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jeudi, 15 décembre 2011

Louis-Claude de Saint-Martin et Jacob Boehme

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« Un auteur allemand, dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages,

savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes",

peut suppléer amplement à ce qui manque dans les miens. »

 

(Saint-Martin, Le Ministère de l'homme-esprit.)

 

 

 

  

lc_st_martin2.jpg Imaginer que l’influence de Jacob Boehme sur Saint-Martin fut superficielle, peu importante, anecdotique, voire non essentielle pour l’élaboration de sa pensée et dans son évolution ultérieure,  est une considérable et profonde erreur, hélas ! assez répandue et relativement partagée dans divers milieux. C’est oublier que les principaux textes du Philosophe Inconnu furent imaginés,  composés et rédigés à la suite de la découverte de la pensée du génial visionnaire de Görlitz.

 

En effet, en 1788, Saint-Martin qui pour l’heure n’avait encore que peu publié et dont les principaux ouvrages restaient à écrire [1], arrivait à  Montbéliard au printemps, et, en juin, s’installait à Strasbourg, se liant avec le neveu de Swedenborg, ainsi qu'avec Rodolphe Saltzmann et, surtout, Charlotte de Boecklin qui lui fit découvrir l'importance spirituelle de Jacob Boehme.

 

 

I. Le rôle de Rodolphe de Saltzmann auprès de Saint-Martin

 

 

 

Rodolphe Saltzmann, qui avait fait de solides études de droit et d'histoire à Goettingue, avait noué, de par ses fonctions de direction à la « Librairie académique », des relations avec les milieux instruits dans les matières ésotériques et philosophiques en Allemagne, en Suisse et en France. Se plongeant dans les arcanes de la théosophie, il y avait découvert d'extraordinaires lumières qui faisaient sa joie et sa passion. Entièrement versé dans la lecture des écrits de John Pordage (1608-1681), de Jane Leade, de William Law et de Swedenborg, c'est toutefois Jacob Boehme qui était devenu peu à peu l'objet de son principal enthousiasme. D'une rigueur toute germanique, rejetant les pratiques théurgiques par souci d'un rapport purifié avec le divin, Saltzmann fuyait le monde et vivait enfermé dans son cabinet de travail, entouré de ses opuscules, développant une sorte de mysticisme intérieur fondé sur l'oraison de quiétude et le repos en Dieu, qu’il avait puisé dans la spiritualité de Fénelon (1651-1715) et de madame Guyon (1648-1717), dont il vénérait la mémoire et s'inspirait pieusement.

 

 

 

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Rejetant les pratiques théurgiques

par souci d'un rapport purifié avec le divin,

Saltzmann vivait enfermé dans son cabinet de travail

plongé dans la lecture des œuvres de Boehme

 

 

 

 

Saint-Martin et Saltzmann, très proches spirituellement, ne pouvaient que s'entendre et s'apprécier. C'est ce qui arriva, et c'est de par les liens qui constituèrent cette amitié, que Saltzmann fit partager à Saint-Martin son amour et sa dévotion pour la pensée de Jacob Boehme.

 

On a de la peine à exprimer vraiment l'intense bonheur et l'exaltation que ressentit Saint-Martin lorsqu'il découvrit, de manière profonde et sérieuse, les lumières de Jacob Boehme. Son esprit fut traversé, à la lecture des textes de cet auteur, par une sorte de flamme inexplicable, faisant vivre d'une façon incroyable, en lui, chaque mot, chaque phrase, du penseur allemand. Il fut tellement retourné et saisi par cette « révélation » inattendue, qu'il se plongea, avec une frénésie encore jamais ressentie, dans la lecture des œuvres de Boehme, qu’il aborda avec une volonté de contact direct et authentique de leur sens original, puisqu’il se fit un devoir d'apprendre l'allemand afin d’y accéder pleinement. 

 

Si Rodolphe Saltzmann fut celui qui révéla à Saint-Martin l'insoupçonnable dimension métaphysique de Jacob Boehme, c'est cependant une femme, Charlotte de Boecklin, qui lui permit d'entrer dans une communion spirituelle fondée sur l'amour du maître. Entre eux naquit d’ailleurs une précieuse relation, où était constamment présente la pensée et les idées de Boehme. Pendant toute la durée de son séjour à Strasbourg, Saint-Martin ne passera quasiment pas une journée sans s'entretenir avec sa « chère B. » à propos des thèses théosophiques enseignées par leur maître. Car c'est bien un maître, plusieurs années après son initiation avec Martinès de Pasqually, qu'il venait de découvrir et de reconnaître dans la personne, ou plus exactement dans les écrits, de Jacob Boehme.

 

II. Jacob Boehme : premier maître de Saint-Martin "selon l’esprit"

 

Saint-Martin regardera Boehme comme son second maître du point de vue de la chronologie des rencontres, mais le premier, incontestablement, "selon l'esprit", tant il se sentira intimement proche du visionnaire de Görlitz, et s'attachera à son œuvre pour plusieurs raisons, mais dont l'une, déterminante, réside certainement dans le fait que nul n'avait jamais exprimé, dans l'histoire de la spiritualité, avec une telle saisissante profondeur les intimes mystères de l'éternité de Dieu, et ne s’était penché si pertinemment sur l'énigme irrésolue de la naissance et de l’engendrement du monde manifesté.

 

Boehme est en effet le maître incontesté de la vie suressentielle, il aborde avec une souveraine aisance la difficile notion du « sans-fond » (ungrund), l'Essence de toutes les essences, le Néant divin, avec une intensité et une force qui ne se rencontrent chez aucun autre auteur. Le « Rien », ainsi que le « Feu », occupent, dans la théosophie de Boehme, une dimension vertigineuse, abyssale, et c'est rien moins qu'à s'immerger au sein d'une sorte d'incroyable et audacieux accomplissement métaphysique qu'est invité son lecteur. Les propositions de Jacob Boehme, concernant Dieu, ne manquent pas de posséder une redoutable radicalité : « Je dis qu'il est l'Un et, en même temps, le Néant Eternel ; il n'a ni cause, ni commencement, ni lieu, et il ne possède rien en dehors de lui-même ; il est la volonté de ce qui est sans détermination, il n'est qu'Un en lui-même ; il n'a besoin ni d'espace ni de place ; il s'engendre en lui-même d'éternité en éternité ; il n'a rien qui lui ressemble, et n'a aucun endroit particulier où il réside : l'éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure ; il est la volonté de la sagesse et la sagesse est sa révélation. » (Mysterium magnum, I, 2.) Cependant ce « Néant Eternel », Ce « Rien », explique Jacob Boehme, pour se connaître et se faire connaître, est amené à se manifester, car la libre intuition qu'il a de lui-même porte un nom : Amour.

 

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Boehme est le maître incontesté de la vie suressentielle :

 

« Je dis qu'il est l'Un et, en même temps, le Néant Eternel ;

il n'a ni cause, ni commencement, ni lieu,

et il ne possède rien en dehors de lui-même ;

 il est la volonté de ce qui est sans détermination,

 il n'est qu'Un en lui-même.. »

 

(Mysterium magnum, I, 2.)

 

 

 

 

Ceci conduit le génial cordonnier à dire de Dieu que, de par la manifestation de son amour, travaillé par un « désir » qui préside au premier « Verbum fiat », il est : « le bien et le mal, le ciel et l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le commencement et la fin. » (Ibid., VIII, 24.) La révélation, du « Néant », constitue donc le véritable principe de la manifestation universelle, car, « le désir du Verbe éternel qui est Dieu, est le début de la nature éternelle et le saisissement du Néant en Quelque chose... » (Ibid., VI, 14.) De ce fait, le grand mystère de la Création, réside bien dans ce processus qui a conduit Dieu, ou « l'intérieur », a se manifester, à s'extérioriser, « avec son Verbe éternellement parlant qui n'est autre que lui-même ».

 

A cet égard,  « l'extérieur est un symbole de l'intérieur », c'est-à-dire que notre monde déchu, originellement spirituel, dégradé en une « ténébreuse concrétion » depuis la chute de Lucifer, est, tout à la fois, le Verbe et son oubli, la Lumière et sa radicale négation.

 

Il y a donc une « compénétration » entre le monde saint et le monde extérieur ou manifesté ; ceci explique que le monde spirituel ne se trouve pas ailleurs, dans le ciel : « Il ne faut pas penser au sujet des saints anges qu'ils se trouvent tous au-delà des étoiles, hors de ce monde, mais également dans le lieu de ce monde, bien qu'il n'existe pas de lieu dans l'éternité, explique Boehme, le lieu de ce monde et le lieu en dehors de ce monde sont pour eux une seule et même chose. » (Ibid., VIII, 16.) On comprend beaucoup mieux, ainsi, pourquoi Boehme, de manière stupéfiante, put affirmer : « Le ciel est en enfer, et l'enfer dans le ciel, et cependant aucun des deux n'apparaît à l'autre. » En réalité le cœur de la théosophie boehmienne se situe sans doute dans cette vérité surprenante du point de vue métaphysique : « pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... » (Ibid., II, 10.)

 

 

II. Saint-Martin et le secret de Boehme

 

 

On imagine sans peine ce qui put séduire à ce point Saint-Martin dans la doctrine de Jacob Boehme. Le lien étroit unissant Dieu et l'homme ayant fait l'objet d'un tel développement, et apparaissant d'une telle cruciale portée chez le théosophe allemand, que le Philosophe Inconnu crut y reconnaître, y lire même sous des mots différents et des formules originales et saisissantes, ses propres intuitions personnelles.

 

Bientôt la pensée de l'un devint la pensée de l'autre ; Saint-Martin se nourrissait avec une extraordinaire passion des écrits de Boehme, il s'y plongeait avec une joie et un enthousiasme indescriptibles. Se laissant porter sur les ailes de l'esprit, il ressentait dans son cœur, à la lecture des traités du penseur allemand, le souffle divin dont il avait déjà signalé, en parlant d'expérience, les marques de la bienfaisante action : « Le Seigneur pénétrera dans ta pensée ; il répandra dans ton cœur une chaleur vive, semblable à celle que tu goûtais dans ton enfance. » (L'Homme de désir, 240) Saint-Martin réalisait que Jacob Boehme était parvenu à décrire parfaitement ce qui lui était toujours apparu comme évident, c'est-à-dire qu'il ne peut y avoir de connaissance authentique de Dieu que dans l'invisible union, que de par l'intime « co-naturalité » de substance à substance entre l'âme et la Divinité, union accessible uniquement à la pure perception du cœur.

 

 

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Boehme s'accordait à merveille avec l’attrait de Saint-Martin

pour un christianisme intérieur, dépouillé,

ne nécessitant aucune forme structurelle organisée.

 

 

Plus encore, il trouvait, sous la plume inspirée du théosophe allemand, d'étonnantes convergences avec les thèses de son premier maître, Martinès de Pasqually. Le rôle central de la Chute, la première propriété d'Adam créé parfait à l'image et à la ressemblance de Dieu, qui, malheureusement, à son tour trahissant sa mission est projeté dans la dégradante prison matérielle, le devoir fait aux hommes actuels, avec l'aide du Rédempteur, de travailler à la restauration de leur nature originelle de manière, en s'extrayant du monde ténébreux, informe et vide, à participer à la divine et suressentielle Lumière, il était évident, comme il le constatait, qu'il existait de nombreuses similitudes entre les deux doctrines : « J'ai remarqué hier, avec grand plaisir, note-t-il le 11 juillet 1796 dans une lettre à Kirchberger, qu'il (Boehme) appuyait le point de doctrine admis dans ma première école, sur la possibilité de la résipiscence du démon lors de la formation du monde et de l'émanation du premier homme. » Dans cette lettre, il relevait la proximité doctrinale de ses deux maîtres : « Notre première école (celle de Bordeaux) a des choses précieuses. Je suis même tenté de croire que M. Pasqualis (sic), dont vous me parlez, et qui, puisqu'il faut vous le dire, était notre maître, avait la clef active de tout ce que notre cher Boehme expose dans ses théories, mais qu'il ne nous croyait pas en état de porter encore ces hautes vérités. » La conclusion, de cette étonnante complémentarité, semblait donc s'imposer naturellement à Saint-Martin : « Il résulte de tout ceci que c'est un excellent mariage à faire que celui de notre première école et notre ami Boehme. C'est à quoi je travaille, et je vous avoue franchement que je trouve les deux époux si bien partagés l'un et l'autre, que je ne sais rien de plus accompli. Ainsi prenons-en tout ce que nous pourrons ; je vous aiderai de tout mon pouvoir. » Et en effet ce « mariage » fut, sans aucun doute, l'œuvre par excellence du théosophe d'Amboise, puisqu’il y consacrera tous ses efforts et son énergie spirituelle.

 

Toutefois, malgré cette convergence doctrinale sur de nombreux points et cette volonté d'unir ses deux maîtres, dans une lettre du 29 messidor an III, soit en juillet 1795, lettre toujours destinée à Kirchberger, Saint-Martin, avait prit soin de rappeler que seule l'intimité avec les écrits de Jacob Boehme lui apportait : « la nature de la substance même de toutes les opérations divines, spirituelles, naturelles, temporelles ; de tous les testaments de l'esprit de Dieu, de toutes les Eglises spirituelles, anciennes et modernes ; de l'histoire de l'homme dans tous les degrés primitifs, actuels et futurs ; du puissant ennemi qui, par l'astral, s'est rendu roi du monde. »

 

 

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Saint-Martin regardait la « voie » de Boehme

comme supérieure à celle

qui lui fut enseignée par Martinès de Pasqually.

 

 

 

 

De ce fait, ce qui séduisit visiblement au plus haut point le Philosophe Inconnu chez Boehme, alors qu'il repprochait sévèrement aux coëns "de n'être initiés que selon les formes" en cherchant des signes visibles de l'invisible lors des "rituels", c'est que la pensée du génial visionnaire s'accordait à merveille avec son attrait personnel pour un christianisme intérieur, extrêmement dépouillé, ne nécessitant aucune forme structurelle organisée, et dont l'objet était d'éclairer le coeur de l'homme, seul tabernacle vivant dans lequel se manifeste la "Chose", c'est-à-dire la "Sainte Présence de Jésus-Christ".

 

Il était donc ravi de découvrir une « voie », semblable à celle qu'il prônait, où se signale l'absence de tout rituel n'obligeant donc aucunement à mettre en œuvre des cérémonies inutiles et des « opérations » complexes ; enfin, et peut-être surtout,  où un contact immédiat avec le divin était possible dans le secret du cœur, dans le plus grand et scrupuleux respect de la pure invisibilité qui doit présider aux choses spirituelles.

 

En cela il n’hésitera donc pas, logiquement, à considérer cette « voie » comme bien supérieure à celle qui lui avait été enseignée par Martinès de Pasqually, la déclarant plus sage et plus profonde : « Mon premier maître par son régime exposait ses disciples à des chances très importantes, car en ouvrant toutes les portes comme il faisait, il pouvait arriver que le vrai maître entrât à force du mouvement que nous donnions (...) Oh combien la voie de mon chérissime B. est plus sage et plus profonde ; j'y arrive tard sans doute, mais monstre que je suis, qu'ai-je fait même pour mériter d'en entendre parler ? » (Portrait, 508.)

 

 

III. Intense travail de Saint-Martin

 

Dès lors, entouré des ouvrages de Boehme, recevant l'aide précieuse de Saltzmann et de sa « chérissime B. »,  il s'engagera dans un travail de traduction particulièrement ardu, et singulièrement délicat. Les livres du philosophe teutonique étant déjà très complexes à lire en allemand, on évalue la difficulté de la tâche à laquelle se consacrera Saint-Martin, allant jusqu'à interrompre, pour un temps, son œuvre propre d’écriture. Habité d'une rare énergie, il parviendra, bien évidemment au prix de considérables efforts, à transcrire en français, dans une langue magnifique mais non en trahissant la pensée du visionnaire de Görlitz, les principaux traités de Boehme, donnant enfin aux hommes de désirs, la possibilité d'un accès fidèle et direct aux lumières de la théosophie boehmienne.

 

Et cette fidélité, Saint-Martin en fit un principe : « Mon lec­teur ne se plaindra pas (…) après le travail considérable auquel je me suis dévoué, pour lui transmettre un genre d'ouvrage dont il n'avait probablement aucune connaissance. » Voici ce qu’il tint à souligner, à propos de sa traduction de Boehme, dans son « avertissement du traducteur », lors de la publication en français de l’Aurore naissante : « Je me suis attaché à faire une traduction exacte et fidèle, plutôt qu'une traduction élégante ; non-seulement je me suis fait un devoir de respecter le sens de mon auteur, mais je ne me suis écarté que le  moins possible de la forme simple et peu recherchée avec laquelle il expose ses idées. Sans doute il eût été possible de lui prêter des couleurs plus relevée ; mais c'eût été changer sa physionomie ; et il ne fallait point laisser oublier à mes lecteurs que cette Aurore est l'ouvrage d'un homme de la plus basse classe du peuple, et qui a été sans maître et sans lettres ; autrement je ne leur aurais présenté qu'un ouvrage composé sur un autre ouvrage ; or, chacun sera toujours à même de faire cette entreprise selon ses moyen et sa manière de voir. Mes lecteurs conviendront que ma tache de simple traducteur avait déjà par elle-même assez de difficultés, quand ils appren­dront que les savants les plus versés dans la langue allemande ont de la peine à comprendre le langage de Bêhme, soit par son style antique, rude et peu soigné, soit par la profondeur des objets qu'il traite, et qui sont si étrangers pour le commun des hommes ; quand ils sauront, surtout, que dans ces sortes de matières, la langue allemande a nombre de mots qui renferment chacun une infinité de sens différents ; que mon auteur a employé continuel­lement ces mots indécis, et qu'il m'a fallu en saisir et varier la détermination précise selon les diverses occurrences ; enfin, quand ils sauront que, dans sa propre langue, mon auteur lui- même s'est trouvé quelquefois dans une telle disette d'expressions, que ses amis et ses rédacteurs lui ont fourni des mots, soit absolument inventés, soit latins, pour suppléer à cette disette. J'ai cru pouvoir conserver quelques-uns de ces mots, en essayant d'en développer, surtout dans les commencements, la véritable signification. » (Cf. L’Aurore naissante, Imprimerie de Laran, 1800). [2].

 

 

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Saint-Martin, occupé exclusivement à la pensée de Boehme,

considérait qu'il est indispensable

pour se consacrer au « grand objet de l'œuvre de l'homme »,

d'être dans la « paix de la régénération ».

 

 

On ne redira donc jamais assez l'immense mérite de Saint-Martin dans la réalisation de ce travail, et l'on ne mesure pas, sans doute à sa juste valeur, la  grande reconnaissance que lui doivent des générations de vrais cherchants qui, par son intermédiaire, purent recevoir les brillants éclats de vérité contenus dans les textes du cordonnier de Göltitz.

 

En l'espace de quelques années, ce n'est pas moins de sept livres qui seront entièrement traduits, dont deux publiés du vivant de Saint-Martin, et cinq autres à titre posthume [3]. Entièrement absorbé par son labeur, vivant un temps très fécond du point de vue spirituel, Saint-Martin goûte un vrai bonheur qu'il ne se prive pas d'exprimer. Il constatera, s'occupant exclusivement de la pensée de Boehme, qu'il est indispensable pour se consacrer avec fruit au « grand objet de l'œuvre de l'homme », d'être dans la « paix de la régénération », il en concluait : « Malheur à celui qui ne fonde pas son édifice spirituel sur la base solide de son cœur en perpétuelle purification et immolation par le feu sacré ; ce n'est que cet or-là qui peut être employé par le grand Betzaléel. C'est à mon incomparable Boehme que je dois d'avoir fait cette réflexion sur moi-même. » (Portrait, 427.) 

 

Conclusion

 

Saint-Martin insistera auprès de tous ses intimes sur l'exigence de lenteur que nécessite la « voie » spirituelle, et, surtout, sur la nature « expérimentale » des objets évoqués.

 

Saint-Martin, depuis son séjour de Strasbourg, ne dissimulait plus du tout son enthousiasme à l'égard du génial cordonnier de Görlitz, et considérait ouvertement sa doctrine comme un sommet inégalé de connaissance spirituelle et métaphysique. Il déclarera même sans détour dans un livre : « Un auteur allemand, dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages, savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes", peut suppléer amplement à ce qui manque dans les miens. » (Le Ministère de l'homme-esprit.) On comprend sans doute beaucoup mieux pourquoi, dans une lettre à Kirchberger, Saint-Martin déclarait sans hésitation aucune  : « C’est avec franchise, Monsieur, que je reconnais n’être pas digne de dénouer les cordons des souliers de cet homme étonnant, que je regarde comme la plus grande lumière qui ait paru sur la terre après Celui qui est la ‘‘Lumière’’ même. »  (Lettre, 8 juin 1792.)  

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                                      « J'ai senti en la relisant de suite, et tout à mon aise,

que cet ouvrage serait béni de Dieu et des hommes,

excepté du tourbillon des papillons de ce monde qui n'y verront rien... »

                                                                (Portrait, 1013.)

 

Non sans un considérable effort, Saint-Martin parvint à mettre à la disposition du public français, au dernier trimestre 1800, sa traduction de L'Aurore naissante, ce qui lui inspirera cette réflexion : « Dans le mois de brumaire an IX, j'ai publié ma traduction de l'Aurore naissante, de Jacob Bêhme (sic). J'ai senti en la relisant de suite, et tout à mon aise, que cet ouvrage serait béni de Dieu et des hommes, excepté du tourbillon des papillons de ce monde qui n'y verront rien... » (Portrait, 1013.)

 

Les « papillons de ce monde », en France, n’y virent en effet, comme à leur funeste habitude, pas grand-chose, trop préoccupés de leurs illusoires certitudes. Mais c'est en Allemagne, par un juste retour des choses, sous la féconde et précieuse influence de Saint-Martin dont les écrits furent diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), puis par Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860), que la pensée de Boehme va le plus significativement féconder les esprits et produire ses principaux effets qui furent à l'origine du magnifique courant illuministe dont nous savons, aujourd’hui, les fruits nombreux et bienfaisants qu’il produisit pour les âmes de désir en quête de la Lumière.

 

Jean-Marc Vivenza

 

 

Notes.

 

1. Voici les ouvrages de Saint-Martin publiés avant 1788 :

 

Des Erreurs et de la vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, 1775.

Ode sur l’origine et la destination de l’homme, 1781
Tableau naturel des rapports qui unissent Dieu, l’homme et l’univers, 1782.

Discours sur la meilleure manière de rappeler à la raison les nations livrées aux erreurs et aux superstitions, 1785.

 

On comprend aisément que les plus importants étaient à venir sous sa plume, parmi lesquels :

 

L’Homme de désir, 1790.

Ecce Homo, 1792.
Le Nouvel homme,
1792.
Stances sur l’origine et la destination de l’homme
, 1796.

Essai sur les signes et sur les idées, 1799.

Le Crocodile, 1799.

De l’Esprit des choses, 1800.

Le Cimetière d’Amboise, 1801.

Le Ministère de l’homme-esprit, 1802

 

 

2. A ce titre, pour parfaire son œuvre de traduction et d'adaptation française des écrits de Boehme, qui est son unique objet d'intérêt dans la période qui s’étend de 1788 à la fin de sa vie, Saint-Martin, ayant besoin des conseils d’un parfait germaniste, consultera souvent Kirchberger 1739-1798) à Berne. Il échangera aussi énormément avec Mme de Boecklin, et n'aura de cesse d'approfondir et préciser, dans ses nombreuses lettres, les subtilités de la théosophie boehmienne. Cette correspondance est en réalité son meilleur et plus efficace remède contre l'amertume, la tristesse et le découragement, ne se consolant absolument pas de vivre éloigné de Strasbourg, ville aimée où il reçut tant de bénéfiques lumières. Il s'en ouvrit dans une lettre du 10 juillet 1792 : « Je dois dire que cette ville de Strasbourg est une de celles à qui mon cœur tient le plus sur la terre, et que sans les sinistres circonstances qui nous désolent dans ce moment, je m'empresserais bien vite d'y retourner. »

 

3.

·         L'Aurore naissante, Imprimerie de Laran, 1800.

·         Des trois principes de l'essence divine, Imprimerie de Laran, 1802.

·         De la base profonde et sublime des six points, Migneret, 1806.

·         Courte explication en six points, Migneret, 1806.

·         Instruction fondamentale sur le Mystère céleste et terrestre, Migneret, 1806.

·         Quarante questions sur l'origine, l'essence, l'être, la nature et la propriété de l'âme, Migneret, 1807.

·         De la triple vie de l'homme, Migneret, 1809.

 

 

 

 

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Extrait tiré du site http://www.baglis.tv d'une table ronde intitulée

"La pensée de Louis-Claude de Saint-Martin"

réunissant Jean-Marc Vivenza, Dominque Clairembaut et Michel Cazenave :

 

Jakob Böhme

et le Philosophe Inconnu (Louis-Claude de Saint-Martin)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Ésotérisme, Franc-maçonnerie, Livres, Martinésisme, Martinisme, Mystique, Spiritualité, Théosophie | Lien permanent | | |  Facebook | | | | Pin it! | .