jeudi, 07 février 2019
René Guénon et le Régime Écossais Rectifié
Éclaircissements au sujet des méprises et incompréhensions de Guénon, et de ses disciples,
à l’égard de la doctrine des Élus Coëns,
de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte,
et de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Matin
On sait la profonde et durable incompréhension envers la pensée de Martinès de Pasqually (+ 1774) et les pratiques et méthodes observées par l'Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l'Univers, sa significative réserve s'agissant de la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et ses vives critiques à l'égard du Rite Écossais Rectifié - ou plus exactement du « Régime Écossais Rectifié » puisqu’il s’agit d’un système complet et cohérent possédant une architecture formant une totalité organisationnelle -, positions et attitudes constantes qui traverseront et caractériseront les différentes analyses effectuées par René Guénon (1886-1951) chaque fois qu'il abordera des questions relatives à ces sujets, et sur lesquelles il ne jugea pas utile de revenir.
En effet, les jugements de Guénon se signaleront toujours dans son œuvre par une nette minoration de la valeur intrinsèque de ces trois branches distinctes, et pourtant très proches, formant presque un identique courant, une quasi unique « famille » du point de vue spirituel possédant cependant leurs sensibilités propres qu’il importe de ne point ignorer ni de nier, dont l'influence fut considérable en Europe au XVIIIe siècle au sein de ce qu’il est convenu d’appeler « l'illuminisme ».
La profonde méconnaissance de Guénon à l’égard des richesses de l’ésotérisme occidental, alors qu’il ignorait l’allemand et ne s’intéressa jamais aux principaux auteurs de langue germanique, explique peut-être sa conviction s’agissant de la nécessité de s’ouvrir aux « lumières de l’Orient » qu’il identifiait avec l’image qu’il se faisait de la « tradition ésotérique », négligeant, faute des les avoir étudié et approfondi sérieusement, les fondements propres du vénérable héritage théosophique d’Occident passablement écarté de sa réflexion. L’aboutissement de cette ignorance de Guénon à l’égard des sources, notamment germaniques, de l’ésotérisme occidental, est connu – celle-ci se doublant de la non reconnaissance de la valeur propre des « lumières » originales du christianisme -, soit l’impérative nécessité de s’ouvrir aux enseignements orientaux afin d’accéder aux méthodes capables de nous conférer les « outils de réalisation » dont nous serions dépourvus, ce qui l’amena logiquement à déclarer en 1935 : « L’islam est le seul moyen d’accéder aujourd’hui, pour des Européens, à l’initiation effective (et non plus virtuelle), puisque la Maçonnerie [1] ne possède plus d’enseignement ni de méthode [2].»
I. Les cinq « erreurs » principales de René Guénon
Les cinq « erreurs » principales de René Guénon, dont la mise en lumière lors de la première édition de notre étude en 2007, déclencha les réactions passionnées et passionnelles s’accompagnant bien évidemment de l’inutile verbiage polémique dénué d’intérêt dont on imagine qu’il fait impression auprès des lecteurs non-avertis, et dont les autoproclamés « continuateurs » et « défenseurs » de la cause guénonienne, par l’effet d’un mimétisme relativement ridicule et d’un manque d’originalité signalant une certaine limite intellectuelle, se croient souvent obligés d’accompagner leurs laborieux persiflages -, se résument à cinq motifs principaux :
- 1°) René Guénon refuse d’admettre que le Régime Écossais Rectifié est une métamorphose des Élus Coëns, et non pas une simple dérivation de la Stricte Observance.
- 2°) René Guénon s’est trompé sur l’architecture organisationnelle du Régime Écossais Rectifié.
- 3°) René Guénon déprécia les « opérations » des Élus Coëns, soutenant qu’il s’agissait de rituels de “magie cérémonielle”, basés sur des pratiques théurgiques ; considérant par ailleurs que ce que Martinès appelait « réintégration » n’était que la restauration de « l’état primordial », lequel ne va pas au-delà des possibilités de l’être humain individuel.
- 4°) René Guénon ne voit pas en quoi, lorsque Jean-Baptiste Willermoz écarta « Tubalcaïn » des rituels du Régime Rectifié, il mit en fait en cohérence la nature de l’Ordre avec le « Haut et Saint Ordre » des élus de l’Éternel.
- 5°) René Guénon affirme de façon inexacte, que Louis-Claude de Saint-Martin, s’est enfermé dans le domaine du mysticisme, et par là-même s’est mis à distance de la voie initiatique, jugeant de manière absurde, que le « mysticisme relève exclusivement du domaine religieux, c’est-à-dire exotérique »
II. Le Régime Écossais Rectifié et sa nature « non-apocryphe »
Première assertion singulièrement faussée soutenue par René Guénon : le Régime Écossais Rectifié ne serait pas une métamorphose des Élus Coëns, mais une dérivation de la Stricte Observance.
Essayons de mettre en lumière la réalité des faits.
Lorsqu’en 1778 lors du Convent des Gaules, Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) donne naissance à l'Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, cette décision va réformer et « rectifier », c’est-à-dire « transformer » en une sorte de mutation complète et radicale, non pas seulement la structure organisationnelle à laquelle il fait subir une refonte complète en repositionnant et modifiant les Grades, mais surtout, et en premier lieu la perspective spirituelle et initiatique de la Stricte Observance, car il s’agissait de faire des enseignements de Martinès de Pasqually la base doctrinale et le fondement premier de cet « Ordre » entièrement nouveau connu sous le nom de « Régime Écossais Rectifié », qui n’a, en effet, strictement plus rien à voir avec de la maçonnerie templière. [3]
Ainsi, le programme de la « Réintégration », sous la forme d'un ensemble théorique et pratique, structuré et organisé, établissait le Régime Écossais Rectifié en un efficace instrument de préservation et un authentique « conservatoire » vivant de l'enseignement détenu par les Réaux-Croix, et, de ce fait, l'actif dépositaire de la doctrine martinésienne ainsi que de « l’influence spirituelle » coën authentique et véritable qu'il reste, et restera le seul sur le plan historique à détenir validement et légitimement de par le caractère ininterrompu de la chaîne le reliant à l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers.
Que demeura-t-il de la Stricte Observance après cette « Réforme » de Lyon, qui s’accompagna, d’un renoncement préalable à la « filiation templière, à sa succession et à sa restauration matérielle » [4], contrairement à ce que le baron Karl von Hund avait établi comme but et objectif de son système, décision solennelle de « Renonciation » confirmée de nouveau en 1782 au Convent de Wilhelmsbad ? [5]
La réponse est très simple, strictement plus rien ou presque !
La nature, l’essence et les objectifs de la Stricte Observance, étaient tout simplement changés, les perspectives transformées, et surtout, les sources totalement modifiées, puisque les nouveaux rituels, qui écartaient et remplaçaient purement et simplement ceux utilisés auparavant, nouveaux rituels rédigés par Willermoz en personne, faisaient apparaître dans tout ce qui concerne l’environnement et le contenu symbolique des loges (batteries, couleurs, nombres, éléments, décors, etc.), l’ensemble du corpus initiatique martinésien. [6]
Or, que trouva à répondre René Guénon à la remarque, plus que justifiée, que lui fit Gérard van Rijnberk, s’étonnant légitimement que l’on puisse à ce point se méprendre sur ce que représentait désormais le Régime Écossais Rectifié ? [7] Les propos suivants, qui démontrent une singulière obstination dans l’erreur : « Il trouve “étonnante” notre remarque que “le Régime Écossais Rectifié n’est point une métamorphose des Élus Coëns, mais bien une dérivation de la Stricte Observance” ; c’est pourtant ainsi, et quiconque a la moindre idée de l’histoire et de la constitution des Rites maçonniques ne peut avoir le moindre doute là-dessus ; même si Willermoz, en rédigeant les instructions de certains grades, y a introduit des idées plus ou moins inspirées des enseignements de Martines, cela ne change absolument rien à la filiation ni au caractère général du Rite dont il s’agit… » [8]
S’en tenant à une conception « administrative » de l’initiation, Guénon faisait ainsi la démonstration qu’il était dans l’incapacité de percevoir, ou d’admettre, la nature de ce système nouvellement édifié, qui n’était point, à l’évidence, une « dérivation de la Stricte Observance », mais bien une « métamorphose des Élus Coëns », une « métamorphose » opérée non pas seulement par l’introduction de l’appareil symbolique dont les rituels du Régime Rectifié étaient désormais le véhicule, mais de la doctrine des Élus Coëns, ce point étant essentiel pour distinguer ce qui relève, ou non, selon les critères martinésiens, une maçonnerie « apocryphe » ou « non apocryphe », faisant que le Régime Rectifié peut être en conséquence considéré de façon formelle et incontestable comme « l’Ordre substitué », renfermant les « connaissances mystérieuses » qui se trouvaient chez les élus coëns [9], lui conférant cette qualification qui seule est accordée aux structures dépositaires de la doctrine de la « réintégration », à savoir de système « non-apocryphe ». [10]
En conséquence, contrairement à ce que soutint fautivement Guénon, ces apports et ces modifications ayant abouti à une « métamorphose » complète de la Stricte Observance, ont changé absolument et objectivement tout à la filiation et au caractère général du Rite dont il s’agit.
III. Le Régime Écossais Rectifié est le témoin du « Haut et Saint Ordre »
Mais il y a un autre point qui échappa à Guénon dans cette question, et qu’il ne pouvait connaître, puisque certains rituels du Régime Rectifié lui étaient inaccessibles à l’époque où il rédigeait ses articles, notamment ceux de « l’Ordre Intérieur » [11], c’est que lors de la « constitution » de l'Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte en 1778, qui remplaça l’Ordre de chevalerie de la Stricte Observance, Jean-Baptiste Willermoz conféra ce nom à une forme traditionnelle de transmission qu'il considérait comme extrêmement ancienne, bien plus antique encore que l'Ordre du Temple lui-même et dont le Régime Rectifié conserve aujourd'hui l'héritage.
L'Ordre primitif doit être secret, parce qu'il a un but essentiel très élevé,
que peu d'hommes sont dignes de connaître...
a) L’Ordre primitif qui se dissimule sous le voile de la Franc-maçonnerie
Cet Ordre, très ancien, qui se dissimula un temps sous le voile de la Franc-maçonnerie, et qui reste et demeure caché au plus grand nombre, Willermoz le désigne sous le titre mystérieux de « Haut et Saint Ordre » ; Ordre primitif qui, « à défaut de pouvoir être nommé, ne peut être appelé que le Haut et Saint Ordre », à la base de la véritable initiation, et ne doit absolument pas être confondu avec les formes contingentes qu'empruntent, pour un temps limité, les institutions se consacrant à l'étude des « sciences sacrées » et à la perfection des hommes. [12]
On prendra donc soin, en observant une particulière attention sur ce point clé, expliquant et sous-tendant toute l'entreprise willermozienne, de se souvenir que l'intention qui présida à l'action du disciple lyonnais de Martinès de Pasqually, lors de la tenue des Convents constitutifs du Régime Écossais Rectifié, fut de préserver et conserver un héritage fondamental, de nature doctrinal et opératif, et que c'est cet héritage qui constitue le cœur du Régime, mais également le vénérable et inestimable dépôt primitif détenu, précisément, par le « Haut et Saint Ordre » : « L'institution maçonnique ne peut ni ne doit être confondue avec l'Ordre primitif et fondamental qui lui a donné naissance ; ce sont en effet deux choses distinctes. L'Ordre primitif doit être secret, parce qu'il a un but essentiel qui est très élevé, que peu d'hommes sont dignes de connaître ; son origine est si reculée, qu'elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l'institution maçonnique, c'est d'aider à remonter jusqu'à cet Ordre primitif, qu'on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie ; c'est une source précieuse, ignorée de la multitude, mais qui ne saurait être perdue : l'un est la Chose même, l'autre n'est que le moyen d'y atteindre ; c'est sous ce point de vue, mon B.A.F., qu'il faut considérer la franc-maçonnerie en général, et le Régime particulier auquel vous êtes attaché, si vous voulez en avoir une juste idée, et en retirer quelque fruit.» [13]
b) D’où provient « l’Ordre primitif et fondamental» dont le Régime Rectifié tire son origine ?
Dès lors une question s’impose : d’où provient cette « source pure et sacrée », c’est-à-dire cet « Ordre primitif et fondamental » désigné par Willermoz sous le nom de « Haut et Saint Ordre », dont le Régime Rectifié tire son origine ?
La réponse, qui fait justice des inexactitudes de Guénon et de ses continuateurs dans l’erreur, est celle-ci : la source d’où le Régime Rectifié tire son origine, provient, non de la Stricte Observance comme il apparaît évidemment, mais de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers qui a fait le lien au XVIIIe siècle, avec le « Haut et Saint Ordre », Ordre essentiel et fondamental des élus de l’Éternel, dont les Élus Coëns furent le relais, Ordre qui remonte jusqu’à l’époque patriarcale et possède la connaissance des éléments du « culte primitif » que pratiquait Adam, auxquels, sans le savoir le plus souvent mais cependant de façon formelle, les membres du Régime sont agrégés et rattachés sur le plan initiatique.
Ceci explique pourquoi la perspective spirituelle dans laquelle pénétrait l’émule admis dans « l’Ordre des Élus Coëns » - relevant du « culte primitif » se célébrant en quatre temps et se déployant en quatre parties distinctes, quoique liées entre-elles : « expiation », « purification », « réconciliation » et « sanctification », « culte » que Seth fut en mesure de préserver puisqu’il était l’enfant qu’Adam et Ève conçurent après la mort d’Abel, devenant logiquement l’ancêtre de tous les « opérateurs » et les « théurges », culte qui, après le déluge, fut poursuivi par Noé à qui il appartiendra de perpétuer la descendance de Seth, constituant la descendance pure à laquelle étaient agrégés les Coëns [14] -, est exclusivement la prérogative spirituelle du « Haut et Saint Ordre » dont le Régime Écossais Rectifié est à présent le seul et unique témoin sur le plan initiatique, en ayant succédé, dans cette détention des éléments du « culte primitif » et connaissance de la doctrine de la « réintégration », à « l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers », dirigé, comme l’évoquent les 14 étendards figurant sur le sceau de l’Ordre, par les 7 Suprêmes Conseils et leurs 7 Souverains établis sur la surface de la terre.
« Sceau des Élus Coëns » [15]
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dimanche, 05 novembre 2017
Histoire du Régime Écossais Rectifié des origines à nos jours
Lumières et vérités, sur l'histoire, les origines, le but
et l’état contemporain de l’Ordre
Ouvrage comportant des pièces d’archives inédites,
dont la copie du Registre du Collège Métropolitain
avec la liste des Grands Profès de 1778 à 1880.
L’histoire du Régime Écossais Rectifié, l’une des plus anciennes institutions maçonniques et chevaleresques françaises de par l’héritage des IIe, IIIe et Ve Provinces de la « Stricte Observance » allemande, s’étend sur plusieurs siècles. Cette histoire, de nature providentielle, qui traversa même une phase de sommeil lors de l’extinction de l’Ordre en France entre 1830 [1] et 1935, constituée en temps distincts fort différents, est longue, riche d’événements multiples, de moments fondamentaux, de décisions essentielles, de personnalités souvent hors du commun, de rencontres surprenantes, de situations heureuses mais aussi parfois tragiques, d’enthousiasmes magnifiques, d’engagements admirables.
Le système établi à Lyon lors du « Convent des Gaules » (1778), en tant qu’institution originale et spécifique - ce qu’il est incontestablement au regard de l’Histoire – se signale donc par une « continuité » qui seule explique, et permet de mieux comprendre la nature propre de la structure édifiée, par étapes successives, en tant qu’Ordre et Régime, l’un n’allant pas sans l’autre, en France par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824).
« La Franc-maçonnerie bien méditée vous rappelle sans cesse
et par toutes sortes de moyens, à votre propre nature essentielle.
Elle cherche constamment à saisir les occasions de vous faire connaître
l'origine de l'homme sa destination primitive,
sa chute, les maux qui en sont la suite,
et les ressources que lui a ménagées la bonté divine pour en triompher. »
(Jean-Baptiste Willermoz, 1809)
I. Le Régime Écossais Rectifié est un « Ordre », issu de l’enseignement des élus coëns
Cette notion « d’Ordre », qui fut la colonne ordonnatrice et la ligne directrice de l’ensemble de l’œuvre willermozienne [2], est essentielle pour la compréhension de notre sujet, notion clairement définie par Willermoz lui-même en ces termes : « J'entends par le mot Ordre, l'ordre maçonnique intérieur et secret du Régime rectifié.» [3]
Il convient cependant de rappeler que l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, qui coiffe et dirige le Régime Écossais Rectifié, est porteur d’une base spirituelle et d’un héritage historique directement issus des enseignements de Martinès de Pasqually (+ 1774), enseignements christianisés lors des Leçons de Lyon (1774-1776) ; qui écartèrent les éléments problématiques contenus dans les thèses martinésiennes, notamment ceux touchant à la christologie et à la conception trinitaire du thaumaturge bordelais.
« Le but de Willermoz était donc de préserver la doctrine
dont Martines de Pasqually avait été,
selon que ce dernier lui avait enseigné,
l’un des relais seulement ; maintenir,
quand sombrait l’ordre des Elus Cohen,
la vraie Maçonnerie selon le modèle que Martinès de Pasqually
lui avait révélé comme l’archétype et que garantit
une conformité doctrinale avec la doctrine de la réintégration. »
Néanmoins, ce qui unit profondément le Régime Écossais Rectifié à la doctrine martinésienne, participe d’une incontestable et directe filiation dont la classe secrète, ultime et dernière de l’Ordre, dite de la « Grande Profession », en toute logique, fut détentrice de par les éléments propres qui y seront déposés par Jean-Baptiste Willermoz, ne l’oublions pas, détenteur en tant que Réau+Croix, de l’intégralité de la transmission coën, ceci sans préjudice d’une aide bienveillante reçue directement de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), comme nous l’indiquent positivement les termes d’une lettre de 1784 écrite par le Philosophe Inconnu au réformateur lyonnais : « …j’attends en conséquence que vous autorisiez vos lieutenants à me confier la lecture de la rédaction des grades dont vous m’avez parlé cet été et dont je vous dis que je ne me permettrais pas la demande. En effet si vous ne m’aplanissez les voies sur cela, je verrais cent ans tous les membres de La Bienfaisance que je ne leur en ouvrirais pas la bouche. » [4].
Ce point ne souffre donc aucune contestation : « Le but de Willermoz était donc de préserver la doctrine dont Martines de Pasqually avait été, selon que ce dernier lui avait enseigné, l’un des relais seulement ; maintenir, quand sombrait l’ordre des Elus Cohen, la vraie Maçonnerie selon le modèle que Martinès de Pasqually lui avait révélé comme l’archétype et que garantit une conformité doctrinale avec la doctrine de la réintégration. » [5]
II. La « doctrine de la réintégration des êtres » est l’essence du Régime rectifié
En conséquence, pour que l’approche du Régime Écossais Rectifié soit exacte et véritable, il est nécessaire de connaître précisément les détails marquants de son « histoire », ainsi que - et cet aspect est loin d’être auxiliaire tant il définit philosophiquement sa nature -, les bases de la « doctrine de la réintégration » dont il est le dépositaire par excellence à travers l’Histoire en raison d’une filiation ininterrompue depuis le XVIIIe siècle lui conférant une légitimité à bien des égards unique, de sorte que de cette connaissance puissent surgir, comme de par une évidence s’imposant quasi naturellement, les conditions de son existence et de son devenir en ce début de XXIe siècle.
Pourtant, l’éloignement qui est advenu d’avec les lois organisatrices du Régime depuis son réveil en mars 1935, s’est doublé d’un second, non moins important, qui découle d’ailleurs du premier et en est la conséquence quasi logique : l’essence de la rectification, outre un Rite original et une pratique spécifique s’exerçant en quatre grades formant la classe symbolique et un Ordre intérieur d’essence chevaleresque distingué en un état probatoire (« Écuyer Novice ») et le grade de « Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte » (C.B.C.S.), possède une doctrine qui le définit et le qualifie sur le plan spirituel, ce qui est un cas tout à fait original et unique au sein de la franc-maçonnerie universelle.
a) La doctrine fut toujours d’instruire les hommes, sur les mystères de la science primitive
« La doctrine ne permet pas d’en douter (...) le principal but de l’initiation
fut toujours d’instruire les hommes,
sur les mystères de la religion et de la science primitive.... »
Jean-Baptiste Willermoz souligne d’ailleurs dans les Instructions destinées à la dernière Classe non-ostensible du Régime : « La doctrine ne permet pas d’en douter ; et en effet, le principal but de l’initiation fut toujours d’instruire les hommes, sur les mystères de la religion et de la science primitive, et de les préserver de l’abandon total qu’ils feraient de leurs facultés spirituelles, aux influences des êtres corporels et inférieurs. Les Initiations devaient donc être le refuge de la Vérité, puisqu’elle pouvait s’y former des Temples dans le cœur de ceux qui savaient l’apprécier et lui rendre hommage. » [7]
Il convient d’insister sur le fait que cet aspect doctrinal, singulièrement défini et précis, confère au système willermozien une originalité à nulle autre pareille en le distinguant entièrement des autres Rites maçonniques, ce qui n’est pas sans provoquer, souvent, de nombreuses incompréhensions. Cet aspect relève donc d’une question importante que l’on peut, à bon droit, désigner comme relevant de l’enjeu qui a pour objet : la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine, puisque ce Régime participe de l’expression la plus aboutie du courant « illuministe » français au XVIIIe siècle, et des thèses qui le fondaient en son essence. [8]
Or cet enjeu doctrinal, précisément, qui est le cœur même de la perspective du Régime rectifié, permettant d’en comprendre l’origine, le sens et la vie – un enjeu doctrinal si souvent incompris, et parfois même comme on a eu, hélas ! bien trop souvent à le déplorer depuis des décennies, nié, contourné, refusé, travesti et combattu pour des motifs divers, qui relèvent d’orientations « profanes », qu’elles soient issues de convictions politiques ou théologiques [9], et qui toutes, se caractérisent par leur refus d’accepter et de respecter l’enseignement de l’Ordre -, est ce qui représente la spécificité même du système édifié à Lyon en 1778, en le distinguant, radicalement, de tous les autres systèmes maçonniques.
b) Le Régime Écossais Rectifié est engagé dans la mise en œuvre de la « science de l’homme »
Une certitude doit ainsi accompagner le lecteur tout au long des pages de cet ouvrage, le Régime Écossais Rectifié est engagé, comme le voulurent d’ailleurs ses fondateurs, rien de moins que dans la mise en œuvre de la « science de l’homme » [10], cherchant à construire et édifier, pour ceux qui s’engagent à ses côtés en acceptant de cheminer avec lui vers l’invisible, un destin commun en forme d’invitation à passer « de l’image à la ressemblance » en s’appuyant, avec confiance, sur les principes du « christianisme transcendant » étranger à tout esprit d’étroitesse dogmatique, ceci pour le plus grand bonheur des âmes de désir en quête de la Vérité et celui de toute la famille humaine au bien de laquelle sont, par définition, consacrés ses travaux ; unique esprit et identique volonté dans lesquels est d’ailleurs également proposée cette étude historique dont l’objet premier n’est autre, évidemment, que de contribuer d’abord et avant tout, au rayonnement de l’authentique « Lumière » pour qu’elle soit, enfin, « restituée » à ceux qui étaient séparés de la « Sagesse », et d’œuvrer à la Gloire de « l’Être éternel el et infini qui est la bonté la justice et la vérité même qui, par sa parole toute puissante et invincible, a donné l’être à tout ce qui existe ».
III. Le Régime Écossais Rectifié est fondé sur le « christianisme transcendant »
Le Régime Écossais Rectifié n’est point soumis
aux « dogmes » de l’Église,
il professe un « christianisme transcendant »,
dans le sens où l’entendait Joseph de Maistre.
Il importe de le souligner, le Régime Écossais Rectifié nourri d’un christianisme imprégné de la pensée des premiers siècles, lorsque les lumières de la philosophie grecque se sont mêlées aux éléments de la Révélation de l’Évangile, n’est point soumis aux « dogmes » de l’Église, il professe un « christianisme transcendant », dans le sens où l’entendait Joseph de Maistre (1753-1821), et avec lui l’ensemble des penseurs illuministes [11], c’est-à-dire un christianisme n’imposant la pratique d’aucun culte, ne conditionnant l’initiation à aucune forme ecclésiale de liturgie sacramentelle, et se rattachant à une « doctrine », ce qui signifie un enseignement, selon Jean-Baptiste Willermoz lui-même qui réitéra cette affirmation plusieurs fois, et que l’on ne peut évidemment taxer d’anticléricalisme, mais qui affirmait en sachant précisément et analysant fort lucidement en quoi consistait cette « perte » sur le plan doctrinal de l’Église depuis le VIe siècle [12], ainsi que le soulignait avec justesse Camille Savoire (1869-1951) : « L'Ordre n'a plus, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, aucun lien avec […] les dogmes dans leur conception actuelle... ». [13]
Il s’agit donc pour l’Ordre, comme le voulurent les fondateurs du Régime rectifié au XVIIIe siècle, d’être une véritable « école » de sagesse porteuse d’une doctrine, qui a pour nom « doctrine de la réintégration », celle des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine primitive, et d’édifier une authentique école de sagesse, cultivant l’intelligence du cœur, comme l’affirmait déjà Camille Savoire en 1935 : « Que veulent constituer les artisans du réveil du Rectifié ? Un milieu éducatif de culture morale et spirituelle au sein duquel, cherchant à réaliser, par l'enseignement mutuel et l'exemple, leur perfectionnement moral et intellectuel, ils appelleront les élites de tous les milieux sociaux, si modestes soient-ils, dont les intentions seront pures. Ils exigeront que chacun, en y entrant, abandonne à la porte la revendication de ses droits pour n'y songer qu'à l'accomplissement de ses devoirs, à extirper de son être tout sentiment d'égoïsme, développer son intelligence, sa raison et surtout son cœur.» [14]
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dimanche, 09 avril 2017
Entretiens spirituels et écrits métaphysiques
« Voie » de l’ontologie fondamentale et de l’ésotérisme mystique
Il n'y a rien à posséder ultimement du mystère existentiel,
rien à conquérir de façon positive de cette origine en devenir d’elle-même,
et il n'y a non plus rien à dépasser, car l'Être n'est jamais atteint ;
il séjourne dans son retrait, il demeure inaccessible éternellement dans son « Néant ».
«Voguez à ma suite, dans l’abîme […]
Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infini sont devant vous. »
(Kasimir Malevitch, Le Suprématisme, 1919).
Une seule question est de nature fondamentale, celle de l’essence de « l’Être » en sa vérité principielle, ce qui relève, évidemment, de « l’ontologie » par excellence, et en ce qui concerne l’orientation spécifique de la recherche spirituelle et initiatique véritable, c’est-à-dire à la fois « non-apocryphe » et authentiquement transcendante, une ontologie qui ne peut être, en raison de la situation des conditions de la présence de l’être au monde, et sa nature foncièrement dialectique, qu’une « ontologie négative ».
I. Les deux « voies » ontologiques fondatrices
Un point, portant principalement sur le sujet de « l’Infini », montre cependant qu’il y a deux « voies », deux orientations dont la différence n’est pas anodine du point de vue métaphysique et théosophique, car si Joseph de Maistre (1753-1821), fidèle à l’enseignement de saint Augustin (354-430), ou de Martinès de Pasqually (+1774) et de l’Illuminisme en général, imputait aux esprits rebelles, puis à l’homme, suite à la double prévarication qui est survenue au sein de l’immensité divine, la raison de la situation de dégradation que connaît l’Univers avec la présence constante du « négatif » agissant en toutes les réalités vivantes, comme irréductible tendance à la décomposition et à la mort, en revanche Jacob Boehme (1575-1624) - rejoint par René Guénon (1886-1951) à cet égard dans l’exposé de sa métaphysique qu’il désigna d’ailleurs, pour cette raison, comme étant « intégrale » -, considère que l’origine de l’ombre se trouve au sein même de la Divinité en laquelle existe une part « ténébreuse » qui est une composante intrinsèque de sa nature. En ce sens, le « Principe » est constitué de « l’Être » et du « Non-Être », il est travaillé par une dialectique interne représentant le fond obscur du divin, et il s’agit bien, en cette vérité, du trésor doctrinal, du « mystère » par excellence, le plus sublime puisque portant sur la nature essentielle du mystère qui est celui dévoilant ce qu’est en sa vérité l’Absolu.
Conséquemment, et à ce titre Martin Heidegger (1889-1976), et Joseph de Maistre sont en parfait accord dans le constat qu’il n’y a pas d’extériorité par rapport au « nihilisme », c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’alternative, de nostalgie d’un avant ou d’un après, c’est l’existence elle-même, par delà les époques, qui est plongée dans l’abîme du nihil (rien), qui est confrontée, depuis la rupture originelle, de par son « déchirement » [1], à la nécessité d’affronter la question de l’absence, du délaissement, de l’angoisse et de la perte, du tragique de l’échec et de la mort, pour le dire en un mot du « mal », car l’expérience du monde que nous éprouvons participe d’une détermination à l’antagonisme de deux forces contraires qui sont présentes partout dont l’homme n’a pas le pouvoir de se libérer, puisque c’est une détermination structurelle ontologique : « L'être-dans-le-monde est un existential, c'est-à-dire une détermination constitutive de l'exister humain, un mode d'être propre à l'être-là. [...] L'être-dans-le-monde, en tant qu'existential, est une relation originaire.» [2]
II. La détermination au négatif est inscrite dans l’Être
Exister, être, c'est donc être jeté de « l’Unité » vers la division, projeté « du haut vers le bas » disait Origène (+ 252) [3], abandonné dans le relatif, le contingent, c'est être dépendant totalement de faits et de causes qui déterminent la non-possibilité de l’harmonie et de la durée, et rendent totalement vaines et vouées à l’inutilité les infructueuses tentatives humaines - notamment politiques, mais pas seulement, car on peut y adjoindre, l’art, la philosophie, la science, etc. -, qui tendent à modifier les conditions de l’être au monde.
Il s’agit donc, ce qui en quelque sorte caractérise le chemin initiatique, d’une entreprise de dévoilement des forces secrètes et invisibles qui animent et dirigent l’ordre des choses visibles, puisque le vrai est le négatif des apparences. Ainsi donc, la confrontation au « nihil » n’est pas simplement un temps, un moment du cheminement qu’il nous incombe d’effectuer du point de vue existentiel, mais cette confrontation est une voie de « négation totale » qui – non point faite de par son exigence, il est vrai, pour tous les esprits -, par la contemplation du « néant » d'où procède et en quoi existe toute réalité, est permanente, constante, car pour passer au travers de l’obscur, il faut traverser la sombre nuée du vide originaire, et ceci depuis toujours et pour toujours, en osant de voguer sur « l’abîme de l’Infini » Cette évidence, conduit à prendre conscience qu’il ne s’agit plus désormais d’espérer en un quelconque régime ou éventuel système capable de résoudre les questions qui se posent, puisque l’origine du problème pour l’homme, mais aussi pour les civilisations et l’Univers lui-même, est un problème de « l’origine » ; la question, fondamentalement, participe d’une nature purement méta-ontologique. Voilà pourquoi, la seule attitude authentique, c’est-à-dire authentiquement en rupture, la seule position radicale capable de prendre le problème à sa source réelle, à sa « racine » effective, est donc, uniquement, d’ordre supérieur, elle relève du spirituel et du transcendant, obligeant dès lors de regarder d’où provient l’essence de la détermination existentielle, en se confrontant à la cause première de la vocation destinale de toutes choses créées au « nihil ».
« Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai
tout est mal puisque rien n’est à sa place [...]
Tout les êtres gémissent et tendent avec effort
vers un autre ordre des choses.»
- Joseph de Maistre -
Joseph de Maistre affirmait : « Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai tout est mal puisque rien n’est à sa place [...] Tout les êtres gémissent et tendent avec effort vers un autre ordre des choses.» [4] Mais après la Révolution, suite un examen approfondi de ses causes, il comprit qu’aucun temps n’était exempt de négativité, et étendit le diagnostic de façon transversale à l’Histoire elle-même, voyant d’ailleurs que la « Révolution », de par sa nature antichrétienne, son violent rejet de toutes les formes de sacralité, ayant mené un combat violent contre l’Église et son clergé qui est allé jusqu’aux crimes les plus abominables, participait non pas des idées politiques, mais de l’histoire des religions [5]
III. L’bandon de tout but positif (l’’apolitia) comme principe et ascèse spirituelle
De son côté Julius Evola (1898-1974), bien que cette analyse participait beaucoup plus d’un sentiment de révolte contre de l’état du monde de la période moderne, plutôt que d’une position ontologique portant sur la nature même de ce monde au travers de toutes les périodes, résuma ce qu’il convenait de faire, et comment dès lors agir, dans un monde en état de « dissolution générale » : « Il n’y a pas de formes positives données fournissant un sens et une légitimité vraie sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui. Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active, ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure, libre et authentique, vers la transcendance […] L’afele panta plotinien – c’est-à-dire ‘‘dépouille-toi de tout’’ -, tel doit être le principe de ceux qui savant regarder d’un œil clair la situation actuelle.» [6]
Ayant perçu cette origine, il convient d’abandonner tout but positif extérieur rendu irréalisable, non pas parce que cette époque serait celle de la « dissolution générale », mais parce qu’il est nécessaire de comprendre que la détermination au négatif est inscrite, depuis toujours, dans l'Être, qu’elle réside et demeure de façon intangible dans le « Tout », c’est-à-dire la totalité de « l’exister » même, et il qu’il n'y a en conséquence eu de réalité en ce monde, avant même le début des temps, de façon permanente, que déterminée et soumise, c'est-à-dire reliée à une cause qui est une déchirure, liée à une rupture fondatrice, à une scission qui se trouve dans l’essence même de l’Être ; une réalité dépendante d’un manque qui est une perte tragique survenue, au commencement, à l’intérieur de « l’Unité » première, situation absolument terrible que Maistre résume en une phrase : « Ce monde est une milice, un combat éternel. » [7] À cet égard, « l’’apolitia » s’impose donc comme règle, pouvant s’étendre pour tout esprit conscient et éveillé, non pas uniquement à notre « période de dissolution », mais en tant qu’attitude constante de présence au monde et discipline de vie, loi spirituelle, ascèse héroïque et voie ontologique qui est celle des voyageurs solitaires souhaitant accéder aux cimes des monts élevés, là où règne, dans la solitude et le silence, l’éternelle « Lumière ».
« Il n’y a pas de formes positives données
fournissant un sens et une légitimité vraie
sur lesquelles on puisse s’appuyer aujourd’hui.
Désormais, une ‘‘sacralisation’’ de la vie extérieure et active,
ne peut survenir que sur la base d’une orientation intérieure,
libre et authentique, vers la transcendance ....»
IV. La génération infinie des anéantissements et des renaissances éternels
La Manifestation est l'expression extérieure
du Mystère intérieur de l'Être infini.
Il en résulte que, malgré tous les vains efforts successifs qui seront entrepris, la fracture ne sera jamais refermée, le fossé jamais comblé, car rien en nous n'est de nous et vient de nous, mais relève d’une cause originelle, et d’une cause présentant une rupture en sa « source », un surgissement dialectique au sein de l’Unité », par lequel, selon Maistre, le « mal » s’est introduit dans l’Univers et « a tout souillé » [8], ou, plus profondément encore selon Boehme, en raison du fait que « l’éternelle origine des ténèbres» [9], engagée dans un mouvement de génération infinie passant par des anéantissements et des renaissances éternels, accomplie sa « révélation » suressentielle. Ceci explique pourquoi chaque être, chaque système philosophique, est incapable, à lui seul, d'aller au bout de l'Être. Tout est freiné, bloqué, contraint, par un manque constitutif d'être qui est inscrit à l’intérieur de toute réalité, car initialement situé au sein de l’Être, dans la substance du « Principe ». L'unique forme du possible pour chacun, le seul devoir, la règle disciplinaire, est donc d’affronter le non-sens, le sens sans nom, l'absence de nom d’un réel absent de lui-même, de se confronter, par une approche métaphysique, ou plus précisément « d’ontologie négative », au « Néant ». La Manifestation est l’expression « extérieure » du Mystère intérieur de l’Être Infini, la révélation de son « Verbe », ceci expliquant pourquoi, puisque le Principe est travaillé par un désir qui est à la fois lumière et ténèbres, la Manifestation comporte elle également, à l’identique de l’Être, un aspect mauvais et bon. Depuis le commencement, l’Être Infini est la « Totalité », composé du « monde-feu », du « monde des ténèbres », et du « monde-lumière », triple monde à l’intérieur d’une unique essence, un unique Principe, en trois distinctions illimitées, éternelles, animées d’une même aspiration, ou « faim de quelque chose », qui est une « Magia », dont l’étonnante résonnance, n’est pas sans évoquer la « Mâyâ », voile et clarté, pouvoir maternel de l’Un. Le lien intérieur à la « vraie vie » entre les ténèbres et la lumière, explique pourquoi toute existence humaine se trouve placée à la jonction du clair et de l’obscur, du bien et du mal, exigeant un abandon au « néant », faute de quoi elle sombre dans « l’angoisse » qui est un feu dévorant, alors que par son anéantissement, elle s’accomplit sans douleur dans la lumière, dans la « Magia » de Dieu en sa triade, c’est-à-dire sa triple essence.
a) La vie au « désert »
Reste donc, malgré cette situation « au milieu des ruines » obligeant en notre période de civilisation matérialiste moderne désacralisée, une traversée de la « nuit de l’esprit » - une désacralisation qui s’est imposée à la faveur des bouleversements historiques en se dotant même à notre époque d’une légitimité officielle, et s’est introduite, par l’intermédiaire des récentes réformes conciliaires, jusqu’à l’intérieur même de l’institution ecclésiale -, qui peut être un réel « apprentissage » du désert vécu en tant qu’étape importante sur le chemin conduisant à la « réalisation », nécessitant de se mettre à distance des « institutions parodiques » [10], l’obligation d’engager une démarche comparable à celle qui, toutes périodes confondues, a contraint l’être à se vider, ou désapproprier de lui-même dans un dépouillement purificateur. Et, à cet égard, la situation d’aujourd’hui n’est point différente de ce qui toujours domina comme exigence, faisant que dès l’origine, tout était déjà finalement vicié pour les âmes en quête d’Absolu, structures religieuses ou initiatiques comprises, bien qu’infiniment moins dégradées que celles de notre temps, et que l’exil intérieur se devait d’être un moment essentiel de la recherche, un passage incontournable afin de parvenir à la « metanoia », c’est-à-dire la transformation entière et radicale de l’être, ce qui définit, en propre et à toutes les époques, une démarche spirituelle effective, en Orient comme en Occident.
b) Les vrais secrets n’ont jamais été divulgués
C’est pourquoi Guénon a tant insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas dans cette « œuvre initiatique » s’il en est, non d’une « extase », mais d’une transformation interne de l’être, en vertu de ce principe fondamental : « toute réalisation initiatique est essentiellement et purement ‘‘intérieure’’ [11]. » Mircea Eliade (1907-1986) écrit donc, à juste titre : « On a souvent affirmé, qu’une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation » [12], montrant que la question de l’initiation, n’a ainsi rien à voir avec les conditions de la période à laquelle elle se pose, car en réalité « les vrais secrets n’ont jamais été divulgués » [13], puisqu’ils relèvent du « mystère » indicible et informulable, mystère qui se situe au-delà de l’Être et du Non-être, là où le langage est impuissant, domaine par définition du suressentiel. L’accès à ce mystère, qui est celui par excellence de « l’Église intérieure », selon la tradition de l’Illuminisme mystique, relève donc d’une « voie » exigeante et rigoureuse, d’une discipline de l’esprit, dont les critères et les modalités restent inchangés depuis la nuit des siècles, et que préservent, et conservent, quelques rares sociétés de nature ésotériques, observant une mise en retrait à l’égard d’un monde vis-à-vis duquel elles se tiennent volontairement à distance, unique chance de faire perdurer les éléments de la transmission authentique, et d’accomplir la traversée des temps d’obscurité.
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lundi, 21 mars 2016
Le mystère de l’Église intérieure ou la « naissance » de Dieu dans l’âme
Le cœur métaphysique et ontologique
de la doctrine saint-martiniste
« Le mystère de ces choses divines et spirituelles
doit pouvoir percer jusque dans notre être fondamental.»
(Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit).
Si nous parlons d’un « mystère » de « l’Église intérieure », c’est que cette dernière forme l’invisible « communauté de la lumière », selon la singulière expression que Karl von Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire (1802), lorsqu’il écrit : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Église invisible et intérieure, ou la communauté la plus ancienne.. » [1]
Cette communauté, ou « assemblée », est l’héritière de connaissances qui représentent un « dépôt », le « dépôt primitif de toutes les révélations », constituant une « doctrine » dont la base est en lien avec ce qui provoqua la chute des anges, puis celle de l’homme, ainsi que les conditions qui permettront que puisse s’accomplir la « réintégration universelle », mais dont les éléments ultimes, les lumières les plus élevées et sublimes, portent en réalité, sur la génération de la Divinité, ce qui, légitimement, participe bien du « Grand mystère » (Mysterium magnum) par excellence.
Ne sont que le « voile » des vérités intérieures.
Ce « Grand mystère », celui sur lequel veillent en son Sanctuaire les membres de l’Église intérieure, ne pouvant être compris de la multitude, a dû être préservé, protégé et voilé, car il concerne des vérités essentielles qu’il importe de ne point profaner et divulguer inconsidérément, d’où la nécessité d’en dissimuler les connaissances au sein de cette « petite Église », non oublieuse de la « sainte doctrine », qui a cessé de célébrer des cérémonies extérieures, laissées à l’institution visible où elles servent de « voiles » aux vérités intérieures : « L'Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle (…) Lorsqu'il devint nécessaire que les vérités intérieures fussent enveloppées dans des cérémonies extérieures et symboliques, à cause de la faiblesse des hommes qui n'étaient pas capables de supporter la vue de la lumière, le culte extérieur naquit; mais il était toujours le type et le symbole de l'intérieur, c'est-à-dire le symbole du vrai hommage rendu à Dieu ‘‘en esprit et en vérité’’ » [2].
I. Un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu
L’Église intérieure, de par la bienheureuse doctrine dont elle est dépositaire depuis l’origine, sait cependant qu’il existe, par delà les « mystères » avec lesquels il nous faut composer tout au long de nos vies - l’un portant sur la formation des choses « physiques » ou naturelles de par l’ascendant de notre complexion animale sur notre esprit et l’autre, relatif à notre être fondamental et son lien avec le « Principe », mystères qui nous fondent et nous déterminent, dont la vocation est de ne pas demeurer en permanence inaccessibles et ignorés, ceci malgré les vigoureuses condamnations de l’institution visible vis-à-vis de ces lumières, ce qui faisait dire à Louis-Claude de Saint-Martin (1643-1803) : « le malheur actuel de l’homme n’est pas d’ignorer qu’il y a une vérité, mais de se méprendre sur la nature de cette vérité » [3], nous élevant jusqu’à la compréhension intime de notre être, la fameuse « science de l’homme » dont parle Joseph de Maistre (1753-1821) [4] -, un « Grand mystère » relatif à la Divinité, procédant de notre centre fondamental, qui n’est autre que le centre même de Dieu.
Le vide originaire, qu’il faut endurer,
est un « Rien »
dans la plénitude abyssale de l'Absolu,
en attente de sa génération dans l’âme.
Ce « Grand Mystère », est le « Mystère de l’Église intérieure », mystère dont on sait qu’il représente le point central, l’idée fondatrice de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin qui, en fidèle disciple de Martinès de Pasqually (+ 1774), ne cessa d’approfondir les multiples aspects de l’enseignement de son premier maître, qu’il compléta avec ensuite, par la souveraine science rencontrée chez Jacob Boehme (1575-1624).
Ce dernier lui fit voir que l'abîme du monde est un vide de carence ontologique, c'est-à-dire un pur néant, tandis que le vide originaire, qu’il faut traverser et endurer, est un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu, en attente de sa génération intérieure dans l’âme, ce en quoi consiste d’ailleurs la réalisation du « Grand mystère ».
Car ce monde, qui est le « Rien », est aussi, en mode négatif, le « Tout », le lieu de l’avènement de la transcendance. Le « Néant », n’est donc pas la négation radicale de la totalité de l'existant, il est la radicale négation de l’existence finie et déterminée au sein de laquelle la transcendance fait sa brèche, réalise sa percée ; mais il n'est pas un néant pur et simple, un néant absolu, il est le néant de tout ce qui n’est pas, la négation de ce qui voile, masque, réduit et limite, il est le néant pensé à partir de l’existant en attente de sa délivrance pour accéder à l’au-delà de l’Être, il est le monde et tout ce qui existe, la négation en acte, l’acceptation et le rejet effectif des existants, le dégagement et le retrait du monde des choses créées. Le « Néant » n'est donc ni un existant ni un objet, il en est même l’exacte négation, mais il est aussi, de façon secrète, au cœur de cet existant qu'est l’homme.
II. Le « Grand Mystère » (Mysterium magnum)
Ce « Grand Mystère » ouvre donc sur une dimension proprement « ontologique », car en fait l’ordre au sein duquel se situent les questions relatives au sacerdoce « en esprit », participe d’une région où « l’Être » et le « Non-être » entretiennent, depuis toujours, un rapport étroit, ce qui a pour conséquence de placer l’âme au cœur d’un enjeu considérable qu’il n’est pas évident de déceler derrière le rideau opaque des apparences de la réalité matérielle.
«Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin,
un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ;
mais l'un est spirituel, l'autre corporel,
de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre,
de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...)
le Verbe éternellement parlant règne partout... »
(Jacob Boehme, Mysterium magnum, II, 10).
Car, si depuis l’aube des temps, l'homme cherche l'Être là où il n'est pas, c'est qu'en l'Être lui-même réside une déchirure, une absence, un vide, une carence originelle, dans la mesure où il n’est rien de ce qui est, tout en ne pouvant demeurer qu’un « rien », un « pur Néant », sans que ce qui est sur le plan ontique, ne l’engendre. Comme l’exprime magistralement Boehme : «Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... » (Mysterium magnum, II, 10) [5].
Dieu reste inconnaissable,
il est impossible de le connaître,
de le penser, de le saisir par des concepts,
on peut seulement le « faire naître »…
Dieu reste inconnu aux yeux du monde, car il ne participe pas de la réalité objective, ce n’est pas un « objet », une chose, une existence individuelle, une entité « personnelle » indépendante de nous, selon ce que l’imaginaire pieux, à tendance anthropomorphique, le donne à croire [6] ; pour savoir ce qui se cache derrière ce que l’on désigne comme étant « Dieu », il est nécessaire de modifier entièrement notre vision des choses, de s’ouvrir, par un changement de « conversion », par une authentique « métanoïa » - mετάνοια, c’est-à-dire ce qui va au-delà, « au-dessus » (mετά), du « regard » (νοέω), ou de la « vue », voire de la pensée -, en s’orientant, en se « retournant » vers ce qui est caché en nous, à l’intérieur, au plus profond de l’être, car Dieu reste inconnaissable, puisqu’il est radicalement impossible de le connaître, de le penser, de le saisir par des concepts, on peut seulement le « faire naître » en nous par un acte qui renverse les idées reçues et la « foi commune », mais si cette naissance n’advient pas, une naissance par laquelle Dieu et l’âme deviennent une seule et même substance en mode suressentiel, alors nous restons étrangers à la Divinité, en demeurant prisonniers et enfermés dans nos visions préfabriquées inexactes.
III. Le divin engendrement de Dieu dans l’âme
Selon la doctrine de la réintégration commune à tous les disciples de Martinès de Pasqually, l’Esprit s’est aliéné dans la matière en raison de la prévarication d’Adam, fasciné par la puissance de création dont il avait été doté. Mais, dans le cadre d’une mise en œuvre de la naissance du « nouvel homme », cette connaissance n’est d’aucune utilité pour modifier l’actuel état dans lequel se trouve la créature assimilée à un « néant » de par son entière soumission au Mal qui est un pur « non-être », selon la déclaration d’Origène (v.185-254) : « Pour ce qui est de la signification du rien et du non-être, ils paraîtront synonymes, le non-être étant appelé ‘‘rien’’ et le rien ‘‘non-être’’ (…) celui qui est bon est identique à celui qui est. Le Mal ou le vice est opposé au Bien, le non-être opposé à l’Être. D’où il résulte que le Mal et le vice sont non-être. » [7]
Il faut donc entrer, pour parvenir à surmonter le « non-être », dans la compréhension de la correspondance existant entre l’élection et à la grâce, et engager l’accomplissement de l’anéantissement volontaire afin que la créature puisse se déprendre des vestiges de la réalité apparente, pour enfin, ultimement, participer et collaborer à la génération, en nous, au centre de notre âme, de la Divinité.
« Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire
- image ou ressemblance – mais bien dans le fond,
là où jamais ne pénétra aucune image
que Lui-même, en son Être propre. »
(Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme).
En effet, l’âme, ou plus exactement le « très-fond » de l’âme (abditus mentis), est le saint Tabernacle où, dans une « opération » qui est le mystère secret du silence intérieur par lequel, dans une « union » invisible, Dieu procède à la naissance de son Fils premier né, ainsi que Maître Eckhart (1260-1328) l’exprime : « Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le faire. ‘‘Comment Dieu engendre-t-il son Fils dans le fond de l’âme ? est-ce de la même façon que font les créatures, en image et ressemblance ?’’ Croyez bien que non ! Tout au contraire : Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité, ni plus ni moins. (….) C’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils : dans l’unité véritable de la nature divine.» [8]
Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, à partir de ce qu’il nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo. Et c’est précisément à partir de l’attention à l’égard de ces deux néants qui embrassent la totalité des essences visibles et invisibles, qu’Eckhart mit en lumière le rôle fondamental de l’âme de l’homme qui, par sa capacité à prendre conscience de l’être en tant qu’être - c’est-à-dire par son pouvoir unique d’appréhender et percevoir l’existence et ses multiples modalités, mais aussi de penser l’Être premier et infini - relie et unit le néant divin et le néant humain.
« Vous connaîtrez la Vérité,
et la Vérité vous rendra libres. »
(Jean VIII, 32).
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dimanche, 07 juin 2015
Joseph de Maistre : Prophète du «christianisme transcendant»
L’ésotérisme mystique et la doctrine des illuminés
Jean-Marc Vivenza
« Quelquefois, je voudrais m’élancer
hors des limites étroites de ce monde ;
je voudrais anticiper sur le jour des révélations
et me plonger dans l’infini ».
(Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg,
Xe entretien, Œuvres Complètes, t. V, Vitte, 1884, p. 172.)
La pensée de Joseph de Maistre (1753-1821) est, à sa base initiale, de manière indissociable, liée aux doctrines qui se rencontraient dans ce courant dit de « l’illuminisme mystique », certes composite, mais singulièrement riche d’une longue tradition, représenté au XVIIIe siècle par des personnalités comme Martinès de Pasqually (+ 1774), Karl von Eckartshausen (1752-1803), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), ou encore Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803). C’est pourquoi, on ne peut pas faire l’économie d’un examen attentif des théories qui apparurent au sein de ce mouvement initiatique et spirituel, sous peine ne pas percevoir ce qui unit, étroitement et intimement, la pensée de Maistre à sa source première, source qui est, également et incontestablement, une authentique origine.
Ceci nous est d’ailleurs parfaitement confirmé par une note de Maistre datée de 1816, soit, chez lui, à une période où la réflexion avait largement eu le temps de faire son œuvre, dans laquelle il déclarait qu’après avoir jadis consacré « beaucoup de temps à connaître ses messieurs » (sous-entendu les « illuminés » ou les « initiés »), fréquentant leurs assemblées, allant à Lyon pour les voir de plus près, entretenant une correspondance avec les principaux d’entre eux, il n’en était pas moins « demeuré attaché à l’Eglise catholique, apostolique et romaine ; affirmant sans détour : non cependant sans avoir acquis une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. » [1]
Quelle est donc cette foule d’idées, dont Maistre nous assure avec certitude, qu’il a « fait son profit » ?
I. Les sources de la pensée de Joseph de Maistre
Il n’est besoin pour y répondre qu’à se pencher sur la pensée maistrienne telle qu’exprimée dans les principaux textes du comte savoisien, et d’opérer une correspondance thématique avec les bases doctrinales de l’illuminisme, et surtout les thèses spécifiques de Martinès de Pasqually exposées dans son célèbre « Traité sur la Réintégration des êtres », ainsi que celles de Jean-Baptiste Willermoz et Saint-Martin, pour constater leur extrême identité de nature.
La perspective eschatologique présentée par Martinès de Pasqually, commune à Saint-Martin et Willermoz, reprise par Joseph de Maistre, s’inscrit à l’évidence dans cette compréhension globale de l’histoire de la « Chute », sachant que le premier homme, Adam, ne s’en tint pas à sa faute initiale mais la renouvela par sa faiblesse envers les choses de la matière, sa volonté dévoyée et son appétit charnel duquel naquit Caïn.
Toutes les conceptions de Joseph Maistre,
ont leurs sources dans les thèses de l’illuminisme.
Toutes les conceptions de Joseph Maistre portant sur les desseins de la divine Providence au cœur de l’Histoire, la condition de l’homme, sa chute et sa possible « réconciliation » avec Dieu, sa vigilante attention appliquée aux lois de l’analogie mettant en lumière la correspondance entre ce qui est en haut et ce qui est en bas, le monde regardé comme l’expression, selon la phrase de saint Paul, rappelée par Maistre dans le « Xe Entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg, d’un « ensemble de choses invisibles manifestées visiblement », ont leurs sources, leur racines dans les thèses de l’illuminisme. Rajoutons, une « interprétation allégorique des Ecritures, si négligée en son temps par l’Eglise ; son intérêt pour la métaphysique des nombres par lesquels l’intelligence suprême se prouve à la nôtre ; son apologie de l’intuition divinatrice, participation immédiate à la pensée de Dieu en qui repose la vérité ; son exaltation de la prophétie toujours présente parmi les hommes et qui lui laisse pressentir un prochain et splendide épanouissement du christianisme... » [2]
L'ensemble de l’œuvre de Joseph de Maistre, s'éclaire donc d'un jour nouveau lorsque l'on effectue ce rapprochement avec la doctrine de l’illuminisme, et l'on est très souvent frappé par l'étroite intimité des points de vue, des analyses et des certitudes, au point que Maistre peut apparaître à bon droit, comme un authentique « Prophète » de ce christianisme original qu’il désigna lui-même comme un « christianisme transcendant » [3].
Sous cette appellation, c'est toute la perspective métaphysique de l’illuminisme mystique, état de rupture de l'homme déchu en quête de l'Unité perdue, qui se trouve traduite et développée, avec un rare talent, il est vrai, et un style magnifique, sous la plume de Maistre au fil de ses écrits.
II. Joseph de Maistre et Louis-Claude de Saint-Martin
En 1787, Louis Claude de Saint-Martin passe par Chambéry pour se rendre en Italie, il est accueilli par Joseph de Maistre qui était depuis plusieurs années un vif admirateur de sa pensée dont il disait qu’il s’engageait à soutenir à son égard sur tous les points la parfaite orthodoxie [4].
Maistre sans connaître encore Saint-Martin, avait copié de sa main, trois discours aux initiés lyonnais, au titre suivants : « Les voies de la Sagesse », « Les lois temporelles de la justice divine », le « Traité des bénédictions » ; Maistre nous dit, dans son « Journal inédit » en date du 4 décembre 1797, « j’ai consacré trente huit heures et treize minutes à cette transcription. » [5] Les deux hommes, comme on peut l’imaginer, échangent longuement sur de nombreux sujets. En 1793, Maistre dira d’ailleurs, dans son « Mémoire » à Vignet des Etoles, : « M. de Saint-Martin est un gentilhomme français de 35 à 40 ans, de mœurs fort douces et infiniment aimable. Je le connais. On n’aperçoit rien d’extraordinaire dans ses manières ni dans sa conversation ».[6]
Maistre ne manquait pas une occasion
de défendre Saint-Martin contre toutes les critiques.
Il s’enthousiasma en 1790 pour « l’Homme de désir »,
qui soutenait que le désir de Dieu et celui de l’homme
doivent faire tomber tous les obstacles entre les deux plans
et préparer les voies à « l’Unité suprême ».
Maistre poursuit ses lectures et se plonge dans les écrits Jacob Boehme (1575-1624) que lui fait découvrir Saint-Martin, il s’ouvre également avec enthousiasme à Emmanuel Swedenborg (1688-1772), l’auteur de la « Nouvelle Jérusalem », et étudie avec attention Karl von Eckartshausen, recopiant directement en allemand des passages entiers de « La Nuée sur le Sanctuaire ».
III. Des liens étroits avec l’illuminisme mystique
a) Un franc-maçon du Régime écossais rectifié en exil
En 1792, de par l’effet des troubles révolutionnaires, Maistre, fidèle à son Roi, prend le chemin de l’exil.
Souffrant en son encontre d’une certaine suspicion, de par ses nombreuses et « quasi » publiques attaches maçonniques, Maistre s’en ouvre à un ami, Vignet des Etoles, de manière à être blanchi des reproches dont on l’accuse à tort. Il lui fait donc parvenir un « Mémoire » retraçant l’ensemble de son parcours initiatique, texte qui nous est précieux rétrospectivement pour la connaissance qu’il nous donne des profonds rapports établis par Maistre avec le monde des loges de 1774 à 1792.
Il serait toutefois illusoire d’imaginer, comme de pieux auteurs le soutiennent un peu rapidement, que les relations maçonniques de Joseph de Maistre cessèrent par injonction de sa Majesté Victor-Amédée III.
S’il n’est pas aisé de situer la nature de ses relations « fraternelles », notamment lors de son séjour en Suisse à Lausanne puis en Sardaigne, bien que de nombreux frères aient pris avec lui le chemin de l'exil, dont le comte Salteur, le sénateur Deville, le comte d'Ezery et le chanoine Bazin du Chanez, et se retrouvent, comme il est aisé de le penser, pour poursuivre leurs travaux.
Il est avéré par exemple que Maistre est en rapport de 1794 à 1795 avec Henri de Cordon, chanoine de Saint-Jean, comte de Lyon, ecclésiastique Grand Profès du Régime écossais rectifié, qui fut délégué de la province de Bourgogne au Convent des Gaules en 1778. Il est lié également, dès son arrivée en avril 1793, à la loge de Lausanne.
b) Un initié au sein de l'illuminisme mystique
Il ne faut pas, par ailleurs oublier, que la Suisse était à cette époque un foyer très accueillant pour le monde de l'ésotérisme, les livres de Fénelon (1651-1715) et de Madame Guyon (1648-1717) y étaient lus avec intérêt, différents cercles - comme celui des « âmes intérieures » de Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1792), dont Maistre lisait le livre « De l'origine des abus, de l'usage, des quantités et de la foi... » -, rayonnaient et réunissaient de nombreuses personnalités autour d’eux, diffusant un discours sur l'approche directe de Dieu au sein de « l'oraison passive » et de « l'adoration pure de foi ».
D'autre part on sait de manière certaine aujourd'hui que Maistre magnétisait, et s'exerçait sérieusement à développer ses « dons » fluidiques auprès de ses amis émigrés royalistes.
Joseph de Maistre baigne donc, et peut-être plus encore qu'à Chambéry, dans un environnement initiatique mystique et ésotérique, mettant à profit le temps libre qui lui est donné pour se plonger dans ses chères études théosophiques.
Il dévore « Le Nouvel Homme » de Saint-Martin, se plonge dans les traductions de Jacob Boehme, de Swedenborg ; ses « Carnets » témoignent d’études touchant à la Kabbale, il cite les spéculations du Rabi Haccadosch sur les noms divins (Mélanges B), de Pierre-Daniel Huet (1630-1721) sur le Messie et le Tétragrammaton, (Mélanges A, 2 mai 1799), il approfondit les correspondances entre l’alchimie et l’astrologie, ce qui lui servira à rédiger la note 6 du XIe Entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg .
Joseph de Maistre lit de Pierre-Daniel Huet (1630-1721),
et se passionne pour ses études sur le Messie
et le Tétragrammaton, (Mélanges A, 2 mai 1799).
IV. Influence de la pensée d’Origène chez Joseph de Maistre
Joseph de Maistre déclarait dans son Mémoire au duc de Brunswick (1781), qu’il espérait « ajouter au Credo quelques richesses », et il ne fait aucun doute, comme on le constate, que ces richesses provenaient des différentes « lumières » reçues au sein du monde de l’illuminisme mystique.
En effet, celui qui allait devenir le lecteur assidu de Clément d’Alexandrie (v.150-v.215) et d’Origène (v.185-v.252), trouva en effet dans le Régime écossais rectifié dont il fut membre en à Chambéry en Savoie jusqu’en 1792, une doctrine qui allait s’accorder à merveille avec les propres convictions qu’il arrêtera par la suite à la lecture de certains auteurs des premiers siècles du christianisme, et qui lui donna accès à des connaissances surprenantes au sujet de la création du monde, le sens spirituel des Écritures, de l’ordre naturel et surnaturel, et sur bien d’autres points encore.
Origène fournit à Joseph de Maistre,
la justification des principaux articles de son "Credo".
De nombreux auteurs firent remarquer, à juste titre, l’influence d’Origène [7] sur la pensée de Maistre : « L’influence d’Origène est patente dans l’œuvre de Joseph de Maistre, elle se fait sentir tant dans le cadre général de sa pensée que dans la manière d’aborder certaines difficultés. Origène considère le monde terrestre comme un lieu de résipiscence. Les hommes doivent revenir vers Dieu, cet effort vers la vertu, vers l’acceptation de l’attrait divin, est précisément ce qui fait leur mérite et leur salut. L’histoire entière de l’humanité est un retour vers Dieu » [8] ; « Le nom d’Origène résume à lui tout seul l’influence profonde du christianisme hellénique sur Joseph de Maistre : c’est le seul que l’œuvre maistrienne appelle régulièrement à son secours (…) Origène fournit à Maistre la justification des principaux articles de son Credo » [9], ce constat n’est point faux bien évidemment, mais il ne faut pas oublier que les grand thèmes origéniens (état pré-angélique d’Adam, enfermement des âmes dans un corps de matière en conséquence de la prévarication du premier homme, apocatastase pensée comme un anéantissement du monde sensible et de toutes les formes matérielles, vie céleste post-mortem incorporelle, etc.), Maistre les a d’abord rencontrés dans sa carrière de jeune initié, de 1776 à 1792, au sein du Régime écossais rectifié, système initiatique qui avait introduit officiellement à l’initiative de Jean-Baptiste Willermoz lors de son premier Convent constitutif à Lyon en 1778 - connu sous le nom de Convent des Gaules -, comme enseignement fondateur de l’Ordre, la « doctrine de la réintégration » qui n’est en réalité, à l’examen et selon le jugement même de Maistre, qu’une reformulation, certes en mode ésotérique, des principaux concepts exposés en son temps par Origène. [10]
V. La doctrine de la réintégration des êtres
C’est ce que soutient Maistre lorsqu’il évoque les thèses professées par les initiés qu’il a connus à Lyon, c'est-à-dire et en particulier ceux dont il fut intime, à savoir Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin : « Leur doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne.» (Soirées, XIe Entretien).
Ceci l’amenant d’ailleurs à affirmer : « Le christianisme dans les premiers temps, était une vraie initiation, où l’on dévoilait une véritable magie divine. » (Mélanges B). Il en conclut donc dans ses registres, ce qui apparaît à l’évidence lorsqu’on examine sérieusement le sujet, que la doctrine d’Origène relativement à la chute d’Adam et l’origine du monde matériel, « est encore aujourd’hui la base de toutes les initiations modernes. » (Ibid.).
La doctrine d’Origène relativement à la chute d’Adam
et l’origine du monde matériel,
« est encore aujourd’hui la base de toutes les initiations modernes. »
Ainsi, l’examen des registres inédits de Maistre, nous montre que la découverte d’Origène date de 1797, année où il copia et annota de nombreuses pages du Père alexandrin (Mélanges B, pp. 51 ss.). Maistre le désigna alors comme « l’un des plus sublimes théologiens qui aient jamais illustré l’Église », mais cette date de 1797, prouve éloquemment, que la rencontre avec Origène s’est produite bien après la période initiatique au sein du système willermozien, où le comte chambérien accéda aux Instructions secrètes, réservées aux Profès et Grands Profès, qui exposent une doctrine en tous points identique aux thèses du Traité des Principes.
« Tout est mystère dans les deux Testaments,
et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés… »
Joseph de Maistre, Mémoire au duc de Brunswick (1782).
Dans les registres conservés, sous les titres de Mélanges A et B, Religion E, Extraits E et F, - que nous publions sous le titre de « Pensées inédites sur l’initiation », dans le « Joseph de Maistre, prophète du christianisme transcendant » [11] -, sont dévoilées les multiples références à la pensée d’Origène, dont en particulier le passage suivant, mettant en lumière le lien entre la conception d’Origène, considérant que la création du monde matériel ne fut pas produit par l’effet de la bonté de Dieu, mais est une conséquence de la Chute, ayant entraîné les âmes à être enfermées dans des corps de matière : « Saint Augustin (Cité de Dieu, XI, 23) a mal compris Origène [12], quand celui-ci dit que la cause de la matière est non la bonté de Dieu seule, mais que les âmes, ayant péché en s'éloignant de leur créateur, ont mérité d'être enfermées en divers corps comme dans une prison selon la diversité de leurs crimes, et que c'est là le monde (matériel) qu'ainsi la cause de sa création (du monde physique) n'a pas été pour faire de bonnes choses, mais pour en empêcher de mauvaises. L'opinion dont il s'agit n'a rien de commun avec le manichéisme. On peut observer qu'elle est encore aujourd'hui la base de toutes les initiations modernes. » (2 décembre 1797, Mélanges B, p. 302).
Maistre résume donc ainsi sa conviction à propos du christianisme primitif, suite à sa lecture d’Origène : « Le christianisme dans les premiers temps était une initiation où l'on dévoilait une véritable magie divine. » (Mai 1797, Mélanges B, p. 518).
VI. La présence universelle du « mal » : La matière comme dégradation
C’est d'ailleurs en effectuant ce vigilant examen sur les événements, en analysant l’étonnant et le plus souvent effrayant mécanisme de cette dialectique négative, que Maistre est parvenu à brillamment mettre en lumière l’abyssal mystère du mal logé au cœur du destin de l’humanité. Joseph de Maistre accomplit ainsi un passage très net de la politique naturelle ou positive à la métaphysique ou théologie de l’histoire.
Pour lui les contradictions, les crises, les égarements, l’aveuglement manifeste des hommes, témoignent de la domination du mal qui a blessé et abîmé les créatures, ils rendent compte de la souveraineté du mal qui a renversé l’ordre premier et originel, qui a tout dégradé, faisant de l’ordre présent un ordre « inversé », dévié et corrompu.
Maistre pense que puisque plus rien n’est situé à la place qui est la sienne, puisque nulle chose n’est là où normalement elle devrait être, tout est mal, tout est sous l’emprise universelle de la Chute, tout vit courbé, ployant sous le poids de la corruption et du vice. Comme le rappelle l’Ecclésiaste : « Il n’y a point de juste sur terre » (Eccl. VII, 20). Pour le dire clairement, à présent, toute forme d’existence est concrètement « animée », et ce dès sa conception, par le père du mensonge. Maistre affirme : « Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai tout est mal puisque rien n’est à sa place. (...) Tout les êtres gémissent et tendent avec effort vers un autre ordre des choses. » (Oeuvres Complètes, t. I, p. 39).
« Le mal a tout souillé, et dans un sens très vrai
tout est mal puisque rien n’est à sa place. (...)
Tout les êtres gémissent et tendent avec effort
vers un autre ordre des choses. »
Le mal correspond ainsi à la rupture de l’ordre primitif et son essence s’exprime par l’oeuvre de division accomplie contre « l’Unité » située à la base et au fondement invisible du Principe. Le mal est venu rompre l’harmonie céleste du « Royaume de Dieu », ce qui fait que depuis ce moment terrible subsiste une fracture permanente, une lutte entre deux forces antagonistes qui se livrent un combat impitoyable, Maistre écrit : « Il n’y a rien de si évident dans l’univers que l’existence de deux forces opposées qui se contrarient sans relâche. Il n’y a rien de bon que le mal ne souille et n’altère... » (Mélanges B (inédit), p. 303 ; 22 oct. 1797).
L’histoire du monde est, à ce titre, l’histoire continuée de la Chute ; le péché originel est l’explication de tout, et ce péché irrémissible se répète « à chaque instant de la durée d’une manière secondaire.» (Soirées, IIe Entretien.) Maistre, à juste titre, tient à préciser : « toute dégradation ne pouvant être qu’une peine, et toute peine supposant un crime, la raison seule se trouve conduite, comme par force, au péché originel: car notre funeste inclination au mal étant une vérité de sentiment et d’expérience proclamée par tous les siècles, et cette inclination toujours plus ou moins victorieuse de la conscience et de lois, n’ayant jamais cessé de produire sur la terre des transgressions de toute espèce, jamais l’homme n’a pu reconnaître et déplorer ce triste état sans confesser par là même le dogme lamentable dont je vous entretiens ; car il ne peut être méchant sans être mauvais, ni mauvais sans être dégradé, ni dégradé sans être puni, ni puni sans être coupable. » (Ibid).
La matière est donc, en quelque sorte, le résultat d’une dégradation, la conséquence d’une faute, une authentique prison dont il convient de travailler à s’extraire en se réconciliant avec Dieu, en œuvrant courageusement à « réintégrer » notre véritable condition première et originelle dont nous avons été malheureusement déchus. Les âmes souffrent de cet enfermement au sein de la matière, elles endurent leur douloureuse soumission à l’empire du temps, elles sont condamnées à expier leur faute dans le plus total des isolements ; supportant avec difficulté la division elles n’ont pas d’autre désir plus impératif que de retourner à « l’Unité ».
VII. Les dogmes ne se trouvent pas dans la Sainte Écriture
Il est donc tout à fait significatif de voir Joseph de Maistre considérer, à la suite des penseurs du courant illuministe et dans le prolongement de son attachement à la pensée d’Origène dont on sait sa distance d’avec une approche littérale de l’Écriture, que les dogmes fixés par l’Église sont issus d’une contrainte de l’Histoire, et qu’ils constituent même une sorte « d’obstacle », de barrière réelle à la transmission vivante de la Foi, qui serait « mille fois plus angélique» sans les définitions dogmatiques.
Voici ce que soutient Maistre : « Bien loin que les premiers Symboles contiennent l'énoncé de tous nos dogmes, les chrétiens d'alors auraient au contraire regardé comme un grand crime de les énoncer tous. Il en est de même des Saintes Écritures : jamais il n'y eut d'idée plus creuse que celle d'y chercher la totalité des dogmes chrétiens : il n'y a pas une ligne dans ces écrits qui déclare, qui laisse seulement apercevoir le projet d'en faire un code ou une déclaration dogmatique de tous les articles de foi. (…) Il en est de l'Église comme de l'État : si jamais le christianisme n'avait été attaqué, jamais il n'aurait écrit pour fixer le dogme ; mais jamais aussi le dogme n'a été fixé par écrit que parce qu'il existait antérieurement dans son état naturel, qui est celui de parole. (…) La Foi, si la sophistique opposition ne l'avait jamais forcée d'écrire, serait mille fois plus angélique : elle pleure sur ces décisions que la révolte lui arracha, et qui furent toujours des malheurs, puisqu'elles supposent toutes le doute ou l'attaque, et qu'elles ne purent naître qu'au milieu des commotions les plus dangereuses. L'état de guerre éleva ces remparts vénérables autour de la vérité : ils la défendent sans doute, mais ils la cachent: ils la rendent inattaquable; mais par là même, moins accessible. Ah ! ce n'est pas ce qu'elle demande, elle qui voudrait serrer le genre humain dans ses bras. […] » [13]
« Le Christ n'a pas laissé un seul écrit,
il a promis le Saint-Esprit. »
Maistre rajoute : « Après avoir entendu la Sagesse des nations, il ne sera pas inutile, je pense, d'entendre encore la philosophie chrétienne. Il eût été sans doute bien à désirer, a dit le plus éloquent des Pères grecs [ndr. s. Jean Chrysostome], que nous n'eussions jamais eu besoin de l'écriture, et que les préceptes divins ne fussent écrits que comme ils le sont par l'encre dans nos livres; mais puisque nous avons perdu cette grâce par notre faute, saisissons donc, puisqu'il le faut, une planche au lieu du vaisseau, et sans oublier cependant la supériorité du premier état. Dieu ne révéla jamais rien [par écrit] aux élus de l'Ancien Testament ; toujours il leur parla directement, parce qu'il voyait la pureté de leurs cœurs ; mais le peuple hébreu s'étant précipité dans l'abîme des vices, il fallut des livres et des lois. La même marche s'est renouvelée sous l'empire de la nouvelle révélation ; car le Christ n'a pas laissé un seul écrit à ses apôtres. Au lieu de livres il leur promit le Saint-Esprit. C'est lui, leur dit-il, qui vous inspirera ce que vous aurez à dire. » [14]
VIII. Le christianisme transcendant selon Joseph de Maistre
Cette conception d’un christianisme non-dogmatique, laissé à l’inspiration de « l’Esprit », pourrait apparaître assez étonnante sous la plume de Joseph de Maistre, or, il n’en est rien, c’est au contraire le témoignage du plus profond de sa pensée à l’égard d’une religion qu’il souhaite purifiée, dépouillée de tous les artifices, une religion de la relation immédiate à la « Transcendance », ce en quoi consiste, effectivement, le « christianisme transcendant » dont il se fait le chantre, et d’une certaine manière le « Prophète », en prédisant son avènement prochain.
'’Lorsque ce qui est en dehors, (…)
lorsque la vie ou la génération extérieure
sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique.
Alors il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe.
Le mâle et la femelle ne feront qu’un
et le royaume de Dieu arrivera sur la terre comme au ciel.”
C’est ce que décrivit parfaitement Émile Dermenghem (1892-1971), lors de la publication en 1928, de son Joseph de Maistre Mystique : « C’est une idée analogue que Joseph de Maistre suggère lorsqu’il parle des « habits de peau » (note 3. Soirées, IIe entr., p. 292). La Genèse appellerait ainsi selon l’interprétation théosophique, les corps matériels actuels dont Adam et Eve furent revêtus après la chute. Il évoque de même la réunion des sexes dont la dualité fut une conséquence du Mal. Jésus-Christ, note-t-il (note. 1., p. 293) Mélanges A (inédit), p. 580), reviendra et règnera sur la terre, selon saint Clément, contemporain des Apôtres, ’’Lorsque ce qui est en dehors, (…) lorsque la vie ou la génération extérieure sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique. Alors il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe. Le mâle et la femelle ne feront qu’un et le royaume de Dieu arrivera sur la terre comme au ciel.” Clément d’Alexandrie (note. 2. Avec le mystique anglais Law, The spirit of prayer, 1re partie, p. 86-87. Il cite aussi Maïmonide, et Platon (l’homme double du Banquet). Cf. ci-dessus, IIIe partie, chap. I), ajoute Maistre, cita ces paroles dans le siècle suivant avec quelques altérations ; il cite une réponse semblable du Sauveur à Salomé qui lui faisait même question : ‘‘Lorsque vous aurez déposé le vêtement cde honte et d’ignominie (il s’agit évidemment du corps actuel) ; lorsque les deux deviendront uns, que le Mâle et la Femelle seront unis et qu’il n’y aura plus homme ni femme.’’ Et Maistre commente : ’’Lorsque ce qui est en dehors, etc…, c’est-à-dire lorsque la vie ou la génération extérieure sera devenue semblable à la vie intérieure ou angélique. Alors il n’y aura qu’une naissance. Il n’y aura plus de sexe. Le mâle et la femelle ne feront qu’un et le royaume de Dieu arrivera sur la terre comme au ciel.” » [15]
« Le christianisme, tel que nous le connaissons,
est au véritable christianisme ou christianisme primitif ...,
ce qu’une loge bleue, autrement nommée loge d’apprentis
et compagnons dans la franc-maçonnerie ordinaire,
est à une loge de hauts grades.»
De ce fait Maistre déclare : « Le christianisme, tel que nous le connaissons, est au véritable christianisme ou christianisme primitif, base de toutes leurs spéculations, ce qu’une loge bleue, autrement nommée loge d’apprentis et compagnons dans la franc-maçonnerie ordinaire, est à une loge de hauts grades. Ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de ‘‘christianisme transcendant’’, est une véritable initiation ; il fut connu des chrétiens primitifs, et il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté. Ce christianisme révélait et peut révéler encore de grandes merveilles, et il peut non seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits. » [16]
IX. Un contre-révolutionnaire fidèle envers la doctrine de l'illuminisme
De son exil à Cagliari en Sardaigne, Maistre prit la peine de souligner en septembre 1801, à la lecture des affirmations publiées par l’Abbé Augustin Barruel (1741-1820) s.j., dans ses « Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme » (Londres, 4 vol., 1797-1798), la confusion commise par cet auteur à l’égard des illuminés : « Tout ce que l’auteur dit au sujet de M. de Saint-Martin, précise Maistre, est si faux, si calomnieux qu’on a le droit d’en être étonné ! Quant à l’accusation de manichéisme faite à cet écrivain, elle cesse d’être calomnieuse à force d’être ridicule. » Quant à l’allégation que le Martinisme « n’a fait que copier Manès et les Albigeois », Joseph de Maistre ne se fait pas faute de protester vigoureusement en disant : « jamais homme d’esprit n’a écrit rien de plus sot.»
Johann August von Starck (1741-1816),
théologien, membre du Consistoire de Hesse-Darmstadt,
fondateur des "Clercs du Temple".
Dans une lettre inédite du 29 mai 1810, qui ne figure pas dans les Œuvres Complètes, Maistre signale cependant, sans nommer l’auteur du livre auquel il se réfère (Der Triumph der Philosophie im achtzehnten Jahrhunderte, 1803) – et dont il n’ignore évidemment ni l’identité, ni le lien qui fut le sien avec la Stricte Observance allemande – à savoir Johann August von Starck (1741-1816), théologien franc-maçon, créateur des "Clercs du Temple", ou "cléricat" de par le caractère profondément religieux et liturgique de ses cérémonies, qui en arriva, peu à peu, à adopter des positions radicalement antimaçonniques : « L’abbé Barruel dont vous connaissez peut être l’ouvrage intéressant sur l’histoire du jacobinisme, s’est totalement trompé sur la franc-maçonnerie, faute de connaissances suffisantes ; il a été relevé et redressé par le sage et docte auteur allemand du Triomphe de la Philosophie dans le XVIIIe siècle, 2 vol. in-8°, il y a réellement beaucoup à apprendre dans ce livre. On confond tout sous le nom vague de francs-maçons, chaque chose doit être mise à sa place. » [17]
Ce qu’exprime le livre de Starck - un Johann August von Starck qui d’ailleurs écrivait depuis 1796 dans Eudämonia ou le Wiener Magazin, revues dans lesquelles se côtoyaient aussi bien des Jésuites très hostiles à la franc-maçonnerie, comme Laurent Leopold Haschka (1749-1826) ou Felix Franz Hofstäter (1741-1814), que des théosophes comme Eckartshausen - corrige en quelque sorte certaines erreurs de l’abbé Augustin Barruel, tout en confirmant ses préventions à l'égard des disciples d'Adam Weishaupt (1748-1832) et des "Illuminés de Bavière", montrant que les thèses naturalistes et antichrétiennes, furent à l'origine des mouvements révolutionnaires en Europe [18]. Maistre, quant à lui, résuma ainsi sa pensée dans un texte intitulé « Quatre chapitres inédits sur la Russie, Chapitre quatrième « De l’illuminisme », qui ne sera publié qu’à titre posthume par son fils Rodolphe, en 1859, et qui expose de manière remarquable la pensée du comte chambérien au sujet de la nature, des sources et de « l’objet » réel auquel se consacrait la franc-maçonnerie mystique fondée sur le « christianisme transcendant ». Cette analyse, dans laquelle fut éclairée la position du martinisme dans son rapport à la doctrine de Martinès de Pasqually, en établissant un lien avec le piétisme, est absolument essentielle au regard des sujets que nous abordons dans la mesure où Maistre parvint à définir ce qu’est, et en quoi consiste le type de « christianisme » professé par les initiés connus, ou désignés, sous le nom de «martinistes» : « [Les martinistes et illuministes] rapportent tout à l’amour de Dieu, et quoique ce principe excellent soit mêlé chez eux à beaucoup d’alliage plus ou moins répréhensible, il suffit cependant pour leur rendre excessivement chers les écrivains mystiques de l’Église romaine. Ce sont leurs guides et leurs oracles (Sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon, etc.). Ils pensent assez communément que les chrétiens de toutes les communions sont sur le point de se réunir sous un chef qui, suivant l’opinion de plusieurs, doit résider à Jérusalem.(…) Ce même système s’oppose à l’incrédulité générale qui menace tous ces pays ; car, enfin, il est chrétien dans toutes ses racines ; il accoutume les hommes aux dogmes et aux idées spirituelles ; il les préserve d’une sorte de matérialisme pratique très remarquable à l’époque où nous vivons, et de la glace protestante, qui ne tend à rien moins qu’à geler le cœur humain. Quant aux martinistes mitigés et aux piétistes qui se bornent à attendre des merveilles, à spéculer sur l’amour divin et sur le règne de l’intérieur, il ne paraît pas que Sa Majesté Impériale ait rien à craindre politiquement de la part de ces hommes…» (Cf. Quatre Chapitres inédits sur la Russie, ch. IV « De l’Illuminisme », 1859).
Par ailleurs, ce qui est tout à fait connu et notoire aujourd’hui, c’est que sa nomination comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, poste qu’il occupera de 1803 à 1817, lui fournira l’occasion d’entretenir de nombreux rapports avec la très florissante maçonnerie Russe et l’important milieu théosophique de ce pays.
X. Théocratie
Sur le plan "métapolitique", ce qui signifie selon la conception maistrienne une dimension purement "Providentialiste" de l'Histoire dans laquelle c'est Dieu qui intervient directement dans les événements qui surviennent au cours du temps, parfois sous la forme de châtiments sévères infligés aux Princes et aux Nations lorsqu'ils s'éloignent des principes sacrés et transcendants - métapolitique qui pour lui était inséparable d'une perspective théologique et eschatologique -, Maistre considérait que le monde devait se conformer aux enseignements de la Révélation divine, unique fondement des lois. Il écrit d'ailleurs de manière assez catégorique : « On ne peut attaquer une vérité théologique sans attaquer une loi du monde » (Du Pape, L. 1er, Chap. I.).
« Le Traité « Du Pape » consigne cette inattendue
mais cohérente dévolution :
L’Empereur ayant disparu avec le Saint Empire,
ne demeure que le Sacerdoce Suprême
pour se voir dévolu l’archétype éternel du Saint Empire.»
C’est pourquoi, à ses yeux, le pape, le « Pontife romain », garant selon-lui de la Tradition, était l’arbitre suprême, celui qui, au-dessus des Rois et des Princes, veille au respect du droit et œuvre pour la paix universelle : « L’infaillibilité dans l’ordre spirituel et la souveraineté dans l’ordre temporel sont deux mots parfaitement synonymes » (Ibid.), soutient Maistre. L’attachement de Maistre à l’institution de la papauté, à « L’Héritier des Apôtres » comme le désigne saint Bernard (+ 1153), relève d’une idée, certes non directement explicite, quoique toutefois fort précise qui transparaît sous chaque ligne « Du Pape », que l'on peut résumer de la manière suivante : le pape est le seul qui possède encore l’autorité nécessaire capable de restaurer, dans une Europe livrée au chaos des égoïsmes nationaux et au venin révolutionnaire, l’unité du Saint Empire : « Le Traité « Du Pape » consigne cette inattendue mais cohérente dévolution. L’Empereur ayant disparu avec le Saint Empire, ne demeurait que le Sacerdoce Suprême pour se voir dévolu l’archétype éternel du Saint Empire.» [19]
Ainsi l’insistance sur l’infaillibilité, source de toute souveraineté légitime, qui fait l’objet d’un important développement dans le livre - au point que cette notion suscita même quelques réserves à Rome et le prudent silence de Pie VII, avant d'être cependant adoptée par le Concile de Vatican I en 1870 -, n’a pas d’autre objet que d’asseoir l’incontestable autorité du Pontife romain par dessus toutes les autres formes de souverainetés. Maistre est sur cette question très clair : « Le Souverain Pontife est le chef naturel, le promoteur le plus puissant, le grand Démiurge de la civilisation universelle.» (Ibid.). Le pape est donc pour Maistre le seul garant, de par l’évidente supériorité de sa fonction, d’un possible retour sur le continent de l’unité politique et spirituelle. Il incarne l’espoir d’une restauration véritable de l’ordre traditionnel, entre ses mains sacrées repose l’ultime possibilité d’un redressement futur du Saint Empire [20]. On notera à ce propos que Louis-Claude de Saint-Martin ne fut pas moins «théocrate» que Maistre, et ils peuvent être considérés à bon droit, l’un et l’autre, comme des représentants éminents de l’école théocratique, mais, cependant, d’une manière absolument différente, car si leur perspective est identique, à savoir l’établissement de l’autorité de l’Esprit et la sacralisation des institutions humaines afin qu’advienne le règne divin, les méthodes préconisées pour parvenir à ce but espéré, étaient relativement dissemblables, pour ne pas dire extrêmement opposées et antagonistes. Mais l’on peut constater que Saint-Martin, eut également des lignes très voisines de celles de Maistre sur l’effet « régénérateur » de la Révolution, insistant sur son rôle providentiel, thème permanent de l’analyse des deux penseurs théocrates : « Je crois voir dans notre étonnante révolution un dessein marqué de la Providence de nous faire recouvrer à nous, et successivement à bien d’autres peuples (quoique je ne sache pas par quel moyen) le véritable usage de nos facultés, et de dévoiler aux yeux des Nations ce but sublime qui intéresse la société humaine tout entière, et embrasse l’homme sous tous ses rapports.» (Lettre à un ami… sur la Révolution française, 1795). [21]
« Le livre du Pape par M. le Comte de Maistre est bien bon à méditer .»
(Fonds Willermoz, BM de Lyon, MS 5898).
Enfin, est intéressant de souligner sur ce sujet, que Jean-Baptiste Willermoz - assidu aux réceptions et aux dîners officiels du cardinal Joseph Fesch (1763-1839), alors archevêque de Lyon et Primat des Gaules, qui recevait à déjeuner les vicaires généraux de l'évêché et qu'il leur faisait visiter sa chapelle particulière, et qui fut convié en 1805 à baiser la main du pape Pie VII, pendant son passage à Lyon -, conserva dans ses archives deux lettres, l’une du 8 octobre 1820 et l’autre du 18 juin 1821, envoyées par un certain Raimond, Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, à Willermoz, dans lesquelles on peut lire, dans la première des deux : « Le livre du Pape par M. le Comte de Maistre est bien bon à méditer » (MS 5898), et dans la suivante : « Votre lettre m’a trouvé dans les Soirées de Saint-Pétersbourg dont je suis enchanté » (MS 5899).
Ces jugements, destinés à Willermoz, et émanant de la plume d’un initié, sont, nous semble-t-il, la meilleure et plus pertinente illustration qu’il se puisse se donner, « symboliquement », à un examen des rapports existant entre Maistre et le courant de la maçonnerie écossaise au XVIIIe siècle, démontrant ainsi l’admirable intimité de cette œuvre avec la doctrine de l’illuminisme, dont on pourrait dire qu’elle en est, dans une langue que tous s’accordent à reconnaître comme étant d’une exceptionnelle pureté et beauté de style, la plus parfaite et pénétrante traduction de ces fondements essentiels jamais écrite jusqu’à ce jour.
Joseph de Maistre, après une vie entièrement consacrée à la recherche de la "Vérité", s’éteignit le 26 février 1821 ; sa dépouille, en forme d’hommage posthume, comme on le faisait uniquement pour les membres de la Compagnie de Jésus, fut solennellement et pieusement déposée dans la crypte de l’église des martyrs, chapelle nécropole des jésuites à Turin.
Sépulture de Joseph de Maistre
dans l'Église des Saints Martyrs à Turin.
Conclusion
Le gouvernement de la Divine Providence, la compréhension métaphysique de la Chute originelle et l’analyse de ses conséquences aboutissant à la nécessaire mise en œuvre du travail de « Réintégration », la perspective eschatologique devant nous conduire au pieds de la Sainte Montagne portant en son sommet l’Agneau de Dieu (Agnus Dei), d'où se manifestera à la fin des temps la Jérusalem Céleste, la doctrine de Joseph de Maistre, exposée dans son œuvre est celle qu’il reçut dans les cercles initiatiques dirigés, de Lyon, par Jean-Baptiste Willermoz dans lesquels il n’a trouvé selon ses propres paroles : « que bonté, douceur et piété même à leur manière. » (Soirées XIe Entretien).
L’attente de cette religion renouvelée inspire ces lignes à Maistre, où tel un visionnaire, il annonce : « Plus que jamais nous devons nous occuper de ces hautes spéculations, car il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur terre: le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d'ailleurs que les temps sont arrivés. » [22] Pour hâter ces temps libérateurs, Maistre, en forme d’instante prière, déclare : « Cédons à l’amour et entrons dans la voie royale qui aboutit à la Cité Sainte. »
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1 - Joseph de Maistre, prophète du « christianisme transcendant »
Textes choisis et présentés par Jean-Marc Vivenza
Éditions Signatura, Parution 2015 • Format 140 x 210 •
150 pages • Prix public TTC : 15 €
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Le Colporteur du Livre
Notes.
1. Note de Joseph de Maistre, 1816. Dossier « Illuminés », archives du comte Rodolphe de Maistre.
2. J. Rebotton, Introduction, in. Joseph de Maistre, Oeuvres, vol. II, op. cit, p. 27.
3. Lorsque Maistre écrit dans le XIe Entretien des Soirées en évoquant le christianisme professé par les illuminés allemands : « C’est ce que certains Allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne », il traduit l’expression d’outre-Rhin : « Transzendental Christentum », que l’on trouvait sous la plume de certains auteurs du courant illuministe. On pourrait donc penser que Maistre adopte le terme « transcendantal », avec toutes les implications philosophiques afférentes signalées par le dictionnaire, et dont les « transcendantaux » en métaphysique offrent un déploiement sémantique et herméneutique d’une prodigieuse richesse, qui fut d’ailleurs largement utilisée par Emmanuel Kant (1724-1804). La résolution de la difficulté nous est cependant fournie par un autre texte de Maistre qui n’était pas destiné à la publication, à savoir les « Quatre chapitres inédits sur la Russie » - issus de pages confidentielles édités par le fils de Joseph Maistre, le comte Rodolphe de Maistre, à titre posthume à Paris, (Librairie Auguste Vaton, 1859). Voici ce qu’on peut y lire : « Ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de christianisme transcendant, est une véritable initiation ; il fut connu des chrétiens primitifs, et il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté. » (Cf. Quatre chapitres sur la Russie, chapitre quatrième, « De l’illuminisme », op.cit., pp. 91-128). Maistre fait donc bien référence dans les Soirées, à un « christianisme transcendant », lorsqu'il parle du christianisme « transcendantal », la suite est importante : « connu des chrétiens primitifs, et accessible encore aux adeptes de bonne volonté ».
4. Une étude de Dominique Clérembault sur le site Philosophe Inconnu, en trois parties, montre les liens étroits existant entre la pensée de Joseph de Maistre et celle de Louis-Claude de Saint-Martin : I. Joseph de Maistre et le Philosophe inconnu par Georges Goyau ; II. Le martinisme dans les Soirées de Saint-Pétersbourg ; III. .. Ces liens doctrinaux et spirituels furent mis en lumière, non seulement par les biographes de Joseph de Maistre depuis sa disparition, mais également, et c’est ce que fait apparaître cette étude, par Maistre lui-même dans certains de ses ouvrages. Voici ce qu’écrit Dominique Clairembault : « Dans le « Onzième entretien » des Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre présente le Philosophe inconnu comme « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes ». L'auteur des Soirées, chevalier bienfaisant de la Cité sainte, a lu, non sans les critiquer parfois, les œuvres de Saint-Martin. Il l’a aussi rencontré en septembre 1787, à l'occasion de son passage à Chambéry, alors que le théosophe voyageait vers l'Italie. Lorsqu'en 1793 il évoquera cette rencontre, il précisera : « M. de Saint-Martin est un gentilhomme français de 35 à 45 ans, de mœurs fort douces et infiniment aimables. On n’aperçoit rien d’extraordinaire dans ses manières ni dans sa conversation. » (Mémoire à Vignet des Étoles, archives départementales de la Savoie, 2J 11.) L'influence de la pensée du Philosophe inconnu sur l'œuvre de Maistre a été étudiée par plusieurs auteurs. Georges Goyau l'aborde dans son étude sur « La pensée religieuse de Joseph de Maistre, d'après des documents inédits », publiée en 1921 dans la Revue des deux-mondes. La même année, François Vermale publie ses Notes sur Joseph de Maistre, Inconnu (Librairie Dardel, Chambéry). Il s'était déjà penché sur le cas de Maistre dans La Franc-Maçonnerie savoisienne à l'époque révolutionnaire (Leroux, 1912). Paul Vulliaud et Émile Dermenghem s’intéressent également à la question du martinisme de l'auteur des Soirées, le premier dans Joseph de Maistre franc-macon (Nourry, 1926), le second dans Joseph de Maistre mystique (éd. du Vieux Colombier, 1946). Depuis, d'autres chercheurs ont repris leurs réflexions, sans toutefois apporter d'éléments réellement novateurs. » (Cf. Joseph de Maistre et le martinisme, Philosophe Inconnu.com).
5. Dermenghem, Joseph de Maistre Mystique, éditions du vieux colombier, Paris, 1948, p. 46.
6. J. de Maistre, Mémoire sur la Franc-maçonnerie adressé au baron Vignet des Etoles, Oeuvres II, éd. Slatkine, 1983, p. 138.
7. Origène est né en Égypte où il reçut une formation hellénique et une éducation biblique. La connaissance qu'il possédait de la philosophie grecque lui permit de tisser des liens profonds avec le platonisme alexandrin de son temps, reprenant le projet de Pantène (+ v. 216) et de Clément d’Alexandrie, qui consistait à former une sorte d'université, la Didascalée, où toutes les sciences humaines étaient mises au service de la théologie. Désigné comme le successeur de Clément d'Alexandrie qui avait été à la tête de l'école catéchétique, il y enseigna entre 212 et 231. Vers 250, lors de la persécution de Dèce, Origène fut arrêté et torturé. Retrouvant sa liberté, il meurt peu après, des suites de ses blessures, à Tyr en 252. Son œuvre est immense, allant de Commentaires sur l'Écriture Sainte, aux livres d'exégèse, homélies, controverses (Apologie du christianisme contre Celse, De la prière, l'Exhortation au martyre, etc.), mais son ouvrage principal, résumant sa pensée théologique et métaphysique, est le Traité Sur les Principes (De principiis).
8. M. Froidefont, Théologie de Joseph de Maistre, Éditions Classiques Garnier, 2010, pp. 14-15.
9. R. Triomphe, Joseph de Maistre. Étude sur la vie et sur la doctrine d'un matérialiste mystique, Droz, 1968, p. 438.
10. Voir J.-M. Vivenza, La doctrine de la réintégration des êtres, La Pierre Philosophale, 2ème édition, 2013, ainsi que Joseph de Maistre et le Régime Écossais Rectifié, Dossier H, l'Âge d’Homme, 2005.
11. En 1922, dans Le Correspondant, Émile Dermenghem (1892-1971) publiait des « fragments inédits » de Joseph de Maistre tirés des registres conservés, sous les titres de Mélanges A et B, Religion E, Extraits E et F, dans les archives du comte Rodolphe de Maistre. Ces fragments n’avaient depuis jamais été réédités, malgré leur valeur de premier ordre dans la compréhension de la pensée maistrienne. Comme le rappelle É. Dermenghem : « Joseph de Maistre fait allusion, au début du neuvième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg à «ces volumes immenses » où il écrivait, «depuis plus de trente ans», tout ce que ses lectures lui présentaient de plus frappant. ‘‘Quelquefois, dit-il, je me borne à de simples indications; d'autres fois je transcris mot à mot des morceaux essentiels; souvent je les accompagne de quelques notes, et souvent aussi j'y place ces pensées du moment, ces illuminations soudaines qui s'éteignent sans bruit si l'éclair n'est fixé par l'écriture. Porté par le tourbillon révolutionnaire en diverses contrées de l'Europe, jamais ces recueils ne m'ont abandonné et maintenant vous ne sauriez croire avec quel plaisir je parcours cette immense collection’’(…).» (É. Dermenghem, Le Correspondant, 94ème Année, t. 287 (Nouv. Série : 251ème), n° 1432, 25 mai 1922, pp. 631-640).
12. Saint Augustin écrit à propos d’Origène : « Ils prétendent que les âmes, dont ils ne font pas à la vérité les parties de Dieu, mais ses créatures, ont péché en s’éloignant de leur Créateur; qu’elles ont mérité par la suite d’être enfermées, depuis le ciel jusqu’à la terre, dans divers corps, comme dans une prison, suivant la diversité de leurs fautes; que c’est là le monde, et qu’ainsi la cause de sa création n’a pas été de faire de bonnes choses mais d’en réprimer de mauvaises. Tel est le sentiment d’Origène, qu’il a consigné dans son livre ‘‘Des principes’’. » (S. Augustin, La Cité de Dieu, XI, 23).
13. J. de Maistre, Essais sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines, 1809.
14. Ibid.
15. Émile Dermenghem, Joseph de Maistre Mystique, La Colombe, op. cit., pp. 292-293.
16. J. de Maistre, Quatre chapitres inédits sur la Russie, Publiés par son fils le comte Rodolphe de Maistre. Paris. Librairie d’Aug. Vaton, éditeur, rue du Bas, n° 50 - 1859.
17. R. Triomphe, op.cit., p. 534.
18. Voici ce qu’expliqua Johann August von Starck concernant le projet d’Adam Wesihaupt et des IIlluminés de Bavière, courant désigné sous le nom «d’Illuminatisme», dans un texte peu connu, envoyé secrètement en 1797 à l’Abbé Barruel, et conservé dans les archives de l’Ordre des Jésuites : « Le grand mystère de l’Ordre par rapport à la Religion, consistait dans la doctrine : que le Christianisme n’était fondé que sur l’imposture et la superstition et qu’en récompense, le Déisme, la religion de la Raison et le Naturalisme, étaient la vraie religion. Il est vrai qu’on laissa subsister le nom de du Christianisme, mais on le dépouilla entièrement de tout ce qu’il y avait de religion positive de sorte qu’il ne restât que le naturalisme. (…) Par rapport à la Religion on substitua au Christianisme le Naturalisme ; et pour tromper tous ceux qui avaient encore de la vénération pour le nom de Christ et pour le Christianisme, et qui se seraient éloignés en tremblant s’ils avaient vu que pour les illuminés [de Wesihaupt] il fallait rejeter le Christianisme ouvertement, on ne laissa pas d’insinuer que Jésus-Christ Lui-même n’avait pas eu d’autre but que de faire valoir la religion naturelle et de la rendre universelle et qu’on exécutait son plan, si l’on travaillait à la restauration de cette religion (…) On avait donc formé le dessein d’anéantir la Religion ; pour en venir à bout on se servit de la fausse supposition du Catholicisme et Jésuitisme secret comme d’un remède souverain contre le Christianisme à l’avantage du Déisme. On traita non seulement de superstition catholique les prophètes, les miracles, l’existence des Esprits et des Anges et par degré tout ce qu’il y avait de positif dans le Christianisme ; mais aussi dépeignit-on tous ceux qui osèrent encore soutenir ces doctrines, comme des hommes faibles et dirigés par les Jésuites même à leur insu. (…) Le but général qui renferme tous les autres : cette régénération ne saurait être faite et achevée que par l’abolition du Christianisme, par l’introduction de la religion de la Raison, par le renversement des Trônes et par la fondation d’une ‘‘République universelle’’. Il faut être singulièrement ignorant de tout ce qui est arrivé en France, ou des secrets de l’Illuminatisme, pour ne pas voir que c’est par la Révolution qu’on a voulu réaliser les projets de l’Illuminatisme. Tout ce qu’on a fait en France, le renversement du trône, le meurtre du Roi, l’établissement d’une République démocratique, l’anéantissement de la noblesse, l’introduction d’une égalité chimérique, la destruction de la Religion et du Sacerdoce, tout cela n’était rien autre chose que la réalisation des projets formés dans l’Illuminatisme. (…) L’inscription qu’on pourra mettre sur les ruines des Trônes, des débris des Autels et les monceaux de cendres qui couvriront en peu de temps toute l’Europe, peut-être conçue dans ces deux mots : ‘L’ouvrage de l’Illuminatisme’’. » (J. A. von Starck, Histoire de l’Illuminatisme, 29 juillet 1797, Archives de la Province de France des Jésuites).
19. G. Durand, Un Comte sous l’acacia : Joseph de Maistre, Editions Maçonniques de France, 1999, p. 107.
20. Il est, à juste titre, significatif que la phrase de l’épigraphe qui figure sur la page de garde du livre « Du Pape », ne soit pas celle d’un Père de l’Eglise où d’un pieux auteur, mais paradoxalement extraite du poème homérique « l’Iliade », phrase révélant nettement la pensée intérieure du comte savoisien, indiquant sans détour : « Trop de chefs vous nuiraient ; qu’un seul homme ait l’Empire… » (Homère, Iliade, II v. 204 sq.).
21. Au sujet des conceptions « théocratiques » de Joseph de Maistre et Louis-Claude de Saint-Martin, voir : Appendice V. La théocratie selon Joseph de Maistre et Saint-Martin, in J.-M. Vivenza, L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin, La Pierre Philosophale, 2013, pp. 393-415.
22. J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe Entretien, 1821.
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vendredi, 15 février 2013
La Clé d’or de l’illuminisme mystique
Christianisme transcendant et Eglise intérieure
selon la doctrine de l'initiation
Jean-Marc Vivenza
« L'Eglise intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme,
et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels
l'espèce humaine tombée
sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère.
Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères;
elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Dès le XVIIIe siècle, quelques maçons issus du courant illuministe, au moment où les loges se multipliaient en Europe, furent convaincus que la franc-maçonnerie relevait d’un rameau initiatique original participant de mystères portant sur la nature, le monde les êtres et les choses, mystères touchant jusqu’à la religion elle-même et ce qu’elle représente.
Leur conviction, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette idée qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus sensible et subtile, de vérités que l’Eglise imposait par autorité, voir qu’elle avait tout simplement oubliées.
C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), dans un rituel destiné au membres de la dernière classe ostensible du Régime rectifié, et en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mystères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complément de la science.» [1]
I. Des erreurs et de la vérité
Comment en est-on arrivé à cette idée ?
Il faut pour cela examiner le contexte qui prépara à l’émergence de cette sensibilité, à l’intérieur du vaste courant de l’illuminisme européen.
C’est à Lyon, où il séjournait depuis 1774 ayant quitté Bordeaux après le départ pour Saint Domingue de celui dont il avait été le secrétaire, Martinès de Pasqually (+ 1774), que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) rédigea son premier ouvrage : « Des erreurs et de la vérité ou les hommes rappelés au principe universel de la science » [2], qui fut composé au logis de Willermoz pour répondre aux affirmations de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) qui prétendait, dans son Antiquité dévoilée (1766), qui suscitera d’ailleurs l’admiration du très matérialiste baron d’Holbach (1723-1789) et de nombreux auteurs maçonniques, que les religions étaient nées, à l'origine, de par les frayeurs que les hommes purent éprouver devant le spectacle impressionnant des phénomènes naturels (éclipse, tonnerre, éclair, tremblement de terre, séisme, etc.).
L'homme possède en lui,
par delà les éléments de sa connaissance sensible,
une lumière intérieure « active et intelligente »,
qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse.
Saint-Martin s'appliqua donc à démontrer que l'homme possède en lui, par delà les éléments qui lui sont fournis par sa connaissance sensible et les réactions qu’elle produit sur sa conscience, une lumière intérieure « active et intelligente » qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse, lui donnant un inexplicable savoir, non matériel, à la base, sur le plan imaginaire, des allégories et des mythes, mais surtout, et l’on touche ici à l’ontologisme métaphysique qui se retrouve chez nombre de mystiques (Maître Eckhart [3], saint Jean de la Croix [4], et évidemment Jacob Boehme [5]), de la pensée de Dieu et de son infinité.
Saint-Martin, dans son plan, se fonde sur la nécessaire explication préalable de la nature de l'homme afin
de conduire plus avant son raisonnement, et très habilement et avec un art consommé de la pédagogie théosophique, amène son lecteur à découvrir le lien intime qui relie nos connaissances au Principe supérieur qui est à leur source. Il explique que subsiste en chaque être une authentique capacité à retourner et retrouver « l'Unité » première, à rencontrer en lui la source lumineuse de l’Esprit, et qu’il est donc toujours possible de réaliser, sous certaines conditions bien évidemment, une salutaire harmonie entre la nature de l'homme et la Divinité dans la mesure où, par le canal d’un cœur éclairé, l’esprit peut être bénéficiaire de lumières intimes rayonnant d’une ineffable connaissance par laquelle le Verbe divin Lui-même se révèle dans l'âme ; « Révélation » en quelque sorte, en quoi d’ailleurs consista le christianisme à son origine tel qu’il se présenta selon le Philosophe Inconnu, le Christ ayant annoncé à la Samaritaine qu’il convenait à présent d’adorer Dieu en « Esprit et en vérité » (Jean IV, 23-24).
Saint-Martin prévint ainsi dans sa Préface : « Cependant, quoique la lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans son éclat. (...) le petit nombre des hommes dépositaires des vérités que j'annonce est voué à la prudence et à la discrétion par les engagements les plus formels. » [6]
II. Les prêtres ont oublié les vérités du christianisme
« Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme,
la Providence qui veut faire avancer le christianisme
a dû préalablement écarter les prêtres,
et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l'ère du christianisme
en esprit et en vérité ne commence
que depuis l'abolition de l'empire sacerdotal… »
Saint-Martin, Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.
Ce sur quoi insistait par ailleurs Saint-Martin, c’est que les prêtres avaient entièrement oublié les vérités fondatrices du christianisme, au point même de représenter aujourd’hui un obstacle à leur compréhension, en particulier pour les âmes désireuses des connaissances véritables qu’on cache à leurs yeux. Il soulignait ainsi : « Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, la Providence qui veut faire avancer le christianisme a dû préalablement écarter les prêtres, et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l'ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l'abolition de l'empire sacerdotal; car lorsque le Christ est venu, son temps n'était encore qu'au millénaire de l'enfance, et il devait croître lentement au travers de toutes les humeurs corrosives dont son ennemi devait chercher à l'infecter. Aujourd'hui il a acquis un âge de plus, et cet âge étant une génération naturelle doit donner au christianisme une vigueur, une pureté, une vie, dont il ne pouvait pas jouir encore à sa naissance..» [7]
Saint-Martin soutiendra d'ailleurs explicitement un point de vue assez partagé, montrant bien l’influence de certaines thèses sur le courant illuministe, éclairant très nettement la nature des sources de la doctrine initiatique : « Dans les premiers siècles de notre ère, les saints pères qui n'avaient déjà plus qu'un reflet et qu'un historique du vrai christianisme…puisèrent chez les célèbres philosophes de l'antiquité plusieurs points d'une doctrine occulte, qu'ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l'évangile, n'ayant plus la clef du véritable christianisme. » (Le ministère de l’homme-esprit, 1802).
En écho direct aux thèses de Saint-Martin, la conviction profonde de Willermoz et des frères qui l’entouraient, et qui s’imposa à eux sous l’influence des enseignements de Martinès de Pasqually, participa de cette idée que l’institution ecclésiastique avait perdu au cours des âges, non seulement le sens de son sacerdoce, mais qu’en plus elle était devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme.
L’institution ecclésiastique, soutinrent les initiés au XVIIIe siècle,
a perdu au cours des âges,
non seulement le sens de son sacerdoce,
mais est devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme.
Willermoz, bien que catholique respectueux de sa religion, eut néanmoins à l'exemple de Saint-Martin, des jugement sévères à cet égard, comme on va le constater, n’hésitant pas à évoquer l’intolérance ignorante de la classe sacerdotale vis-à-vis de ce qui n’est plus connu d’elle, et qu’elle désigne, faute d'en avoir conservé le dépôt, comme des « erreurs » ou des « nouveautés dangereuses », ce qui dans la langue de l'Eglise est tout simplement synonyme « d'hérésies ».
«Cette classe [sacerdotale] devenue la plus intolérante,
la plus obstinée dans son système, et la plus dangereuse,
puisqu’elle se glorifie quelques fois de son ignorance.
Ceux qui la composent (…) s’abusent jusqu’à vouloir persuader
que tout ce qui n’est plus connu d’eux
…. est faux et illusoire, et n’est qu’un tissu d’erreurs
et de nouveautés dangereuses
contre lesquelles on ne saurait trop se tenir en garde.
Souhaitons qu’ils reconnaissent leur erreur… »
J.-B. Willermoz, Cahier D 5 e, Bibliothèque Nationale de Paris, 1806-1818.
Voici ce qu’écrit Willermoz sur le sujet, en des expressions qui ne manquent pas d'une certaine rigueur : «Nous ne pouvions donc pas passer sous silence cette classe devenue la plus intolérante, la plus obstinée dans son système, et la plus dangereuse, puisqu’elle se glorifie quelques fois de son ignorance. Ceux qui la composent, hardis et tranchants dans leurs décisions, présomptueux dans leurs prétentions, et dominés, peut être sans s’en douter par un certain orgueil sacerdotal, qui souvent saisit les cœurs les plus humbles, qui tend à identifier leur personnes avec le sacré caractère dont elles sont revêtus, et affectent trop habilement le ton et le langage dédaigneux d’une morgue théologique, qui décèle le dépit secret d’ignorer ce qui est connu, révéré et recherché par d’autres hommes estimables, instruits et très religieux.
Ils s’abusent enfin jusqu’à vouloir persuader que tout ce qui n’est plus connu d’eux ni des professeurs de leurs premières études est faux et illusoire, et n’est qu’un tissu d’erreurs et de nouveautés dangereuses contre lesquelles on ne saurait trop se tenir en garde. Souhaitons qu’ils reconnaissent leur erreur, et qu’ils reviennent de leurs funestes préventions, qui ne peuvent que les priver pour toujours de ce qui faisait la force et la consolation de leurs prédécesseurs dans le saint ministère qu’ils exercent. » [8]
III. La doctrine de l’illuminisme : perte du corps de gloire d’Adam et enfermement dans la matière
Pour comprendre en quoi l’illuminisme récuse et s’écarte des positions dogmatiques de l’Eglise, bien souvent en des termes relativement rigoureux, il convient préalablement de considérer que ce courant est à la croisée de très nombreuses influences, puisqu’il s’est nourri des échos des Béguinages, des « Frères du Libre Esprit », de la Réforme, de la diffusion d'écrits hermétiques, des textes des kabbalistes chrétiens de la Renaissance, des traductions des ouvrages des penseurs et philosophes de l'antiquité, des écrits des visionnaires, le tout porté par le souffle d'un puissant renouveau mystique qui engloba les divers cercles spirituels en Europe. Le courant illuministe s'étendit ainsi sur une longue période de temps, globalement du début du XVIIIe siècle au moment où les loges opératives s'ouvraient à des lettrés n'exerçant pas le « métier », jusqu'aux premières années du XIXe siècle, disons à la mort de Jean-Baptiste Willermoz en 1824 si l'on souhaite vraiment une date, puisqu'il en fut sans doute le dernier et l'ultime représentant majeur à disparaître.
Robert Amadou (+ 2006), parlant de l’illuminisme maçonnique, signala fort justement : « La vérité de la franc-maçonnerie, c'est la gnose, illuminatrice au risque d'un pléonasme (…) la franc-maçonnerie relève de l'illuminisme et, en particulier, de l'illuminisme de son siècle, le XVIIIe. » [9]
« La vérité de la franc-maçonnerie, c'est la gnose, illuminatrice… »
R. Amadou, Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, L.G.F., 2000.
Cette « gnose illuminatrice », repose en fait sur une conception de la « génération divine », une théogonie (Θεογονία) portant sur l’œuvre de développement touchant à la vie divine et à ses différents épisodes (révolte des anges, chute des premiers esprits, préexistence immatérielle d’Adam, matière ténébreuse, monde créé corrompu, etc.). A cet égard, et ce point est essentiel à la bonne compréhension du sujet, l’illuminisme va s’appuyer sur des thèses originales, dont l’une, placée à la base de tout le système doctrinal de Martinès de Pasqually – mais cette idée est commune aux principaux penseurs dit « illuministes » - énonce une théorie de la Création très différente de celle soutenue par l’Eglise, puisque cette théorie affirme qu’Adam fut primitivement un esprit pur identique aux anges qui, en raison de son péché, de sa faute originelle, fut enfermé dans un corps de matière pour sa punition. Cette théorie heurte de plein fouet l’enseignement de l’Eglise pour laquelle, si la matière a été abîmée par le péché originel, elle n’a jamais été une « prison » conçue pour enfermer les démons, ou pire encore un homme, qui aurait été « dépouillé » de sa nature primitive glorieuse pour être projeté dans un corps de matière. Ces propositions, que l'on retrouve chez aussi bien chez Martinès, Willermoz ou Saint-Martin, sont absolument inacceptables pour la dogmatique de l’Eglise.
L’illuminisme soutient des thèses originales,
dont l’une sur la Création
à la base du système doctrinal de Martinès de Pasqually
– idée commune à tout « l’illuminisme » -
mais inacceptables pour la dogmatique de l’Eglise.
C’est pourtant ce que va soutenir, avec une constante insistance, Martinès de Pasqually, qui en fera même, non seulement le thème principal de son Traité sur la réintégration des êtres, mais l’axe, le fondement initial et premier sur lequel s’appuiera toute sa doctrine de la « réintégration », puisque cette doctrine, repose, d’abord et avant tout, sur une conception postulant le caractère « nécessaire » de la Création répondant à un drame sans lequel il n’y aurait jamais eu ni matière, ni monde créé, ni expulsion des esprits – dont Adam - de l’immensité céleste. Cette idée d’une Création contrainte afin de punir et enserrer les démons, enfermant ensuite Adam et toute sa postérité, dans la matière en punition de la prévarication, est donc la « Clé conceptuelle » de toute la doctrine de la réintégration qui, si non comprise ou, comme le plus souvent, ignorée, voit s’effondrer toutes les spéculations au sujet de Martinès et sa pensée.
Ce terrible dépouillement de son « corps de gloire », pour être précipité dans les fers ténébreux de la matière, nous est expliqué ainsi par Martinès, qui prend exemple sur l’Incarnation du Divin Réparateur pour mieux nous montrer ce qui est advenu, pour sa terrible punition, à notre ancêtre Adam : « Cette formation corporelle du Christ nous retrace l'incorporisation matérielle du premier homme, qui, après sa prévarication, fut dépouillé de son corps de gloire et en prit lui-même un de matière grossière, en se précipitant dans les entrailles de la terre. Car, avant que cet esprit divin doublement puissant et supérieur à tout être émané vînt opérer la justice divine parmi les hommes, il habitait le cercle pur et glorieux de l'immensité divine. Mais lorsqu'il fut député par le Créateur, il quitta cette demeure spirituelle pour venir se renfermer dans le sein d'une fille vierge. Or, l'abandon que fait ce mineur Christ de son véritable séjour ne nous rappelle-t-il pas l'expulsion du premier homme de son corps de gloire ? L'entrée de ce majeur spirituel, ou verbe du Créateur, dans le corps d'une fille vierge ne nous rappelle-t-elle pas clairement l'entrée du premier mineur dans les abîmes de la terre, pour se revêtir d'un corps de matière ? » (Traité sur la réintégration des êtres, § 91).
« Cette formation corporelle du Christ
nous retrace l'incorporisation matérielle du premier homme,
qui, après sa prévarication,
fut dépouillé de son corps de gloire
et en prit lui-même un de matière grossière,
en se précipitant dans les entrailles de la terre. »
(Traité sur la réintégration des êtres, § 91).
Ce terme de « Mineur », désigne ainsi l’homme dans la langue de Martinès, en signalant la classe de puissance « quaternaire », au sein des différentes classes d’esprits émanés et non créés, à laquelle Dieu avait conféré de grands privilèges. Adam fut émané en un état de gloire, et non en un vil corps de matière, pour qu'il puisse œuvrer au rétablissement de l'harmonie divine brisée par les esprits pervers. Dieu plaçait donc en son « Mineur » de nombreux espoirs. Pourtant, le Mineur fut malheureusement projeté, après sa désobéissance, au centre de la surface terrestre dans un corps animal, dégénérant de sa forme de gloire « quaternaire », en une forme de matière impure « ternaire », en étant « dépouillé de son corps de gloire » pour être revêtu d’un corps « de matière grossière ». Depuis, les « Mineurs » ou fils d'Adam, supportent les douleurs d'une éprouvante situation, puisque : « Le Créateur laissa subsister l'ouvrage impur du mineur afin que ce mineur fût molesté de génération en génération, pour un temps immémorial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. » (Traité, 23).
Le Traité de Martinès, va avoir une influence considérable sur Willermoz, en tant que source théorique tout à fait remarquable, se présentant comme un récit général de la Création, avant même l’apparition de l’homme et du monde. Ce texte fondamental, sera à la base, non explicite mais bien réelle, de la doctrine du Régime rectifié, et explique tout le discours de ses Instructions à chaque grade jusqu'à celles des classes non-ostensibles, notamment toute la contante thématique portant sur la défiance à l’égard du monde créé, l’union « épouvantable » d’un esprit avec un corps animal, et l’aspiration à l’émancipation de l’âme hors des « vapeurs grossières de la matière ».
Cette doctrine, dont la similitude avec la pensée d’Origène (IIIe s.) est évidente, fut également celle de Louis-Claude de Saint-Martin, et de ceux qui se mirent ensuite à son école, formant, principalement dans les pays du Nord un riche courant se revendiquant ouvertement de l’influence du théosophe français et de sa « mystique spéculative », dont les écrits seront diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), puis par Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860).
Franz von Baader (1765-1841) porta sa réflexion
sur la question de l’essence primitive du christianisme,
dont il creusa l’essentielle substance,
éclairant les mystères de la Révélation oubliés par l’Eglise.
On vit, ainsi, se former un cercle d'authentiques admirateurs du Philosophe Inconnu, composé de l'écrivain piétiste Jung-Stilling (1740-1817), lié à Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826) et Justinus Kerner (1786-1862), qui participèrent à un significatif renouveau spirituel dans leur contrée, sans oublier celui qui, en raison de son immense rayonnement fut surnommé le « mage du Sud », Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), laissant une œuvre personnelle du plus haut intérêt, travail, en partie, à l'origine des études réalisées par l’admirateur de Martinès de Pasqually, Joseph de Maistre et Saint-Martin, soit le très pertinent et fécond érudit Franz von Baader (1765-1841), qui porta sa réflexion sur la question de l’essence primitive du christianisme, dont il eut plaisir à, inlassablement, creuser l’essentielle substance, lui donnant de commenter et d’approfondir les positions et les théories de ceux qu’il regarda, et ira même jusqu’à considérer, comme les maîtres par excellence du renouveau éclairant les mystères de la Révélation chrétienne oubliés par l’Eglise.
Ce renouveau correspond à l’émergence d’une idée propre à l'illuminisme, celle d’un « christianisme transcendant », c’est-à-dire un christianisme portant sur des vérités ignorées ou perdues par l’Eglise, idéee dont nous allons voir la place considérable qu’elle va occuper dans la pensée des principales figures du courant illuministe pour lesquelles, à l’origine, le christianisme, avant d’être une religion, fut une initiation détentrice de secrets essentiels.
IV. Le christianisme fut d’abord une initiation
Le christianisme, aux tous premiers temps de son émergence sur la scène de l’Histoire, pensaient les initiés du XVIIIe siècle, fut une voie magnifique offerte à chaque « âme de désir » afin qu’elle puisse retrouver sa véritable origine et sa nature essentielle, ce en quoi consiste son vrai bonheur en ce monde et dans l’autre.
Le christianisme primitif, universel,
saint Augustin le premier en a formulé l'intuition,
par cette fameuse sentence :
«La vraie religion [qui] a bien plus de dix-huit siècles,
naquit le jour que naquirent les jours.»
C’est dans cette atmosphère, tendant à la quête d'un christianisme originel, que la création de la Grande Loge de Londres en 1717, manifeste quelques propositions dans la rédaction du célèbre article premier des Constitutions d'Anderson en 1723, article« concernant Dieu et la religion » : « Un Maçon est obligé, par son engagement, d'obéir à la loi morale ; et s'il comprend justement l'Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. Mais bien que, dans les temps anciens, les Maçons eussent le devoir, dans chaque pays, d'être de la religion de ce pays ou nation, quelle qu'elle fût, on a maintenant jugé plus expédient de les astreindre seulement à cette religion en laquelle tous les hommes concordent, laissant à chacun ses opinions propres ; c'est-à-dire d'être des hommes de bien et loyaux, ou des hommes d'honneur et de probité, par quelques confessions ou croyances qu'ils puissent se distinguer ; par quoi la Maçonnerie devient le Centre de l'Union, et le moyen d'établir une véritable amitié entre des personnes qui auraient pu rester perpétuellement à distance.» [10]
La formulation laisse apparaître une approche à l’évidence tout à fait novatrice. Certes, « l’opinion propre » évoquée par Anderson, était une tolérance entre chrétiens destinée à mettre un terme aux affrontements religieux. Mais quant à la « religion en laquelle tous concordent » ou « s'accordent », religion par conséquent universelle, et à laquelle, dans la deuxième édition de ses Constitutions en 1738, Anderson donna le nom de « noachisme », ce n’est pas exactement du déisme qu’il s’agissait ou cette religion naturelle excluant la Révélation, mais de la religion fondée sur la première Révélation de Dieu à l'homme, manifestée par la première Alliance de Dieu avec Noé, dont parle la Bible. Ce qu’Anderson avait en vue, c'était donc en fait une sorte de christianisme primitif, universel dont saint Augustin avait, le premier formulé l'intuition, par cette fameuse phrase : « vraie religion [qui] a bien plus de dix-huit siècles [et] naquit le jour que naquirent les jours.»[11]
Un système initiatique devait consacrer ses travaux
à une perception de ce que fut
dans son essence et sa réalité effective
la religion primitive.
Telle était l'idée première d'Anderson qui ouvrait le christianisme sur une conception large, une adhésion à la « religion en laquelle tous les hommes concordent ». Mais, encore convenait-il, perçut fort justement Willermoz, pour qu’une telle compréhension surgisse dans les cœurs, qu’un lent travail intérieur soit entrepris, un travail réparateur dont le but serait confié à un système initiatique qui consacrerait ses travaux à une perception de ce que fut, dans son essence et sa réalité effective, la religion primitive, de sorte d’offrir à chacun des lumières sur ce qui nous relie, de façon étroite et essentielle, avec l’invisible.
V. Le christianisme transcendant
Joseph de Maistre (1753-1821), sollicité pour savoir ce sur quoi le nouveau système maçonnique rectifié devait s’appuyer sur le plan de ses enseignements, utilisa l’expression de « christianisme transcendant » afin de désigner, en le différenciant du christianisme professé par l’Eglise, le caractère propre de cette forme singulière de spiritualité.
Joseph de Maistre crut sans crainte pouvoir déclarer, dans son Mémoire au duc de Brunswick, qu’il espérait « ajouter au Credo quelques richesses » , et il ne fait aucun doute que ces richesses provenaient des différentes « lumières » reçues en loge. Le lecteur assidu de Clément d’Alexandrie (IIe s.) et d’Origène qu’était Maistre, trouva donc dans la doctrine du Régime rectifié, une « gnose » chrétienne qui s’accordait à merveille avec ses propres convictions et qui lui donna accès à une lecture renouvelée au sujet de la création du monde, une explication spirituelle des Ecritures, une vision cosmogonique de l’ordre naturel et surnaturel dans laquelle il comprit les liens étroits, et secrets, qui lient le christianisme à la religion première, au sacerdoce primitif qu’exerçait Adam avant la Chute.
« Tout est mystère dans les deux Testaments,
et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés… »
Joseph de Maistre, Mémoire au duc de Brunswick (1782).
Ainsi dans le Mémoire au duc de Brunswick (1782), Maistre exposa, avec une précision remarquable et une intuition incomparable, ce que devait être la nature du « christianisme transcendant », proposant une approche novatrice, absolument non dogmatique de ce qu’est, et doit être, le christianisme en refusant une lecture littérale de l’Ecriture : « Tout est mystère dans les deux Testaments, et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés. Il faut donc interroger cette vénérable Antiquité et lui demander comment elle entendait les allégories sacrées. Qui peut douter que ces sortes de recherches ne nous fournissent des armes victorieuses contre les écrivains modernes qui s'obstinent à ne voir dans l'Écriture que le sens littéral ? Ils sont déjà réfutés par la seule expression des Mystères de la Religion que nous employons tous les jours sans en pénétrer le sens. Ce mot de mystère ne signifiait dans le principe qu'une vérité cachée sous des types par ceux qui la possédaient. Ce ne fut que par extension et pour ainsi dire par corruption qu'on appliqua depuis cette expression à tout ce qui est caché ; à tout ce qu'il est difficile de comprendre. (…) Il semble donc qu'on n'a besoin que d'un dictionnaire étymologique pour réfuter les partisans de la lettre. Mais comment pourraient-ils résister au sentiment unanime des premiers chrétiens qui tenaient tous pour le sens allégorique. Sans doute ils poussèrent ce système trop loin, mais comme, suivant la remarque de Pascal, les faux miracles prouvent les vrais, de même l'abus des explications allégoriques annonce que cette doctrine avait une racine réelle que nous avons trop perdu de vue. De quel droit peut-on contredire toute l'Antiquité ecclésiastique qui nous laisse entrevoir tant de vérités cachées sous l'écorce des allégories ? (…) Quel vaste champ ouvert au zèle et à la persévérance (…) que les uns s'enfoncent courageusement dans les études d'érudition qui peuvent multiplier nos titres et éclaircir ceux que nous possédons. Que d'autres que leur génie appelle aux contemplations métaphysiques cherchent dans la nature même des choses les preuves de notre doctrine. Que d'autres enfin (et plaise à Dieu qu'il en existe beaucoup!) nous disent ce qu'ils ont appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut et quand il veut.» [12]
Les idées principales, fondatrices du « christianisme transcendant » étaient posées.
Les vérités de la religion sont voilées
par une institution ecclésiale qui écarta,
à partir du VIe siècle,
les connaissances importantes
qui faisaient le trésor des premiers chrétiens.
Caractère initiatique du christianisme, mystères voilés derrière l’aspect littéral de l’Ecriture, recours au sens allégorique, appel à la contemplation métaphysique, en réalité, le concept de « christianisme transcendant » venait d’être posé, plus exactement redéfini, exposé, proposé, et surtout adapté avec une précision remarquable pour les temps à venir à l’intention des esprits voulant accéder à un contact réel, immédiat, avec les vérités de la religion, sans subir les limites imposées par une institution ecclésiale qui écarta, à partir du VIe siècle, les connaissances importantes qui faisaient le trésor des premiers chrétiens, comme le soulignait Willermoz : « Le doute et l’erreur de ceux-là ne proviennent que de l’ignorance dans laquelle sont tombés généralement les hommes depuis longtemps sur la cause occasionnelle de la création de l’univers, sur les desseins de Dieu dans l’émanation et l’émancipation de l’homme, sur sa haute destination au centre de l’espace créé, et enfin sur les grands privilèges, la grande puissance et la grande supériorité qui lui furent donnés sur les tous les êtres bons et mauvais qui s’y trouvèrent placés avec lui. Toutes choses que les chefs de l’Eglise chrétienne, auxquels la connaissance n’était presque exclusivement réservée pendant les cinq à six premiers siècles du christianisme, ont parfaitement connues. Mieux instruits sur ces points importants, ils en auraient conclu que pour réhabiliter un être si grand, si puissant, il fallait Dieu même.» [13]
VI. La refondation du christianisme sur des bases transcendantes
Cette idée de mise en œuvre d’un projet refondateur à l’égard du christianisme, Willermoz en fit le centre de ce qui prit pour nom, en 1778, de Rite ou plus exactement de Régime Ecossais Rectifié, « rectifié » précisément car il voulut ramener la Franc-maçonnerie à son essence primitive, à sa nature véritable : c’est-à-dire être une voie qui conduise, en prenant pour exemple la forme architecturale propre au Temple de Jérusalem, « du Porche au Sanctuaire ».
Les vérités de l’initiation :
émanation des esprits, préexistence des âmes,
incorporisation des êtres dans la matière en punition d’une faute antérieure,
dissolution et anéantissement du composé matériel, etc.,
ne sont plus connues des ministres de la religion
qui les condamnent en les qualifiant d’erreurs.
Cette économie spirituelle du Régime rectifié, à savoir la lente et efficace propédeutique de réconciliation de l’âme de chaque maçon avec les vérités oubliées de l’initiation, Willermoz l’expliqua en des termes remarquables à un réformé, RodolpheSaltzmann (1749-1820), lui signalant que les vérités de l’initiation (émanation des esprits, préexistence des âmes, incorporisation des êtres dans la matière en punition d’une faute antérieure, dissolution et anéantissement du composé matériel, etc.), ne sont plus connues, depuis plusieurs siècles déjà, des ministres de la religion qui les condamnent en les qualifiant d’erreurs : « L'initiation […] instruit le Maçon, éprouve l'homme de désir, de l'origine et formation de l'univers physique, de sa destination et de la cause occasionnelle de sa création, dans tel moment et non un autre; de l'émanation et l'émancipation de l'homme dans une forme glorieuse et de sa destination sublime au centre des choses créées; de sa prévarication, de sa chute, du bienfait et de la nécessité absolue de l'incarnation du Verbe même pour la rédemption, etc. etc. etc.
Toutes ces choses desquelles dérive un sentiment profond d'amour et de confiance, de crainte et de respect et de vive reconnaissance de la créature pour son Créateur, ont été parfaitement connues des Chefs de l'Eglise pendant les quatre ou six premiers siècles du christianisme.
Mais, depuis lors, elles se sont successivement perdues et effacées à un tel point qu'aujourd'hui, chez vous comme chez nous, les ministres de la religion traitent de novateurs tous ceux qui en soutiennent la vérité. Puisque cette initiation a pour objet de rétablir, conserver et propager une doctrine si lumineuse et si utile, pourquoi ne s'occupe-t-on pas sans amalgame de ce soin dans la classe qui y est spécialement consacrée ? » [14]
Ce ne sont donc pas des vérités à admettre
en raison en raison d’une contrainte dogmatique,
l’accomplissement de cérémonies artificielles
où il faut s’affirmer chrétien superficiellement et de façon théâtrale,
ce à quoi aspire le Régime rectifié est de redécouvrir
les enseignements cachés, oubliés
et rejetés par l’Eglise qui les désigne à présent comme des erreurs,
et rétablir, enfin, la sainte doctrine
perdurant par l’initiation d’âge en âge jusqu’à nous,
pour qu’elle puisse aider les âmes
à retrouver leur essence divine primitive.
Ce ne sont donc pas des vérités à admettre en raison d’une autorité ecclésiale, des croyances auxquelles il est nécessaire de se soumettre en raison d’une contrainte dogmatique, l’accomplissement lors de cérémonies, de postures artificielles où il faudrait s’affirmer chrétien de bouche, superficiellement, selon des scénarii théâtraux comme le faisaient représenter une maçonnerie dispensant des degrés aux titres prestigieux et aux dénominations admirables, mais qui en réalité était dépourvue des secrets véritables de l’initiation ; ce à quoi aspirait le Régime rectifié était très différent, il s’agissait de redécouvrir les enseignements cachés depuis plusieurs siècles, enseignements oubliés et rejetés par l'Eglise qui les désigne à présent comme des erreurs, et rétablir, enfin, la sainte doctrine perdurant par l’initiation d’âge en âge jusqu’à nous, pour qu’elle puisse aider les âmes à retrouver leur essence divine primitive.
VII. L’Eglise intérieure ouvre sur la connaissance du ministère sacerdotal et du vrai culte
Willermoz délivra même un secret exceptionnel à propos du but visé par l’Ordre établi lors de la réforme de Lyon en 1778 dans une lettre destinée au prince Charles de Hesse-Cassel, le 8 juillet 1781 : « Par son but qui est tout spirituel […] l'intelligence, se dégageant en quelque sorte du sensible auquel elle est liée, s'élève à sa plus haute sphère, et je suis fondé à croire que dans celle-là se trouve la connaissance du vrai culte et du vrai ministère sacerdotal, par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel par la médiation de notre divin seigneur et maître J.-C. pour la famille o nation qu'il représente.» [15]
L’Eglise intérieure a reçu en dépôt primitif
les mystères touchant à l’origine de l’homme
et sa destination future.
Le christianisme transcendant auquel conduit l’initiation, selon l’illuminisme chrétien, est fondé sur les mystères conservés par une société qui traverse secrètement les siècles sous le nom d’Eglise intérieure, société qui reçut en dépôt primitif les mystères touchant à l’origine de l’homme et sa destination future. Son enseignement n’a jamais varié, même s’il prit des noms différents en raison des circonstances, il est inscrit dans un Temple où la sagesse habite avec l’amour.
« La religion ne sera plus un cérémonial extérieur;
mais les mystères intérieurs et saints
transfigureront le culte extérieur
pour préparer les hommes
à l'adoration de Dieu « en esprit et en vérité. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Il semblerait, puisque les temps s’avancent peu à peu vers leur consommation, que le voile qui dérobe aux yeux de la famille humaine ce Temple, laisse enfin apparaître l’éclat de la lumière et libère le sens effectif des vérités éternelles que cachait la nuée entourant le Sanctuaire : « L'Eglise intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle. (…) Ce sanctuaire intérieur resta toujours invariable, quoique l'extérieur de la religion, la lettre, reçût par le temps et les circonstances différentes modifications, et s'éloignât des vérités intérieures, qui seules peuvent conserver l'extérieur ou la lettre. (…) La religion et les Mystères se donnent la main pour conduire tous nos frères à une vérité; l'une et les autres ont pour but un renversement, un renouvellement de notre être; tous deux ont pour fin la réédification d'un temple dans lequel la sagesse habite avec l'amour, Dieu avec l'homme. (…) La religion se divise en une religion extérieure et une intérieure. La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies, et la religion intérieure, l'adoration en esprit et en vérité. (…) Mais nous approchons maintenant du temps où l'esprit doit rendre la lettre vivante, où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra, où les hiéroglyphes passeront en vision réelle, les paroles en entendement. Nous nous approchons du temps qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. Celui qui révère les saints mystères ne se fera plus comprendre par les paroles et les signes extérieurs, mais par l'esprit des paroles et la vérité des signes. C'est ainsi que la religion ne sera plus un cérémonial extérieur; mais les mystères intérieurs et saints transfigureront le culte extérieur pour préparer les hommes à l'adoration de Dieu en esprit et en vérité. Bientôt la nuit obscure de la langue des images disparaîtra, la lumière engendrera le jour, et la sainte obscurité des mystères se manifestera dans l'éclat de la plus haute vérité..» [16]
« La nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra...»
Conclusion
Le christianisme transcendant, par l’enseignement silencieux reçu de l’Eglise intérieure, nous fait comprendre qu’il y a dans l'homme quelque chose qui est hors du temps, un lieu hors de l'espace, malgré la puissance de nos déterminations matérielles, et c'est en ce lieu même que s'accomplit la révélation de l'esprit. A l’intérieur du cœur, lorsque celui-ci se libère peu à peu des ténèbres, alors apparaît une lumière secrète, la lumière que le monde ne voit pas, car, comme le dit Saint Jean : « celui qui est en vous, est plus grand que celui qui est dans le monde » (I Jean IV, 4).
« L'homme ne peut espérer sa réconciliation
qu'après la réintégration de sa forme corporelle
qui ne s'opèrera que par le moyen d'une putréfaction
inconcevable aux mortels.
C'est cette putréfaction qui dégrade
et efface entièrement la figure corporelle de l'homme
et fait anéantir ce misérable corps,
de même que le soleil fait disparaître le jour
de cette surface terrestre,
lorsqu'il la prive de sa lumière. »
(Traité sur la réintégration, 111).
La lumière qui brille dans cette chambre du cœur, le « Saint Palais », le lieu du « Parfait silence », confère à ce « centre » spirituel une importance extrême, faisant de ce Tabernacle intérieur, qui se trouve à l'Orient de l'homme, là où se situe son cœur, là où la lumière à son séjour, la véritable et authentique Terre Sainte secrète, le Sanctuaire Intérieur qui est le creuset de notre réintégration à venir, lorsque nous auront abandonné les choses terrestres, naissant à la « grande lumière » qui déchirera le voile de la matière comme fut déchiré de son haut jusqu’en bas celui du Temple de Jérusalem : « Ce voile déchiré [du Temple] est le véritable type de la délivrance du mineur privé de la présence du Créateur. Il explique la réintégration de la matière apparente, qui voile et sépare tout être mineur de la connaissance parfaite de toutes les œuvres considérables qu'opère à chaque instant le Créateur pour sa plus grande gloire. Il explique le déchirement et la descente des sept cieux planétaires, qui voilent, par leur corps de matière, aux mineurs spirituels la grande lumière divine qui règne dans le surcéleste. Il explique encore la rupture de celui qui cachait et voilait à la plus grande partie des mineurs la connaissance des œuvres que le Créateur opère pour sa plus grande justice en faveur de sa créature..» (Traité sur la réintégration, 94).
Pour nous aider dans ce chemin de réintégration, pour nous encourager dans ce lent travail silencieux et secret - qui passera inévitablement, mais cela doit être un motif, non de tristesse mais de joie intense, par l’anéantissement de notre forme matérielle illusoire et apparente - nous pourrions dire et répéter très souvent en notre cœur, afin de maintenir éveillée la flamme de l’esprit, ce beau texte inédit de Jean-Baptiste Willermoz qu’il destinait, semble-t-il, spécialement à ceux qui s’engagent un jour, malgré la puissance des « ténèbres », dans le chemin de retour vers le Sanctuaire :
« Vérité éternelle, tu m’entoures de tes rayons,
mais des ombres ténébreuses s’élèvent sans cesse de mon âme
et m’empêchent de porter mes regards jusqu’à toi.
[…]
Entends ma voix,
viens actionner celui qui t’appelle avec tant d’ardeur.
J’abjure l’amour des objets sensibles ;
c’est toi seul que je veux aimer et contempler
à jamais comme mon unique vie.
Car c’est toi qui es la vie de l’homme,
et je sais avec évidence que ma destinée
est de vivre toujours en toi et avec toi . » [17]
Extraits de :
Sortie le 28 février 2013
vade mecum
Editions de l’Astronome, 239 p.
« La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies,
et la religion intérieure, l'adoration en esprit et en vérité. (…)
Mais nous approchons maintenant du temps
où l'esprit doit rendre la lettre vivante,
où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra,
où les hiéroglyphes passeront en vision réelle,
les paroles en entendement.
Nous nous approchons du temps
qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Notes.
1. Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.
2. Le titre, Des erreurs et de la vérité, se poursuit ainsi : « Ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux observateurs l’incertitude de leurs recherches, et leurs méprises continuelles, on leur indique la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la nature matérielle, la nature immatérielle, et la nature sacrée ».
3. Maître Eckhart (1260-1328), dans sa doctrine de l'analogie d'attribution, soutient que les créatures et le Créateur entretiennent un rapport comparable à ceux existant entre les attributs et les substances : « Si Eckhart cherche à transpercer l’enveloppe des êtres créés pour y saisir Dieu, c’est parce que les créatures sont des analogués finis toujours affamés de l’infinité d’être… » (cf. Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, ch. V, Splendor in medio, § 11, A Deo et in Deo).
4. La communion d’identité de l’intellection à l’Essence divine incréée est fondée sur cette conviction : seul le même connaît le même : « La connaissance essentielle de la Divinité, sans intermédiaire quelconque (…) s’opère par un certain contact de l’âme avec la Divinité, chose qui est au-dessus de tout sens et de tout accident, dès lors qu’il s’agit d’un contact de substance pure avec une autre substance pure, c’est-à-dire de l’âme avec la Divinité. » (S. Jean de la Croix, Cantique spirituel, str. 32e).
5. « Où veux-tu donc aller chercher Dieu ? Ne le cherche que dans ton âme qui est la nature éternelle, dans laquelle est le divin engendrement. » (Confessions, ch. 6, § VII, 16.)
6. Des Erreurs et de la vérité, Edimbourg [Lyon], 1775, p. IV-V.
7. Saint-Martin, Mon Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.
8. J.-B. Willermoz, Cahier D 5 e, Bibliothèque Nationale de Paris, 1806-1818.
9. R. Amadou, [Illuminisme], in Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, Librairie Générale Française, 2000, p. 427.
10. Constitutions d'Anderson, trad. Daniel Ligou, Lauzeray International, 1978.
11. Ecrits maçonniques de Joseph de Maistre, Slatkine, 1983, p. 97. Maistre, dans son texte, cite en réalité un vers de Racine « La Religion », Chant III, V. 36.
12. Mémoire au duc de Brunswick, 1782.
13.J.-B. Willermoz, Traité des deux natures, 1818.
14. Lettre de Willermoz à Saltzmann, du 3 au 12 mai 1812, in Renaissance Traditionnelle, n° 147-148, 2006, pp. 202-203.
15. Lettre de Willermoz à Charles de Hesse-Cassel, le 8 juillet 1781.
16. K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
17. J.-B. Willermoz, Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5476.
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jeudi, 30 octobre 2008
JOSEPH DE MAISTRE : LA PENSEE D'UN ESPRIT PROPHETIQUE
JOSEPH DE MAISTRE : LA PENSEE D’UN ESPRIT PROPHETIQUE
par
Jean-Marc Vivenza
Joseph de Maistre, Œuvres, suivies d’un Dictionnaire de Joseph de Maistre, texte établi, annoté et présenté par Pierre Glaudes, Robert Laffont, Collection « Bouquins », 2007, 1348 p.
Joseph de Maistre (1753-1821) est incontestablement d’actualité, les ouvrages qui lui ont été consacrés depuis quelques années se sont multipliés, et, d’ailleurs, disons-le nettement, cet apparent engouement est un sujet de satisfaction tant le « purgatoire » dans lequel fut injustement placé par certains esprits chagrins le comte chambérien pendant de longues décennies, était à la fois pénible et absurde [1].
Maistre se révèle donc aujourd’hui aux lecteurs contemporains qui ont le bonheur de le découvrir comme un grand penseur, nous pourrions même rajouter sans crainte aucune, tant cela ne fait plus l’objet de contestations sérieuses, un véritable « maître » dans divers domaines qui, très souvent, dépassent largement le champ par trop étroit de la littérature. Ainsi la politique, la philosophie, la religion, l’illuminisme, apparaissent comme relevant directement, et pleinement, de l’horizon impressionnant des préoccupations intellectuelles de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, il suffit simplement pour s’en apercevoir de se pencher un instant sur ses textes heureusement de nouveau édités, splendides à plus d’un titre et servis par une langue magnifique, pour constater l’extrême pertinence et la singulière originalité des thèses développées par l’austère prophète chambérien.
La sortie récente (mars 2007), aux éditions Robert Laffont dans la collection « Bouquins », d’une anthologie des œuvres principales de Joseph de Maistre (Six paradoxes à Mme la marquise de Nav… ; Les Considérations sur la France ; Sur le Protestantisme ; Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines ; Les Soirées de Saint-Pétersbourg ; Eclaircissements sur les sacrifices) anthologie accompagnée d’un riche et fort utile appareil de variantes et de notes (pp. 843-1113), ainsi que d’un utile « Dictionnaire » à la rédaction duquel participèrent deux spécialistes autorisés de la pensée maistrienne, Jean-Jouis Darcel et Jean-Yves Pranchère, le tout établi sous la direction de Pierre Glaudes à qui l’on devait déjà la précieuse réédition du Journal inédit de Léon Bloy (Journal inédit I (1892-1895), Journal inédit II (1896-1902), L'Age d'Homme, 1996 - 2000), confirme l’intérêt général qui ne cesse de se manifester autour de Joseph de Maistre et participe bien du nouvel état d’esprit actuel, ainsi que de la croissante curiosité suscitée par ses peu communes positions doctrinales. N’imaginons pas, cependant, par l’effet d’une excessive précipitation, que Maistre soit devenu, grâce à un mystérieux et surprenant pouvoir dont l’Histoire possède par éminence le secret, un auteur ne suscitant plus à son égard ni suspicion, ni rejet. Comme le souligne Pierre Glaudes, et ce dès les premières lignes de son Introduction générale : « La postérité a retenu de Joseph de Maistre qu’il a été l’un des plus fermes partisans de la contre-révolution. Ses adversaires l’on peint sous les traits d’un doctrinaire sectaire, d’un champion de l’ordre et d’un pourfendeur des idées nouvelles. Dénonçant ses sophismes et ses paradoxes, ils n’ont vu en lui qu’un ‘‘bourreau d’idée’’ dont l’autoritarisme préfigurerait les idéologies totalitaires du XXe siècle. » (p. 7).
Un adversaire résolu de la pensée des Lumières
On le constate, le ton est rapidement donné, et l’on ne peut pas dire que soit éludé dans cette présentation liminaire ce qui serait de nature à fâcher, voire déranger. D’ailleurs loin de vouloir nier la réalité de cette image d’écrivain « sulfureux » qui poursuivit longtemps Joseph de Maistre, le lecteur non averti serait même plutôt conforté dans ces éventuels jugement aprioriques par les propos de l’Introduction : « Ce portrait, poursuit Pierre Glaudes, que plusieurs études récentes ont nuancé, il est vrai, comporte une part de vérité ; adversaire résolu de la pensée des Lumières, Maistre développe, en réaction, une philosophie de l’autorité qui peut légitimement révolter une conscience moderne. Que pense-t-il de la Déclaration des droits de l’homme dont on fait généralement honneur à la France ? en identifiant les intérêts nationaux à ceux du genre humain, observe-t-il, les révolutionnaires français ne se sont pas élevés à l’universalité d’un principe unificateur : ils ont surtout dévoilé les potentialités funestes d’un impérialisme portant en lui les germes de la Terreur. Et que dit-il de la souveraineté du peuple, qui fonde la démocratie ? Maistre dénonce les illusions de l’égalitarisme que démentent, dans l’exercice effectif du pouvoir, les prérogatives dévolues à une caste de nouveaux privilégiés : selon lui, le régime représentatif, en remettant le pouvoir réel entre les mains de quelques élus, est un système qui conduit inévitablement à l’oppression du plus grand nombre. » (pp. 7-8). Ceci est joliment dit et, par ailleurs, tout à fait conforme aux vues pour le moins radicales du comte en la matière, sans pour autant prétendre épuiser la vigueur de l’étendue de ses griefs à l’encontre des Lumières, puisque Pierre Glaudes n’hésite pas, quelques lignes plus bas, à affirmer : « On pourrait prolonger ad libitum la démonstration : sur l’éducation, sur la condition féminine, sur la peine de mort, Maistre heurte de front l’opinion dominante de notre temps. Il ne faut pas s’en étonner. Son œuvre développe une pensée cohérente qui se cristallise autour d’une conviction fondatrice : la philosophie des Lumières, dans le prolongement de la Réforme, porte en elle ‘‘un esprit d’insurrection’’ qui attaque à la manière d’un acide toutes les souverainetés et constitue, comme tel, une menace mortelle pour la société. Il faut donc combattre cette philosophie, en lui opposant une réhabilitation du principe d’autorité sous ses différentes espèces : autorité métaphysique du Créateur qui est à l’origine de toutes les institutions humaines ; autorité politique du monarque dont le pouvoir, légitimé par la tradition, manifeste le gouvernement temporel de la Providence ; autorité spirituelle du souverain pontife que Dieu assiste pour lui conférer l’infaillibilité en matière de dogme. » ( p. 8).
Les principes programmatiques des conceptions politico-religieuses maistriennes et son vigoureux attachement à la notion d’autorité ainsi clairement présentés, restait donc à expliquer les raisons justifiant une réédition des œuvres maîtresses d’un auteur à l’évidence si contraire aux idées dominantes de notre morne et frileuse époque où triomphent, précisément, les « valeurs » des Lumières violemment dénoncées par Maistre. L’exercice étant, il est vrai, un peu risqué, Pierre Glaudes, qui juge sans doute, par prudence, nécessaire de qualifier d’ « intempestifs » les propos de Joseph de Maistre, illustrant « un système politique et religieux aujourd’hui désuet », convoque, en tant que témoins de moralité, la longue suite des admirateurs et des adversaires intelligents souvent ouvertement séduits et fascinés par la haute figure du royaliste savoisien, ceci afin de nous délivrer quelques secourables justifications afin de répondre à l’angoissante question incisive qui doit, à l’évidence, tourmenter dans leur sommeil les pieux dévots du conformisme idéologique : « Quelles raisons a-t-on de lire Maistre au début du XXIe siècle, quand on n’est pas un ‘‘affreux réactionnaire’’ ? »
Apparaissent de la sorte, à la faveur de l’évocation de leur nom, Cioran, Steiner, Barthes, Valéry, aux jugements déjà bien connus, auxquels viennent discrètement s’adjoindrent les disciples directs et inconditionnels de l’œuvre, qui auraient d’ailleurs dû, si le « politiquement correct » pesait un peu moins dans ce genre d’exposé convenu, être sollicités en priorité du point de vue de la chronologie raisonnée des authentiques héritiers de la pensée maistrienne : Bonald, Blanc de Saint-Bonnet, Donoso-Cortés, Mgr Gaume ou Louis Veuillot. S’il était difficile de ne pas y adjoindre Barbey d’Aurevilly et Bloy, ou encore Baudelaire, tous les trois effectivement cités, on regrettera cependant un survol si rapide des liens unissant Maistre à Ballanche, Lamartine ou Lamennais, ainsi que le superficiel examen de son rapport, bien que paradoxal, à Maurras (qui restera toujours hermétique à la perspective métaphysique de l’auteur des Soirées), Proudhon et Auguste Comte, sachant tout de même que, pour tempérer ce traitement éclair, tous ces auteurs font l’objet d’entrées très bien documentées à l’intérieur du Dictionnaire situé en fin de volume.
Une étrange distance à l’égard des sources initiatiques de l’œuvre maistrienne
Au titre de ce panorama constitué de personnalités très diverses, s’étonnant d’une si large et dissemblable postérité qu’il qualifie de « bigarrée », Pierre Glaudes est obligé de convenir que le catholique ultramontain, l’indéfectible défenseur de la papauté, le lecteur admiratif du chanoine Pierre Charon (1541-1603) qui fustigeait l’esprit de la Réforme tout en insistant sur l’impuissance de la raison à « saisir la transcendance divine », le réactionnaire intransigeant, « n’en conserva pas moins toute sa vie des sympathies pour l’illuminisme maçonnique, qu’il aura tendance à dissimuler à mesure que se durcira sa philosophie de l’autorité. Rompu depuis sa jeunesse aux spéculations des théosophes et des mystiques, il se laissera suffisamment contaminer par leur influence pour s’engager assez loin sur des chemins hétérodoxes. En témoigne son rêve millénariste de réunion des Eglises, d’instauration d’un ‘‘christianisme transcendantal’’ et d’édification d’une nouvelle Jérusalem, qui consacrerait l’avènement d’un homme régénéré par le Saint-Esprit. (…) Inévitablement, son inclination pour de telles recherches l’amène à prendre quelques libertés avec la théologie officielle de l’Eglise, comme le montre sa dette à l’égard d’Origène, dont il emprunte la théorie des deux âmes et l’idée de ‘‘rédemption diminuée’’ que les hommes obtiendraient par leur sacrifice, en imitant le Christ. Ces références hétérodoxes lui permettent de fonder une religion de l’expiation et de la souffrance, où la mort du Fils de Dieu devient l’illustration emblématique d’une loi cosmique. Adam ayant entraîné le monde entier dans sa Chute, ce ne sont pas seulement les hommes, mais tous les êtres vivants qui doivent être rachetés.» (pp. 13-15). Ces propos sont tout à fait conformes à la pensée maistrienne, mais, dès lors, nous ne pouvons nous empêcher, à ce stade de notre recension, de soulever un problème de nature fondamentale que nous formulerions volontiers ainsi : pourquoi, alors que sont parfaitement perçus, et admis, les larges emprunts effectués par Maistre aux thèses de l’illuminisme mystique, s’en tenir dans la présentation générale de cette réédition, puisque chacune des oeuvres fait l’objet d’un exposé préliminaire sous la forme d’une introduction, à un discours si peu attentif aux données significatives qui permettraient véritablement, à notre avis, d’en expliquer l’origine et le sens ?
Cette absence d’examen approfondi des sources est si problématique, que l’on relève même des approximations vraiment inacceptables pour ce type d’édition, principalement au sein de certaines entrées du Dictionnaire traitant des différents aspects de l’illuminisme [Franc-maçonnerie, Illuminés, Saint-Marttin, Willermoz, etc.]. Nous en voulons pour preuve, outre l’absence parfois regrettable d’harmonisation des patronymes [Martinez de Pasqally (p. 1279) ; Martinès de Pasqually (p.1309) ], cette phrase extraite de l’article consacré à Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dont il était effectivement judicieux de mettre en évidence l’énorme influence qu’il exerça sur Maistre : « Son entrée dans la maçonnerie mystique du Rite Ecossais Rectifié, en 1778, initia Maistre à la doctrine ésotérique de Martinez de Pasqually et de son principal disciple, celui que, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Maistre appelle, ‘‘le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes’’, Louis-Claude de Saint-Martin. » (p. 1279). Or il convient de rappeler que loin « d’entrer » dans la franc-maçonnerie dite « mystique » en 1778, alors qu’il était déjà initié depuis peut-être 1770 ou 1772 à Turin, et sûrement 1774 année de sa réception au sein de la maîtresse loge chambérienne Saint-Jean des Trois Mortiers, loge créée en 1749 par Joseph de Bellegarde marquis des Marches, rattachée à la Grande Loge de Londres, dont il ne tarda pas à devenir l’Orateur, c’est dès 1776, et non pas en 1778, ce qui, entre parenthèses, montre le caractère extrêmement précoce de sa démarche, le 6 novembre exactement, qu’il se rendit à Lyon accompagné de Jean-Baptiste Salteur, et d’Hippolyte Deville de la Mulatière, pour y rencontrer Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), le chef de file de la Réforme écossaise lyonnaise et le dirigeant de la IIe Province d’Auvergne de la « Stricte Observance Templière » [2]. Ce type d’erreur est d’autant plus inexcusable, que lorsque sont plus loin cités à l’intérieur d’une autre entrée, Jean Rebotton, et surtout Antoine Faivre fin connaisseur en ces sujets, on retrouve alors des renseignements exacts : « En 1776, il [Maistre] se rendit à Lyon pour se faire initier aux hauts grades et ‘‘s’instruire à la source, de cet illuminisme dont il espérait de profondes révélations religieuses’’.» (p. 1310).
Bien sûr nous ne pouvons que souscrire à l’effort que représente l’écriture de ce Dictionnaire, et louer sans réserve l’effective valeur des nombreux renseignements qu’il comporte qui seront d’une aide précieuse pour le lecteur contemporain et le chercheur éclairé, mais que signifie, par exemple, cette idée exprimée par Jean-Louis Darcel dans l’entrée [Franc-maçonnerie], c’est-à-dire qu’il existerait une « surévaluation » par les « initiés » de l’œuvre maistrienne, « au point que celle-ci a pu faire l’objet d’une lecture ésotérique concurrente de la lecture exotérique du non-initié » (p. 1183), alors même que, bien que ne nous ne comprenions pas très bien ce que peut concrètement signifier et représenter une « lecture ésotérique » de Maistre « concurrente » de l’exotérique, l’essentiel de son œuvre, comme il apparaît aisément à l’étude attentive, qu’on en accepte ou non l’évidence, est néanmoins, de façon indiscutable, une traduction ingénieuse, certes en mode littéraire mais cependant positivement perceptible, des principaux thèmes de la doctrine glissée par Jean-Baptiste Willermoz, dite de la « Réintégration » et énoncée par Martinès de Pasqually, doctrine éminemment présente au sein des structures maçonniques dans lesquelles Maistre bénéficia, dès l’âge de 23 ans, d’un enseignement inattendu d’une nature exceptionnelle qui transforma radicalement sa vision des choses, ouvrit son intelligence sur bien des sujets dont il n’avait jamais eu l’idée auparavant et qui deviendront, à terme, le canevas principal de sa réflexion future, tout en formant profondément et durablement son jeune esprit.
L’imminence des « grands événements »
Cela est si vrai d’ailleurs, que dans ses lignes introductives aux Soirées, Pierre Glaudes reconnaît : « Maistre n’a manifestement rien oublié du style maçonnique (…) la conversation procédant à la façon d’une maïeutique, pousse dans la voie de l’accomplissement spirituel (…). La conversation dans les Soirées, a donc valeur d’initiation, et il faut sans doute en conclure que le livre lui-même est pour le lecteur l’occasion d’un parcours initiatique, à condition qu’il sache déchiffrer les ‘‘hiéroglyphes’’ dont le texte est parsemé. » (pp. 436-437). On est donc singulièrement surpris de voir Pierre Glaudes déclarer en conclusion de son Introduction générale : « Cette édition, n’a finalement d’autre objet que de prolonger l’intuition aurevilienne. La gloire de Maistre n’est pas dans son ‘‘système’’ de pensée : elle est dans les tensions paradoxales de son entreprise intellectuelle » (p. 18). Cette intention n’est pas blâmable, bien au contraire, mais cependant passablement limitée et « périphérique » pensons-nous, par rapport à ce qu’offre comme possibilités réelles les richesse de ce fameux « système » de pensée, qui n’a d’ailleurs de « système » que le nom, puisqu’il n’est, en fait, que la traduction, en un style splendide, des thèmes les plus importants et des vérités centrales de la doctrine de l’illuminisme mystique du XVIIIe siècle [3].
Conclusion
Pour nous résumer, nous pouvons considérer que le lecteur tirera donc grand profit de l’approche directe et immédiate des textes qui figurent dans cet ouvrage (on pourra à ce sujet s’étonner, à bon droit, du choix ayant consisté à publier dans cette anthologie, même pour un motif d’ordre chronologique, un texte de circonstance, à savoir les Six paradoxes à Mme la marquise de Nav, (1795) alors que n’y figurent pas, fussent en de courts extraits, les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes, (1793), ou un écrit évidemment plus tardif, comme les Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, (1816), qui possèdent un nombre de pages à peu près équivalent à celui des Six paradoxes, mais étaient, en revanche, d’un intérêt autrement supérieur), de manière à ce qu’il puisse par lui-même, après les avoir longuement médités et patiemment mûris, bâtir son propre jugement et, nous l’espérons du moins, ressortir, pour peu d’ailleurs qu’il soit vraiment envisageable d’imaginer une indifférente distance d’avec la pensée maistrienne, avec la certitude que l’auteur de ces pages à l’extraordinaire profondeur , souhaite apparaître, « par personnage interposés », « celui qui proclamera, pour les temps modernes, l’imminence de ‘‘ces grands événements’’ que ‘‘l’esprit prophétique’’ a prédits depuis longtemps à l’humanité » (p. 437), ce dont le comte Joseph de Maistre ne doutait pas un seul instant, écrivant dans le 5e Entretien des Soirées : « je suis persuadé que les véritables intentions d’un écrivain sont toujours senties, et que tout le monde leur rend justice ».
Formulons donc le vœux que cette édition, qui regroupe pour la première fois en un seul ouvrage les principaux textes de Maistre, contribue à faire entendre, en rendant justice à ses « véritables intentions », la voix prophétique de celui qui déclarait : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur terre: le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d'ailleurs que les temps sont arrivés. » (Soirées, 11e Entretien).
Notes
[1] Citons, parmi les récentes parutions :
- Joseph de Maistre, « Les Dossiers H », sous la direction de Philippe Barthelet, l’Age d’Homme, 2005.
- Compagnon, A., Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
- Boncompain, C. et Vermale, F., Joseph de Maistre, Le Félin, 2004.
- Pranchère, J.-Y., L’Autorité contre les Lumières, la philosophie de Joseph de Maistre, Droz, 2004.
- Vivenza, J.-M., « Qui suis-je ? » Maistre, Pardès, 2003.
- Matyaszewski, P., La Philosophie de la société, ou l’Idée de l’unité humaine selon Joseph de Maistre, Redakcja Wydawnictw Katolockiego Uniwersytetu Lubelskiego, 2002.
- Lafarge, F., Le Comte Joseph de Maistre, Itinéraire intellectuel d’un théologien de la politique, L’Harmattan, 1998.
[2] Si l’on veut être vraiment précis en ces domaines qui exigent un minimum de sérieux en raison de la place et du rôle important qu’y occupa Joseph de Maistre, 1778 correspond à la création, par Maistre et ses « amis », le 4 septembre, de la loge La Sincérité qui tiendra sa première tenue le 24 septembre. A ce sujet, on ignore si Willermoz est venu en personne consacrer cette nouvelle loge, mais ce qui est certain c’est que son frère, Jacques-Antoine, était présent et fera part aux lyonnais du désir de connaissance qu’il a rencontré chez les frères chambériens : « avides de précisions sur les textes de la Réforme, le pressant de questions souvent embarrassantes. »
[3] Dans une lettre du 11 décembre 1820 à Guy-Marie Deplace, donc bien des années après sa prétendue « erreur de jeunesse » qui l’amena à côtoyer les principales figures de l’illuminisme maçonnique de son époque, faisant ainsi la démonstration d’une remarquable fidélité à ses sources initiatiques, Maistre disait, s’agissant du textes des Soirées, qu’il était : « un cours complet d’illuminisme moderne ».
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