qui avait été le plus proche disciple de Martinès ?

 

Voilà deux questions importantes qui ont des conséquences immédiates sur le chemin initiatique de chacun, et de la conscience qu’il convient d’en avoir, mais qui pourtant, étrangement, sont généralement passées sous silence ou écartées au profit de considérations qui, pour être certes intéressantes, sont cependant parfois périphériques vis-à-vis de l’essentiel.

 

I. La théurgie de Martinès de Pasqually

 

Heptameron_Pentacle.jpgLa théurgie, pour répondre à la première des deux interrogations, n’a rien de vraiment nouveau ni d’original au niveau des sources si l’on se penche avec un peu d’attention sur le sujet. Très tôt apparue dans l’Histoire, la théurgie doit beaucoup en réalité aux néoplatoniciens, dont en particulier Jamblique (IIIe s.) puis Proclus (Ve s.), qui adjoignirent à leurs spéculations métaphysiques des pratiques magiques ayant pour but d’entrer en contact avec le divin, d’en faire en quelque sorte « l’expérience sensible », enrichissant notablement leur connaissance des domaines subtils. Les rites que l’on célébrait dans l’antiquité, par des invocations secrètes, des prières aux esprits angéliques, des fumigations odoriférantes, le tracé de cercles sur lesquels étaient disposés, selon un cérémonial étudié et souvent très complexe, des flambeaux en nombre important, avaient pour finalité de provoquer chez les adeptes des impressions physiques, psychiques ou animiques auxquelles on donnait  un sens sur le plan mystique, interprétant les signes qui surgissaient lors des cérémonies comme des manifestations du divin. [2]

 

a) La méthode théurgique

 

martines-pasqually signature.jpgA cet égard, et au fond, si l’on regarde les choses d’un peu plus près avec un minimum d'objectivité, et ceci apparaît aisément à l’examen, la théurgie de Martinès n’a donc absolument rien de très original, relevant, du point de vue de l’héritage, des anciennes méthodes mystériques en répondant à des objectifs relativement identiques à ceux des théurgies antiques, à savoir : mettre l'homme en relation avec le Divin en utilisant les intermédiaires angéliques que l’on désignait, du point de vue terminologique chez les élus coëns, sous le nom « d’esprits célestes et surcélestes », ceci afin de s’attirer les bénédictions de « l’esprit bon compagnon », allant, comme les adeptes des premiers siècles, jusqu’à opérer des conjurations envers les esprits ténébreux qui cherchent à perdre l’homme en l’entraînant vers les régions de l’obscurité et de la mort.

 

Tout ceci est donc en parfaite conformité d’intention et de méthode avec les théurgies des premiers siècles de l’ère chrétienne.

 

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La théurgie de Martinès n’a absolument rien d’original,

relevant d’anciennes méthodes mystériques

et répondant à des objectifs absolument identiques

à ceux des théurgies antiques.

 

 

 

Il nous faut pourtant, si nous voulant réellement comprendre la raison de la position critique de Saint-Martin à l’égard de ces pratiques, en savoir un peu plus sur la théurgie, de manière à saisir convenablement les enjeux du problème.

 

*

 

L'initié en cette « science» théurgique, c’est-à-dire l’élu coën disciple de Martinès, convoquait dans ses circonférences les anges de l'Eternel dont il devait connaître les noms afin d'opérer avec eux un «culte cosmique », et pour aider ses adeptes celui qui se désignait l’un des sept Souverains de l’Ordre, avait rédigé un répertoire contenant les noms et les hiéroglyphes secrets de 2400 noms angéliques, accompagnant les noms célestes d’une foule de précautions à propos des périodes jugées favorables au  bon déroulement des  « opérations », obligeant ainsi ses disciples à un scrupuleux respect des périodes équinoxiales et des phases lunaires propices aux célébrations de nature quasi liturgique. [3]

 

 

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  L’élu coën devait être obligatoirement catholique,

et jurait sous serment :

« Je, N... promets d'être fidèle

à ma sainte religion Catholique, apostolique et romaine...

(Réception au grade d’Apprenti symbolique)

 

 

 

L’élu coën, qui devait impérativement être catholique pour se conformer à la règle prescrite par Martinès, et avait juré, lors de ses serments, de « rester fidèle à la sainte religion apostolique et romaine », avant chacune des cérémonies assistait à la messe en communiant, ceci sans compter la rigoureuse observation de la Prière des six heures, (six heures du matin, midi, dix-huit heures et minuit), qui ne pouvait avoir nulle dérogation et était une obligation formelle [4]. Enfin, pour sa purification, l’élu récitait les sept Psaumes de Pénitences à chaque renouvellement de Lune et les jours qui faisaient suite aux périodes de travail, de même qu’il lui fallait dire l'Office du Saint Esprit tous les jeudis, prononcer le Misere, debout face à son Orient, et le De Profundis, en se mettant la face contre terre.

 

Pietro_d'Abano.jpgIl ne faut cependant pas n’oublier, par delà ces formes exigeantes de piété apparente [5], que Martinès avait néanmoins inclus dans ses rituels de très larges extraits d’écrits relevant positivement de la magie, directement tirés de Cornelius Agrippa (1486-1535) et son De Occulta philosophia, de l’Enchridion attribué au pape Léon III et surtout de l’Heptameron de Pierre d’Abano (1250-1316), dont des passages entiers, à la virgule près et sans aucun changement, figurent au sein des rituels coëns. [6]

 

 

 

b) Critères théurgiques

 

Ainsi le théurge coën, comme ses prédécesseurs des mystères antiques et les kabbalistes médiévaux [7], se soumettant à une rigoureuse discipline, intervenait sur le monde spirituel, qu'il ne craignait pas de solliciter et d'éveiller, et en recevait, ou non, selon le bon vouloir de la « Chose », des signes, à des degrés divers et avec une force également différente, se traduisant par des manifestations lumineuses (« glyphes »), auditives ou tactiles, qui furent baptisées par les émules du XVIIIe siècle du nom de « passes ». Il importe cependant de préciser, malgré les emprunts aux méthodes des mages antiques et médiévaux, que le culte dit « primitif et cosmique » transmis par Martinès de Pasqually, ce qui fait sa qualité et son intérêt, était non pas de nature « magique », ne visant pas l’obtention de pouvoirs, mais était essentiellement, par les quatre temps qui constituaient le cœur des opérations liturgiques journalières, un culte d'expiation, de purification, de réconciliation et de sanctification, en sollicitant les esprits qui ont leur séjour dans l’invisible. Le culte coën était donc temporel et spirituel, et prétendait succéder au culte que célébrait originellement le premier Adam et dont il fut privé de par sa prévarication, culte nouveau que la créature est en devoir d'exécuter pour obtenir sa réconciliation.

 

 

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Le culte primitif et cosmique de Martinès de Pasqually,

était non pas de nature « magique »,

mais consistait essentiellement en un culte d'expiation,

de purification, de réconciliation et de sanctification. 

 

 

 

 

ingres-saint-raphael.jpgCependant, et en cela réside bien le problème, on n'éveille pas sans risque les domaines inconnus, et il fut toujours essentiel pour les coëns de s'assurer de la présence à leurs côtés des esprits bons par un ensemble requis de prières et de pratiques ascétiques et religieuses (jeune, veille, assistance régulière à la messe, régime alimentaire, abstinence sexuelle, etc.), esprits capables de veiller sur leur sûreté et la paix des  âmes – alors même que l’Ordre, en raison de sa fonction initiatique et de la réalité de sa transmission, assurait à cette époque un cadre protecteur apte à écarter les principaux dangers afférents à ces pratiques non dénuées de périls importants, ce qui n’est évidemment plus le cas aujourd’hui, les élus coëns dans leur forme originelle, et surtout l’Ordre qui encadrait et protégeait ces pratiques, ayant évidemment disparu de la scène de l’Histoire en 1781 lorsque le dernier successeur de Martinès, Sébastien Las Casas, décida de la fermeture des derniers Temples encore en activité et de la fin de l’Ordre.

 

II. Premières impressions de Saint-Martin face à la théurgie de Martinès

 

Si cette fin de l’Ordre en 1781, pourrait éventuellement correspondre à une disparition de la perspective coën, l’intérêt constant suscité par les pratiques qu’il proposait oblige toutefois à s’interroger sur les raisons qui conduisirent certains de ses membres éminents à s’éloigner des circonférences coëns.

 

spiritualité,théurgie,martinisme,ésotérisme,illuminisme,élus coëns,franc-maçonnerie,mystique,magie,occultisme,religion,traditionC’est le cas de Saint-Martin, dont nous avons à savoir pourquoi il se détourna de la théurgie des élus coëns, et en critiqua la pratique, alors qu’il avait entretenu, à partir de 1768, une relation étroite avec Martinès de Pasqually, relation qui n'aura de cesse de s'accroître au point que Saint-Martin deviendra, à terme, c'est-à-dire en 1771, le secrétaire du Souverain Grand Maître de l'Ordre, en succédant à l'abbé Pierre Fournié (1738-1825), qui avait avant lui occupé cet office. Saint-Martin découvrit les arcanes du travail opératif, les complexes rituels coëns, l'exercice des invocations, des conjurations, l'utilisation des noms sacrés, et peu à peu se familiarisa avec la théurgie tout en assistant son maître lors des pratiques rituelles ; il apprendra à tracer les cercles et sut très vite disposer savamment les luminaires dans la chambre d'opération afin que puissent s'effectuer les contacts avec les puissances invisibles.

 

Pourtant si Saint-Martin fut ordonné Réau+Croix le 17 avril 1772, atteignant ainsi le plus haut degré initiatique de l'Ordre des Elus Coëns, recevant à cette occasion la totalité du dépôt légué à ses disciples par Martinès de Pasqually, il rapporte qu’il s'étonnait, depuis les premiers temps de son initiation, de la lourdeur des préparations et de l’appareil complexe des cérémonies, comme il s’en explique : « Lorsquee dans les premiers temps de mon instruction je voyais le maître P. [Pasqually] préparer toutes les formules et tracer tous less emblèmes et tous les signes employés dans ses procédés théurgiques, je lui disais : Maître, comment, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ! » (Portrait, 41.)

 

Cette première impression, sous la forme d’une affirmation aussi simple qu’évidente : « comment, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ! »,  s’imposa même à terme comme devant être liée à une attitude en conformité avec cette conviction au sujet de l’inutilité des « formules, emblèmes et tous les signes employés dans les procédés théurgiques ».

 

 

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« Maître, comment, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ! »

(SM Portrait, 41.)

 

 

III. Rejet de la théurgie par Saint-Martin

 

Saint-Martin, après le départ pour Saint Domingue de Pasqually en mai 1772, insista lors de différentes occasions, et en particulier lors de sa visite en mars 1778 aux frères du Temple coën de Versailles, sur le fait que tout travail opératif oblige, de manière impérative, à ce que la présence de Dieu dans l'âme purifiée soit réelle, comme l'exigeait déjà il est vrai Martinès en son temps, avant toute entreprise invocatoire ou « conjuratoire ».

 

Toutefois, il s’imposera assez rapidement à Saint-Martin, que cette exigence préliminaire était en réalité non seulement indispensable, mais « l'objet » même, « l'objet » le plus élevé que pouvait espérer bénéficier et « recevoir » l'opérant par ses pratiques. Dès lors, il  apparaîtra inutile à Saint-Martin que l’homme s’alourdisse d'un pesant appareil rituel alors que l'on peut, immédiatement et surnaturellement, en raison de la nouvelle loi de grâce en vigueur depuis la venue du Divin Réparateur, communier aux lumières de l'Eternel dans la paix sereine de la pure intériorité.

 

Comme il est désormais connu, Saint-Martin n’hésitera pas à affirmer sa position avec force et vigueur, au risque de parfois choquer et étonner les adeptes qui s'approchaient de lui pour bénéficier de son savoir et de sa science.

table 2400 noms.gif 

(Registre des 2400 noms)

 

Pour Saint-Martin, les élus coëns

se limitaient à « une initiation selon les formes »

 

 

spiritualité,théurgie,martinisme,ésotérisme,illuminisme,élus coëns,franc-maçonnerie,mystique,magie,occultisme,religion,traditionRappelons, à ce sujet, la surprise et le trouble du frère Salzac du Temple coën de Versailles, dont il témoignera dans une lettre destinée au frère Disch de Metz après le passage de Saint-Martin, ce dernier ayant vivement reproché aux frères, sans doute avec quelque énergie, de se limiter à « une initiation par les formes », les invitant à se disposer, et à s'ouvrir, à une communion intuitive avec les « intelligences » prodiguées par les bienheureuses vertus de « l'œuvre épurée » :

 

- « Il paraît d'après ce T.P.M. [Saint-Martin], écrit le frère Salzac, que nous sommes dans l'erreur et que toutes les sciences que Don Martinès nous a léguées sont pleines d'incertitudes et de dangers, parce qu'elles nous confient à des opérations qui exigent des conditions spirituelles que nous ne remplissons pas toujours. Le frère Mallet à répondu que, dans l'esprit de Don Martinès, ses opérations étaient toujours de moitié pour notre sauvegarde, soit deux contre deux, pour parler comme notre maître, et que par conséquent si peu que nous fissions pour remplir la cinquième puissance que l'adversaire ne peut occuper, nous étions assurés de l'avantage. Mais le T.P.M. de Saint-Martin se tient à cette dernière puissance et néglige le reste, ce qui revient à placer le coche devant les chevaux. Nous lui avons fait observer que rien n'autorisait jamais des changements semblables ou plutôt suppressions, que nous avions toujours opéré ainsi avec Don Martinès lui même [...] M. de Saint-Martin ne donne aucune explication ; il se borne à dire qu'il a de tout ceci des notions spirituelles dont il retire de bons fruits, que ce que nous avons est trop compliqué et ne peut être qu'inutile et dangereux, puisqu'il n'y a que le simple de sûr et d'indispensable. Je lui ai montré deux lettres de Don Martinès qui le contredisent là-dessus, mais il répond que ce n'était pas la pensée secrète de D.M. [...] »

  

 

*

 

En 1792, dans une lettre à son ami Nicolas-AntoineKirchberger (1738-1800), Saint-Martin reviendra d’une manière bien plus explicite et détaillée sur la question qu’il fit à Martinès portant sur la méthode pour s’approcher de Dieu, et, réaffirma encore une fois sa conviction à propos de ses réserves à l’égard de la théurgie et des voies externes « selon les formes » :

 

- «Je ne regarde donc tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme des préludes de notre œuvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires à son existence. Je ne vous cache pas que j’ai marché autrefois par cette voie féconde et extérieure qui est celle par où l’on m’avait ouvert la porte de la carrière ; celui qui m’y conduisait avait des vertus très actives, et la plupart de ceux qui le suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui pouvaient être très utiles à notre instruction et à notre développement malgré cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m’a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c’est à l’âge de 23 ans que l’on m’avait ouvert sur cela : aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d’autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre auxquels on nous livrait, il m’est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : Comment maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? et la preuve  [que] tout cela n’était que du remplacement, c’est que le maître répondait : il faut bien se contenter de ce que l’on a.  Sans vouloir donc déprécier les secours que tout ce qui nous environne peut nous procurer, chacun dans son genre, je vous exhorte seulement à classer les puissances et les vertus. Elles ont toutes leur département ; il n’y a que la vertu centrale qui s’étend dans tout l’empire. L’air pur, toutes les bonnes propriétés élémentaires sont utiles au corps et le tiennent dans une situation avantageuse aux opérations de notre esprit ; mais quand notre esprit a acquis, par la grâce d’en haut, ses propres mesures, les éléments deviennent ses sujets, et même ses esclaves, de simples serviteurs qu’ils étaient auparavant. Voyez ce qu’étaient les apôtres. » (Lettre à Kirchberger, 12 juillet 1792).

 

  

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« …la preuve  [que] tout cela n’était que du remplacement,

c’est que le maître répondait :

 ‘‘il faut bien se contenter de ce que l’on a’’. »

(Saint-Martin à Kirchberger, 12 juillet 1792).

 

 

 

IV. Supériorité de la « voie selon l’interne » pour Saint-Martin

 

theurgie_coen.gifOn pourrait, sans doute, mettre en parallèle les admonestations de Saint-Martin vis-à-vis des frères de Versailles, avec les propos sévères qu’il tiendra dans Ecce Homo (1792), propos qui semblent avoir été écrits à l'intention de certains adeptes par trop fascinés par les manifestations de l'externe, malheureusement oublieux des grandes vérités de la vie spirituelle, vérités qui nous sont rappelées dans ce texte en des termes empreints d'une grande lucidité :

 

- « Parmi ces voies secrètes et dangereuses, dont le principe des ténèbres profite pour nous égarer, dit Saint-Martin, nous pouvons nous dispenser de placer toutes ces extraordinaires manifestations, dont tous les siècles ont été inondés et qui ne nous frapperaient pas tant, si nous n'avions pas perdu le vrai caractère de notre être et surtout si nous possédions mieux les anales spirituelles de notre histoire, depuis l'origine des choses. Dans tous les temps, la plupart des voies ont commencé à s'ouvrir dans la bonne foi et sans aucune espèce de mauvais dessein de la part de ceux à qui elles se faisaient connaître. Mais faute de rencontrer, dans ces hommes favorisés, la prudence du serpent avec l'innocence de la colombe, elles y ont opéré plutôt l'enthousiasme de l'inexpérience, que le sentiment à la fois sublime et profond de la sainte magnificence de leur Dieu ; et c'est alors que le principe des ténèbres est venu se mêler à ces voies et y produire cette innombrable multitude de combinaisons différentes et qui tendent toutes à obscurcir la simplicité de la lumière. »

 

L'avertissement de Saint-Martin, devant les risques redoutables encourus par les imprudents, se fait à cet instant de son discours encore plus impératif, et ne il cache plus quel est l'objet véritable et principal de ses craintes : « Dans les unes [c.a.d. les voies secrètes et dangereuses], ce principe de ténèbres ne forme que de légères taches, qui sont comme imperceptibles et qui sont absorbées par la surabondance des clartés qui les balancent ; dans les autres, il y porte assez d'infection pour qu'elle y surpasse l'élément pur. Dans d'autres, enfin, il établit tellement sa domination, qu'il devient le seul chef et le seul administrateur. » (Ecce Homo, § 4.)

 

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« …le principe des ténèbres

est venu se mêler à ces voies… »

(Ecce Homo, § 4.)

 

D’autre part, une fois encore, dans un courrier destiné à son ami Kirchberger, le 19 juin 1797, le Philosophe inconnu revint sur le caractère particulier de l'initiation qu’il regardait comme étant la seule véritable, celle qui, pour lui, ne relevait que de l’interne, celle qui était dégagée des lourdeurs nuisibles que l’on retrouve dans les pratiques d’une théurgie pesante et souvent maladroite. Il n’est nullement nécessaire de s’encombrer de formes, de rites complexes, il convient, uniquement, déclare le théosophe d’Amboise, de  « s'enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être », se référant à Jacob Boehme qui écrivait déjà en son temps : « Celui qui prie comme il faut opère intérieurement avec Dieu. » (J. Boehme, Lib. Apologeticus, § 10).

 

 

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« Celui qui prie comme il faut

opère intérieurement avec Dieu. »

(J. Boehme, Lib. Apologeticus, § 10.)

 

 

 

V. La seule initiation que je prêche…

 

Alors même que Saint-Martin désirait se rendre auprès de Kirchberger pour pouvoir faire sa connaissance et s’entretenir directement et de vive voix de certains objets, le Philosophe Inconnu expliquera donc, d’une façon extrêmement claire et précise, la différence existant selon-lui entre la voie externe et l’authentique initiation, entre ce que furent les enseignements de sa première école, et les lumières qui étaient devenues les siennes, alors qu’il disait avoir dépassé les limitations que lui imposait la méthode de son premier maître Martinès.

 

Ecoutons-le attentivement car chaque mot parle d’or, chaque phrase est un pur trésor de science spirituelle :

 

- « La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme, est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble, qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse de notre divin Réparateur. Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation, que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en sortir, la vivante et vivifiante racine ; parce qu’alors tous les fruits que nous devrons porter, selon notre espèce, se produiront naturellement en nous et hors de nous, comme nous voyons que cela arrive à nos arbres terrestres, parce qu’ils sont adhérents à leur racine particulière, et qu’ils ne cessent pas d’en pomper le suc. C’est là le langage que je vous ai tenu dans toutes mes lettres ; et sûrement, quand je serai en votre présence, je ne pourrais vous communiquer de mystère plus vaste et plus propre à vous avancer. Et tel est l’avantage de cette vérité précieuse, c’est qu’on peut la faire courir d’un bout du monde à l’autre, et la faire retentir à toutes les oreilles, sans que ceux qui l’écouteraient en pussent tirer d’autre résultat que de la mettre à profit, ou de la laisser là, toutefois sans exclure les développements qui pourraient naître dans nos entrevues et nos entretiens, mais dont vous êtes déjà si abondamment pourvu par notre correspondance, et plus encore par les minutieux trésors de notre ami B. [Boehme] qu’en conscience, je ne puis vous croire dans la disette, et que je la craindrai bien moins encore pour vous à l’avenir, si vous voulez mettre en valeur vos excellents fonds de terre.C’est, dans ce même esprit, que je vous répondrai sur les différents points que vous m’engagez à éclaircir dans mes nouvelles entreprises. La plupart de ces points tiennent précisément à ces initiations par où j’ai passé dans ma première école, et que j’ai laissées depuis longtemps pour me livrer à la seule initiation qui soit vraiment selon mon cœur. Si j’ai parlé de ces points-là dans mes anciens écrits, ç’a été dans l’ardeur de cette jeunesse, et par l’empire qu’avait pris sur moi l’habitude journalière de les voir traiter et préconiser par mes maîtres et mes compagnons.

 

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« La seule initiation que je prêche (…),

est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu,

et faire entrer le cœur de Dieu en nous,

pour y faire un mariage indissoluble,

qui nous rend l’ami, le frère

et l’épouse de notre divin Réparateur. »

(Saint-Martin à Kirchberger, 19 juin 1797).

 

 

 

 

Mais je pourrais moins que jamais, aujourd’hui, poussé loin quelqu’un sur un article, vu que je m’en détourne de plus en plus ; en outre, il serait de la dernière inutilité pour le public, qui en effet, dans de simples écrits, ne pourrait recevoir là-dessus des lumières suffisantes, et qui d’ailleurs, n’aurait aucun guide pour l’y diriger : ces sortes de clartés doivent appartenir à ceux qui sont appelés à en faire usage par l’ordre de Dieu, et pour la manifestation de sa gloire et quand ils sont appelés de cette manière, il n’y a pas à s’inquiéter sur leur instruction, car ils reçoivent alors sans aucune difficulté et sans aucune obscurité mille fois plus de notions, et des notions mille fois plus sûres que celles qu’un simple amateur comme moi, pourrait leur donner sur toutes ces bases. En vouloir parler à d’autres, et surtout au public, c’est vouloir en pure perte stimuler une vaine curiosité, et vouloir travailler plutôt pour la gloire de l’écrivain que pour l’utilité du lecteur ; or, si j’ai eu des torts en ce genre dans mes écrits, j’en aurais davantage, si je voulais persister à marcher de ce même pied : ainsi mes nouveaux écrits parleront beaucoup de cette initiation centrale, qui par notre union avec Dieu, peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir ; et fort peu de l’anatomie descriptive de ces points délicats sur lesquelles vous désireriez que je portasse ma vue, et dont nous ne devons faire compte qu’autant qu’ils se trouvent compris dans notre département et dans notre administration.

 

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« A notre véritable théurgisme,

il ne faut d’autre flamme que notre désir,

d’autre lumière que celle de notre pureté. »

(Saint-Martin à Kirchberger, 19 juin 1797).

 

 

 Je vous dirai que, dans les générations spirituelles de tout genre, cet effet doit vous paraître naturel et possible puisque les images ayant des rapports avec leurs modèles, doivent toujours tendre à s’en rapprocher. C’est par cette voie que marchent toutes les opérations théurgiques, ou s’emploient les noms des esprits, leurs signes, leurs caractères, toutes choses qui, pouvant être données par eux, peuvent avoir des rapports avec eux ; c’est par là que marchaient les sacrifices lévitiques ; c’est par là, surtout, que doit marcher la loi de notre initiation centrale et divine, par laquelle en présentant à Dieu, aussi pure que nous pouvons, l’âme qu’il nous a donnée, et qui est son image, nous devons attirer le modèle sur nous et former par là la plus sublime union qu’ait jamais pu faire aucune théurgie ni aucune cérémonie mystérieuse dont toutes les autres initiations sont remplies. Quant à votre question sur l’aspect de la lumière ou de la flamme élémentaire, pour obtenir les vertus qui lui servent de marche, vous devez voir qu’elle rentre absolument dans le théurgique, et dans le théurgique qui emploie la nature élémentaire, et comme telle, je la crois inutile et étrangère à notre véritable théurgisme, ou il ne faut d’autre flamme que notre désir, d’autre lumière que celle de notre pureté. Cela n’interdit pas cependant les connaissances très profondes que vous pouvez puiser dans B. [Boehme] sur le feu et ses correspondances ; il y a de quoi vous payer de vos spéculations ; les connaissances plus actives sur ce point doivent naître dans les opérations spirituelles sur les éléments ; et là-dessus, je n’ai rien de plus à ajouter. » (Lettre à Kirchberger, 19 juin 1797.)

 

VI. L’initiation véritable selon Saint-Martin : « la science de l’homme »

 

 

Le Philosophe Inconnu, cette idée étant de première importance du point de vue de l’analyse, avait donc perçu avec force que la tragique situation dans laquelle se trouve l'homme, abandonné en ce monde ténébreux au pouvoir des forces négatives, exige un travail de totale régénération qui ne peut se contenter des pauvres instruments que lui offrent une nature déchue et un esprit prisonnier et infesté par la corruption. C'est donc un tout autre chemin qui doit être parcouru, loin des « objets figuratifs et allégoriques, [des] institutions symboliques (...) qu'on ne regarde plus dès qu'on en a découvert le mot... » (L'Homme de désir, § 177).

 

Saint-Matin comprendra rapidement, et c'est là la raison de son retrait et de sa prise de distance d'avec les voies incomplètes, et en particulier la théurgie des élus coëns, que de par le caractère foncièrement dégradé de l'être, ni les cérémonies, ni les rites complexes n'ont le pouvoir de modifier le cœur de l'homme.

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« La famille humaine

n'a plus de ressource et de salut

que dans la supplication,

et le recours à la miséricorde du Seigneur… »

(Le Nouvel homme, § 7.)

 

 

 

magie.jpgDes années, parfois même une vie entière à recevoir des grades, à exécuter de savantes mise en scène, à célébrer des cérémonies, fussent-elles d’une nature initiatique supérieure, ne produisent aucun changement dans l'interne. Les vices ne sont aucunement déracinés, les mêmes travers, les identiques défauts et la dérisoire petitesse triomphent toujours malgré les augustes titres dont se parent les individus, titres qui ne parviennent pas à cacher la pauvre misère spirituelle de la créature bien que flattant, plus qu'il ne conviendrait, sa risible vanité.

 

L'esprit de l'homme, de par la maladie dont il est affecté, exige un tout autre remède, réclame un traitement bien différent que les expédients externes ; il lui est nécessaire d'emprunter une voie à l'exigence plus secrète et profonde, l’obligeant à s'éloigner au plus vite des impasses catégoriques, des sentiers déviés où, à aucun moment, n'est véritablement traitée et purifiée la noire constitution de l'âme. C’est ce que Joseph de Maistre (1753-1821) désignait pertinemment sous le nom de « science de l’homme », science par excellence qui est le but effectif de l’initiation et du christianisme transcendant.

 

 

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« …notre union avec Dieu,

peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir.. »

 

 

 

Saint-Martin sut donc rappeler qu’il ne sert absolument à rien aux hommes, enivrés par des titres illusoires et des fonctions augustes, de louer la vertu, de vanter l'incomparable valeur de la piété et des pensées droites, de chanter des odes, la plupart du temps sans conscience, à l'Être éternel et Tout-Puissant, de pratiquer des invocations ou des ex-conjurations, alors qu’il leur suffit de se mettre, concrètement et positivement, à genoux et prier. Qu’il importe aux âmes de confesser leur crime, de mettre leur tête entre leurs mains et, tout en pleurant, crier avec sincérité vers le Seigneur en disant :

 

- « Mon Dieu, je sais bien que vous êtes la vie, et que je ne suis pas digne que vous approchiez de moi, qui ne suis que souillure, misère et iniquité. Je sais bien que vous avez une parole vive, mais que les ténèbres épaisses de ma matière empêchent que vous ne la fassiez entendre aux oreilles de mon âme. Faites-en néanmoins descendre en moi une assez grande abondance de cette parole, pour que son poids puisse contre-balancer la masse du néant dans lequel est absorbé tout mon être, et qu'au jour de votre universel jugement, ce poids et cette abondance de votre parole, puissent me soulever hors de l'abîme, et me faire remonter vers votre sainte demeure... » (Le Nouvel homme, § 1.)

 

Il est en effet nécessaire, dans l’état que se trouve l’homme actuellement, de s'humilier, de mettre à nu son cœur, de reconnaître son crime, d’avouer son iniquité et sa faiblesse, de se frapper la poitrine tout en descendant en lui-même, et comprendre que «  (...) la famille humaine n'a plus de ressource et de salut que dans la supplication, et le recours à la miséricorde du Seigneur, d'autant que les nouvelles prévarications des générations successives, ne font qu'accroître les maux et la misère de l'homme. » (Le Nouvel homme, § 7.)

 

VII. La prière active ou la « théurgie cardiaque »

 

 

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« Ton Être intellectuel [est] le véritable temple ;

les flambeaux qui le doivent éclairer

sont les lumières de la pensée qui l'environnent…

le sacrificateur c'est ta confiance…

les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière,

c'est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l'exclusive unité. »

(Le Tableau naturel, XVII).

 

 

 

De ce fait, la prière est envisagée et regardée par Saint-Martin, d'une manière bien différente de la façon dont elle est conçue habituellement par le commun des mortels, elle doit être perçue sous un angle original où elle se révèle, quasi miraculeusement, dans une dimension rarement entrevue devenant, par l'effet d'une révélation inattendue, une authentique prière active - une théurgie « cardiaque », c’est-à-dire une théurgie selon l’interne dépourvue de tout l’appareil cérémoniel tel qu’il était utilisé chez les élus coëns, appareil considéré par Saint-Martin comme superflu et par trop matériel afin de viser l’essentiel. Il est de la sorte possible de qualifier plus précisément cette « prière active » en suivant Saint-Martin, en la désignant comme une « prière vivante », une « prière opérante » parce que bouleversante ; prière qui engage et entraîne vers les rivages de l'immensité, au seuil de la Cité Sainte où se trouve le Temple dans lequel sont célébrés les mystères du culte originel :

 

- « Apprend [que ton] Être intellectuel [est] le véritable temple ; que les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l'environnent et le suivent partout ; que le sacrificateur c'est ta confiance dans l'existence nécessaire du Principe de l'ordre de la vie ; c'est cette persuasion brûlante et féconde devant qui la mort et les ténèbres disparaissent ; que les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière, c'est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l'exclusive unité. » (Le Tableau naturel, XVII).

 

 

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« combien l'homme court de dangers

dès qu'il sort de son centre

et qu'il entre dans les régions extérieures. »

(Ecce Homo, § 4.)

 

 

 

La nécessité de l'intériorité, de la voie purement secrète, silencieuse et invisible, se justifie pour Saint-Martin, en raison de la présente faiblesse constitutive de la créature, de sa désorganisation complète et de son inversion radicale, plongeant de ce fait les êtres dans un milieu infecté, une atmosphère viciée et corrompue, qui guettent chacun de nos pas lorsque nous nous éloignons de notre source et délaissons notre « centre », qui mettent en péril notre esprit lorsque, par imprudence et présomption, nous osons outrepasser les limites des domaines sereins protégés par l'ombre apaisante de la profonde paix du cœur :

 

- « Aussi à peine l'homme fait-il un pas hors de son intérieur, que ces fruits des ténèbres l'enveloppent et se combinent avec son action spirituelle, comme son haleine, aussitôt qu'elle sort de lui, serait saisie et infestée par des miasmes putrides et corrosifs, s'il respirait un air corrompu. La Sagesse suprême sait si bien que tel est l'état de nos abîmes, qu'elle emploie les plus grandes précautions pour y percer et nous y apporter ses secours ; encore n'est-elle malheureusement que trop souvent contrainte de se replier sur elle-même par l'horrible corruption dont nous imprégnons ses présents (...) combien (...) l'homme court de dangers dès qu'il sort de son centre et qu'il entre dans les régions extérieures. » (Ecce Homo, § 4.)

 

- « Non seulement tu n'imiteras point ces nations impies qui ont dressé les autels sur tous les hauts lieux, sous des arbres touffus, et qui là offrent leurs sacrifices au Soleil, à la Lune, et à toute la milice du ciel, mais tu renverseras tous ces hauts lieux, tous ces autels et toutes ces idoles qui y sont honorées ; tu ne laisseras pas subsister la moindre trace de ce culte impie, selon que le Seigneur ton Dieu te l'a ordonné, et tu viendras dans le lieu que le Seigneur t'aura indiqué pour lui immoler tes victimes. (…) Tu éviteras donc, avec grand soin, d'aller sacrifier au Seigneur dans d'autres lieux de ton être, que dans ce Saint des Saints qui est le seul asile sacré qu'il ait pu se réserver dans les du temple de l'homme. (…) Tu éviteras, avec grand soin, de dresser un autel à toute la région des astres, ‘‘si tu ne veux pas qu'un jour à venir tes os restent exposés sur la terre, à toutes les étoiles du firmament, comme le furent les os du roi Jéroboam’’. (Le Nouvel Homme, § 27).

 

 

L'homme doit donc se persuader qu'il n'a rien à attendre des régions étrangères, il a, bien au contraire, à travailler, à creuser en lui afin d'y découvrir les précieuses lumières enfouies qui attendent depuis l'éternité d'être mises à jour et, enfin, portées à la révélation. Les trésors de l'homme ne sont pas situés dans les lointains horizons inaccessibles, ils sont à ses pieds, ou plus exactement en son cœur ; ils demeurent patiemment dissimulés, ils rayonnent sourdement, effacés et oubliés, sous le bruit permanent de l'agitation frénétique qui porte, dans une invraisemblable et stérile course, les énergies vers les réalités  non essentielles et périphériques. Saint-Martin insistera sur ce point avec force :

 

- « Par ses imprudences, l'homme est plongé perpétuellement dans des abîmes de confusion, qui deviennent d'autant plus funestes et plus obscurs, qu'ils engendrent sans cesse de nouvelles régions opposées les unes aux autres et qui  font que l'homme se trouvant placé comme au milieu d'une effroyable multitude de puissances qui le tirent et l'entraînent dans tous les sens, ce serait vraiment un prodige qu'il lui restât dans son cœur un souffle de vie et dans son esprit une étincelle de lumière. (...) l'œuvre véritable de l'homme se passe loin de tous ces mouvements extérieurs. » (Ecce Homo, § 4).

 

L'œuvre véritable se passe effectivement loin de l'extérieur car c'est dans l'interne, derrière le second voile du Temple que se déroulent les rites sacrés, qu'ont lieu l'authentique culte spirituel et la liturgie divine célébrés par l'exercice constant de la prière et de l'adoration.

 

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« Saint-Martin prétend

que le seul criterium de toute manifestation

réside dans une conscience éclairée par la prière.

C’est ce qu’il appelle la voie interne ou intérieure… »

(F. von Baader, Les enseignements secrets de M. de Pasqually)

 

 

Franz von Baader (1765-1841), lecteur attentif et admiratif du Philosophe Inconnu, confirma que nul plus que Saint-Martin n’avait insisté sur la nécessaire prudence, pour ne pas dire réserve, qu’il convenait d’observer à l’égard des phénomènes sensibles si l’on veut approcher réellement de l’authentique spiritualité, et mentionna l’attitude vigoureusement critique du Philosophe Inconnu vis-à-vis des élus coëns qui se livraient encore à ce type d’expériences, alors que le seul remède pour l’homme de désir est une conscience éclairée par la prière : « Il est croyons-nous difficile d’aller plus loin que Saint-Martin dans la suspicion des phénomènes sensibles. Que prétend-il donc ? Il prétend que le seul criterium de toute manifestation réside dans une conscience éclairée par la prière. C’est ce qu’il appelle la voie interne ou intérieure ; voie en faveur de laquelle il combattra plus ou moins ouvertement, dès 1777, le cérémonial et les formules théurgiques dont faisaient encore usage les quelques Elus-Coëns du nord de la Loire, restés sous l’administration du Tribunal Souverain de Paris sous la direction spirituelle du Grand Maître R+C et Grand Souverain Caignet de Lestère, successeur de Martinès de Pasqually. » [8] C'est ce que résume également Robert Amadou (1924-2006) : « Louis-Claude de Saint-Martin, s’est aperçu très vite que la théurgie cérémonielle était un pis aller. Et il s’en est aperçu à la suite de Martinès de Pasqually lui-même (…) Autrement dit, pour Martinès de Pasqually, la théurgie cérémonielle est indispensable parce que nous avons besoin d’intermédiaires, nous avons besoin de médiateurs, nous avons besoin d’assistance. Pour Louis-Claude de Saint Martin, un seul médiateur, un seul intermédiaire, un seul auxiliaire est nécessaire, c’est Notre Seigneur Jésus-Christ. » [9]


 

 

Conclusion

 

Sacrifice du temple.jpgSaint-Martin, dans sa réflexion, qui se traduisit par des écrits et des actes parfois relativement radicaux, est parti d’un constat qui paraît simple à vue immédiate, mais qui pourtant peine à s’imposer dans l’âme : depuis le Golgotha et la fin du culte mosaïque les prescriptions antérieures de la loi sont abolies et un autre principe s’est imposé, créant de ce fait une situation absolument nouvelle pour les hommes dans leur relation à la Divinité leur donnant, avec une liberté souveraine, d’accéder directement au Sanctuaire.

 

Il sera sans doute utile de préciser avant que de conclure, que le rejet par Saint-Martin des opérations externes des élus coëns, qu'il connaissait parfaitement pour les avoir très largement expérimentées dans sa jeunesse avec son premier maître à Bordeaux, s’explique ainsi par trois raisons principales :

 

- 1°) L’inutilité des pratiques externes afin de réaliser l'expiation et la sanctification, alors que c’est le cœur, le véritable sanctuaire de l’homme, qui doit être purifié, ce en quoi consiste l’initiation authentique puisque c’est dans ce lieu où se célèbre à présent le culte d’adoration à l’Eternel, écrivant : « Malheur à celui qui ne fonde pas son édifice spirituel sur la base solide de son cœur en perpétuelle purification et immolation par le feu sacré. » (Portrait, 427).

 

- 2°) Les risques considérables encourus par le théurge, lorsque, évoquant certaines puissances angéliques ou les esprits intermédiaires, il le fait sans avoir veillé à la rigoureuse pureté de son cœur, animant et appelant, certes involontairement mais cependant objectivement, des forces redoutables, des éléments obscurs et des puissances ténébreuses incontrôlables, qu'il n’est absolument pas en mesure de maîtriser et qu'il voit souvent se retourner contre lui-même en toute impuissance, avec les prévisibles conséquences négatives et les graves dommages que l'on peut supposer du point de vue spirituel.

 

- 3°) Enfin, et c’est sans doute le plus important, Saint-Martin eut une conscience vive de ce que constituait l’œuvre salvatrice et salvifique de Jésus-Christ sur la Croix qui, de façon irréversible, représente désormais un changement complet de l’économie réparatrice et des conditions par lesquelles l’homme doit s’approcher de la Divinité afin d'obtenir sa réconciliation. En effet aujourd’hui le voile du Temple n’est plus et chacun a libre accès, par la foi, au Sanctuaire du Ciel : « Le voile de ton temple se déchirera en deux depuis le haut jusqu'en bas, parce que ce voile est l'image de l'iniquité qui sépare ton âme de la lumière où tu as pris ton origine ; et comme en se divisant en deux parts il laisse à tes yeux un accès libre à cette lumière qui t'était inaccessible auparavant, c'est assez clairement t'indiquer que c'était la réunion de ces deux parts qui avait formé ta prison, et qui te retenait dans les ténèbres ; nouvelle image de cette iniquité que le Réparateur n'a pas craint de traverser en paraissant sur le Calvaire au milieu de deux voleurs, afin de te donner la force et les moyens de briser en toi à ton tour cette iniquité. » (Le Nouvel Homme, § 67).

 

Saint-Martin témoigne donc d’une conviction unique et centrale à travers toute son œuvre et sa vie, à savoir que ce qui s’est accompli à Jérusalem sur le mont du crâne, est un acte qui a transformé définitivement le rapport à Dieu et le processus de retour en grâce, et il est dès lors profondément impie, pour ne pas dire objectivement sacrilège, de réédifier de nouveau des barrières ou de reconstituer artificiellement le voile déchiré du Temple, même sous une forme symbolique au sein de systèmes initiatiques qui séparent et éloignent les créatures - pourtant délivrées de la loi, réconciliées par la foi et régénérées par le baptême dans le sang de l’agneau - du Saint des Saints où elles ont librement accès par le don de la grâce du Divin Réparateur, le Messie YHSWH.

 

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« Que toutes les voix célèbrent le Réparateur universel,

l'agneau sans tache intérieure, et extérieure,

celui dont la nature est vivante de la vie même,

celui qui a ouvert pour nous les canaux des deux Alliances,

par lesquelles seules nous pouvons recouvrer l'explication de notre être. »

(Le Nouvel homme,  § 51.)

 

 

 

Notes.

 

1. Personnage déroutant qui semble avoir hérité, sans doute par transmission familiale mais sans pouvoir être certain, d'un enseignement judéo-chrétien dont nul, jusqu'à présent, de par une absence quasi totale de documents, n'a pu véritablement déterminer la nature, Martinès par son action, au XVIIIe siècle, bouleversera de nombreux maçons fréquentant les loges et les cercles versés dans les sciences cachées, érigeant une structure initiatique qui le rendra, aux yeux de l'histoire, immensément célèbre, structure connue sous le nom d'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l'Univers, qu’il avait baptisé, initialement, Ordre des Elus Coëns de Josué. S'il mit, pendant plusieurs années, une réelle énergie à ouvrir de nombreux Temples en France (Montpellier, Toulouse, Foix, Bordeaux, Versailles, Paris, Lyon, etc.), où seront pratiqués et étudiés les complexes rituels coëns, on retiendra surtout l'importance des éléments théoriques exposés par Martinès de Pasqually qui vont d’ailleurs jouer un rôle significatif dans le domaine de la maçonnerie willermozienne.

 

2. Proclus, Commentaire sur les Oracles chaldaïques, in Oracles chaldaïques, trad. É. des Places, Les Belles Lettres, 1996. Voir également : H. Lewy, Chaldæan Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic, and Platonism in the Later Roman Empire, Études Augustiniennes et Turnhout, 1978, & C. Van Liefferinge, La théurgie. Des Oracles chaldaïques à Proclus, Philologie classique, ULB, Bruxelles, 1997.

 

3. Cf. G. Le Pape, Les écritures magiques, Aux sources du Registre des 2400 noms d’anges et d’archanges de Martines de Pasqually, Arché/ EDIDIT, 2006. Le manuscrit du Registre des 2400 noms qui se trouve dans le fonds Prunelle de Lière (BM de Grenoble T4188) - il provient de la plume de Saint-Martin qui avertissait Willermoz en 1771 lui avoir expédié de Bordeaux la « Table alphabétique des 2400 noms » -, est un classement par ordre alphabétique en 22 lettres (hormis les lettres J, W, X et Y), lettres auxquelles sont adjoints cent noms angéliques, soit 2200 noms complétés par 270 noms supplémentaires. La liste est constituée en tableaux faisant figurer en face des noms angéliques des caractères et des hiéroglyphes, montrant la conformité de Martinès avec les méthodes magiques et théurgiques traditionnelles qui distinguaient entre hiéroglyphes et caractères tout en établissant pour chacun des correspondances planétaires, bien que le théurge bordelais n’hésite pas à faire parfois preuve d’imagination en élaborant des interprétations inédites qui lui sont personnelles.

 

 

4. Cette obligatoire appartenance à l’Eglise catholique apostolique et romaine n’était pas un point subsidiaire pour les élus coëns, même si les diverses chapelles issues des deux résurgences « néo-coëns » contemporaines provenant de Jean Bricaud (1881-1934) et de Georges Bogé de Lagrèze (1882-1946), curieusement, n’y ont attaché aucune importance, alors qu’il s’agissait d’un point disciplinaire qui conditionnait l’appartenance même à l’Ordre du temps de Martinès. Cette profession de catholicité devait se traduire, concrètement, par la proclamation sous serment de l’adhésion de chaque émule à Rome. En effet, pour être admis dans l’Ordre, le postulant, après acceptation de sa candidature, était l’objet d’un rigoureux examen sur sa religion comme le stipulent les Statuts Généraux : « Avant l’examen, on lira au candidat les quatre premiers articles du premier chapitre de ces Statuts ; on le préviendra qu’on va l’examiner sur tout ce qui y est contenu, qu’on va exiger de lui le serment de répondre la vérité sur tous ces articles et de les observer, de même que d’être fidèle à son roi [et] à la religion chrétienne ; que s’il ne se trouve pas en état de répondre la vérité sur tout cela, il peut se retirer, que jamais il ne sera question de ce qui se passe entre lui et nous, et dans le même instant l’examinateur fera jurer tous les frères assistants de garder le secret. Si le candidat persiste, on lui fera quitter son épée, il mettra genou droit en terre, la main droite sur la Bible ; tous les frères lui présentant la pointe de l’épée. Dans cet état, il jurera sur tous les articles en détail. Après quoi, il sera averti du jour de sa réception. » (Statuts Généraux,  Article IV « Des voix et enquêtes de réception et d’agrégation », 1767). Sachant par ailleurs que lors de la cérémonie de réception au premier grade d’Apprenti le récipiendaire devait prononcer de nouveau sous serment : « Je, N... promets d'être fidèle à ma sainte religion Catholique, apostolique et romaine, de même qu'à mon roi et à ma patrie, contre lesquels je ne prendrai jamais les armes. Je promets d'être fidèle à mes Frères, de les secourir de mon bras, de ma bourse et de mes conseils, autant qu'il me sera possible. Je m'engage envers eux, comme ils se sont engagés envers moi.» (Cf. Réception au grade d’Apprenti symbolique, Obligation – deuxième tiers). Enfin, pour que ce critère religieux ne puisse s’oublier, lors de l’une des cérémonies dites des « quatre Banquets d'obligation annuelle de l'Ordre des Coëns » (Trinité, St. Jean-Baptiste, St. Jean l’Evangéliste, Pâques), une fois l’an à l’occasion de la fête de la Trinité : « Tous les frères de chaque établissement assisteront à une messe qui sera commencée à neuf heures et demie pour être finie à dix heures et demie ; et reviendront tous au parvis du temple », après quoi on y procédait au rituel de « Renouvellement des engagements », dans lequel chacun devait déclarer : « Je, (N. N. de famille et de baptême) promets au G. A. de l'Univers d'être inviolablement attaché à sa sainte loi, à ses préceptes, à ses commandements, à ma religion, à mon Roi, à ma patrie et à mes frères. » (Cf. Manuscrit d’Alger, BNF Paris, FM 41282). Robert Amadou était donc tout à fait autorisé à pouvoir affirmer : « Le culte primitif (…) n'empêche pas l'adhésion à l'Eglise catholique romaine, et non seulement, le culte primitif n'empêche pas mais encore il requiert cette adhésion. Martines de Pasqually exigeait non seulement que ses adeptes, ses disciples, fussent baptisés, mais encore qu'ils appartinssent à l'Eglise catholique romaine. Lorsqu'il y avait des candidats protestants, on les faisait abjurer ou l'on abjurait en leur nom. » (Entretien avec Robert Amadou, ance Culture, le 4 mars 2000).

 

5. Jérôme Rousse-Lacordaire, o.p., dans une étude très intéressante, a mis à jour l’origine des prières que les élus coëns utilisaient quotidiennement, indiquant comme sources l’Horologium auxiliaris tutelaris Angeli, et L’Ange conducteur de Jacques Coret, ouvrages populaires de piété angélique, montrant également des emprunts directs au Petit Livre du chrétien dans la pratique du service de Dieu et de l’Église de Jérémie Drexel (1698). (Cf. La journée chrétienne des Élus coëns, Renaissance Traditionnelle, n° 142– Avril 2005)

 

6. Le « De circulo et ejus compositione » par exemple, qui est à  la base du système invocatoire des élus coëns, est un extrait de l'Heptameron de Pierre d’Abano, le maître en science théurgique et magique d’Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim, ouvrage dans lequel est exposée la manière de tracer les cercles et de conduire les opérations. Accusé à de nombreuses reprises par le Tribunal de l’inquisition (1304-1315) de pratiquer la magie cérémonielle et nécromantique fondée sur l'invocation des anges, l’utilisation d’images, d’amulettes et  talismans, on mesure l’influence de Pierre d’Abano sur Martinès qui fit lui-même un usage constant des phylactères, talismans, cercles, exorcismes, bénédictions, conjurations, etc., dont il préconisait l’usage à ses émules, ayant même établi un tracé talismanique pour chaque jour de la semaine, ceci en parfaite conformité avec le manuscrit magique d’Abano.


7.
Robert Amadou écrit justement, même si les sources de théurgie kabbalistique nous semblent en réalité directement plonger leurs racines dans la Merkabah et l’immense corpus littéraire qui fut désigné sous le nom de Maassé Merkavah (l'Œuvre du Char), ceci en parallèle de la théorisation de la théurgie néoplatonicienne de Jamblique dont toutes les écoles médiévales de la kabbale hériteront secrètement par la suite : « La théurgie rapproche Martinès de la kabbale et surtout des écoles kabbalistiques d'Espagne. Parmi les nombreux textes dans lesquels la théurgie ou la magie occupent une place importante : le Séfer ha-Bahir, le Séfer de l'ange Raziel, le Séfer ha-Razim, le Séfer ha-Meshir, la Clavicula Salomonis, ou Séfer Mafté'ah Chelomo, simples exemples. Tous ne sont pas d'origine juive, certains combinent des éléments chrétiens et arabes, de l'hellénisme en arrière-plan souvent. » (R. Amadou, Introduction au Traité sur la Réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion Rosicrucienne, 1995, pp. 22-25).

 

8. F. Baader (von), Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually, précédés d’une notice sur le Martinézisme et le Martinisme, Télètes, 1989, pp. LXV-LXVI.

 

9. R. Amadou, Louis-Claude de Saint Martin, le Philosophe Inconnu, France Culture le 31/7/1986.