dimanche, 09 septembre 2012
Martinès de Pasqually et la doctrine de la réintégration
Création nécessaire, transmutation du mineur émané
et anéantissement de la matière
lors du retour des êtres à leur primitive origine et puissance spirituelle divine
Jean-Marc Vivenza
« Sans cette prévarication,
il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle,
soit terrestre, soit céleste ; (...)
Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée,
et celle de tout être émané et émancipé. »
(Traité, 224)
Nous avons, en préambule à ce troisième volet de nos analyses portant sur la théorie de la matière chez les maîtres du XVIIIe siècle, un grand bonheur à le rappeler et le réaffirmer : toute la doctrine Martiniste prend sa source chez Martinès de Pasqually (+ 1774), qui en est, à de nombreux égards, l'incontestable père fondateur, le premier prophète, le surprenant inspirateur éclairé, l'annonciateur exceptionnel et l'extraordinaire révélateur, puisque sa pensée est à la base des écrits et de l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et inspira l'édification du système maçonnique connu sous le nom de Régime Ecossais Rectifié, que réalisa Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) lors du Convent des Gaules en 1778, et du Convent de Wilhelmsbad en 1782.
On mesure donc combien, toutes les âmes de désir d’aujourd’hui sont profondément redevables de l’œuvre réalisée par Martinès, ceci devant entraîner à notre avis, un immense respect envers l’homme - quelles que soient ses faiblesses et il en eut de nombreuses -, ainsi qu’une pieuse reconnaissance et un juste attachement à sa doctrine. Certes, nous ne cachons pas, et nous ne nous privons pas de le souligner dans la continuité des analyses du Philosophe Inconnu, notre distance critique d’avec les méthodes et pratiques théurgiques du culte primitif afin de réaliser, prétendument, la « réconciliation de l’homme et de l’univers », jugeant plus que problématiques les sources et les formes de cette théurgie inutile et dangereuse, d’autant que l’interne, depuis la venue du Divin Réparateur, est une voie infiniment plus directe, sûre, et sainte, offerte par « pure grâce » à l’homme, afin qu’il atteigne l’invisible et entre dans le cœur de Dieu qui est le seul Sanctuaire où nous avons à célébrer notre culte.
Mais cette distance signalée et exprimée à l’égard des méthodes proposées aux émules de son Ordre des élus coëns par le théurges bordelais, ne change en rien notre entier attachement vis-à-vis de la pensée de l’auteur du Traité sur la réintégration, qui reste et demeure, à notre avis, un élément fondamental sur le plan théorique pour ceux qui souhaitent s’avancer vers la lumière, pensée qu’il nous faut donc impérativement, à l’exemple de Willermoz et Saint-Martin - qui simplement la purifièrent en écartant les deux points délicats qu’elle comportait [1] -, travailler, approfondir et étudier avec une réelle attention, car représentant un authentique trésor spirituel qui nous a été légué providentiellement, faisant apparaître évidemment sur plusieurs points significatifs des écarts importants d’avec les positions dogmatiques de l’Eglise, ce qu’il faut reconnaître et à notre sens assumer et non chercher à corriger en transformant l’héritage reçu de l’Histoire, sous peine de s’éloigner totalement, non seulement de l’authenticité doctrinale martinésienne, mais également de l’enseignement willermozien et saint-martiniste qui en est le prolongement. L’enjeu est donc très important.
I. L’émanation et la révolte des esprits selon Martinès de Pasqually
Willermoz et Saint-Martin,
bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique,
conservèrent intégralement la doctrine de Martinès
portant sur la réintégration des êtres,
dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Il faut commencer par réaffirmer que Martinès c’est d’abord et avant tout une doctrine, présentant de nombreux aspects surprenants, possédant une cohérence et nous fournissant, sur de nombreux aspects obscurs de l'Histoire universelle, des éclairages essentiels, offrant, à celui qui prend la peine de s'y pencher un instant, d'entrer dans l'intelligence des causes premières et la compréhension de vérités qui lui étaient jusqu'alors inconnues. Et ce qui est extraordinaire, c’est que cette doctrine qui véhicule des thèses judaïques, platoniciennes et origénistes, semble surgir brutalement et apparaître sur le devant de la scène initiatique au XVIIIe siècle sans qu’il soit possible, pour l’instant du moins, d’en repérer l’itinéraire exact de transmission à travers les âges.
Quoi qu’il en soit, et pour ce qui regarde l’examen des sources nous renvoyons à notre ouvrage Les élus coëns et le Régime Ecossais rectifié, cette doctrine, après la mort de Martinès en septembre 1774, devint celle de Willermoz et Saint-Martin, qui, bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique, la conservèrent intégralement dans sa pureté pour tout ce qui touche aux grandes questions relatives à l’émanation des esprits célestes, la révolte des anges, la chute d’Adam, la réconciliation de l’homme, la venue du Messie et la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Et ces questions surgissent dès les premiers mots du Traité où Martinès nous révèle que « Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine » (Traité, 1), déployant immédiatement, devant les yeux admiratifs de son lecteur, toute l’histoire du devenir de cette émanation primitive, premier acte qui ouvre le grand livre du développement dialectique et religieux des mondes visibles et invisibles (surcéleste, céleste et terrestre). Cependant, et ce qui est réellement remarquable, c’est la manière dont Martinès va présenter les événements qui succèderont à cette émanation initiale, puisque, les premiers esprits angéliques s’étant révoltés (Traité, 4 & 5), seront chassés « de leur habitation spirituelle pour y avoir causé une dissension horrible » (Traité, 224).
Les esprits rebelles furent emprisonnés dans la matière,
pour empêcher que tout soit infecté,
à cause de la prévarication qui venait de survenir,
provoquant une désorganisation générale épouvantable.
Les esprits rebelles - et nous sommes ici en présence de la thématique centrale de Martinès qui, apparaissant très vite dans son Traité, va conditionner toute sa doctrine -, furent emprisonnés dans la matière, car il fallait répondre et faire face à une situation inacceptable de révolte, et surtout empêcher que tout soit infecté, à cause de cette prévarication qui venait de survenir, provoquant une désorganisation générale épouvantable. Dieu ordonna donc que les esprits pervers, c’est-à-dire les démons et leur chef, soient « précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps » (Traité, 15), et pour ce faire demanda aux esprits mineurs ternaires de procéder à la création de l'univers matériel pour qu'il devienne ce « lieu ténébreux », une prison, une infranchissable barrière, une borne hermétiquement fermée et close de manière à y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation », pour que les forces négatives hostiles soient maintenues fermement éloignées et contraintes en des domaines étrangers : « A peine les esprits pervers furent bannis de la présence du Créateur, les esprits inférieurs et mineurs ternaires reçurent la puissance d'opérer la loi innée en eux de production d'essences spiritueuses, afin de contenir les prévaricateurs dans des bornes ténébreuses de privation divine. » (Traité, 233).
II. Le caractère « nécessaire » de la Création pour Martinès
La création de l’univers matériel fut donc imposée à Dieu pour y enfermer les esprits révoltés, de sorte qu’ils soient contenus et emprisonnés dans un cachot en forme de lieu de privation. On voit donc immédiatement la grande différence d’avec la foi officielle de l’Eglise qui repousse vigoureusement sur le plan dogmatique une telle vision (raison pour laquelle l’origénisme, qui postulait des thèses semblables, fut condamné lors du concile de Contantinople II en 553), insistant constamment sur le bienfait de la Création matérielle, témoignage de l’amour de Dieu à l’égard du monde et de ses créatures, Eglise qui ne peut que refuser avec force l’idée d’une création de la matière motivée par la nécessité d’y enserrer les démons.
« Sans cette première prévarication,
aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ;
il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ;
il n'y aurait eu aucune création de borne divine,
soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre,
ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création.
Tu ne peux douter de tout ceci,
puisque les esprits mineurs ternaires
n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine,
pour opérer la formation d'un univers matériel. »
(Traité, 237)
Or, les nombreux passages décrivant cette Création « nécessaire » sont, à l'évidence, extrêmement clairs et précis chez Martinès, qui n'hésite pas à exprimer sa vision à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration, comme il le fera dans le « Grand discours de Moïse » où il écrit : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224) ; puis, un peu plus loin : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ; il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ; il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237) ; ou encore plus explicite : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.)
« La matière première ne fut conçue par l'esprit bon
que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais
dans un état de privation….cette matière n'a été engendrée…
que pour être à la seule disposition des démons. »
(Traité, 274.)
Pourtant, et c’est là un point solennel de la foi de « l’Eglise » entendue au sens générique du terme car toutes les confessions chrétiennes adhèrent à la même conception de la création, Dieu créa l’univers matériel par amour, non par contrainte, l’acte de création n’eut aucun caractère de nécessité, il fut un pur don divin, une offrande témoignant de l’amour du Créateur. Et l’Eglise insiste particulièrement sur ce point, nous amenant à souligner que l’on touche ici à un sujet fondamental, crucial même sur le plan dogmatique, car de la nature de la Création dépend en effet la perspective et les modalités futures du Salut pour l’homme. [2]
Cette insistance préalable de la part de l’Eglise, participe d’une volonté d’écarter toute idée de « nécessité » dans l’œuvre créatrice de Dieu, car en aucun cas Dieu créa cet univers pour que les démons puissent « exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6), affirmation regardée avec épouvante par les théologiens. L’univers matériel pour l’Eglise est le fruit d’un don d’amour : « C’est une vérité fondamentale que l’Écriture et la Tradition ne cessent d’enseigner et de célébrer (….) Dieu n’a pas d’autre raison pour créer que son amour et sa bonté : "C’est la clef de l’amour qui a ouvert sa main pour produire les créatures" (S. Thomas d’A., sent. 2, prol.). » (CEC, § 293). Jamais au grand jamais, pour l’Eglise, Dieu ne créa l’univers matériel « pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons » (Traité, 274). Bien au contraire, tous les théologiens affirment : « Nous croyons que Dieu a créé le monde selon sa sagesse (cf. Sg 9, 9). Le monde n’est pas le produit d’une nécessité quelconque. Nous croyons qu’il procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté : "Car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient, et elles furent créées" (Ap 4, 11). "Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Toutes avec sagesse tu les fis " (Ps 104, 24)." Le Seigneur est bonté envers tous, ses tendresses vont à toutes ses oeuvres " (Ps 145, 9). » (CEC, § 295).
Nous le voyons, il est hors de question pour l’Eglise d’accepter la moindre contrainte dans l’action du Créateur, faisant qu’une proposition ainsi formulée par Martinès : « le Créateur, voulant punir l’orgueil et la prévarication des premiers esprits qu’il avait émanés de son sein, et établir pour eux un lieu de privation, où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice et tout le pouvoir qui était inné en eux dès leur émanation, conçut dans son imagination le plan de cet univers physique, pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine » (cf. Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns, BM de Lyon, ms. 5919-12), est un quasi blasphème tout à fait insupportable, et qui entraîna des anathèmes les plus formels lors du concile de Constantinople II en 553. [3]
« Le Créateur, voulant punir l’orgueil
et la prévarication des premiers esprits
qu’il avait émanés de son sein,
et établir pour eux un lieu de privation,
où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice…
conçut dans son imagination le plan de cet univers physique,
pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine.»
(Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns,)
Or, et c’est là toute la difficulté qu’il est inutile de cacher, pour Martinès - cette doctrine étant reprise par la suite par ses deux principaux disciples Willermoz et Saint-Martin allant jusqu’à former une part essentielle des Instructions secrètes du Régime rectifié comme de la pensée saint-martiniste -, la création matérielle, si elle n’est pas l’œuvre d’un démiurge ce qui serait du pur gnosticisme, néanmoins, est la résultante d’une faute préalable, elle est une réponse à la prévarication des esprits révoltés contre l’Eternel, puis, dans un second temps ce qui renforce plus encore le problème, sera l’œuvre sacrilège d’Adam opérant contre la volonté du Créateur «devenu impur par son incorporisation matérielle» (Traité, 140), enfermé charnellement dans un « ouvrage impur fruit de l'horreur de son crime » (Traité, 23).
Le monde matériel n’est donc pas du tout chez Martinès le fruit d’un « don » de Dieu créé par gratuité, lui ayant fait dire après les six jours que « tout cela était bon », mais il s’est au contraire imposé à Dieu par nécessité afin d’enserrer les démons, puis l’homme à son tour, dans une « prison de matière » : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.). C’est en réalité du pur Origène (185-253), le seul des pères de la primitive Eglise avec Evagre le Pontique (346-399), à avoir soutenu une telle thèse !
III. Adam créé pur esprit immatériel, transmué en une « forme de matière »
Mais Martinès, non content de s’écarter entièrement des affirmations dogmatiques de l’Eglise sur le sujet de la Création, expose de plus la thèse d’un Adam tout d'abord, dans sa première propriété, pourvu d'un corps de gloire immatériel et non pas constitué de chair, ce qui n'adviendra pour son malheur, selon le thaumaturge bordelais, qu'après la Chute. A l’origine soutient Martinès, l'Eternel conféra à Adam, après l'avoir produit conformément à son image et à sa ressemblance, un « verbe de création » le détachant « de son immensité divine pour être homme-Dieu sur la terre (...) Adam avait donc en lui un verbe puissant, puisqu'il devait naître de sa parole de commandement, selon sa bonne intention et sa bonne volonté spirituelle divine, des formes glorieuses impassives et semblables à celle qui parut dans l'imagination du Créateur. » (Traité, 47). De la même manière, et en conformité avec « l'image et la ressemblance » qu'il avait reçues du Tout Puissant : « Dans son état de gloire, ce premier mineur n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse et encore moins matérielles, mais au contraire toutes sortes d'actions et d'opérations spirituelles de formes glorieuses. (...) Ces formes glorieuses n'étaient point sujettes au temps, non plus qu'Adam lui-même... » (Traité, 239).
« Dans son état de gloire, ce premier mineur
n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse
et encore moins matérielles,
mais au contraire toutes sortes d'actions
et d'opérations spirituelles de formes glorieuses.»
(Traité, 239).
Puis, par le Traité sur la réintégration, nous apprenons qu’Adam se livra, de manière coupable, à un terrible forfait, mettant en œuvre les forces qu'il possédait de par sa puissance et son pouvoir, une inqualifiable « opération » dite de création. Tel fut son péché – le péché originel, le péché des origines – Adam désobéit à Dieu et d’agent privilégié de l’Eternel ayant à œuvrer à la réconciliation universelle, il s’assimila aux démons dont il sera pourvu d’un même corps matériel. Martinès nous explique alors sans détour, ne laissant subsister aucun doute sur la teneur singulière de sa doctrine, comment s'est produite la dégradation d'Adam, comment, lui qui bénéficiait d'une forme glorieuse immatérielle, fut changé et précipité dans un corps de matière : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle provenue de son opération horrible.Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24.)
Recevant en punition de son crime un corps de matière, Adam dès lors chercha à s’extraire de cette prison ténébreuse afin d’être réuni de nouveau à la source spirituelle d’où il fut émané.Adam, selon Martinès, par sa Chute, entraîna à sa suite le monde créé dans une horrible dépravation ; les traces du mal y sont universellement visibles, et la souffrance, la mort, l’adversité, les ronces, les épines et bien d’autre choses encore témoignent tragiquement de cette sinistre réalité, comme le dit l’apôtre Paul, « toute la création ensemble soupire » en attente de la délivrance des chaînes auxquelles elle est assujettie (Romains 8, 19-22).
« Cette matière ...tombera dans un terrible dépérissement,
où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution.
(...) tout se rapprochera de sa fin par gradation
et retournera à son premier principe. »
(Traité, 227).
On prendra donc soin de distinguer « l'émanation » du premier Adam de la « création » matérielle de ce même Adam, mais cette fois réalisée en punition de son crime et l'introduisant dans le temps, l'espace et l’incarnation grossière de la chair, chair reçue en rançon du péché. Le récit biblique de la Création en six jours, qui porte sur la génération des formes matérielles et la sortie du limon de la créature déchue, est d'ailleurs ainsi expliquée et interprétée par Martinès qui, s’il accorde à Dieu l’idée du monde matériel, lui dénie sa création en six jours : « Le nombre de jours, que je donne aux six opérations de la création, ne peuvent appartenir à l'Eternel, qui est un être infini, sans temps, sans bornes et sans étendue, mais ces six jours annoncent la durée et les bornes du cours de cette même matière, c'est-à-dire que cette matière durera six mille ans dans toute sa perfection et, le septième, elle tombera dans un terrible dépérissement, où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution. (...) le nombre septénaire, qui a donné perfection à tout être créé, est le même qui détruira et abolira toutes choses. De même qu'il a opéré dans le principe pour faire subsister tout ce qui existe dans cet univers matériel, de même il opérera à la fin pour la démolition de son ouvrage. (...) tout se rapprochera de sa fin par gradation et retournera à son premier principe. » (Traité, 227).
IV. La chair « dégénérée » et « impure » d’Adam après la Chute
La corporalité que nous assumons, non sans souffrance depuis la Chute, comme nous l’expose le Traité sur la réintégration, composée d’une nature identique à la substance d’un monde créé pour emprisonner les esprits pervers, est donc pour Martinès qui y insiste positivement et concrètement, la rançon du péché car l'opération de création exécutée par Adam, produisit une forme de matière réalisée par l'intermédiaire des essences spiritueuses, devint sa propre prison en tant que mineur prévaricateur qui vit, avec effroi, le fruit de son œuvre malsaine, en quelque sorte se retourner contre lui et devenir l'instrument de sa douloureuse captivité. Le mineur va ainsi, après avoir opéré, choir brutalement de son état de gloire, et descendre, s'abîmer dans la « forme générale terrestre » qu'il aura, pour sa honte et par son action perverse, contribué à renforcer, s'incorporant, pour une durée dont nul ne connaît le terme si ce n'est le Créateur, au sein du chaos, car « le corps n'est qu'un chaos pour l'âme, [prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...) en punition du crime du premier homme.» (Traité, 124).
« le corps n'est qu'un chaos pour l'âme,
[une prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...)
en punition du crime du premier homme.»
(Traité, 124).
Dans la pensée martinésienne, l'enveloppe charnelle dont nous sommes honteusement couverts, c’est-à-dire la chair, est donc le fruit empoisonné d'un acte scandaleux qui priva Adam, non seulement de son union et relation d'intimité avec Dieu, mais le réduisit à un état grégaire d'humiliante et fangeuse animalité : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devait émaner des formes glorieuses comme la sienne, pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le Créateur y aurait envoyés. » (Traité, 23.)
« Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam
et sur le fruit qui en est provenu
vous prouve bien clairement
ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle,
et combien l'une et l'autre ont dégénéré… »
(Traité, 45)
Comme nous l’avons déjà signalé dans Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse, Martinès, utilisa le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam : « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Et lorsqu’on examine le sens donné au terme de « dégénérescence » dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, on s’aperçoit qu’il évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, il signale l’action de « sortir de son genre », se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort.
« Adam se transmua, par son crime,
de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre »
(Traité, 46)
Dégénérer c’est donc pour Adam, selon Martinès, non pas seulement avoir voilé son être premier, quelque peu modifié son apparence, endossé un vêtement obscurcissant extérieurement son apparence, mais s’être corrompu, avoir vicié, altéré son essence, perverti sa nature au point, que par une « transmutation » (Traité, 24) en forme de chute, de descente abominable dans la matière – « Adam se transmua, par son crime, de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre » (Traité, 46) ; « La descente et la jonction des eaux raréfiées avec les eaux grossières nous rappellent la descente du premier mineur dans un corps matériel terrestre » (Traité, 126). Adam a donc changé son espèce, il s’est séparé de ce qu’il était, il est sorti de son genre pour se revêtir en s’enfermant dans « une prison de matière » (Traité, 127), et d’une matière qualifiée d’impure : « C'est pour s'être souillé par une création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme (…) notre premier père, créateur de matière impure et passive. (Je ne me sers ici du mot de matière impure que parce qu'Adam a opéré cette forme contre la volonté du Créateur.) » (Traité, 23) ; « Vous savez que le Créateur émana Adam homme-Dieu juste de la terre, et qu'il était incorporé dans un corps de gloire incorruptible.Vous savez que, lorsqu'il eut prévariqué, le Créateur le maudit, lui personnellementavec son œuvre impure, et maudit ensuite toute la terre. Vous savez encore que,par cette prévarication, Adam dégénéra de sa forme de gloire en une forme de matière terrestre. » (Traité, 43).
« Par cette prévarication,
Adam dégénéra de sa forme de gloire
en une forme de matière terrestre. »
(Traité, 43).
Et cette dégénérescence représente la constitution d’une « création de perdition », condamnant Adam et sa postérité à une vie de « privation divine » au sein d’un « cercle de matière » : « Adam s'élève par son orgueil jusqu'à vouloir être créateur. Lui-même, il lie sa puissance divine avec celle du prince des démons et il effectue une création de perdition. Après ce forfait, il dégénère de son état de gloire, il devient l'opprobre de la terre, sujet à la justice divine, à l'inconstance des événements temporels et à celle des corps planétaires jadis inférieurs à lui. Il demeure ainsi, lui-même et toute sa postérité, en privation divine dans un cercle de matière.» (Traité, 210).
Il s’agit donc bien d’un changement profond, « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité, 235), un changement de « substance », puisque la transmutation du corps glorieux d’Adam de sa forme corrompue a été opérée, précisément, par une « mise en substance » de matière apparente comparable à celle de l’univers matériel : « L'homme porte sur sa forme la figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier. » (Traité, 79). Il y a donc bien eu, concrètement, une modification substantielle, afin qu’Adam, comme l’indique Martinès, soit revêtu de « la substance de cette forme matérielle » (Traité, 70), de sorte qu’il se change en « la substance d'une forme apparente » (Traité, 230). La dégénérescence représente bien dans la pensée de Martinès, un changement total, effectif, objectif de substance, une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles dont Adam avait été doté par le Créateur, pour être condamné à se reproduire, comme les autres créatures animales terrestres, par l’utilisation d’essences spiritueuses matérielles, dont il est formé dans son corps issu, substantiellement, d’une matière impure : « Tel est le changement qui s'est fait dans les lois d'action et d'opération du premier mineur : il avait la puissance, dans son état de gloire, de faire usage des essences purement spirituelles pour la reproduction de sa forme glorieuse, au lieu que, depuis son crime, étant condamné à se reproduire matériellement, il ne peut plus faire usage que des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction. » (Traité, 235). [4]
V. Signification de la transmutation substantielle d’Adam « incorporisé » dans la matière
Adam, de par cette dégénérescence qui a touché non la forme apparente du corps de gloire, au sens de « l’image » reçue du Créateur et qui est fort heureusement préservée sans quoi le mineur serait ramené à l’état animal, a cependant été l’objet d’une profonde modification de son être corporel par l’effet d’une transmutation de substance ayant totalement modifié ce qu’il était, le réduisant à faire usage des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction, lui qui était auparavant un esprit céleste, glorieux et immatériel.
Un peu de métaphysique permet sur ce point, de comprendre en quoi la conservation d’une « forme corporelle », n’est en rien synonyme d’une « identité substantielle », bien au contraire, car le maintient d’une forme « apparente » (Traité, 30), comme le souligne d’ailleurs Martinès dans sa terminologie, c’est-à-dire accidentelle, ne représente en rien une absence de changement du point de vue ontologique. La forme accidentelle, n'est pas un élément substantiel, mais une « qualité surajoutée à la substance » (cf. S. Thomas, Summa. th., I, q. 76, a. 4.) ; aussi est-elle acquise, perdue ou modifiée car la forme est un attribut non une essence ; forma (μορφή) signifie d’ailleurs « empreinte », empreinte d’une cause formatrice d’un substrat dans l’esprit, comme dans la matière. Des formes « d’apparences » semblables, peuvent donc être constituées de substances très différentes, ainsi, pour prendre un exemple simple mais très parlant pour notre sujet, entre un homme vivant et son cadavre, la forme demeure identique, mais dira t-on que les deux formes possèdent encore la même substance ? On comprend aisément qu’il n’en est rien. De ce fait, lorsque Martinès, explique : « On me demandera peut-être si la forme corporelle glorieuse dans laquelle Adam fut placé par le Créateur était semblable à celle que nous avons à présent. Je répondrai qu'elle ne différait en rien de celle qu'ont les hommes aujourd'hui. Tout ce qui les distingue, c'est que la première était pure et inaltérable, au lieu que celle que nous avons présentement est passive et sujette à la corruption » (Traité, 23), il établit par ces lignes, que les deux formes corporelles de l’homme possèdent une même apparence, comme le cadavre possède encore l’apparence du corps en vie bien que vidé de sa substance primitive. C’est ce qui est arrivé pour Adam, qui, bien que conservant l’image du Créateur comme modèle, a toutefois été métamorphosé par dissemblance substantielle en une forme corporelle hideuse de vile matière terrestre. [5]
La dégénérescence (Traité, 43), représente bien
dans la pensée de Martinès, un changement total,
effectif, objectif de substance,
une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale
qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles
dont Adam avait été doté par le Créateur.
L’idée de métamorphose qui survint à Adam, est à ce titre décrite de manière saisissante par Martinès lorsqu’il évoque l’épisode où Moïse fut obligé de s’opposer aux mages d’Egypte, et « métamorphosa » sa baguette en serpent : « Ces deux serpents restèrent en aspect l'un de l'autre, pendant tout le temps que Moïse interpréta au mage d'Egypte le type de cette métamorphose : “Mage d'Egypte et vous, sages d'Ismaël, lui dit-il, je connais ta puissance et les faits qui peuvent en provenir ; elle est à l'égard de la mienne ce que la mienne est à l'égard de celle du Dieu vivant d'Israël. Ces serpents que tu vois ramper sur la terre t'expliquent l'abattement et le terrassement de la puissance orgueilleuse des démons et des hommes qu'ils ont rendus semblables à eux. Le serpent provenu de ma verge et qui cherche à dévorer celui qui est provenu de la tienne t'annonce que l'homme ne rampera pas toujours sur la terre, mais qu'un jour il sera revêtu de sa puissance première et qu'alors il marchera debout contre ceux qui l'ont fait déchoir. Je te dis, de plus, que ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé, est l'explication réelle du changement des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques et des mineurs spirituels divins en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation. Seigneur, ajouta-t-il, en s'adressant au Créateur, lève-toi et marche devant moi, afin que ta gloire soit entièrement manifestée devant ton puissant élu ! ” » (Traité, 195). [6]
« Ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé,
est l'explication réelle du changement
[le type de cette métamorphose]
des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques
et des mineurs spirituels divins
en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation… »
(Traité, 195).
VI. La chair ne peut pas être « spiritualisée » selon Martinès
Il importe à cet instant, avant que d’aborder la question de la réintégration en tant qu’anéantissement et dissolution de l’univers matériel et de toutes les formes corporelles charnelles, de comprendre le sens du scénario général que déroule devant les yeux de son lecteur Martinès, scénario en forme d’explication dont il convaincra ses disciples qui affirme ceci : l’univers physique matériel édifié par ordre du Créateur par des « esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256), répond à une nécessité qui fut imposée à Dieu, cet univers eut pour fonction de placer en privation les esprits pervers : « Le Créateur fit force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6). Puis Adam, bien que créé à l’origine glorieux et immatériel, par sa Chute, entraîna à sa suite toutes les générations à subir en privation une existence animale au sein d’un monde de matière où les traces du mal sont universellement présentes (Traité, 24), nous obligeant à vivre dans une horrible dépravation en éprouvant les effets d’une création passive, souillée et impure : « Adam, dans [son état de gloire], était un être purement spirituel et il n'était assujetti à aucune forme de matière, parce qu'aucun esprit pur ne peut être renfermé dans une forme de matière, sinon ceux qui ont prévariqué. » (Traité, 257).
On le comprend aisément, l’idée de Création « nécessaire », imposée au Créateur pour contenir les esprits pervers à l’intérieur de la matière, idée située à la source première de toute la construction doctrinale de Martinès : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste » (Traité, 224), entraîne logiquement une seconde idée qui lui est conjointe : l’attente de la dissolution de cette dite « matière ténébreuse », l’anéantissement de la chair impure, afin que tout retourne à l’Unité.
Pour que la chair soit sauvée et promise aux joies du Royaume, c’est-à-dire « spiritualisée », il faudrait que sa nature ne participe pas à l’origine d’une essence « nécessaire » devant être « un lieu fixe » pour que les démons puissent « y exercer toute leur malice », comme le soutient Martinès, c’est une question de logique élémentaire sur le plan métaphysique. C’est cette logique que respecte l’Eglise, pour qui la chair est à la base au sein de la création un don de Dieu, une bénédiction offerte aux premiers temps de l’humanité lorsque l’Eternel conçut Adam et Eve dans leurs corps charnels (Genèse I, 26-31) – des corps certes mais incorruptibles, éternels et matériels, c’est-à-dire concrètement des corps de « chair » et non pas des corps spirituels immatériels, et de la sorte on ne voit pas pourquoi, effectivement – et c’est ce sur quoi insistent les Pères de l’Eglise, dont saint Irénée - ce qui fut un don, ensuite abîmé par le péché originel commis par nos premiers parents, mais en sa substance créé juste et parfait puisque « Dieu vit que tout cela était bon » (Genèse I, 31), serait voué à l’anéantissement et à la destruction ; cela n’aurait strictement aucun sens au regard du plan divin et des bénédictions du Créateur qui sont sans repentance. Et l’Eglise a raison du point de vue dogmatique qui est le sien de soutenir avec force : « ‘‘La chair est le pivot du salut" (Tertullien, res. 8, 2). Nous croyons en Dieu qui est le créateur de la chair ; nous croyons au Verbe fait chair pour racheter la chair ; nous croyons en la résurrection de la chair, achèvement de la création et de la rédemption de la chair. » [7]
« La création n'appartient qu'à la matière apparente,
qui, n'étant provenue de rien
si ce n'est de l'imagination divine,
doit rentrer dans le néant. »
(Traité, 138).
La Création pour l’Eglise est libre, Dieu n’a pas créé pas par nécessité, la Création ne fut pas une procession nécessaire, elle n’a pas été imposée à Dieu ni par nécessité externe (prévarication des esprits), ni par une nécessité interne (le développement dialectique de la divinité). La Création, selon les Pères, n’est pas une théogonie, elle est une grâce, elle est même la première grâce, la gracia creatrix, liée à la gracia salvatrix et reparatrix selon Hugues de Saint-Victor (+ 1141), car le christianisme fut essentiellement pensé par la majorité des docteurs et théologiens comme étant une métaphysique de la charité. Or, la conception matinésienne de la Création, reprenant au contraire celle des courant néoplatoniciens et de l’origénisme, est une métaphysique de la nécessité, une métaphysique de l’éloignement et de la corruption de l’Unité.
Ceci explique pourquoi pour Martinès, comme pour Willermoz et Saint-Martin, le composé matériel, la chair, l’univers physique, sont un « lieu de privation », un fruit ténébreux, car il est consécutif d’une rupture, d’une fracture, d’un drame céleste qui est celui de la prévarication démoniaque et ensuite adamique. La matière est donc une prison corrompue et infectée dans laquelle le premier homme, être purement spirituel ayant une forme corporelle immatérielle, non doté de chair et de matière à l’origine, a été précipité, conduisant de ce fait à l’espérance, regardée comme un bonheur auquel il est normal et légitime d’aspirer, d’un anéantissement de cette forme de matière, par une dissolution qui « effacera entièrement » la « figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 111). On ne saurait être plus clair sur le sort réservé à la chair et à l’univers matériel créé dans la conception de Martinès, cette destination à l’anéantissement étant soulignée à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration des êtres : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant » (Traité, 138). [8]
« Combien doit être énorme la faute
de notre premier Père temporel
pour qu’il ait pu dégénérer de son état de Gloire
jusqu’à se revêtir d’un corps de matière
qui n’avait point été fait pour lui ;
jusqu’à comprendre toute sa postérité
dans son crime et dans sa punition :
et c’est ici la source
du Péché originel dont tous les hommes sont tarés. »
(Morceaux détachés Du Livre Blanc)
D’ailleurs un texte très intéressant, ne figurant pas dans le Traité sur la réintégration mais synthétisant les points principaux de doctrine de Martinès au sujet de la dégénérescence d’Adam, le péché originel, l’anéantissement des corps de matière et la destination purement spirituelle des formes, résume assez bien ce que nous venons d’exposer : « L’arrêt prononcé par l’Eternel sur le premier homme était bien juste et sa prévarication devait être punie par la privation où cet arrêt le précipita. L’homme aujourd’hui ayant une même origine par sa forme corporelle doit participer à la punition corporelle et ayant aussi la même origine. Quant à l’être spirituel, il doit achever ce que le premier homme doit encore spirituellement à la justice divine. Combien doit être énorme la faute de notre premier Père temporel pour qu’il ait pu dégénérer de son état de Gloire jusqu’à se revêtir d’un corps de matière qui n’avait point été fait pour lui ; jusqu’à comprendre toute sa postérité dans son crime et dans sa punition : et c’est ici la source du Péché originel dont tous les hommes sont tarés. (…) L’incorporation du Messie dans une forme corporelle humaine nous prouve physiquement la prévarication du premier Adam. La mort temporelle corporelle du Christ nous démontre l’anéantissement d’Adam et sa réconciliation après la peine de privation. La résurrection du Christ sous une forme de corps de gloire nous représente parfaitement le premier état de premier homme Dieu de la terre, lors qu’il était revêtu d’un corps semblable pur et glorieux, non sujet à la corruption.» [9]
VII. La réintégration sera l’anéantissement de l’univers matériel
Si cette matière, si la Création et tous les corps qu’elle renferme, ont été une réponse à un drame, la réintégration par anéantissement de la matière et le retour au Principe originel de l’ensemble du composé matériel, sera en réponse une authentique délivrance car « cette prévarication a fait descendre l'homme sur cette surface et l'a précipité dans un monde tout opposé à celui pour lequel il avait été émancipé (…) le monde inférieur n'a qu'une forme matérielle et différente de celle des trois mondes supérieurs. C'est par la désunion que tu aperçois dans le double triangle de ce monde sensible que tu peux concevoir la privation du premier mineur et de ceux quirésident dans ce lieu de ténèbres, privation qui assujettit ces mineurs spirituels aux peines du corps et à celles de l'esprit. » (Traité, 242).
De la sorte, à l’image de l’âme se séparant du corps lors de la mort, la matière, après que les âmes aient rejoint l’Unité, sera abandonnée à la dissolution lors de la réintégration après un temps d’errance et d’inaction : « C'est par cette observation que vous pouvez concevoir l'événement et la révolution qui surviendra à l'univers entier lorsque Celui qui le vivifie se séparera de lui. Car, à l'image des corps particuliers, cette matière restera errante et dans l'inaction, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement dissipée. Telle est la loi qui donnera fin à toutes les choses temporelles. « (Traité, 274). Il ne fait aucun doute que la réintégration corresponde à une dissolution des choses créées, car la matière, par son impureté, ne peut avoir aucun rapport avec le divin selon Martinès : « L’esprit est trop pur pour communiquer directement avec notre âme spirituelle qui est souillée par l’union du corps, il se sert de l’intellect pour moyen et milieu ; le corps est trop impurpour communiquer directement avec l’âme spirituelle qui est en relation avec l’esprit… » [10]
« Cette attitude figure encore la réintégration
nécessaire de toutes les formes corporelles particulières
dans la forme générale,
ainsi que la séparation, ou suspension,
qui arrive à l'âme lorsqu'elle contemple l'esprit,
parce que le corps de matière
ne peut avoir aucune part
à ce qui s'opère entre le mineur et l'esprit divin. »
(Traité, 191).
De ce fait, à l’exemple de Moïse, déposant lors de sa prosternation face à l’Eternel sur le mont Horeb, ses métaux et sa matière impure, la réintégration correspondra au dépôt, à la séparation définitive entre le matériel et le spirituel, à la dissipation de toutes les vapeurs grossières de la matière impure qui ne peut avoir aucune part avec le divin : « Moïse, y étant entré dénué de tous métaux et de toute matière impure, fit sa prosternation, la face en terre, le corps étendu tout de son long, figurant le repos de la matière abattue par la présence de l'esprit du Créateur et le repos naturel qui est donné à toutes les formes après leurs opérations temporelles. Cette attitude figure encore la réintégration nécessaire de toutes les formes corporelles particulières dans la forme générale, ainsi que la séparation, ou suspension, qui arrive à l'âme lorsqu'elle contemple l'esprit, parce que le corps de matière ne peut avoir aucune part à ce qui s'opère entre le mineur et l'esprit divin. » (Traité, 191). Il est donc évident, incontestable et absolument certain, que Martinès selon sa doctrine, destine tous les corps et l’ensemble de la matière créée dont ils sont formés, non à la spiritualisation, mais au néant : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant. » (Traité, 138).
Si ce monde fut l’affreuse prison temporelle du mineur, le lieu obscur de son enfermement en une enveloppe ténébreuse, un lieu sinistre d’exil ou il endura une rigoureuse privation spirituelle, puisque Adam, piétinant tous les principes sacrés et trahissant Dieu de manière scandaleuse, prévarica en effectuant une opération de création de matière impure, alors la dissolution, l’anéantissement de ce monde ténébreux sera un événement heureux, une authentique « bénédiction » comme le souligna Saint-Martin dans son Traité des bénédictions, puisqu’elle correspondra au retour des âmes à l’Unité, à leur principe originel, à la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Conclusion :
1) Prières des élus coëns pour être libéré de la matière
Arrivant à notre conclusion, il nous semble intéressant, alors que certains pourraient éventuellement imaginer que nous avons sollicité les textes de Martinès afin d’aller dans le sens d’un rejet de la matière et d’une thèse visant à soutenir son anéantissement, supposition absurde tant les extraits témoignent de la réalité de cette position de nature doctrinale chez le thaumaturge bordelais, mais il est connu d’expérience qu’il est extrêmement difficile de faire entendre raison aux esprits attachés par a priori à leurs opinions personnelles, de procéder exceptionnellement à la citation de Prières qu’utilisaient les élus coëns, ce qui ne laissent cette fois-ci la place à plus aucun doute s’agissant de ce à quoi aspiraient les émules de l’Ordre lorsqu’ils travaillaient à la réintégration de l’homme et de l’Univers lors de la célébration des opérations préconisées par Martinès.
Commençons cette série de citations par une Prière d’Invocation dans laquelle l’élu priait en attente de l’entière « destruction de sa forme » matérielle : « L’esprit qui est établi mon guide et mon Gardien […] je te le commande encore plus particulièrement à toi […] pour la constitution de ma forme et à […] pour l’oeuvre et l’entretien de ma forme, et à toi […] pour la réparation et la succession des parties de ma formejusque au moment fixépour son entière destruction ; unissez-vous tous trois pour l'accomplissement de ma demande…. » [11]
« L’esprit qui est établi mon guide et mon Gardien,
je te le commande (….) pour la constitution de ma forme
pour l’oeuvre et l’entretien de ma forme,
pour la réparation et la succession des parties de ma forme
jusque au moment fixé pour son entière destruction ;
(….) pour l'accomplissement de ma demande…. »
(Prière de l’Invocation, Manuscrit d’Alger).
La Prière se poursuit en invoquant l’esprit des saints patrons de l’émule « dégagés des liens de la matière », bienheureux qui n’ont évidemment pas « spiritualisé leur chair », mais l’ont abandonnée dans la nuit du tombeau pour jouir des fruits de leurs vertus spirituelles. On remarquera que les coëns, amers, demandaient à sortir comme leurs saints patrons du lieu où il se trouvaient en ce monde : « Je m'adresse aussi particulièrement et nommément à vous, Esprits dégagés des liens de la matière, qui jouissez maintenant du fruit de vos vertus et dont j'ai le bonheur de porter les noms, ô (on nomme ses patrons réels et adoptifs) […] Obtenez pour moi les grâces, les secours et la clémence de la Divinité qui vous récompensera aujourd'hui dans les combats que vous avez livrés dans ce séjour où je suis amer ; faites que j'en sorte triomphant comme vous en m’assistant de vos lumières. » [12]
« Joignez-vous à moi pour obtenir
de sa clémence infinie envers l'homme
un adoucissement à la privation où sont condamnés
ceux de mes semblables qui n’ont pas encore satisfait à sa justice
depuis leur séparation d'avec la matière. »
(Prière de l’Invocation, Manuscrit d’Alger).
Puis, priant pour toutes les créatures et ses semblables encore en état de privation dans les cercles de purification, l’émule formulera exactement la même demande que pour lui-même, soit obtenir une séparation d’avec la matière : « Ô esprits qui approchez de plus près la majesté de celui qui est, portez-y aussi mes prières pour tous les ouvrages du Créateur, pour toutes ses créatures, pour toute la Nature ! Joignez-vous à moi pour obtenir de sa clémence infinie envers l'homme un adoucissement à la privation où sont condamnés ceux de mes semblables qui n’ont pas encore satisfait à sa justice depuis leur séparation d'avec la matière. » [13]
Dans une autre Prière, celle-ci de « conjuration contre le serpent », on retrouve la réitération des identiques demandes de rompre les liens de la matière : « Ô […] Dieu miséricordieux ; Dieu de paix, de clémence et d’amour, ô Père des vivants (…) Préserve-nous de toutes sortes de malheurs spirituels et temporels et des attaques de notre ennemi ; donne-nous la force de résister à tous ses intellects, de le combattre et de le vaincre pour ta plus grande gloire et justice […] romps les liens trompeurs qui pourraient retenir encore nos âmes dans la matière…» [14]
De façon encore plus explicite s’il se peut, lors d’une prière dite d’Abjuration des métaux, Martinès invitait ses émules à proclamer qu’ils abjuraient solennellement les « principes de matière nuisibles à l’homme de désir » : « Que ces trois chefs de matière que je précipite dans les abîmes de l’eau soient une preuve certaine de l’abjuration que je fais, en face de l’Eternel et de celui qui me voit et entend par son ordre, des principes de matière nuisibles à l’homme de désir. Amen. » [15]
« Que ces trois chefs de matière
que je précipite dans les abîmes de l’eau
soient une preuve certaine de l’abjuration que je fais,
en face de l’Eternel
et de celui qui me voit et entend par son ordre,
des principes de matière nuisibles à l’homme de désir.
Amen. »
(Abjuration des métaux, Manuscrit d’Alger).
Une autre prière, prescrite à la récitation le mercredi soir et les samedis exclusivement, afin de bénéficier des impressions de l’esprit de Mercure et de Saturne, stipule qu’elle est effectuée pour « dépouiller l’âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe » : « L’on dira les mercredis au soir avant de se coucher l’invocation qui suit et les samedis aussi, cette invocation n’étant point propre aux autres jours de la semaine. Cette invocation sera commencée le mercredi au soir afin de disposer par-là notre âme à recevoir et retenir quelque impression de l’esprit de Saturne par l’entremise de l’esprit de Mercure qui dépouille notre âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe. » [16]
La formule de cette demande, en forme d’instante prière que récitaient les émules, de sorte d’aspirer à être dépouillés de la grossière matière qui enveloppe l’âme depuis que l’Eternel transmua substantiellement Adam en un corps de matière ténébreuse impure, se retrouve dans une Conjuration réservée aux Frères des Hauts Grades de l’Ordre, selon une formulation plus saisissante encore puisqu’il y est question d’un enveloppement de l’être spirituel dans une chair offusquant le mineur depuis la chute : « Ô Esprit pur, malgré l’égalité de notre être spirituel, à cause de la chair qui m’enveloppe et m’offusque depuis la chute du premier homme… » [17]
« Ô Esprit pur, malgré l’égalité de notre être spirituel,
à cause de la chair qui m’enveloppe
et m’offusque depuis la chute du premier homme… »
(Conjuration, Manuscrit d’Alger).
Enfin, et si l’on se remémore l’importance de la place de l’esprit bon compagnon auprès du mineur pour opérer l’œuvre de réconciliation, on perçoit ce que peut avoir de significatif la « Conjuration adressée au Gardien », en observant avec quelle force dans les demandes est rédigée cette prière réitérant, en l’accompagnant d’implorations suppliantes, la demande des émules d’être dépouillés des vieux habits de la matière pour accéder à la lumière : « Je te demande + de te joindre intimement à moi temporellement et spirituellement + ; je te conjure de m’exaucer sans différer ; fais-toi connaître à moi, par tous les moyens qui sont en ta puissance et selon les facultés que tu sais être en moi ! Viens par ta présence m’illuminer dans mes ténèbres, me dépouiller de l’ascendant de mon vieil habit de matière et me rendre susceptible de cette lumière intellectuelle qui me fasse lire clairement avec toi dans les choses temporelles et spirituelles ! » [18]
« Viens par ta présence m’illuminer dans mes ténèbres,
me dépouiller de l’ascendant de mon vieil habit de matière
et me rendre susceptible de cette lumière intellectuelle
qui me fasse lire clairement avec toi
dans les choses temporelles et spirituelles ! »
(Conjuration au Gardien, Manuscrit d’Alger).
Ainsi, comme l’on dit couramment, la cause est entendue, ces Prières et Conjurations se passant évidemment de tout commentaire tant les formulations, de par leur côté absolument positif et irrécusable, n’autorisent aucune objection s’agissant de l’aspiration à l’abandon de la matière qui caractérisait le but recherché par les élus coëns.
Nous formulons simplement le vœu quant à nous, que s’il se trouvait d’aventure de nos jours encore quelques âmes qui lisent de façon rituelle ces anciennes Prières de l’Ordre, en les complétant éventuellement par les noms de puissance qui les accompagnent, qu’elles comprennent ce qu’elles expriment - faute peut-être de savoir exactement et avec certitude qui sont les « esprits » qu’elles sollicitent dans leurs circonférences - et sachent au moins en conscience véritablement ce qu’elles demandent dans leurs invocations dirigées vers le Ciel, suppliant leurs anges, leurs saints patrons ou l’Eternel, d’être séparées de leur « vieil habit de matière », et implorant dans leurs parfums à ce que s’accomplisse le dépouillement de leur âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe, de sorte de que puisse s’opérer un jour leur ultime réintégration.
2) La réintégration : devenir par grâce ce que Dieu est par nature
A l'image de la séparation de l'esprit et du corps, à l'instant de la mort, ce qui survient douloureusement pour chaque mineur depuis que l'homme a été revêtu d'une forme de matière grossière après la Chute, on peut imaginer, par analogie, ce qui se passera lors de la parousie dernière qui mettra un terme aux tristes et pénibles conditions existentielles qu'endurent toutes les créatures venant à naître dans cette vallée ténébreuse.
Viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu,
et s’accomplira pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés
un formidable retour à leur primitive origine,
une « Réintégration » qui les autorisera à être revêtus de leur
« puissance spirituelle divine »,
mais cette fois-ci en devenant par grâce
ce que Dieu est par nature pour l’éternité des éternités.
Amen +Amen+ Amen+
Comment, dès lors, ne pas se réjouir de cette perspective ultime, de cette apocatastase qui ne devrait terroriser que les êtres attachés aux tristes vestiges passagers qu'ils ont devant les yeux, retenus par les dérisoires reliquats des biens temporels corruptibles qu'ils prennent, dans leur erreur, pour des trésors merveilleux, alors même que tout ce qui existe, en ce bas monde, est frappé de déchéance et est condamné à la dégradation et à la mort ; « en ce jour, dit l’apôtre Pierre, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque tout cela est en voie de dissolution… » (2 Pierre 3, 10-11).
Soyons dans l’allégresse, bien au contraire, à l’idée certaine que viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu, et s’accomplira alors, pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés et pour les élus du Seigneur, les mineurs réconciliés et sanctifiés, un formidable retour à leur primitive origine, une « Réintégration » qui les autorisera à être de nouveau revêtus de leur « première propriété, vertu et puissance spirituelle divine », mais cette fois-ci en devenant par grâce ce que Dieu est par nature pour l’éternité des éternités. Amen + Amen+ Amen+
« La forme corporelle de l'homme
s'efface de dessus la terre
dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. »
(Traité, 236)
Notes.
1. Willermoz lors des Leçons de Lyon (1774-1776), avec Saint-Martin et d’Hauterive, travaillèrent à ramener l’enseignement de Martinès à une conception authentique de la Trinité, tout en l’inscrivant au cœur de la doctrine de la double nature du Divin Réparateur de façon à lui conférer un aspect conforme à celle de la Révélation de l’Évangile. Ceci s’explique car les positions de Martinès sur le plan théologique relèvent en effet de l’unitarisme modaliste que professait Sabellius, en identifiant dans la Trinité trois modalités d'expression : Pensée, Volonté, Action, mais se refusant à la distinction des Personnes, ce que Willermoz, comme Saint-Martin en chrétiens connaissant bien leur religion, ne pouvaient légitimement admettre et alors même que, par une incroyable immaturité de sa christologie, les affirmations de Martinès s'apparentaient au docétisme en n'acceptant pas que Jésus ait pu subir les souffrances de la Passion. C’est ce que souligna justement Robert Amadou : « Les faiblesses du concept martinésien tiennent à l'immaturité de sa christologie. De même la théologie martinésienne de la Rédemption est embryonnaire, plus verbale que réelle. Certes, davantage que la mort du Christ, importe sa venue en chair et sa Transfiguration. Martines s'apparente sur ce point à l'orthodoxie, mais n'est-ce pas surtout formellement ? L'ambiguïté retourne. Ainsi Martines accepte la naissance virginale de Jésus, mais en privant Jésus des souffrances physiques de la Passion, par exemple ne succombe-t-il pas au docétisme ? Le docétisme en christologie,passe pour un trait caractéristique des gnosticismes. Ce rejet d'une compromission entre l'esprit, le divin et la matière, veut que le Christ n'ait eu que l'apparence d'un être humain fait d'une autre substance. Ainsi, le Jésus qui fut crucifié, soit aurait été un double du Sauveur (...) soit l'unique Jésus eût été impassible. Cette dernière thèse s'est trouvée chez Martinès. » (R. Amadou, Introduction au Traitésur la réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion rosicrucienne, 1995, p. 39).
2. Comme le souligne en de nombreux articles de son Catéchisme officiel, le Magistère romain, mais on retrouve les identiques formulations dans toutes les églises d’Orient et chez les Réformés : « La catéchèse sur la Création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne… » (CEC, § 282) ; « La création est le fondement de "tous les desseins salvifiques de Dieu", "le commencement de l’histoire du salut " (DCG 51) qui culmine dans le Christ. Inversement, le mystère du Christ est la lumière décisive sur le mystère de la création ; il révèle la fin en vue de laquelle, "au commencement, Dieu créa le ciel et la terre" (Gn 1, 1) : dès le commencement, Dieu avait en vue la gloire de la nouvelle création dans le Christ (cf. Rm 8, 18-23). » (CEC, § 280) ; « C’est pour cela que les lectures de la Nuit Pascale, célébration de la création nouvelle dans le Christ, commencent par le récit de la création ; de même, dans la liturgie byzantine, le récit de la création constitue toujours la première lecture des vigiles des grandes fêtes du Seigneur. Selon le témoignage des anciens, l’instruction des catéchumènes pour le baptême suit le même chemin (cf. Ethérie, pereg. 46 : PLS 1, 1089-1090 ; S. Augustin, catech. 3, 5). » (CEC, §281). (Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, Catechismus Romanus, promulgué à Rome par S.S. Jean-Paul II, le 11 octobre 1992).
3. L’Eglise rappelle : « Nous croyons que Dieu n’a besoin de rien de préexistant ni d’aucune aide pour créer (cf. Cc. Vatican I : DS 3022). La création n’est pas non plus une émanation nécessaire de la substance divine (cf. Cc. Vatican I : DS 3023-3024). Dieu crée librement " de rien " (DS 800 ; 3025) » (CEC, § 296) ; « Issue de la bonté divine, la création participe à cette bonté (" Et Dieu vit que cela était bon (...) très bon " : Gn 1, 4. 10. 12. 18. 21. 31). Car la création est voulue par Dieu comme un don adressé à l’homme, comme un héritage qui lui est destiné et confié. L’Église a dû, à maintes reprises, défendre la bonté de la création, y compris du monde matériel (cf. DS 286 ; 455-463 ; 800 ; 1333 ; 3002). » (CEC, § 299). (Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, op.cit.).
4. La production d’une substance nouvelle obtenue par transmutation de la substance antérieure, relève toujours de la formation d’un corps nouveau, comme l’explique Suàrez : « Toute forme substantielle disparaît pour laisser la place à une autre.» (F. Suàrez, Disputaciones metafisica, trad. S. Rabade). Ce qui est arrivé à Adam selon Martinès, est identique à ce qui survient lors de la naissance des êtres vivants : il y a eu changement substantiel, génération d’une substance autre, indépendante « motus ad substantiam generatio ». En toutes ses transformations, le corps, puisque Adam fut métamorphosé en une substance charnelle matérielle, abandonna une forme pour en acquérir une nouvelle : toute génération implique une modification de substance en raison de la loi de dégradation « generatio unius est corruptio alterius ». Et ce qui se passe dans les créatures se passe aussi dans la matière inanimée où des transformations substantielles s’accomplissent constamment : elles sont attestées par les propriétés nouvelles qui apparaissent au terme de certains changements. Ainsi, l’eau est transformée en vapeur, puis en air ; le bois est réduit en cendre ; le fer devient rouille ; les propriétés spécifiquement nouvelles qui se manifestent au terme de ces changements impliquent donc un changement de « substance ». A signaler que toutes les substances corporelles sont composées de deux principes réels : matière et forme, mais si la génération est le passage du non-être à l’être, la corruption, ou la dégradation en tant que dégénérescence, est le passage de l’être au non-être : « geratio in rebus inanimatis est totaliter ab extrinseco, sed generatio viventium est quodam altiori modo per aliquid ipsius viventis quod est semen in quo est aliquod principium corporis formativum » (Cf. S. Th. 1 78, 2 ad 2). On peut en déduire, que la dégénérescence d’Adam telle que présentée par Martinès, le place dans le « non-être » du point de vue anthropologique, en raison de sa matière impure nouvellement acquise en tant que substance composant à présent le mineur spirituel, transmué et emprisonné dans son enveloppe ténébreuse. Et cette action de Dieu n’a rien ni d’impossible ni de surprenant, puisqu’Il est capable d’opérer des changements qui ne sont pas de simples successions entre les substances, mais participent d’un acte de « transsubstantiation » qui, en vertu de son emprise absolue sur l'être des choses, peut incliner une réalité vers une autre réalité et la rendre entitativement différente par conversion substantielle. Dans la conversion eucharistique par exemple, la substance du pain s'identifie réellement et physiquement à l'être même du corps du Christ au point de faire disparaître la substance du pain qui devient le corps même du Sauveur. Et dans le cas de la transmutation substantielle de l’Adam céleste en corps de matière ténébreuse, Dieu, qui n'agit pas sur les choses à la manière d'une simple créature puisqu’il est le Créateur de tout, a réalisé surnaturellement un changement véritablement substantiel, car il modifia l'être d’Adam, il métamorphosa en son fond le corps céleste immatériel qu’avait notre premier père avant la Chute, pour en faire un corps de matière charnelle, et il le put car il était l'auteur des deux corps, l’un immatériel céleste, l’autre matériel terrestre. Cela signifie que, par une seule et même action de sa toute-puissance, Dieu opéra sur l'être d’Adam un changement tel qu'il se trouva converti, lui qui était un être spirituel assimilé aux esprits célestes, en un corps de matière ténébreuse : « Le Créateur, pour mettre un être quelconque en privation divine, ne se fonde ni sur le secours de sa cour divine ni sur celui des êtres spirituels divins temporels, et bien moins encore sur l'emploi de cette matière grossière en usage parmi les hommes ; il ne lui faut que sa seule pensée et sa seule volonté pour que tout agisse selon son gré. Voilà quelle est l'infinie différence de la force de la loi divine éternelle et immuable à la force de la loi humaine qui passe et s'efface aussi promptement que la forme corporelle de l'homme s'efface de dessus la terre dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. » (Traité, 236). Or cette transmutation, que Martinès qualifie de « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité, 235), fut bien un changement de substance, car Adam reçut une forme corporelle matérielle constituée de la « substance d’une forme apparente », identique à « la forme corporelle de tous les êtres existant dans ces trois mondes [qui] provient des trois principes : soufre, sel et mercure…. En effet, aucun être ne peut se revêtir de la substance d'une forme apparente, sans qu'elle ne soit composée de ces trois principes. » (Traité, 230). L’enveloppe corporelle d’Adam avant la Chute, qui était destinée « pour opérer temporellement les volontés du Créateur », ca « sans cette enveloppe, il ne pourrait rien opérer sur les autres êtres temporels, sans les consumer par la faculté innée de l'esprit pur de dissoudre tout ce qu'il approche » (Traité, 230), enveloppe corporelle glorieuse qui « n'est autre chose que la production du propre feu » des esprits, était à ce point différente « substantiellement » de la nature corporelle passive dont l’actuel mineur est constitué, qu’elle ne supporte aucun contact avec la matière ténébreuse sans la détruire : « attendu qu'aucune matière ne peut voir et concevoir l'esprit sans mourir ou sans que l'esprit ne dissolve et n'anéantisse toute forme de matière, à l'instant de son apparition .» (Traité, 38). Il est donc absolument impossible qu’ait pu subsister, ne serait-ce même qu’une quelconque trace, aussi infime soit-elle, du corps de gloire originel d’Adam dans la forme matérielle impure actuelle qu’il a reçue en « punition de son crime horrible », puisque si tel était le cas, cette trace subsistante aurait été immédiatementun facteur de dissolution et n'anéantissement de toute forme de matière. Ainsi,et il est aisé de le comprendre,la « substance de cette forme matérielle» (Traité, 70) dans laquelle est emprisonné Adam, forme matérielle substantielle qui est la « figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier » (Traité, 79), est destinée à la même fin que toute ce qui est forme de matière apparente solide passive, elle doit disparaître « au temps prescrit et limité par le Créateur » (Traité, 91). Le fils d’Adam, chaque mineur espère quant à lui, non en une « spiritualisation de sa chair » bien évidemment, mais en une « réconciliation qu'après un long et pénible travail et la réintégration de sa forme corporelle [qui] ne s'opérera que par le moyen d'une putréfaction inconcevable aux mortels. C'est cette putréfaction qui dégrade et efface entièrement la figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 110).
5. Cette apparence similaire entre l’Adam immatériel et l’Adam d’après la Chute ne veut absolument pas dire, et il est inexact d’en tirer une telle conclusion, qu’entre la « forme corporelle originelle » d’Adam et sa « forme corporelle actuelle » il n’y aurait aucune différence de nature « substantielle ». Martinès signale, de par son évidente référence à des éléments conceptuels de la scolastique et en particulier à la doctrine médiévale de l’analogie, qu’entre la forme corporelle originelle et la forme actuelle d’Adam il y a une similarité d’apparence, mais « similarité d’apparence » n’est pas « identité de substance », c’est une profonde erreur que d’en tirer une telle conclusion sur le plan théorique, car l’analogie n’affirme pas une identité entre deux termes, mais une ressemblance partielle, incomplète voire trompeuse ou même illusoire dans certains cas, montrant qu’il ne faut jamais confondre ce qui relève du « nom » et ce qui relève de « l’être des choses » (Summa. th., II-II, q.57, a.1, ad 1um). D’autant qu’entre «les formes corporelles actives et passives » (Traité, 6), et les « formes glorieuses impassives » (Traité, 47), la distance est gigantesque, elle est constituée par une « dégénérescence », plus même une transmutation (Traité, 24) qui est l'action de transformer une substance en une autre, un acte de métamorphose (Traité, 195), soit une changement de forme ceci consécutivement à un crime, un crime dans la terminologie martinésienne qui se traduit par la manifestation d’une forme matérielle, une « affreuse prison de ténèbres », un lieu de « privation éternelle » (Traité, 30), la génération d’une « création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme » (Traité, 23), entraînant une dégradation, c’est-à-dire une perte des qualités ontologiques par dégénérescence substantielle du premier homme : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devaient émaner des formes glorieuses comme la sienne » (Ibid.). Cette dégradation, par une dégénérescence de substance - produisant des corps qui diffèrent entre eux « substantiellement », comme une espèce diffère d’une autre par génération, ou dégénérescence, par corruption, transmutation, métamorphose ou une perte de l’essence primitive ainsi que la nature en fournit de nombreux exemples ainsi qu’expliqué en note [4] - aura pour conséquence que perdure une punition sévère, une « molestation » en raison de la génération d’une matière impure et passive : « Le Créateur laissa subsister l'ouvrage impur du mineur afin que ce mineur fût molesté de génération en génération, pour un temps immémorial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. Le Créateur n'a point permis que le crime du premier homme s'effaçât de dessous les cieux, afin que sa postérité ne pût prétendre cause d'ignorance de sa prévarication et qu'elle apprît par là que les peines et les misères qu'elle endure et endurera jusqu'à la fin des siècles ne viennent point du Créateur divin, mais de notre premier père, créateur de matière impure et passive. » (Ibid.) Qu’adviendra t-il, ceci rappelé encore une fois mais il est nécessaire d’y insister, à cette matière impure et passive ? Quelle sera sa destination finale, sera t-elle « régénérée », « transfigurée », « spiritualisée » ? Pas le moins du monde pour Martinès. Voici ce qu’il doit advenir selon-lui de la forme corporelle du mineur, constituée de matière impure et passive : « la forme corporelle de l'homme s'efface de dessus la terre dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. » (Traité, 236).
6. Il est intéressant de noter, à propos de la « transmutation » d’Adam, que lors du Concile de Florence, où les théologiens se demandèrent comment dissoudre la séparation entre le christianisme d'Orient et le christianisme d'Occident, faisant que le 6 juillet 1439, la bulle Laetentur caeli consacrait l'union avec l'Eglise grecque de Constantinople, un autre décret fut signé avec les jacobites monophysites d'Alexandrie et de Jérusalem stipulant, certes que Dieu avait créé avec pleine liberté parce qu'Il le voulait et uniquement par l'effet de sa pure bonté, mais surtout qu'il avait fait des créatures "muables" car créées à "partir du néant" : «Le seul vrai Dieu, par sa bonté et sa toute-puissance, non pas pour augmenter sa béatitude, ni pour acquérir sa pleine perfection, mais pour manifester celle-ci par les biens qu'il accorde à ses crétures, a, dans le plus libre des desseins créé les anges et le monde. La Sainte Eglise croit très fermement, professe et prèche que le seul vrai Dieu, Père, Fils et le Saint-Esprit, est le créateur de toutes choses visibles et invisibles, qui, quand il l'a voulu, a créé par bonté toutes les créatures tant spirituelles que corporelles, bonnes assurément parce qu'elles ont été faites par le Souverain Bien, mais muables, parce qu'elles ont été faites à partir du néant.» (Cf. Décret d’union Cantate Domino, 4 février 1442).
7. Catéchisme de l’Eglise Catholique, op.cit., § 1015, « bref « de l’Article 11, « Je crois à la résurrection de la chair », 1992).
8. Les efforts, quasi désespérés, visant à essayer de sauver une position ecclésiale proclamant et défendant par exemple (mais on pourrait y adjoindre bien d’autres), le dogme de la « résurrection de la chair », avec la conception martinésienne de la création matérielle, pour compréhensibles qu’ils soient selon une orientation que nous connaissons bien mais à l’égard de laquelle nous formulons depuis longtemps les plus grandes réserves, se heurtent à un problème majeur, que semblent ne pas apercevoir ceux, cherchant à concilier l’inconciliable, aboutissant à des incohérences théoriques qui ne manquent pas d’étonner de par les acrobaties sémantiques auxquelles elles obligent parlant, par exemple, d’une « chair » pour désigner le corps de gloire en destinant cette « chair », en tant que fantôme terminologique - qui n’est pas de la chair tout en voulant être appelée comme telle -, aux promesses de l’éternité spirituelle. Cet exercice improbable dénué de toute validité par rapport aux thèses de Martinès, ceci dit sans passion et avec amitié, est tout simplement absurde. Redisons-le fermement, une « spiritualisation de la chair », ou une « chair spiritualisée par régénération » pour Martinès est une impossibilité dans les termes, un cercle carré, car la « chair », au sens exact que lui donne l’auteur du Traité sur la réintégration, soit la forme corporelle matérielle temporelle et terrestre de l’homme chuté, « ouvrage [d’une] opération conçue et exercée par l’œuvre de mains souillées » (Traité, 44), n’a bien évidemment jamais été glorieuse ni ne bénéficia de l’incorruptibilité et de l’éternité sous la plume de Martinès, sauf à conférer à la forme corporelle glorieuse d’Adam, « forme impassive et d'une nature supérieure à celles de toutes les formes élémentaires », le qualificatif de « chair », ce qui est un contresens radical, tant du point de vue du vocabulaire martinésien que de toutes ses occurrences, car la chair, c’est-à-dire le corps matériel, est, pour le thaumaturge bordelais dans le Traité comme dans les rituels ou textes coëns, une conséquence de la prévarication : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224).
De ce fait il faut être cohérent.
Soit on tient les deux bouts de la chaîne entièrement, d’un côté ou de l’autre :
- 1°) En adhérant fidèlement à la foi de l’Eglise dans ses préalables au sujet de la Création - en regardant le monde matériel ainsi qu’un don et le corps charnel de l’homme de même -, comme dans ses conséquences, en espérant logiquement en une régénération de la chair et sa vocation à l’éternité par purification et spiritualisation définitive de son essence, simplement flétrie et affaiblie non substantiellement mais accidentellement un instant par le péché, lors de la résurrection des morts.
- 2°) Au contraire en faisant siennes les thèses de Martinès, ce que firent Willermoz et Saint-Martin, en considérant que la création matérielle a été tout d’abord une punition pour les esprits révoltés, et la chair une enveloppe ténébreuse ayant transformé substantiellement les fils d’Adam en êtres de matière impure, regardant ainsi l’anéantissement des formes corporelles lors de la réintégration comme une véritable libération et le retour à l’Unité spirituelle originelle.
Ou bien alors, fatalement en ne respectant pas la cohésion interne des doctrines, en oubliant volontairement un bout de leur chaîne conceptuelle, on tombe dans le piège de l’assemblage disparate, visant à faire tenir, dans un exercice à l’illogisme évident, une origine ténébreuse du composé matériel créé en punition de la révolte des esprits pervers et du crime d’Adam « souillé par une création si impure », avec une destination spirituelle de la chair en se fondant sur les Pères de l’Eglise, et en premier saint Irénée dont on peut citer intégralement bien sûr le livre V du Adversus haereses, mais auquel on pourrait aussi ajouter avantageusement, pour faire bonne mesure, les décisions de tous les conciles œucuméniques si l’on y tient, ce qui ne change rien au problème, car aboutissant à nulle autre « chose » qu’à l’édification d’une abstraction conceptuelle non seulement singulièrement bancale, mais surtout absolument intenable car ne pouvant être admise paradoxalement ni par l’Eglise - qui s’indignera toujours que l’on puisse soutenir le caractère « nécessaire » de la création et rejettera violemment cette idée d’une « matière prison » que Martinès partage avec Origène -, ni non plus par aucun Ordre authentique issu de l’héritage martinésien, et l’on pense évidemment en premier lieu au Régime Ecossais Rectifié qui est le seul a pouvoir se prévaloir par Willermoz d’une transmission initiatique effective d’avec l’auteur du Traité sur la réintégration, et dont les Instructions à tous les grades regardent la volonté d’une « spiritualisation de la chair » comme chimérique et appellent l’âme, dès l’état d’Apprenti, à se dégager des « vapeurs grossières de la matière ».
C’est pourquoi cette volonté de chercher à concilier de force martinésisme et foi dogmatique de l’Eglise, n’a strictement aucun sens sur le plan ecclésial, pas plus qu’elle n’en a sur le plan initiatique, puisque conduisant à la constitution d’une impasse catégorique, en forme de perspective fondée sur une analyse vouée à une inévitable impossibilité. La seule attitude cohérente, si l’on veut se considérer comme participant véritablement des Ordres dont on prétend être membre, c’est d’assumer clairement la pensée des fondateurs, bien sûr l’interroger, la travailler, l’approfondir ce qui est plus que souhaitable, mais avant tout la respecter dans ses affirmations et fondements essentiels, et non chercher à la tordre ou à la transformer par d’inacceptables contorsions théoriques pour la rendre, dans un exercice improbable, « doctrinalement compatible » avec l’enseignement de l’Eglise.
Reste, ce qui est admissible et sans aucun doute préférable si la contradiction devient trop pénible, la solution de rejoindre l’Eglise et d’y vivre pleinement sa foi de manière non schizophrénique. Nous pensons toutefois, qu’une autre voie est envisageable, celle consistant à admettre la différence doctrinale, la reconnaître honnêtement, et à se considérer comme « cas particuliers » postulant la non incompatibilité entre la foi et l'anthropologie platonicienne au sein de l’épouse de Jésus-Christ. Si l’idée d’universalité signifie quelque chose - et les divergences entre courants (augustiniens, thomistes, scotistes, etc.), très opposés, y compris sur l’économie du Salut, au sein de la catholicité en est un bon exemple – alors pourquoi l’illuminisme mystique, qui en revient à soutenir les thèses d’Origène après christianisation de Martinès opérée par Willermoz et Saint-Martin lors des leçons de Lyon (1774-1776), n’aurait-il pas la possibilité d’une humble place, avec sa singularité, à l’intérieur de la maison du Père ? Nous avons la conviction qu’une réponse non fermée a priori peut être apportée à cette question, n’adhérant pas à l’idée que la métaphysique grecque soit totalement contradictoire d’avec le christianisme, ce que nous cessons de soutenir depuis longtemps déjà, et ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir et d’expliquer plus longuement dans un prochain texte : « Pour un retour à Origène ».
9. Cf. Morceaux détachés Du Livre Blanc, in Manuscrit d’Alger, BNF Paris, FM 4 1282, Livre vert des Elus Coëns, pp. 98-99.
10. Ibid., p. 127.
11. Ibid., Prière de l’Invocation, pp. 33-34.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid., Prière après la Conjuration sur le serpent, p. 65.
15. Ibid., Abjuration des métaux, p. 104.
16. Ibid., p. 81
17. Ibid., Conjuration, in Instruction sur une Invocation de réconciliation à l’usage des FF. de hauts Grades (inférieurs), p. 91.
18. Ibid., Conjuration au Gardien, pp. 95-96.
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mardi, 06 mars 2012
Martinézisme et Martinisme
Le Chevalier de la Rose Croissante
et
Les sources guénoniennes de l’anti-martinisme
Jean-Marc Vivenza
Pour le Chevalier de la Rose Croissante :
« Les procédés théurgiques du juif portugais [Martinès] (sic)
étaient trop violents pour la théosophie
délicate et rêveuse de [Saint-Martin]. »
Les critiques contre le Martinisme ou Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) ne sont pas nouvelles, dès le XVIIIe siècle les vérités exposées avec une relative vigueur par le Philosophe Inconnu à propos de l’infinie supériorité de la voie du christianisme transcendant et intérieur sur le plan spirituel par rapport aux méthodes externes, choquèrent quelques esprits peu enclins à s’interroger sur les exigences de l’Evangile et provoquèrent, chez certains, des réactions parfois singulièrement irrationnelles.
Cependant, il est intéressant de constater que ces attaques du passé retrouvèrent un écho significatif et redoublèrent d’intensité à la périphérie de la lutte qui opposa, au début du siècle dernier, René Guénon (1886-1951) et ceux qui, à ses côtés, s’engagèrent dans la création, dans des circonstances rocambolesques, de l’Ordre du Temple Rénové, les amenant à entreprendre un combat contre Papus, l’Ordre Martiniste et Saint-Martin lui-même, ce dernier tour à tour chargé de nombreuses fautes à leurs yeux inexpiables, et notamment jugé responsable des troubles qui surgirent dans l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers et entraînèrentsa disparition après la mort de Martinès de Pasqually (+1774).
I. René Guénon et Papus
Comment cette querelle prit naissance ? Tout commença à partir du moment où René Guénon s’inscrivit en 1906 à l’Ecole des Sciences hermétiques de Papus - de son vrai nom Gérard Anaclet Vincent Encausse (1865-1916) – et devint Martiniste avant de découvrir, dans les premiers temps de sa vie initiatique, la maçonnerie du Rite National Espagnol fondé par don Villarino del Villar lié au Rite de Memphis Misraïm, au sein de laquelle il fut reçu le 25 octobre 1907 dans la Loge Humanidad n° 240 dont Charles-Henri Détré dit Téder (1855-1918), un intime de Papus à la tête de l’Ordre Martiniste, était le Vénérable Maître. Le même jour, Guénon sera admis dans le Chapitre et Temple « I.N.R.I. » du Rite Primitif et Originel Swedenborgien de John Yaker (1833-1913), se voyant également remettre des mains de Theodor Reuss (1855-1923) le cordon noir de Kadosh.
René Guénon se fera consacrer évêque en 1909
au sein de l’Eglise gnostique
C’est à cette période que Guénon se fera consacrer évêque, au début de 1909 par Fabre des Essarts (1848-1917) au sein de l’Eglise gnostique fondée par Jules Doinel (1842-1902) [1] en 1889 à l’occasion d’une séance spirite chez Maria de Mariategui, Lady Caithness duchesse de Medina Pomar (1830-1895), membre bienfaitrice de la Société Théosophique qui fut en relation avec la Hermetic Brotherhood of Luxor [2].
Se désignant comme évêque gnostique d'Alexandrie, Guénon prit le nom de « Sa Grâce Tau Palingénius d’Alexandrie » occupant l’office de Secrétaire Général de l’Eglise Gnostique de France.
II. La création de l’Ordre Rénové du Temple
Dans l’atmosphère singulière de l’Eglise Gnostique, et de ceux qui en étaient les membres actifs et dirigeants, Guénon n’hésitera pas à s’engager dès 1908 dans la création d'un Ordre Rénové du Temple ce qui lui vaudra son exclusion officielle de l’Ordre Martiniste de Papus, et une mise à l'écart de tous les cercles plus ou moins occultistes qui fleurissaient au début de XXe siècle à Paris. [3]
La formation de l’Ordre du Temple Rénové,
fut précédée par des séances d'invocations spirites
qui eurent lieu chez Albéric Thomas
Il est à remarquer, ce qui n’est pas sans être surprenant, que la formation du seul Ordre initiatique que dirigea réellement Guénon durant sa vie, à savoir l’Ordre du Temple Rénové, fut précédée par des séances d'invocations spirites qui commencèrent le 19 janvier 1908 et qui eurent lieu chez Albéric Thomas (1886-1914) au numéro 17 de l'hôtel de la rue des Canettes, puis, selon Paul Chacornac (1884-1964), rue Saint-Louis en l’île, directement chez Guénon, où une « entité » qui se présentait comme étant Jacques de Molay le Grand Maître historique de l’Ordre se manifesta à Albéric Thomas, Jean Desjobert (1887-1914) et Lucien Faugeron (+1947), pour que soit constitué un « Ordre du Temple Rénové », désignant Guénon comme son chef.
Guénon, entouré d’Albéric Thomas,Jean Desjobert et Lucien Faugeron, répondit favorablement à l'invitation spectrale, et se mit, sans crainte aucune, à la tête de la nouvelle organisation devenant, selon la signature qu’il utilisa, le : Souverain Grand Maître Commandeur de l’Ordre du Temple.
III. Hostilité à l’égard du Martinisme
Philippe Encausse (1906-1984), qui possédait la note d'information écrite par Téder, à propos de la constitution de l'Ordre du Temple Rénové en 1908, nous fait voir un Guénon, aidé par Albéric Thomas et ses amis, agissant avec une détermination assez vigoureuse : « G. [Guénon], devait s'emparer de toutes les adresses martinistes. Son Ordre était fondé sur l'idée de la vengeance templière avec Weishaupt pour modèle. (...) G[uénon] se prétendait un templier réincarné, se disant nommé par Jacques de Molay pour réveiller l'Ordre du Temple, se livrant à des séances de spiritisme pour élaborer le rituel du nouvel Ordre. On enseignait, dans l'Ordre Rénové du Temple, qu'aucune religion ne devait avoir supériorité sur une autre, et l'on s'y efforçait d'y "introniser l'Eglise Gnostique", dont G[uénon] était évêque sous le nom de son éminence Tau Palingénius. »
« Nous ne comptons plus les excommunications
lancées contre nous par la sainte Eglise romaine,
ce dont nous nous faisons gloire d'ailleurs.»
René Guénon, 22 février 1909.
Les déclarations de ce nouvel Ordre étaient d’ailleurs d’une telle hostilité à l’égard de l’Ordre Martiniste de Papus, qui s’exprimait par des libelles d’une violence inouïe, que tout cela éveilla quelque peu les soupçons des milieux initiatiques, et même cléricaux, qui jugèrent relativement inquiétants les projets de l'Ordre du Temple Rénové.
En réponse, sans s’en inquiéter outre mesure, Guénon déclara : « Nous ne comptons plus les excommunications lancées contre nous par la sainte Eglise romaine, ce dont nous nous faisons gloire d'ailleurs.» (L'Acacia, 22 février 1909). Nous n’insisterons pas sur les déclarations outrancières et les actions hostiles de Guénon, Albéric Thomas et ses amis à l’égard de Papus et de l’Ordre Martiniste ; ces faits démontrent amplement par quel type « d’esprit » était animée l’entreprise spirite de l’Ordre du Temple Rénové.
Plus grave en revanche, furent les attaques, ayant pour but d’atteindre l’initiation martiniste, attaques dirigées principalement contre Louis-Claude de Saint-Martin qui fut ainsi la victime indirecte du combat dans lequel s’étaient engagés les membres de l’Ordre du Temple Rénové vis-à-vis de Papus et de son Ordre.
Le Chevalier de la Rose Croissante,
écrivit une Nouvelle Notice
sur le martinézisme et le martinisme,
qui amplifiait plus encore les attaques contre Saint-Martin.
En effet, alors que Papus publiait ses ouvrages sur Martinès de Pasqually, sa vie – ses pratiques magiques – son œuvre – ses disciples (Chamuel, 1895) et sur Louis-Claude de Saint-Martin... (1902), un anonyme « Chevalier de la Rose Croissante » faisait éditer Le Traité de la réintégration des êtres(1899) de Martinès de Pasqually, et Les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually précédé d'une Notice sur le martinézisme et le martinisme(1900). Ce dernier ouvrage était précédé d’une Notice sur le martinézisme et le martinisme, en réalité un long développement de la Préface à l'édition du Traité de la réintégration des êtrespublié en 1899 chez Paul Chacornac. Les propos que le Chevalier de la Rose Croissante avait crus bon de faire figurer dans sa Préface, conduisirent la revue L'Initiationdirigée par Papus, et malgré l’intérêt du sujet, à ignorer purement et simplement cette publication.
Le Chevalier de la Rose Croissante, visiblement satisfait de son œuvre, reprit donc son texte afin d’écrire un Nouvelle Notice sur le martinézisme et le martinisme, qui amplifiait plus encore les charges agressives contre Saint-Martin. Beaucoup s’interrogèrent, on pensa tout d’abord que le Chevalier de la Rose Croissante était René Philipon (1870–1936), compagnon de Papus, éditeur de la Bibliothèque Rosicrucienne d’Henri Chacornac (1855–1907), collaborateur de la Revue « L’Initiation » (1895) sous le pseudonyme de Jean Tabris. Il n’en était rien. C’est René Guénon, qui avait déjà publié sous le pseudonyme du Sphinx un article intitulé : Quelques documents inédits sur l'Ordre des Elus Coëns, dans La France antimaçonnique (23 avril 1914), revue ultra catholique luttant contre « l’influence de la juiverie et de la maçonnerie » (sic), qui livra au grand public la vérité en 1936 dans les Etudes Traditionnelles (bien que dans l’Acacia en 1907, avait déjà été révélé le nom de l’auteur) : Le, mystérieux Chevalier de la Rose Croissante n’était autre qu’Albéric Thomas [3], le co-fondateur avec Guénon de l’Ordre du Temple Rénové.
V. Albéric Thomas, alias Tau Marnès, et sa Notice sur le martinézisme et le martinisme
Ainsi, le mystérieux Chevalier de la Rose Croissante se révélait être Alexandre-Albéric Thomas, évêque gnostique sous le nom de Tau Marnès, qui avait été reçu Supérieur Inconnu dans l’Ordre Martiniste en 1893, actif secrétaire de la Grande Loge Misraïmite, également secrétaire de la revue La Gnose, organe de l’Eglise Gnostique, membre de l'Ordre Rénové du Temple fondé par René Guenon. Albéric Thomas, Tau Marnès, auteur de cette charge violente dirigée contre Saint-Martin, l’accusait tour à tour d’être un fauteur de trouble, de promouvoir un « mysticisme » incomplet et passif, d’être l’artisan d’une « propagande » contre les coëns et de s’être fait, dans sa volonté de mettre fin aux pratiques externes de la théurgie de Martinès, « l’agent de la volonté perverse du Malin » (sic), c’est-à-dire, rien moins que le délégué de l’intention du diable lui-même !
Pour Albéric Thomas, aliasTau Marnès,
Saint-Martin en mettant fin à la théurgie de Martinès,
se fit « l’agent de la volonté perverse du Malin » !
a) Propos véhéments contre Saint-Martin
Lisons le Chevalier de la Rose Croissante, Albéric Thomas alias Tau Marnès, pour se rendre compte des reproches véhéments qui étaient fait à Saint-Martin :
«Certains disciples de Martinès de Pasqually entraînés par l'exemple de Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la voie incomplète et passive du mysticisme. Ce changement de direction dans la vie de Saint Martin pourrait nous surprendre si nous ne savions pas combien, durant les cinq années qu'il passa à la loge de Bordeaux, le disciple avait eu d'éloignement pour les opérations extérieures du Maître. »
« Les résultats de la scission due à l'active propagande de Saint-Martin ne se firent pas attendre. Tout d'abord les loges du sud-ouest cessèrent leurs travaux.» [4]
Plus encore sévères, les considérations d’Albéric Thomas dans la version étendue de la Nouvelle notice sur le martinézisme et le martinisme, publiée dans le volume contenant les Enseignements secrets de Martines de Pasqually de Franz von Baader, dans laquelle était relaté le célèbre épisode du passage de Saint-Martin dans le Temple coën de Versailles où il fit savoir aux émules qu’ils en en restaient « à une initiation selon les formes » :
« …cette visite aux Elus Coëns de Versailles, sur laquelle Saint-Martin glisse si rapidement dans les notes de son « Portrait » qu'il oublie de mentionner le nom même du frère Salzac, nous est racontée en détail par ce dernier dans une curieuse lettre dont voici la teneur : »
Suivent les documents :
- Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal. E. Vl.
- Extrait d'une lettre an baron de Liebisdorf publiée par MM. Schauer et Alp. Chuquet, in Correspondance inédite de L. C. de Saint-Martin, Paris, Dentu. 1862, p. 15.
- Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal, E. VII.
b) Signe des attaques ad hominem contre Saint-Martin
Les commentaires d’Albéric Thomas, s’appuyant sur les considérations des disciples de Martinès, sont très critiques, comme on peut en juger, accusant Saint-Martin d’être un « théosophe délicat » (sic), de « maladresse », « d’inconséquence », de « séduction trompeuse », « d’ambitions mondaines », de « propagande », d’avoir mis fin aux « fruits des travaux », d’être « dépourvu de sens initiatique », de « rechercher des gens qui pensent comme lui », de « n’initier personne » « d’ébranler la confiance des émules » et pour finir, une nouvelle fois, de « mysticisme contemplatif ».
On remarquera d’ailleurs, alors que Saint-Martin rejeta en effet les pratiques théurgiques et les méthodes de Martinès, à aucun moment ne se lança dans des attaques ad hominem contre Pasqually, pour lequel il manifesta toujours un réel respect, se refusant à des propos violements hostiles à l’encontre de son premier maître. Il en ira tout différemment avec Albéric Thomas, qui se crut autorisé à flétrir grossièrement le Philosophe Inconnu par différents noms d’oiseaux, attitude si caractéristiques des milieux guénoniens, et dont Guénon lui-même se fit une spécialité dans ses controverses. Ce quasi « marqueur » détestable, qui signe nettement l’origine des charges anti-martinistes, est un point qui est à souligner, montrant la faiblesse des esprits incapables de se cantonner à une réfutation des théories qu’ils refusent, pour déverser sur les êtres et les personnes un flot grossier de propos hostiles comme on peut en juger :
« C'est en effet ce dont ne s'aperçoit pas Saint-Martin, chez lequel ces inconséquences sont assez fréquentes. »
« Cette seconde lettre est plus sévère pour Saint-Martin. Elle nous montre qu'un certain nombre d'Elus Coëns avaient été séduits, dès 1777, par les propositions d'un frère dont, comme le dit Salzac, tous louaient la vertu, et que ces Elus Coëns se trouvaient par suite en « méchante posture » puisque, peu satisfaits sans doute des « fruits » promis par Saint-Martin, ils avaient voulu reprendre leurs anciens travaux et n'obtenaient plus « aucun des fruits qui faisaient autrefois leur joie. » Mais passons. »
A la lecture d'une telle déclaration on comprend combien il est puéril de soutenir que Saint-Martin est le continuateur de Martinès de Pasqually. A la vérité on peut dire que Saint-Martin n'a jamais eu le sens de la méthode initiatique. Il est convaincu et cela lui suffit pour croire qu'il convaincra aisément les autres. Dans son apostolat il abandonne rapidement ceux qui font quelques difficultés pour « partager ses objets ». Il les considère comme des « passades », et ne s'aperçoit pas que toute sa mission consiste à rechercher des gens, qui pensent comme lui. Aussi sa vie est-elle bien différente de celle de Martinès de Pasqually. Alors que ce dernier initiait lentement et dans le plus grand secret, Saint-Martin, qui n'initie personne et qui n'a rien à cacher, multiplie ses voyages et opère au grand jour dans la société la plus mondaine. C'est ce qui a fait écrire à M. Matter : «(…) Le disciple différait singulièrement du maître. Loin de vouloir à son exemple cacher sa vie et végéter dans des assemblées mystérieuses, le Philosophe Inconnu aspirait en réalité à être le philosophe connu. »
« Si son ancien maître est un véritable théurge, Saint-Martin est bien un mystique contemplatif à qui répugne tout genre actif ; ou plutôt, c'est un théosophe à la manière de Priscus de Molosse. L'astral l'effraie; il en écarte soigneusement ses auditeurs et ses lecteurs. Lui-même se félicite d'avoir si peu d'astral ; et, quant aux opérations théurgiques : « Je suis bien loin, dit-il, d'avoir aucune virtualité dans ce genre, car mon œuvre tourne tout entier du côté de l'interne. »
« Les procédés théurgiques du juif portugais étaient trop violents pour sa théosophie délicate et rêveuse. »
« Le fait est que Saint-Martin s'intéressa de moins en moins à ces initiations et à ces opérations auxquelles on l'avait « livré » si longtemps. Bien plus, il ne cessa jamais de les proscrire, et fut en somme un irréductible adversaire de ce que l'on appelle : sciences occultes. De leur côté, les Élus Coëns, restés fidèles aux sciences maçonniques, furent naturellement aussi peu satisfaits d'une propagande qui ébranlait la confiance des émules dans les travaux traditionnels... » [5]
VI. René Guénon et Albéric Thomas : une violente hostilité envers Saint-Martin
On imagine la réaction absolument scandalisée des milieux martinistes à de telles outrances, et la contrariété de Papus et Téder en tant que responsables de l’Ordre Martiniste, incrédules devant la manifestation d’une si violente hostilité rageuse à l’égard du Philosophe Inconnu.
Papus et Téder en tant que responsables de l’Ordre Martiniste
restèrent incrédules devant la manifestation
d’une si violente hostilité à l’égard du Philosophe Inconnu
Pourtant, dans la revue l’Acacia en 1907, Albéric Thomas en réponse à un Frère dénommé Limousin, expliquait tranquillement l’écriture de son texte en le qualifiant certes d’excessif, mais tout en s’en faisant gloire : « (…) L’ouvrage dont vous me parlez se compose en effet d’une lettre de Baader, précédée d’une Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme. La lettre de Baader n’était pas inédite. Elle fut traduite d’une revue étrangère par les soins de M. Philipon. Quant à la Notice excessive qui précède cet opuscule et qui est signée de l’aimable pseudonyme Un Chevalier de la Rose Croissante, elle n’est pas de M. Philipon. Il serait injuste que ce dernier endosse les injures de M. Téder, dévoué champion de Papus. C’est moi, mon Très Cher Frère, qui suit le Chevalier de la Rose en question. Quand on prend de la rose, on n’en saurait trop prendre, et cela ne gêne personne. Mais cette fleur éminemment symbolique ayant des épines, comme toute rose qui se respecte, ces épines incommodèrent M. Papus et par surcroît M. Téder : Indeirae. » [6]
Il nous semble inutile d’y insister, les exemples cités étant plus qu’éloquents, montrant le rejet critique d’Abéric Thomas, sous le pseudonyme d’un Chevalier de la Rose Croissante, à l’égard de la voie interne proposée par Saint-Martin. Pourtant, ces injustes critiques « excessives » d’Albéric Thomas, que l’on voit reproduites parfois aujourd’hui – quoique fort heureusement assez rarement - ne sont en réalité que l’exposition de vieux griefs classiques qui n’ont rien de bien nouveaux, tout cela relevant de l’outrance et du mauvais esprit qui, comme toujours, témoignent de l’absence de qualification sur le plan spirituel. Plus intéressant est de savoir qu’elle est l’origine de la thèse qui sous-tend ces violentes critiques. Cette origine n’est pas compliquée à découvrir, il s’agit de la thèse guénonienne bien connue à l’encontre de Saint-Martin décrié en raison de son prétendu « mysticisme passif », désigné par l’évêque gnostique Tau Marnès, de son état secrétaire de la revue la Gnose déguisé pour l’occasion en défenseur des élus coëns et de leur Grand Souverain Martinès sous le pseudonyme d’un Chevalier de la Rose Croissante, comme « propagandiste» (sic), « fauteur de désordre », avocat d’une « voie incomplète et passive du mysticisme », coupable « d’ébranler la confiance des émules », et, pour couronner le tout, « l’agent de la volonté perverse du Malin ».
VII. Les critères guénoniens et leur validité
Si ces considérations guénoniennes participent de vues polémiques stériles et fantaisistes, suffisamment dénuées de fondements pour qu’il ne soit pas nécessaire de les réfuter, tant d’absurdités dispensées avec une légèreté conjuguant l’ignorance de ce qu’est la perspective de la théosophie chrétienne, et la mauvaise foi s’agissant de l’intention de Saint-Martin dans son action auprès des émules de Martinès, disqualifiant immédiatement et absolument les auteurs de telles lignes, il est néanmoins intéressant de comprendre au nom de quels principes ces jugements furent dispensés contre Saint-Martin par les responsables de la revue la Gnose., organe mensuel de l’Eglise Gnostique.
a) Les élus coëns relèvent de l’ésotérisme pour Guénon
En réalité, l’identité de vue entre Albéric Thomas et Guénon, vient du fait qu’ils se firent les défenseurs de Martinès de Pasqually contre Saint-Martin au prétexte que les élus coëns selon eux, puisque maçons, possédaient un caractère initiatique, alors que la voie saint-martiniste, évidemment distante de la maçonnerie dont elle s’écartait, relevait, selon la grille analytique de la doxa guénonienne, du « mysticisme » chargé de tous les maux par le tenants de la Tradition primordiale, et surtout étranger aux domaines de l’ésotérisme puisque relevant, d’après ces critères, d’une forme inférieure de piété passive limitée au domaine individuel, n’accédant pas, puisqu’en restant au salut personnel par la prière, à la possibilité d’une délivrance en mode général et englobant, soit la fameuse « réintégration universelle » dans le langage de Martinès.
Logiquement, Saint-Martin, après avoir été caricaturé violemment par Albéric Thomas, fit ensuite les frais des foudres de René Guénon, en des termes voisins de ceux utilisés par le Chevalier de la Rose Croissante : « Ce cas de Saint-Martin, écrit Guénon, doit nous retenir un peu plus longtemps ne serait-ce qu’à cause de tout ce qu’on a prétendu faire sortir de là à notre époque ; la vérité est que, si Saint-Martin abandonna tous les rites maçonniques auxquels il avait été rattaché, y compris celui des Elus Coens, ce fut pour adopter une attitude exclusivement mystique, donc incompatible avec le point de vue initiatique…» [7]
b) L’ignorance de la théosophie saint-martiniste
L'étroitesse de vue par rapport à tout ce qui touche à la spiritualité chrétienne se retrouve dans les jugements à l'emporte-pièce d’Albéric Thomas et de René Guénon, et il serait relativement aisé de démontrer que l'attitude de Saint-Martin, lors de son abandon des rites de la théurgie externe, ne consista pas à se muer en un « mysticisme » passif, sachant que sous la plume de Guénon ce qualificatif est équivalent au mode d'expression d'une matière religieuse dépendante de l'exotérisme institutionnel.
Saint-Martin, bien au contraire, proposa une démarche initiatique intérieure infiniment exigeante - une voie selon « l'interne » pour reprendre la terminologie saint-martiniste – capable de dépasser les formes en effet, car elles ont a être dépassées aujourd’hui depuis la venue du Christ, en s'engageant dans une découverte de plus en plus approfondie et intime de la « Réalité » supérieure afin que l’homme puisse pleinement « activer » ce que le Divin Réparateur lui a acquis par son saint Sacrifice : l’entrée dans le Sanctuaire du Ciel.
La voie selon l’interne de Saint-Martin,
n’est ni de la religiosité passive, ni du « piétisme »,
comme l’en accuse René Guénon,
elle relève de la théosophie.
Cette voie, n’est ni de la religiosité passive, ni du piétisme, mais correspond à l’exigence évangélique du culte nouveau « en esprit et en vérité », qui n’est plus « matériel-temporel » mais spirituel (« Mais l’heure vient, et elle est déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père par l’Esprit et en vérité car le Père recherche des hommes qui l’adorent ainsi», Jean IV, 23), relève de la théosophie. Or la théosophie est un domaine particulier qui met en déroute les considérations limitées, c'est une "mystagogie" de nature sophianique.
Comme le rappelle fort justement Robert Amadou (1924-2006) : « La théosophie, qui n'est pas la philosophie, n'est pas davantage la théologie et elle constitue une forme particulière de la mystique qu'on nomme spéculative Mais elle réconcilie la philosophie et la théologie. Voyez ce qu'on peut tirer de là quant à la signification de la théosophie au siècle des Lumières. La théosophie est un illuminisme, car la lumière, même parfois physique, est le symbole privilégié de la Sagesse et la quête sophianique est celle de l'illumination. Et c'est une quête en profondeur; de l'intérieur, par l'intérieur (I'interne, dit Saint-Martin), donc un ésotérisme. » [8]
« La théosophie est un illuminisme,
car la lumière est le symbole privilégié de la Sagesse
et de la quête sophianique (…).
La théosophie saint-martinienne
est une mystagogie de la génération spirituelle.»
La théosophie à laquelle invite Saint-Martin, poursuit Robert Amadou : « prescrit une activité ad extra que Kirchberger, ami de Saint-Martin, qualifiait de scientifique et une activité ad intra que le même qualifiait d'ascétique). Ces deux activités, dont Saint-Martin souligne la conjugaison, procèdent d'une même vision unitaire de Dieu, de l'homme et de l'univers, de leurs rapports donnés en un tableau naturel, dont précisément la Sagesse fait à la fois l'œil et l'objet.Nous sommes tous veufs, notre tâche est de nous remarier. Nous sommes tous veufs de la Sagesse. C'est après l'avoir épousée, et d'abord cherchée puis courtisée, que nous pourrons engendrer le nouvel homme en nous, devenir nouvel homme. Or, tout est lié au nouvel homme : la médecine vraie, la royauté vraie, la poésie vraie, le sacerdoce vrai ne peuvent être exercés que par l'homme régénéré, autrement dit le nouvel homme. La théosophie saint-martinienne est une mystagogie de la génération spirituelle. » [9]
VIII. La problématique utilisation des critères guénoniens
Quel rapport peut-on trouver entre cette « voie » et le « mysticisme » tel que pensé, exposé et décrié selon les schémas guénoniens ? Mystère ! Et mystère d'autant plus étrange que pas une fois Guénon soupçonna, ou peut-être ne voulut admettre, que ce que proposait Saint-Martin dans ses ouvrages et au cercle de ses intimes, n'était en réalité que la traduction directe de la pensée de Jacob Boehme (1575-1624) dont il n'apparaît pas qu'elle fût négativement considérée par le maître du Caire, qui, bien au contraire, lui témoigna même un certain respect et une visible reconnaissance de sa valeur spirituelle.
Pourtant, Guénon et Albéric Thomas rejetèrent fortement Saint-Martin, non seulement en raison de leur rancœur envers Papus et de l’Ordre Martiniste, mais au prétexte que la voie selon l’interne préconisée par le Philosophe Inconnu avait été un « germe destructeur » pour les élus coëns en détournant les émules de leurs opérations, encourageant les Frères à abandonner les pratiques externes.
Ce jugement guénonien, qui pourrait être partagé par quelques modernes admirateurs de l’Ordre de Pasqually, est néanmoins inexact et profondément erroné, car les germes destructeurs qui entraînèrent la disparition des coëns se trouvaient précisément chez les coëns eux-mêmes. Il n’y avait nul besoin pour cela de l’action de Saint-Martin : le désordre qu’il y régnait, d’autant plus depuis le départ de Martinès, l’absence de certains rituels en particulier pour le grade de Réau-Croix, les conflits multiples qui étaient survenus, les importantes contradictions internes dans l’organisation, le caractère inapplicable des Statuts Généraux de 1767, les approximations nombreuses, les erreurs graves, en particulier sur le plan trinitaire et christologique qui ne sont d’ailleurs pas sans expliquer en quoi les pratiques théurgiques, provenant de sources occultistes, kabbalistiques et magiques, présentèrent une difficulté réelle pour certains émules, comme Jean-Jacques du Roy d’Hauterive qui réagira avant même Saint-Martin sur ce point, non oublieux des leçons de l’Evangile qui expliquent que c’est dans le seul Nom de Jésus-Christ que l’homme est lavé et régénéré, c’est tout cela qui contribua à la disparition de l’Ordre de Martinès et rien d’autre.
Si cette œuvre avait été de Dieu, l’Histoire l’aurait conservée ; si le ciel l’avait souhaité la Providence aurait donc veillé sur l’Ordre de Martinès et n’aurait pas permis sa disparition.
Or La Providence et l’Histoire n’ont pas voulu que perdure l’Ordre des élus coëns. C’est un fait objectif incontestable, et comme le dit la sentence scolastique : contra factum non datur argumentum.
a) Le danger des thèses guénoniennes pour les « néo-coëns » de désir
Cependant on rappellera, par charitable amitié préventive, que s’il s’avérait, à Dieu ne plaise, que soient repris de tels arguments guénoniens qui conjuguent l’ignorance et l’hostilité par les « néo-coëns » de désir d’aujourd’hui qui se rattachent à l’une des deux résurgences contemporaines (Bricaud – Lagrèze) - sur lesquelles d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire – ce serait encourir pour eux un risque majeur de "choc en retour" extrêmement dangereux.
Pourquoi ?
Tout simplement parce si étaient utilisés imprudemment les arguments de Guénon ou d’Albéric Thomas, ceux qui s’y risqueraient seraient pris au piège, brutal, de la logique qui sous-tend la thèse anti-martiniste des rédacteurs de la Gnose, logique qui forme un tout indissociable avec son préliminaire critique, au sujet des « transmissions illusoires», puisque la chaîne initiatique avec l’Ordre des élus coëns a été brisée par l’Histoire, cette dernière n’ayant pas voulu de l’Ordre de Martinès.
En effet, la thèse d’Albéric Thomas, telle que présentée dans l'Acacia en 1907 était «qu’il n'y a jamais eu de Martinisme issu de Saint-Martin, mais plutôt un Papusisme imaginé par Papus, et que ce dernier ne commença à lancer sous ce nom de Martinisme qu'en 1889 ». Cette thèse, qui était dirigée contre Papus et son Ordre, est celle qui explique le violent argumentaire contre Saint-Martin, car Albéric Thomas voulait montrer que Saint-Martin ne fonda aucun Ordre, ce qui est vrai, mais de plus regrette vivement que les coëns n’existent plus dans la mesure où leur essence maçonnique, comme nous l’avons déjà souligné, leur conférait pour les critères du secrétaire de l’Eglise Gnostique, un caractère initiatique.
Mais allons plus avant dans notre question.
b) Les néo-coëns relèvent pour Guénon des initiations factices
On ne peut manipuler sans risques immenses
des arguments empruntés à des courants
qui ont toujours manifesté une constante hostilité
à l’égard de l’illuminisme chrétien
Que diraient les adversaires anti-papusiens de Saint-Martin face à ceux, « néo-coëns » de désir actuels qui éventuellement reprendraient leurs griefs exprimés envers le Philosophe Inconnu, ceci tout en se revendiquant des résurgences contemporaines de l’Ordre ?
Il n’est pas bien difficile de le savoir : les admirateurs de Martinès s’imaginant être reliés « idéalement » aux coëns du XVIIIe siècle par l’effet d’un influx sui generis seraient regardés, et l’ont été d’ailleurs par les milieux guénoniens qui ne se privent pas de l’affirmer depuis des décennies, comme relevant des initiations factices et trompeuses dénuées de toute validité traditionnelle, c’est-à-dire se situant au sein d’initiations nulles et vides, œuvrant et opérant au sein de cercles qui sont des contrefaçons pseudo-initiatiques, en un mot, sur le plan concret, se trouvant à l’intérieur de structures qui ne sont qu’un « pur néant ».
Voici ce qu’écrit Guénon sur ce sujet : « Le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, avons-nous dit, est non seulement une condition nécessaire de l’initiation, mais il est même ce qui constitue l’initiation au sens le plus strict, tel que le définit l’étymologie du mot qui la désigne… le rattachement dont il s’agit doit être réel et effectif, un soi-disant rattachement « idéal » [ce soi-disant rattachement «idéal », par lequel certains vont jusqu’à prétendre faire revivre des formes traditionnelles entièrement disparues, tel que certains se sont plu parfois à l’envisager à notre époque] , est entièrement vain et de nul effet … …» [10]
Il rajoute :
« A défaut de filiation régulière, la, transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on n’a affaire qu’à une vulgaire contrefaçon de l’initiation. A plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il ne s’agit que de reconstitutions purement hypothétiques, pour ne pas dire imaginaires, de formes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins reculé, (…) et, même s’il y avait dans l’emploi de telles formes une volonté sérieuse de se rattacher à la tradition à laquelle elles ont appartenu, elles n’en seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacher en réalité qu’à quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela, comme nous le disions en ce qui concerne les individus, être « accepté » par les représentants autorisés de la tradition à laquelle on se réfère, de telle sorte qu’une organisation apparemment nouvelle ne pourra être légitime que si elle est comme un prolongement d’une organisation préexistante, de façon à maintenir sans aucune interruption la continuité de la « chaîne » initiatique. » [11]
Enfin :
« Il ne faut pas, à cet égard, se laisser duper par les dénominations que s’attribuent certaines organisations qui n’y ont aucun droit, mais qui essaient de se donner par là une apparence d’authenticité si l’on admet que la constitution de quelques-unes de ces groupements procède d’un désir sincère de se rattacher « idéalement » aux [Guénon écrit Rose-Croix mais l’exemple vaut pour les coëns], ce ne sera encore là, au point de vue initiatique, qu’un pur néant. Ce que nous disons sur cet exemple particulier s’applique d’ailleurs pareillement à toutes les organisations inventées par les occultistes et autres « néo-spiritualistes » de tout genre et de toute dénomination, organisations qui, quelles que soient leurs prétentions, ne peuvent, en toute vérité, être qualifiées que de « pseudo-initiatiques », car elles n’ont absolument rien de réel à transmettre, et ce qu’elles présentent n’est qu’une contrefaçon, voire même trop souvent une parodie ou une caricature de l’initiation. » [12]
Nous n’y insisterons pas plus ; on voit suffisamment que dans ces domaines on ne peut manipuler sans risques immenses, pour faire valoir ses positions, des arguments empruntés à des courants auxquels on est étranger et qui ont toujours manifesté une constante hostilité à l’égard de l’illuminisme chrétien, Guénon et son comparse Albéric Thomas, le rédacteur de l’excessive Notice sur le Martinézisme et le Martinsme, sous le nom d’un Chevalier de la Rose Croissante, incarnant par excellence cette tendance critique et sa logique corolaire à l’exigeant juridisme traditionnel en matière de transmission.
Conclusion
Il apparaît donc clairement, loin des caricatures outrancières du Chevalier de la Rose Croissante, que la perspective de Saint-Martin n’est pas réductible au « mysticisme personnel » que fustigea ensuite Guénon la réduisant à un « piétisme individuel » auquel il assimila le Philosophe Inconnu.
L’initiation de Saint-Martin est, positivement, la formulation la plus aboutie d’une « voie » de réalisation spirituelle incomparable, proposant et exposant une possibilité de réunion et d’union de l’âme à la Divinité, dans la pure et authentique continuité des maîtres instruits et « illuminés » de la pensée chrétienne, c’est-à-dire, en parfait accord avec le magnifique courant de la Théosophie sophianique qui perdura, avec ceux qui accueillirent avec enthousiasme la pensée du Philosophe Inconnu et se mirent à son école, formant, principalement dans les pays du Nord où Saint-Martin bénéficia d’une indéniable écoute, un riche courant se revendiquant ouvertement de la précieuse influence du théosophe français dont les écrits seront diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860), influençant Jung-Stilling (1740-1817), Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826) et Justinus Kerner (1786-1862), sans oublier celui qui, en raison de son immense rayonnement fut surnommé le « mage du Sud », Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), laissant une œuvre personnelle du plus haut intérêt, travail, en partie, à l'origine des travaux réalisés par l’admirateur de Joseph de Maistre et Saint-Martin, c’est-à-dire le très pertinent et fécond érudit Franz von Baader (1765-1841).
En parfaite unité avec les auteurs vénérables dont l’Histoire nous donne de découvrir les noms, nous percevons en quoi Louis-Claude de Saint-Martin, au XVIIIe siècle, fut l’héritier direct et le relais fécond d’un très ancien courant qui traverse toutes les périodes de la Révélation, plongeant ses vivantes racines dans les premiers temps de l’humanité, recueillant les précieuses lumières du culte et de la prière d’Abel afin qu’elles soient capables, par les effets de la sainte grâce du Ciel, de secrètement nourrir, et surtout régénérer, l’esprits de l’homme de désir , lui donnant de recouvrer non seulement la plénitude de sa primitive innocence, mais de participer avec la Divinité à la célébration de l’éternelle communion par la vertu réconciliatrice et rédemptrice acquise du Divin Maître Réparateur.
« Admirer et adorer constituent le privilège de l'homme
et la base sur laquelle doit reposer son mariage
au temporel et au spirituel.
Il faut s'occuper de l'homme-esprit et de la pensée
avant de s'occuper des faits,
afin que germe ou sorte notre propre révélation,
car toute chose doit faire sa propre révélation. »
(R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin).
A lire :
René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié
Editions du Simorgh, 2007.
(Ch. VII. L’incroyable confusion de Guénon
vis-à-vis de la théosophie « saint-martiniste »)
A paraître :
René Guénon, l’ésotérisme et la franc-maçonnerie
in Le Livre des Francs-Maçonneries, Editions Robert Laffont, coll. Bouquins (2012).
Notes.
1. Jules Doinel fut l’objet, lors de la séance spirite fondatrice de l’Eglise gnostique chez Lady Caithness en 1889, d’une révélation de la part d’un « esprit » qui se présenta comme étant Guilhabert de Castres, évêque cathare qui disait en substance : « Moi, Guilhabert de Castres, entouré des martyrs de Montségur, je t'ordonne, Jules Doinel, de rénover la gnose. Tu seras patriarche sous le nom de Valentin II". Et Doinel sentit sur sa tête les mains de Guilhabert de Castres lui donnant l'investiture... "au nom des Saints Eons"....» (Cf. Quelques souvenirs sur René Guénon et les "Études Traditionnelles", Dossier confidentiel inédit).
2. La Hermetic Brotherhood of Luxor (Fraternité Hermétique de Louxor), organisation d’occultisme théurgique pratique et « opératoire» qui se fit connaître en 1870 sera qualifiée par Guénon comme étant : « une des rares Fraternités initiatiques sérieuses qui existent encore actuellement en Occident. Elle est étrangère à tout mouvement occultiste, bien que certains aient jugé bon de s’approprier quelques-uns de ses enseignements, en les dénaturant d’ailleurs complètement pour les adapter à leurs propres conceptions ». (Les Néo-spiritualistes, La Gnose, 1911).
3. « Signalons incidemment une petite erreur : M. van Rijnberk, en parlant de ses prédécesseurs, attribue à M. René Philipon les notices historiques signées « Un Chevalier de la Rose Croissante » et servant de préfaces aux éditions du Traité de Ia Réintégration des Êtresde Martines de Pasqually et des Enseignements secrets de Martines de Pasquallyde Franz von Baader publiées dans la « Bibliothéque Rosicrucienne ». Étonné de cette affirmation, nous avons posé la question à M. Philipon lui-même ; celui-ci nous a répondu qu’il a seulement traduit l’opuscule de von Baader, et que, comme nous le pensions, les deux notices en question sont en réalité d’Albéric Thomas. » (R. Guénon, L’énigme Martinès de Pasqually, Études Traditionnelles, mai à juillet 1936).
4. Cf. Un Chevalier de la Rose Croissante, Paris, 20 septembre 1898, jour anniversaire
de la mort de Martinès de Pasqually, texte publié en introduction à la première édition du Traité de la réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines, Bibliothèque Chacornac, coll. « Bibliothèque Rosicrucienne », 1899.
5. Un chevalier de la Rose Croissante, Paris, 19 décembre 1899, jour anniversaire de la mort de Caignet de Lisière, successeur de Martinès de Pasqually, in Nouvelle notice sur le martinézisme et le martinisme.
6. A. Thomas, l’Acacia, 1907, Cf. J.-L. Boutin, Le Chevalier de la Rose Croissante, in Bulletin de la société Martinès de Pasqually, n° 17, novembre 2007.
7. R. Guénon, L’Enigme de Martines de Pascally, article publié dans les « Etudes Traditionnelles », mai à juillet 1936, à propos de l’ouvrage de Gérard van Rijnberk : Un thaumaturge au XVIIIe siècle : Martines de Pasqually, sa vie, son œuvre, son Ordre, Félix Alcan, 1936, in Etudes sur la Franc-maçonnerie et le Compagnonnage, t. 1, Editions Traditionnelles, 1991, p. 85. Voir également, sous le pseudonyme « Le Sphinx », « Quelques documents inédits sur l'ordre des Elus Coens», La France antimaçonnique, 23 avril, 21 et 25 mai, 4 juin, 9 juillet 1914.
8. R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin, in Martinisme, Documents martinistes, 2e éd. Les Auberts, Institut Eléazar, 1993.
9. Ibid. A propos de l’excellence de la prière intérieure que préconise Saint-Martin, on se souviendra que l’exigence de la sainte communion qu’imposait Martinès à ses émules avant les "opérations" - et que l'on voudrait présenter comme la protection idéale contre les pratiques théurgiques dangereuses - relève bien, une fois encore, de ce formalisme externe dont étaient frappés les coëns. Si l’efficacité de la « Présence réelle » sur les âmes en état de grâce n’est pas en cause dans leur relation à Dieu, néanmoins il convient d'avoir à l'esprit que l'on peut prendre l’eucharistie pendant des années en état de péché mortel et dans un cœur impur - ce qui conduit directement à ce que l’Eglise qualifie de « communion sacrilège » - rendant, certes, absolument sans fruit et sans effet cette communion indigne sur le plan de la grâce, mais ce qui a de plus pour conséquence, non seulement d’accroître l'état peccamineux de l'émule, mais aussi, et ce qui est à considérer attentivement, de le placer en situation de danger plus grand encore lors des cérémonies invocatoires puisque non pourvu d'une protection purificatrice. Combien bien plus juste et sage, on le voit, la position de Saint-Martin qui demande avant tout, dans la voie initiatique qui doit disposer de ses propres moyens, que le cœur soit purifié par la prière pour avancer vers Dieu, ceci d'ailleurs en parfait accord sur ce point avec les grands spirituels, rejoignant par exemple sainte Thèsrèse d’Avila (1515-1582) qui déclarait : « On peut communier tous les jours et vivre dans le péché, mais on ne peut pas faire oraison et rester dans le péché. » (Cf. Le Chemin de Perfection, 1576)
10. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Editions Traditionnelles, 1946, p. 23.
11. Ibid., pp. 26-27.
12. Ibid., p. 27.
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