mardi, 15 octobre 2013
Le culte de l’Église intérieure selon Louis-Claude de Saint-Martin
Sacerdoce mystique et pratique du culte divin
Essence et forme du ministère de l’Église intérieure
Jean-Marc Vivenza
La liturgie spirituelle véritable de l’Église intérieure,
se déroule sur l’autel situé dans le Sanctuaire du cœur,
afin que s’accomplisse le culte divin en « esprit et en vérité »,
sachant que : « l’heure vient, et elle est déjà là,
où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ;
car le Père recherche des hommes qui l’adorent ainsi. » (Jean IV, 23).
« C'est à ce sacerdoce
qu'aurait dû appartenir la manifestation de toutes les merveilles
et de toutes les lumières
dont le cœur et l'esprit de l'homme
auraient un si pressant besoin.»
(Saint-Martin, 1802).
L’Église et le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin
2e Partie. La pratique du culte divin au sein du Sanctuaire du cœur
I. La nature céleste de l’Église
« L'unité ne se trouve guère dans les associations
elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu.
Ce n'est qu'après qu'elle est faite
que nous nous trouvons naturellement
les frères les uns des autres. »
(Portrait, § 1137).
L’Église, du point de vue surnaturel, n’est pas une institution mondaine et temporelle, un système religieux, elle représente « l’unité », l’union intime de tous ceux qui ont établi un lien direct avec l’invisible, la communion de ceux qui ont réalisé leur jonction entre Dieu et leur âme, ceci conformément à la demande du Réparateur : «Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi; afin qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que toi tu m'as envoyé.» (Jean XVII, 21).
Telle est d’ailleurs le sens de cette remarque de Louis-Claude de Saint-Martin, parfois si incomprise et dont peu perçoivent qu’elle se réfère à la vie de la famille divine, et touche même directement à la question de l’Assemblée céleste formée de toute éternité et avant même la fondation du monde (Ephésiens I, 3-6), par les élus de l’Éternel : « L'unité ne se trouve guère dans les associations elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu. Ce n'est qu'après qu'elle est faite que nous nous trouvons naturellement les frères les uns des autres. » (Portrait, § 1137).
L’histoire de l’Église visible n’est donc rien d’autre, selon Saint-Martin, que l’histoire, non de l’Institution divine, mais de la corruption de l’homme, sachant que l’Église, dès les premiers siècles, devint un système abandonnant ce que Dieu avait établi de par le fait que plus les hommes édifiaient des cadres structurels contraignants pour l’Esprit, plus on tentait d’enserrer les vérités évangéliques dans des définitions dogmatiques, plus l’idée de ce qu’est la véritable Église se corrompait et finalement peu à peu et inexorablement se perdait.
C’est donc dans le cœur de l’homme, selon le Philosophe Inconnu, que doit exister et vivre désormais l’Assemblée de Dieu, une Assemblée qui ne se rapporte à aucune organisation humaine, ni à aucun des systèmes religieux issus des institutions formées et façonnées par les hommes depuis l’avènement du christianisme. C’est une Église édifiée par l’Esprit, ayant pour unique Souverain le Divin Réparateur, une Église constituée pour adorer l’Éternel et être en communion avec Lui ; et cette secrète Assemblée de Dieu, cette Église intérieure demeurant dans le cœur de l’homme de désir : «Le monde ne la connaît pas» (Jean XIV, 17).
C’est dans le cœur de l’homme
que doit exister et vivre désormais « l’Assemblée de Dieu »,
une Assemblée qui ne se rapporte
à aucune organisation humaine,
ni à aucun des systèmes religieux issus
des institutions formées et façonnées par les hommes
depuis l’avènement du christianisme.
a) Faire place à l’Esprit pour illuminer le cœur de l’homme
Ainsi s’impose comme règle unique et centrale pour cette Église située dans le cœur de l’homme, cette expression si étroitement liée à la voie proposée par le Philosophe Inconnu : « Faites place à l'Esprit » !
Faire place à l’Esprit pour lui donner d’illuminer les profondeurs de l’homme, d’éclairer son édifice, de répandre les saintes bénédictions dans le Temple intérieur pour, qu’en s’appuyant sur les sept colonnes reliées avec le Ciel, il soit en mesure de faire circuler en nous toute la sève spirituelle transcendante, et nourrir l’ensemble de nos autels particuliers sur lesquels brillent les lois de la Divinité : « ‘‘Faites place à l'Esprit’’. (…) Comment cette Église serait-elle renversée ? Ses sept colonnes reposent sur la sainteté, et elles s'élèvent jusque dans la demeure du Très-Haut ; là elles puisent continuellement la sève divine, et la rapportent jusqu'aux saints fondements du temple. Comment cette Église serait-elle renversée ? Ses sept colonnes sont intimement liées à sa base et à son sommet tout à la fois. La base, les colonnes, le sommet de l'édifice tout n'est qu'un ; il est impossible qu'il ne se meuve pas tout ensemble, et qu'aucune force ne puisse jamais séparer la moindre partie. » (Le Nouvel homme, § 14).
« ‘‘Faites place à l'Esprit’’. (…)
Comment cette Église serait-elle renversée ?
Ses sept colonnes reposent sur la sainteté,
et elles s'élèvent jusque dans la demeure du Très-Haut ;
là elles puisent continuellement la sève divine,
et la rapportent jusqu'aux saints fondements du temple. »
(Le Nouvel homme, § 14).
b) La consécration du Temple
Ainsi, lorsque le plan a été tracé et les proportions arrêtées, il faut passer de l’architecture à la consécration du Temple en méditant ces paroles saintes : ‘‘je suis le fils du Seigneur’’, paroles restauratrices des trois dons primitifs : « la conservation du corporel, la distribution de l'incorporel et l'exclamation », mais qui feront également accéder au quatrième don : la supériorité, une supériorité touchant à l’éminente valeur du Temple intérieur par rapport à tous les édifices visibles construits par les institutions religieuses, tout ceci se déroulant dans le silence et la retraite : « Dites en vous-même : ‘‘je suis le fils du Seigneur’’. Dites-le, jusqu' à ce que cette parole sorte du fond de votre être : et vous sentirez les ténèbres s'enfuir d'autour de vous. (…) Ce n'est point en vain qu'il m'est donné de dire aujourd'hui encore mieux que dans l'origine : je suis le fils du Seigneur. Et je ne suis point en mesure, si chaque instant de mon existence ne me trouve occupé à méditer et à prononcer cette sublime parole. » (L’Homme de désir, § 233).
c) La réception du rang sacerdotal
La parole sacrée proférée, la parole sublime révélatrice de notre vraie nature, de notre état divin, étant prononcée dans le Temple par Celui qui vint « d’en haut » dire à notre place la parole déterminante, alors le Réparateur va nous donner « rang parmi ses prêtres », il va solennellement nous déclarer « de la race sacerdotale ». Mais que nous restera t-il à faire ensuite, après avoir bénéficié, dans la nuit de l’esprit mais alors que le Temple ait été édifié et consacré, et ceci malgré notre immense misère et terrible indignité, de ces réceptions nous instituant « prêtre » et de la « race sacerdotale » ?
L’homme est prêtre, prêtre authentique
par une ordination surnaturelle, reçue du Ciel
sans aucune médiation humaine,
et que d’ailleurs nulle institution terrestre
n’est en mesure de transmettre.
Eh bien Saint-Martin nous l’explique clairement, et nous l’indique sous la forme d’un commandement : « Revêts l'éphod et la tiare. Parois devant l'Assemblée, comme étant rempli de la majesté du Seigneur. » (L’Homme de désir, § 245).
*
Reste à savoir que faire de cette prêtrise, à en connaître les principes, être instruit de la pratique du culte divin dont elle est détentrice, être en mesure d’en comprendre les mystères, s’instruire de la façon dont peut s’exercer ce ministère pourvu de la majesté du Seigneur, de sorte que soient accomplis les rites de ce sacerdoce selon l’interne, à l’évidence d’une nature si différente, si éloignée et radicalement autre, de celle de l’ensemble des institutions religieuses professant le christianisme - toutes dénominations ecclésiales, églises, chapelles ou systèmes constitués et organisés possédant une classe sacerdotale ostensibles confondus. Et cette connaissance représente précisément la science spirituelle véritable de l’Église intérieure, afin que se déroule, sur l’autel situé dans le Sanctuaire du cœur, la divine liturgie en « esprit et en vérité », sachant, selon l’indication évangélique, que : « l’heure vient, et elle est déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car le Père recherche des hommes qui l’adorent ainsi. » (Jean IV, 23).
Doivent s’accomplir les rites du sacerdoce selon l’interne,
d’une nature différente,
éloignée et radicalement autre,
de celle de l’ensemble des institutions religieuses
professant le christianisme –
toutes dénominations ecclésiales, églises, chapelles
ou systèmes constitués et organisés,
possédant une classe sacerdotale ostensibles, confondus.
II. L’adoration en « Esprit et en Vérité »
Si l’homme est prêtre, prêtre authentique par une ordination surnaturelle, reçue du Ciel sans aucune médiation humaine, et que d’ailleurs nulle institution terrestre n’est en mesure de transmettre, il lui incombe d’exercer son sacerdoce. Et sur cette question de l’exercice du sacerdoce, Saint-Martin, prend très au sérieux, et comment ne pas lui reconnaître une authentique légitimité en cela de par la portée des paroles exprimées dans l’Évangile de Jean si on veut bien y être un minimum attentif, l’injonction du Christ à la Samaritaine devant le puits de Jacob, lui indiquant qu’à présent c’est « en Esprit et en Vérité » que Dieu souhaite être adoré, et qu’il attend et recherche de tels adorateurs : « Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne ; et vous dites, vous, que l’endroit où il faut adorer est à Jérusalem. Femme, lui dit Jésus, crois–moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient –– et c’est maintenant –– où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont de tels adorateurs que le Père recherche. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité. » (Jean IV, 19-24).
a) Dieu, pour être adoré, s'est formé un temple dans le cœur de l’homme
De la sorte, pour Saint-Martin, l’adoration demandée par le Père que le Christ révèle à la Samaritaine, représente le culte authentique du christianisme, culte que se doivent d’accomplir les âmes consacrées par le Ciel, celui qui aurait dû être toujours célébré et transmis par les chrétiens depuis l’origine de l’Église, qui se sont malheureusement égarés en créant des cérémonies inspirées des rites pratiqués par les religions antérieures à la venue du Fils de Dieu dont les fruits externes sont stériles et impuissants [1], car le culte qui concerne l’homme aujourd’hui, ce en quoi consiste toute sa religion relevant de « l’Esprit et de la vérité », doit s’effectuer sur un Autel qui n’est autre que son « cœur », un cœur renouvelé par la grâce, garni de lampes et sur lequel monte, silencieusement, et en permanence, un pur encens vers le Ciel
Tel est le vrai temple, qui n’a rien de commun avec les « temples figuratifs » édifiés par la main de l’homme, où Dieu doit être adoré : « Oui, nouvel homme, voilà ce vrai temple où seulement tu pourras adorer le vrai Dieu de la manière dont il veut l'être, puisque tous les temples représentatifs et figuratifs qu'il a permis à sa sagesse de t'accorder pendant ton passage dans les régions visibles ne sont que les avenues de ce temple invisible, auquel il désirerait voir arriver en foule toutes les nations de l’univers. Le cœur de l'homme est le seul port où le vaisseau lancé par le grand souverain sur la mer de ce monde, pour transporter les voyageurs dans leur patrie, peut trouver un asile sûr contre l'agitation des flots, et un ancrage solide contre l’impétuosité des vents. Ne lui en interdisons pas l'entrée, si nous ne voulons pas de sa part les reproches de l'ingratitude et de l'inhumanité ; au contraire, ayons un soin continuel de tenir ce port en état, et d'ôter sans cesse les sables qui peuvent s'accumuler devant lui, et que la mer y apporte à tous les moments ; ayons grand soin d'en ôter les vases et les sédiments qui s'y déposent journellement, et qui couvrant le fond solide empêcheraient que l’ancre du vaisseau ne pût y mordre et s'y attacher ; ayons surtout grand soin de préparer tous les secours qui seront en notre pouvoir pour soulager les malheureux navigateurs que la mer aura fatigués, et faisons en sorte qu'ils y trouvent toutes les consolations qu'ils pourront désirer, afin que ce port soit chaque jour plus fréquenté, et devienne ainsi utile et cher à toutes les nations de l'univers ; par là nous rétablirons entre nous, et nos frères de tous les pays, une liaison salutaire qui nous fera jouir d'avance des bienfaits de cette communion universelle pour laquelle nous avons reçu l'existence, et qui est le premier objet de l'ambition du nouvel homme. » (Le Nouvel homme, § 27).
Le culte en quoi consiste toute la religion
relevant de « l’Esprit et de la vérité »,
doit s’effectuer sur un Autel qui n’est autre
que le « cœur » de l’homme,
mais un cœur renouvelé par la grâce,
garni de lampes et sur lequel monte,
silencieusement, et en permanence,
un pur encens vers le Ciel.
Dieu, depuis l’avènement du Divin Réparateur, s’est choisi un sanctuaire unique pour être adoré et il n’en veut point d’autre, il s’agit du cœur de l’homme ; Saint-Martin dit : « le Dieu unique a choisi son sanctuaire unique dans le cœur de l'homme, et dans ce fils chéri de l'esprit que nous devons tous faire naître en nous », nous donnant, par ailleurs, des conseils importants, des prescriptions sacrées afin de nous aider à célébrer intérieurement comme il convient, notre culte en esprit et en vérité : « Lorsque tu seras entré dans la terre promise, souviens-toi de n'y sacrifier à ton Dieu que dans le lieu qu'il aura choisi pour que tu lui rendes le culte qui lui est dû. Non seulement tu n'imiteras point ces nations impies qui ont dressé les autels sur tous les hauts lieux, sous des arbres touffus, et qui là offrent leurs sacrifices au Soleil, à la Lune, et à toute la milice du ciel, mais tu renverseras tous ces hauts lieux, tous ces autels et toutes ces idoles qui y sont honorées ; tu ne laisseras pas subsister la moindre trace de ce culte impie, selon que le Seigneur ton Dieu te l'a ordonné, et tu viendras dans le lieu que le Seigneur t'aura indiqué pour lui immoler tes victimes. Ce lieu, tu l'as déjà connu, tu l'as déjà vu, dès que tu as reçu la naissance ; car ce lieu est ce même fils chéri, conçu de l’esprit en similitude de celui qui est le fils unique du Seigneur son éternelle génération. Tu éviteras donc, avec grand soin, d'aller sacrifier au Seigneur dans d'autres lieux de ton être, que dans ce Saint des Saints qui est le seul asile sacré qu'il ait pu se réserver dans les du temple de l'homme. » (Le Nouvel homme, § 27).
b) Nature du culte de l’homme
A cet égard, la dimension purement spirituelle conférée à l’adoration selon le christianisme évangélique que Saint-Martin expose, est très importante, car indéniablement, il n'y a pas de chemin plus solennel, d'autre voie, d'autre initiation supérieure à celle que de célébrer sur notre « Autel », dans l'invisibilité et le silence du cœur, les louanges de l'Éternel, nous éclairant seulement avec cette lampe sacrée comportant sept splendides lumières, et de tourner lentement vers Dieu, une prière de reconnaissance, pour sa plus grande gloire, puisque : « le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, nous a béni de toutes bénédictions spirituelles dans les lieux célestes en Christ.» (Ephésiens, 1, 3).
Cette « révélation » en quoi consiste cet enseignement enfin dévoilé, correspond à ce que Saint-Martin nomme la « troisième époque », c'est-à-dire le temps où la Vérité, par les bienfaits qu'elle prodigue à l'homme, « l'anime de la même unité, et l'assure de la même immortalité ». Le Philosophe Inconnu, comme il le fit souvent dans ses ouvrages, et qui plus est encouragé par les paroles merveilleuses du Réparateur, s'exprime ouvertement avec son disciple et lui donne, ou, plus exactement, lui confie le secret qui résume toute l'initiation selon l’interne, lui délivrant par delà les siècles - qui de toute manière ne comptent pas du point de vue de l'éternité -, ces précieuses vérités : « Apprend [que ton] Être intellectuel [est] le véritable temple ; que les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l'environnent et le suivent partout ; que le sacrificateur c'est ta confiance dans l'existence nécessaire du Principe de l'ordre de la vie ; c'est cette persuasion brûlante et féconde devant qui la mort et les ténèbres disparaissent ; que les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière, c'est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l'exclusive unité. » (Le Tableau naturel, XVII).
« Apprend [que ton] Être intellectuel
[est] le véritable temple ;
que les flambeaux qui le doivent éclairer
sont les lumières de la pensée ….
que le sacrificateur c'est ta confiance
dans l'existence nécessaire du Principe de l'ordre de la vie ;
c'est cette persuasion brûlante et féconde
devant qui la mort et les ténèbres disparaissent ;
que les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière,
c'est [ton] désir et [ton] autel
pour le règne de l'exclusive unité. »
(Le Tableau naturel, XVII).
Saint-Martin explique ainsi, avec une grande clarté, pourquoi notre Autel est invisible aux yeux matériels, car il est un « Centre profond », l’ultime chambre secrète de l’âme, où nul principe grossier ne pénètre car se tient en ce lieu mystérieux, la sainte « Lumière intérieure », et c’est en cet endroit seulement que Dieu est adoré selon le véritable christianisme : « Ce centre profond ne produit lui-même aucune forme physique ; ce qui m’a fait dire, dans L’Homme de désir ,que l’amour intime n’avait point de forme, et qu’ainsi nul homme n’avait jamais vu Dieu.» (Saint-Martin, Lettre à Kirchberger, 24 avril 1793).
C’est pourquoi insiste Saint-Martin, celui qui tend vers le saint temple, ne veut pas célébrer son culte dans des lieux édifiés par la main de l’homme, mais dans des sanctuaires sacrés que Dieu est venu placer à l’intérieur du cœur de ses créatures. Il recherche des domaines vierges des pensées désorientées de l’humaine nature, afin de faire monter vers le Ciel un encens purifié des constructions arbitraires dont sont remplis, malheureusement, les consciences. L’homme en attente de la régénération, laissera donc agir en son centre l’œuvre de l’Esprit, et acceptera que seule la main du Seigneur puisse se faire l’édificatrice du Sanctuaire : « Le nouvel homme ne veut pas d'un Dieu qui soit ainsi l'ouvrage de ses mains ; voilà pourquoi il n'a d'autre soin, d'autre désir que de laisser agir sur lui la main du Seigneur. Il la sent pénétrer jusque dans l'intérieur de son être. Elle commence par réveiller en lui la sensibilité spirituelle par son approche ; elle lui communique une nourriture douce et vivifiante, qui flatte son goût et qui répand des parfums délicieux pour son odorat ; ce sont là les premiers sens spirituels qui prennent naissance dans l'homme, par la main de l'Esprit. » (Le Nouvel homme, § 30).
Après quoi, lorsque le cœur est édifié en un Sanctuaire invisible, goûtant la douceur de la « sainte Présence », lorsqu’il baigne dans la paisible atmosphère céleste, lorsqu’il est pacifié [2], l’œuvre sainte peut s’opérer de sorte que nous soyons admis comme « sacrificateur de l’Éternel », ce qui correspondra au dévoilement de l’Arche Sainte, après que nous ayons traversé plusieurs déserts et écarté les mains qui, en nous, outrageaint la sainteté de l’ouvrage divin : « Il faut que cette oeuvre sainte s'opère en nous, pour que nous puissions dire que nous sommes admis au rang des sacrificateurs de l'Eternel. L'arche sainte est en captivité en nous. Des impies qui ne savent pas distinguer la lumière d'avec les ténèbres, retiennent cette arche sainte dans leurs demeures d'iniquité ; ils lui font mille outrages ; ils ne se contentent pas de la mettre en parallèle avec leurs fausses divinités, ils veulent qu'elle soit pour ces fausses divinités un objet de dérision ; ils veulent qu'elle soit leur esclave ; ils veulent qu'elle soit comme rien devant des divinités qui ne sont elles-mêmes que le néant.Il faut que nous arrachions cette arche sainte de ces mains criminelles qui l'outragent ; il faut que nous lui fassions traverser les déserts au milieu des peuples armés pour nous attaquer, et la maintenir en leur possession. Il faut que nous la sentions sortir péniblement de dessous les décombres qui l'engloutissent, et traverser le vieil homme, en le faisant crier de douleur, jusqu'à ce qu'elle l'ait dépassé, et qu'elle se soit remise à flot au-dessus de lui. » (Le Nouvel homme, § 16).
« Il faut que cette oeuvre sainte s'opère en nous,
pour que nous puissions dire
que nous sommes admis au rang
des sacrificateurs de l'Éternel. »
(Le Nouvel homme, § 16).
III. L’oraison du coeur est le vrai culte « Saint et véritable »
Mais, pourront se demander certains, faudra-t-il se livrer à des cérémonies supplémentaires à celles qui se déroulent dans l’interne, est-il nécessaire d’accomplir quelques pratiques sacramentelles externes pour accompagner le dévoilement de l’Arche Sainte en nous ?
Point du tout.
Le culte intérieur est non seulement parfait mais autosuffisant, il possède en lui toutes les vertus, renferme tous les principes nécessaires à l’âme afin d’effectuer le « culte Saint et véritable ».
« La seule religion est celle du cœur ».
C’est ce que soulignait Antoine Esmonin, marquis de Dampierre (1744-1824), que nous citons avec plaisir puisqu’il fut membre du Régime écossais rectifié en étant rattaché aux loges La Candeur et La Bienfaisance, contraint de s’exiler en Suisse pendant la Révolution, où il se rapprocha de Pierre Dutoit-Membrini, lui-même admirateur des ouvrages de Madame Guyon (1648-1717), et qui publia entre 1823-1824 un texte, Vérité divine pour le coeur et l'esprit, dans lequel il affirmait, dans la droite ligne de Saint-Martin et de l’ensemble du courant quiétiste catholique et piétiste réformé : « la seule religion est celle du cœur ». Il rappelait dans ce texte absolument remarquable, des points essentiels de la voie intérieure, notamment à propos du culte divin : « C'est une vérité certaine que Jésus-Christ est venu rapporter sur la terre le culte Saint et véritable que nous devons à Dieu. II est donc nécessaire de nous attacher à ce culte seul digne de l'être infiniment adorable (…) Car il est juste que l'hommage véritable que la créature rend à Dieu, aie une ressemblance avec ce qui se passe en Dieu même. »
Il poursuivait ainsi son exposé : « En effet les intelligences n'ont reçu l'être, n'ont été honorées de la révélation des beautés et merveilles divines que pour propager au-dehors ce même culte d'amour. Pour entretenir et cultiver ce don heureux de l'existence dont elles ont été douées, elles devaient donc par amour reverser dans le Verbe tout ce qu'elles ont reçu de lui, comme le Verbe reverse en Dieu son Père tout ce qu'il est en lui-même. Arrêter dans la créature intelligente cet écoulement des beautés divines, lui empêcher d'en rendre un hommage continuel à la cause, Principe de son être, n'était-ce pas suspendre la culture, l'entretien de cette plante divine ? n'était-ce pas la corrompre, la gâter, pervertir sa destination ? Or l'homme, cette plante n'étant plus alors susceptible. de culture, se trouvait nécessairement séparée du principe de sa vie ; elle devait subir un jugement, diminuer de vie ou la perdre. Mais comme elle était indestructible, elle était dans une position complètement opposée à l'état qui devait faire son souverain bonheur, et devenait par conséquent très-malheureuse. Il fallait donc rapprendre à cet être dégradé la culture qui pouvait le faire rentrer dans l'ordre divin. C'est dans ce but qu'il lui fut donné un roi et un prêtre à l'image divine, qui étant lui-même toujours en adoration, put recevoir pour cet être l'hommage qu'il rendrait à son Créateur. Le prier, l'adorer, contempler ses merveilles fut dès lors pour cet être le moyen de communiquer avec la source ineffable de toutes choses .»
« Ainsi la prière, l'état d'adoration,
de contemplation et de sacrifice
est la base fondamentale sans laquelle
il ne peut y avoir d'union entre l'infini et le fini. »
Puis, le marquis de Dampierre en venait à la question propre de « l’Esprit de prière », et en décrivait de façon détaillée l’importance, montrant que la prière intérieure est ce en quoi consiste l’adoration, la contemplation et le sacrifice, actes fondamentaux de l’âme priante, accompagnés de l’adoration, de la louange, la confession des péchés et l’offrande de nous-mêmes [3] : « Ainsi la prière, l'état d'adoration, de contemplation et de sacrifice est la base fondamentale sans laquelle il ne peut y avoir d'union entre l'infini et le fini. Comment, par exemple, sans la prière du cœur, pourrons-nous être éclairés, connaître la volonté de Dieu, et recevoir les forces pour l'exécuter. L'Esprit de prière est donc pour l'homme ce qu'il y a de plus indispensable. Tous les êtres prient, parce que tous les êtres sentent un état de dépendance, de faiblesse et de caducité, qui réclame un soutien et une force qu'ils n'ont pas en eux-mêmes. La prière est pour notre âme ce qu'est la respiration pour nos corps. Nous sommes morts dès que nous cessons de respirer ; de même l'homme qui ne prie pas, cesse de vivre de la vie de l'Esprit. La prière est la clef qui nous ouvre les trésors des richesses divines. C'est par elle que s'établit le commerce avec Dieu. C'est l'aimant qui attire le rayon divin. La corruption de l'homme est trop enracinée dans son cœur pour qu'il puisse l'extirper par ses propres forces, il a donc besoin d'un secours supérieur, et c'est la nécessité de ce secours qui est la grande raison pourquoi nous devons prier. Les anciens sages du paganisme ont reconnu cette vérité, bien plus éclairés sur le principe de la morale active que nos philosophes modernes. La prière dans son acception ordinaire, consiste à demander quelque chose ; mais ici cette expression a une bien plus grande étendue. La prière : dans le vrai sens est un acte, une occupation mentale, par laquelle on s'approche de Dieu, dans le but d'entretenir un commerce respectueux avec lui. Or en considérant la prière comme un acte, on s'approche de Dieu, ou pour se pénétrer de ses perfections et de sa grandeur, c'est l'adoration; ou pour reconnaître ses bienfaits sans nombre, c'est la louange; ou pour sentir notre indignité, notre néant, c'est la confession de nos péchés; ou enfin pour nous consacrer à lui, c'est l'offrande de tout nous-mêmes. »
Ainsi, Saint-Martin était tout à fait fondé à pouvoir dire et affirmer, sachant la capacité de la prière intérieure à pouvoir agir comme un authentique culte divin effectué en « esprit et en vérité - bien que notre vigilance se doit d’être constante pour en préserver la pureté contre l’action des agents impurs -, que dans ces profondeurs mystérieuses, sont cimentés les fondements de l’Église intérieure, et ce par l’unique moyen de notre intime substance, renouvelée et purifiée par Dieu : « C'est dans les plus creuses profondeurs de l’âme humaine, que l'architecte doit venir poser le fondement de l’Église ; et il faut qu'il les cimente avec la ‘‘chair, le sang et la vie’’ de notre verbe, et de tout notre être. Voilà le travail le plus pénible de la régénération ; c'est celui qui porte sur cette intime substance de nous-mêmes. » (Le Nouvel homme, § 12).
IV. La célébration de l’institution divine selon l’Église intérieure
Cimenter le fondement de l’Église intérieure, avec la ‘‘chair, le sang et la vie’’ de notre verbe, et de tout notre être, voilà des paroles qui évoquent évidemment le grand mystère de la Cène, le centre du culte chrétien, dont beaucoup pourraient penser qu’il fait cruellement défaut dans la voie selon l’interne.
Beaucoup pourraient penser que le mystère de la Cène,
le centre du culte chrétien,
fait cruellement défaut dans la voie selon l’interne.
Or Saint-Martin porte son lecteur
vers une vision entièrement renouvelée du rituel eucharistique,
insistant sur son aspect non matériel.
En décrivant la Pâque, et en nous en montrant le sens exact, Saint-Martin porte son lecteur vers une vision entièrement renouvelée du sens du rituel eucharistique, insistant sur son aspect non matériel, montrant qu’il n’est point fondé en son essence véritable sur des substances périssables sujettes à la fermentation et à la corruption, mais sur une nourriture purement céleste, représentant précisément le passage des choses terrestres aux réalités invisibles : « La fête des pains sans levain approche ; cette fête annonce au nouvel homme une nourriture qui n'est point sujette à la fermentation et à la corruption de la matière. Or, comme cette fête se nomme le passage ; et comme c'est au passage de la renaissance spirituelle que se trouvent les plus grands dangers pour l'âme humaine, c'est aussi le moment de ce passage que choisissent les princes des prêtres et les docteurs de la loi, pour se saisir de la personne du nouvel homme, et où son ennemi s'offre à eux pour le leur livrer moyennant le prix dont ils conviennent ensemble, et qui remplit de joie ces princes des prêtres et les capitaines, parce qu'ils craignent le peuple, et ne peuvent employer que des ruses et des trahisons... (Le Nouvel homme, § 60).
La trahison qui guette le nouvel homme,
n’est autre que le risque d’une méprise radicale du mystère,
en le ramenant tragiquement
vers les reliquats de ce monde de matière.
La trahison qui guette le nouvel homme, n’est autre que le risque d’une méprise radicale du mystère, en le ramenant tragiquement vers les reliquats de ce monde de matière, et si le Fils de l’homme indique que l’entrée dans la ville sainte est accompagnée de la rencontre d’un porteur d’eau ayant une cruche, c’est que ce porteur d’eau est le précurseur de la Sainte Alliance dont on ne devient membre que par une purification parfaite, de même que la chambre haute où doit se célébrer la Cène, n’est autre que l’esprit de l’homme, la pensée de l’homme qui n’est point faite d’éléments matériels, mais d’une lumière qui est la vie de l’âme : « Le nouvel homme n'ignore pas cette trahison qui se trame contre lui, puisqu'il a dit d'avance aux siens : ‘’Vous savez que la Pâque se fait dans deux jours, et que le fils de l'homme sera livré pour être crucifié’’. Mais comme il sait aussi que le complément de sa régénération est attaché à ce sacrifice, comme il sait en outre que ce sacrifice doit rendre la vie aux habitants de son propre royaume, il dit à quelques-uns des siens : ‘‘Allez-nous apprêter ce qu'il faut pour la Pâque. Lorsque vous entrerez dans la ville, vous rencontrerez un homme portant une cruche d'eau, suivez-le dans la maison où il entrera, et dites au maître de cette maison que le maître vous envoie dire : Où est le lieu où je mangerai la Pâque avec mes disciples ? Et il vous montrera une grande chambre haute toute meublée. Préparez-nous-y ce qu'il faut.’’Qu'est-ce que c'est que cet homme portant une cruche d'eau ? C'est le précurseur de la sainte alliance qui ne peut se contracter qu'après la purification parfaite. Qu'est-ce que c'est que cette chambre haute où la Pâque doit se célébrer ? C'est la pensée de l'homme qui est revêtue du privilège de se montrer parmi les nations comme la région la plus sublime du temple immortel que l'Esprit Saint s'est proposé d'habiter. Qu'est-ce que c'est que ce maître qui envoie demander où est le lieu où il mangera la Pâque avec ses disciples ? C'est l'esprit du nouvel l’homme lui-même, qui vient visiter l'âme humaine pour lui rendre la vie et la lumière, mais qui sachant que cette âme humaine est un être libre, ne veut habiter chez elle que de son propre consentement, malgré tous les biens et toutes les richesses dont il vient la favoriser. » (Le Nouvel homme, § 60).
Ainsi, il est nécessaire d’attendre que l’âme de l’homme soit prête pour que se déroule le rituel de la Sainte Alliance, il importe que l’heure advienne où les fruits du sacrifice soient prêts à être partagés et consommés en nous : « Il attend l'heure favorable pour venir opérer dans l'âme ce salutaire sacrifice, parce que son amour pour nous l'a engagé même à s'assujettir à la loi des heures ; mais quand cette heure est arrivée, il se met à table avec nous, et il nous dit : ‘‘J'ai souhaité avec ardeur manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ; car je vous déclare que je n'en mangerai plus désormais jusqu'à ce qu'elle soit accomplie dans le royaume de Dieu.’’ Parce qu'après la consommation du grand sacrifice du Réparateur, il fallait encore un temps pour la ratification, et pour que les fruits de ce sacrifice parvinssent à leur terme. » (Le Nouvel homme, § 60).
« Alors l'esprit qui est à table avec nous prend le pain,
et ayant rendu grâce, il le rompt en disant :
‘‘Ceci est mon corps qui est donné pour vous,
faites ceci en mémoire de moi.’’ »
(Le Nouvel homme, § 60).
Lorsque cette heure est advenue, selon une loi et une marche qui ne nous appartiennent pas, dont nous ne sommes pas les maîtres, mais dont Dieu seul dispose et commande : « Alors l'esprit qui est à table avec nous prend le pain, et ayant rendu grâce, il le rompt en disant : ‘‘Ceci est mon corps qui est donné pour vous, faites ceci en mémoire de moi.’’ Parce que de même que la rupture du pain annonce la rupture de son corps, de même la rupture de son corps annoncera la rupture et les douleurs de son esprit qui daigne abandonner le lieu de sa gloire pour venir habiter dans le séjour de notre misère.Il prend le calice, et ayant rendu grâce, il nous dit : ‘‘Ce calice est la Nouvelle Alliance en mon sang, lequel sera répandu pour vous. Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne jusqu'à ce jour où je le boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon Père ; toutes les fois que vous mangerez de ce pain et que vous boirez de cette coupe, vous annoncerez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne.’’ Parce que le sang de cette coupe, annonce l'effusion du sang matériel du Réparateur, que l'effusion de son sang matériel annonce l'effusion de son sang spirituel, et qu'en même temps cette coupe annonce l'effusion du sang corporel de l'homme pour l'abolition du péché, et l'effusion de son sang spirituel pour sa régénération particulière.C'est pourquoi le nouvel homme n'aurait pas été régénéré si le Réparateur ne s'était pas fait homme, parce que sans cela les voies de notre sang n'auraient jamais été ouvertes, et ce sang n'aurait jamais pu couler, malgré la mort corporelle que nous subissons tous les jours, et malgré tous les massacres de la terre. C'est aussi par ce moyen qu'il a fait de l'âme des hommes un agneau pascal semblable à lui ; et que cet agneau doit être immolé dans chacun d'eux, pour en faire autant de nouveaux hommes, comme il a dû être immolé lui-même pour le renouvellement, et la régénération de toute l'espèce humaine. » (Le Nouvel homme, § 60).
« Consummatum est »
« Il a fallu qu'il se fit chair dans le sein d'une vierge terrestre,
en s'enveloppant de la chair
provenue de la prévarication du premier homme,
puisque c'était de la chair, des éléments, e
t de l'esprit du grand monde qu'il venait nous délivrer.
(...) il ne nous reste plus de ressource,
parce que nous n'avons plus d'autre Dieu à attendre,
ni d'autre libérateur à espérer. »
La rupture du pain préfigure, la rupture de l’esprit divin qui vint en ce monde pour nous sauver, et la coupe représente le sang matériel du Réparateur, qui préfigure l’effusion de son sang spirituel qui a transformé, pat l’effet d’une transsubstantiation spirituelle, l’âme de l’homme en une victime sacrificielle, car s’il s’est fait chair, c’est non pas pour la sanctifier ou la spiritualiser, mais pour nous en délivrer, s’il prit le pain et la coupe, c’est pour nous extraire des essences corrompues de ce monde, pour nous porter vers les régions célestes, et non pour nous river en cette vallée passagère pour s’attacher à des formes qui n’avaient pour objet que de nous permettre de dépasser toutes les formes élémentaires, même celles qui ont l’aspect du pain et du vin, et nous en libérer par la puissance d’une immolation qui a tout consommé en nous donnant la certitude que tout est désormais accompli : « Après être devenu principe de vie corporelle, il a fallu qu'il devînt élément terrestre, en s'unissant à la région élémentaire ; et de là il a fallu qu'il se fit chair dans le sein d'une vierge terrestre, en s'enveloppant de la chair provenue de la prévarication du premier homme, puisque c'était de la chair, des éléments, et de l'esprit du grand monde qu'il venait nous délivrer. On voit maintenant pourquoi le sacrifice que le Réparateur a fait ainsi dans tous les degrés, depuis la hauteur d'où nous étions tombés, a dû se trouver approprié à tous nos besoins et à toutes nos douleurs. Aussi c'est le seul sacrifice qui ait été terminé par ces paroles à la fois consolantes et terribles, ‘‘consummatum est’’ ; consolantes par la certitude qu'elles nous donnent que l'œuvre est accomplie, et que nos ennemis seront sous nos pieds, toutes les fois que nous voudrons marcher sur les traces de celui qui les a vaincus ; terribles, en ce que si nous les rendons vaines et nulles pour nous par notre ingratitude et notre tiédeur, il ne nous reste plus de ressource, parce que nous n'avons plus d'autre Dieu à attendre, ni d'autre libérateur à espérer. » (Le Ministère de l’homme-esprit, IIe Partie, « De l’homme »).
S’il s’est fait chair,
c’est non pas pour la sanctifier ou la spiritualiser,
mais pour nous en délivrer ;
s’il prit le pain et la coupe,
c’est pour nous extraire des essences corrompues de ce monde,
pour nous porter vers les régions célestes,
et non pour s’attacher à des formes
qui n’avaient pour objet que de nous permettre
de dépasser toutes les formes élémentaires,
même celles qui ont l’aspect du « pain » et du « vin ».
« Le Verbe s'est fait chair, pour nous
délivrer de la chair et du sang. »
(L’Homme de désir, § 171).
Il est fini, révolu, dépassé, le temps où il fallait utiliser des victimes animales pour nous laver de nos souillures, de même qu’il est achevé, pour toujours, celui où la médiation par des formes matérielles était imposée à l’homme pour célébrer son culte. Aujourd’hui nous vivons sous l’unique règle qui s’exprime par ces mots : « Consummatum est » : « Ce n'est plus le temps où nous puissions expier nos fautes, et nous laver de nos souillures par l'immolation des victimes animales, puisqu'il a chassé lui-même du temple les moutons, les bœufs et les colombes. Ce n'est plus le temps où des prophètes doivent venir nous ouvrir les sentiers de l'esprit, puisqu'ils ont laissé ces sentiers ouverts pour nous, et que cet esprit veille sans cesse sur nous (…) Consummatum est. Nous n'avons plus désormais d'autre œuvre ni d'autre tâche, que de nous efforcer d'entrer dans cette consommation, et d'éloigner de nous tout ce qui peut nous empêcher d'en retirer tous les avantages. » (Le Ministère de l’homme-esprit, IIe Partie, « De l’homme »).
V. L'idée et le mot de « chair et de sang » doivent être abolis
Saint-Martin considère qu’il importe de libérer
le rite eucharistique des régions élémentaires
qui en ont corrompu le sens,
et lui redonner sa dimension authentique
qui fut et doit demeurer purement céleste,
car cette commémoration du divin Sacrifice
doit s’opérer comme le Réparateur en a fait la demande :
« en esprit et en vérité ». [4]
L’immense sublimité du sacrifice du Divin Réparateur, bien évidemment montre que le mal a été vaincu, ce en en quoi il apparaît de façon claire qu’il n’est pas un « Principe », et situe cet acte magnifique bien au-dessus de tout ce qui, précédemment, dans l’ordre des sacrifices, avait été institué au cours des âges pour la purification des hommes, et qui ne pouvait que fatalement aller en dégénérant de plus en plus, faute d’être en mesure de libérer les créatures des affres de la mort spirituelle qui était le triste lot commun de toutes les générations depuis Adam, jusqu’à être inévitablement aboli car devenu inutile : « Enfin, il est aisé de sentir combien le sacrifice du Réparateur a dû l'emporter sur tous ceux qui l'avaient précédé, puisqu'il fallait transposer jusque dans l'abîme le prince même de l'iniquité qui régnait sur l'homme, et qu'il n'y avait qu'au chef suprême et divin de la lumière, de la force et de la puissance qu'une pareille victoire pût être réservée. Il n'est pas inutile d'observer ici en passant que les sacrifices sanglants des Juifs ont continué cependant depuis ce grand sacrifice jusqu'à la ruine de leur ville ; mais depuis longtemps ils n'en possédaient plus que la forme ; l'esprit s'en était perdu pour eux ; il s'éloigna encore davantage depuis l'immolation de la victime divine. Voilà pourquoi ils ne pouvaient plus aller qu'en dégénérant, et cette période, à la fin de laquelle la grande vengeance éclata sur ce peuple criminel, montre à la fois la cessation de l'action protectrice de l'esprit qui les abandonnait, et les terribles effets de la justice que l'esprit vengeur exerçait sur eux ; rigoureux arrêt, qui n'aurait pas pu s'exécuter dans le moment de l'action réparatrice du Régénérateur, puisqu'il n'était venu opérer que l'œuvre de l'amour et de la clémence. » (Le Ministère de l’homme-esprit, IIe Partie, « De l’homme »).
C’est pourquoi, insiste Saint-Martin, il importe de libérer ce rite eucharistique des régions élémentaires qui en ont corrompu le sens, et lui redonner sa dimension réelle et authentique qui fut et doit demeurer purement céleste, sachant que cette commémoration du divin Sacrifice doit s’opérer, comme le Réparateur en avait fait la demande, « en esprit et en vérité » afin que les signes sacrés nous permettent d’accéder à « l’élément pur » qui est uni à l’Esprit, lui-même l’étant à la Parole, et cette dernière à la « Source primitive et éternelle ».
« Le sang est le sépulcre de l'homme,
et il lui faut nécessairement en être délivré
pour faire le premier pas dans la grande ligne de la vie »
Et si jamais la confusion nous conduit à confondre l’institution humaine de ce rite, avec l’œuvre qui est à opérer en nous, alors le risque est fort grand malheureusement, de se mettre à grande distance de l’esprit véritable qui préside à la célébration de la Pâque, et finalement nous empêcher que s’accomplisse la régénération de notre être afin qu’il parvienne à l’élément pur, au corps primitif immatériel que nous avions avant notre dégradation, qui nous fit dégénérer en une substance corrompue et impure dans laquelle nous sommes emprisonnés de par la faute d’Adam, notre père selon la chair : « Si l'on ne s'élève pas à cette sublime unité qui veut tout embrasser par notre pensée ; si l'on confond l'institution avec l'œuvre que nous devons opérer sur nous-mêmes ; et enfin, si l'on confond le terme avec le moyen, le subsidiaire avec ce qui est de rigueur, on est bien loin de remplir l'esprit de l'institution elle-même. Car il veut, cet esprit, que nous annoncions la mort du Christ à nos iniquités, pour les chasser loin de nous ; aux hommes de Dieu de tous les âges, pour qu'ils soient présents activement dans notre œuvre ; à la Divinité, pour lui rappeler que nous sommes rachetés à la vie, puisqu'elle a mis elle-même son sceau et son caractère dans le libérateur qu'elle a choisi ; enfin, il veut que nous annoncions universellement cette mort à l'ennemi, pour le faire fuir de notre être, puisque tel a été l'objet de la mort corporelle du réparateur. Or, l'institution de la Cène ne nous est donnée que pour nous aider à travailler efficacement à cette œuvre vive que nous devons opérer tous en notre particulier. Car, c'est dans cette œuvre vive que toutes les transpositions disparaissent par rapport à nous, que chaque chose rentre dans le rang qui lui est propre, et que nous recouvrons cet élément pur ou ce corps primitif qui ne peut nous être rendu qu'autant que nous redevenons images de Dieu, parce que la vraie image de Dieu ne peut habiter que dans un pareil corps. » (Ibid.).
L’avertissement solennel de Saint-Martin, qu’il délivre en une courte phrase, mais ô combien essentielle, devrait nous servir de viatique dans notre rapport à l’institution de la Cène et la forme que doit prendre sa célébration : « Le sang est le sépulcre de l'homme, et il lui faut nécessairement en être délivré pour faire le premier pas dans la grande ligne de la vie », ceci signifiant, que dans le cadre du culte divin, le sacrifice essentiel qui doit être offert, c’est celui de la volonté propre, de sorte que s’ouvre le cœur aux rayons de la lumière intérieure et qu’il puisse, en s’éloignant des vestiges matériels qui sont notre « sépulcre », célébrer le vrai culte divin qui réunit en une seule unité transcendante, la vie de l’homme à la vie de Dieu [5].
« Ma tâche dans ce monde
a été de conduire l’esprit de l’homme
par une voie naturelle aux choses surnaturelles
qui lui appartiennent de droit,
mais dont il a perdu totalement l’idée,
soit par sa dégradation,
soit par l’instruction fausse de ses instituteurs….
Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles ;
et elle est si lente que ce ne sera qu’après ma mort
qu’elle produira les plus beaux fruits. »
(Portrait, § 1135).
VI. Le culte de la véritable Église de l’Éternel
Saint-Martin situait son action et son rôle dans un ordre qu’il convient de bien conserver en mémoire chaque fois que l’on aborde sa pensée et ses écrits. Il en fit allusion explicitement, à plusieurs occasions, et résuma ainsi ce qu’il considérait avoir été sa « tâche en ce monde » : « Ma tâche dans ce monde a été de conduire l’esprit de l’homme par une voie naturelle aux choses surnaturelles qui lui appartiennent de droit, mais dont il a perdu totalement l’idée, soit par sa dégradation, soit par l’instruction fausse de ses instituteurs. Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles ; et elle est si lente que ce ne sera qu’après ma mort qu’elle produira les plus beaux fruits. » (Portrait, § 1135).
Il est donc pour cela nécessaire, pacifiquement et intérieurement, de contourner la soumission au ministère ecclésial, de se libérer de l’autorité de ceux qui ne perçoivent pas ce que recèle comme lumière, en son essence la plus profonde, la religion dont ils font profession d’appartenir, et surtout ne pas confondre, car le piège existe bel et bien dans lequel nombreux sont tombés, les trésors magnifiques et sublimes mystères de cette religion, avec les hommes qui prétendent en être les administrateurs : «Ces hommes qui professent une religion de paix et de charité, croient servir Dieu par l’ingratitude et par des jugements si cruels et si précipités ! Encore fallait-il juger les faits, et d’examiner cette voie particulière dont vous me parlez, et que vous me donnez, je vous l’avoue, grande envie de connaître. Je ne leur en veux point reprit Eléazar, j’ai appris par mes propres faiblesses à excuser celles de mes semblables. J’en veux encore moins à la religion qu’ils professent. Si on la croit au-dessus des lumières et des faibles pouvoirs des hommes, je la crois encore plus au-dessus de leur ignorance et de leur dépravation, en la considérant dans la pureté et la lucidité de son éternelle source, à part de tout ce que le fanatisme et la mauvaise foi y ont introduit, et de toutes les abominations que des montres ont opérées sous son nom. » [6]
Il ne s’agissait pas pour Saint-Martin de travailler à abattre l’Église visible et abolir son culte, bien évidemment, il reconnaissait même à l’institution une certaine valeur et une place nécessaire pour les « faibles », dont les sens peuvent être « fixés » par les pompes liturgiques, comme pour les âmes fortes qui y trouvent, si elles arrivent à faire l’impasse sur les bassesses et la misère des hommes, l’expression des plus hautes révélations.
« Si vous êtes averti sur les péchés de l’homme, sur ses suites
et sur l’incommensurable renfort que le cœur de Dieu vous a apporté,
vous avez réellement tout ce qu’il faut pour faire votre chemin.
Notre vie temporelle, en effet, est courte et incertaine ;
mais notre vie spirituelle est éternelle
et nous pouvons la commencer dès ce monde-ci
en nous remplissant des lumières divines et des vertus de notre principe... »
(Saint-Martin, lettre à Kirchberger, le 10 mai 1797).
Il rappelait à Kirchberger, dans leurs ultimes courriers, que si l’existence en ce monde est courte, la vie spirituelle en revanche nous attend au Ciel pour l’éternité, faisant que rien ne nous manque afin que, dès ici-bas, nous puissions entrer sans tarder dans la participation à la vie divine à laquelle nous sommes appelés, et destinés pour toujours, et, ne l’oublions jamais, depuis toujours : « Si vous êtes averti sur les péchés de l’homme, sur ses suites et sur l’incommensurable renfort que le cœur de Dieu vous a apporté, vous avez réellement tout ce qu’il faut pour faire votre chemin. Notre vie temporelle, en effet, est courte et incertaine ; mais notre vie spirituelle est éternelle et nous pouvons la commencer dès ce monde-ci en nous remplissant des lumières divines et des vertus de notre principe, en les puisant journellement les uns et les autres dans l’intarissable source qui s’est ouverte dès l’instant du crime, et qui, depuis lors, n’a cessé de couler avec toute son abondance dans nos âmes et dans nos esprits. » (Saint-Martin, lettre à Kirchberger, le 10 mai 1797).
Conclusion
Loin donc d’ignorer ce qu’est l’Église, loin d’en méconnaître les mystères et les trésors, d’en avoir oublié les vertus, d’être resté à distance de ses dons, de s’être mis à l’écart de ses sacrements, et d’en « éloigner » ses lecteurs, Saint-Martin, tout au contraire, nous permet d’accéder à la nature réelle de l’Église, nous donne d’en comprendre quelle est l’essence intime la plus authentique, nous offre d’en percevoir, enfin et pour notre plus grande joie spirituelle, le caractère surnaturel et divin ; et il le fait, non pas seulement par l’effet d’une connaissance livresque, virtuelle, prodiguée abstraitement et restant dans le domaine de la pure intellectualité, mais en nous rendant directement et concrètement participant des mystères mêmes du sacerdoce de la véritable Église, celle évidemment céleste, dont « l’Agneau est la lampe » (Apocalypse XXI, 22-27).
Nous savons donc à présent, ce qu’est la véritable Église de l’Éternel qui a son séjour dans le cœur de l’homme, quel est le sacerdoce que l’on y reçoit, comment on doit y célébrer le culte divin, de quelle manière Dieu nous y confère les onctions et les ordinations, et y déverse, en silence et dans le plus profond secret, sa sainte Grâce.
Reste, pour nous, à nous mettre sur le chemin qui mène précisément à Dieu en nous extrayant des régions de la matière, en nous libérant, définitivement, du sang et de la chair et de leurs vestiges figuratifs dégradés ; et pour cela une simple action suffit, mais encore faut-il la prendre très au sérieux :
« [J’ai] le sentiment profond qu’il faut nous déterrestréiser complètement,
si nous voulons parvenir à dire à Dieu :
Habitavit in nobis, Amen. » [7]
Extraits de :
Éditions la Pierre Philosophale, 552 pages.
Notes.
1. On se rappelle évidemment le jugement sévère de Saint-Martin : « Quand on voit les célébrants dans les églises consumer leur temps et toute leur virtualité à des cérémonies externes et impuissantes et retarder ainsi l'esprit de l'homme qui se dessèche en attendant une nourriture substantielle, on est affligé jusqu'au fond du coeur, et on est tenté d'appliquer là le passage de l'Evangile où un aveugle conduit l'autre, et où ils tombent tous les deux dans le fossé. » (Portait, § 731).
2. La pacification du cœur, est un point sur lequel insistent constamment les auteurs spirituels, car cette « pacification » conditionne notre possible avancement vers le trône divin, et surtout permet à Dieu de venir faire son habitation en nous : « Pacifier ce sanctuaire de votre cœur devrait donc être votre exercice principal, et perpétuel, afin que le souverain Roi puisse en faire Sa demeure. La paix profonde consiste à entrer en vous-mêmes par le recueillement intérieur. Toute votre protection se trouve dans la prière et le recueillement d'amour en la Présence divine. Ainsi donc, quand vous vous retrouvez brusquement assailli, retirez-vous dans cet asile de paix là où vous trouverez la forteresse. Quand votre coeur est plus craintif, dirigez-vous dans ce refuge de prière, la seule armure qui puisse vaincre l'ennemi, et atténuer les tribulations ; dans la tempête vous ne devrez pas vous en éloigner, pour qu'à la fin, tel un autre Noé, vous puissiez expérimenter la tranquillité, la sécurité et la sérénité; et qu'à la fin votre volonté puisse être résignée, dévouée, paisible et courageuse. Finalement, ne soyez pas découragés ni affligés de voir votre coeur troublé. Il revient pour vous apaiser, pour vous raviver à nouveaux, car ce Seigneur Divin sera seulement avec vous, pour se reposer dans votre âme, et y former un riche trône de paix ; pour qu'à l'intérieur de votre coeur, par le recueillement intérieur, et qu'avec Sa Divine Grâce, vous puissiez voir le silence dans le tumulte, la solitude dans la compagnie, la lumière dans les ténèbres, l'oubli dans les pressions, la vigueur dans le découragement, le courage dans la peur, la résistance dans la tentation, la paix dans la guerre, et le silence dans la tribulation. » (M. Molinos, Le Guide spirituel, « Pour dégager l'Ame des Objets Sensibles et pour la conduire par le Chemin intérieur à la Contemplation parfaite et à la Paix intérieure », Liv. I., ch. I., 1688). Nous ne citons pas, bien évidemment, Miguel Molinos (1628-1696) pour une raison indifférente, sachant la place et le rôle que joua le spirituel espagnol dans le cadre de la querelle sur le quiétisme au XVIIe siècle, au point d’avoir créé, suite aux condamnations romaines imposées par le pouvoir politique de par la place prise par ces sujets en France à l’époque de Bossuet et Fénelon, un climat de profonde et malheureuse suspicion à l’égard de la pratique de l’oraison passive, et plus généralement de toutes les thématiques propres au mysticisme (abandon, délaissement, indifférence, annihilation, anéantissement, pur amour, etc.). Le directeur spirituel de Madame Guyon, Jacques Bertot (1620-1681), qui fut disciple de Benoît de Canfeld (1562-1610), nous révèle au sujet de la paix du cœur, qu’elle précède le dernier état d’anéantissement dans la vie intérieure de l’âme :« Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein. … Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité … Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. » (J. Bertot, De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible, in Le Directeur Mystique, 1726).
3.Gaston de Renty (1611-1649), haute figure de la spiritualité mystique au XVIIe siècle, explique de façon simple et claire, comment pratiquer l’oraison du cœur : « Cette Oraison d'affection est un entretien familier et affectueux de l'âme avec Notre-Seigneur, sans discours, ou en fort peu de paroles ; c'est une communication sincère avec Dieu présent et résidant dans l'intérieur, où l'âme quittant les considérations et les recherches, à la seule pensée et à la simple souvenance de Dieu, s'emporte vers lui, et s'allume dans des affections de louange, de bénédiction , d'adoration, de glorification, d'action de grâces, d'offre, de demande, et par-dessus tout de charité, comme de la reine de toutes les vertus, qui est la plus agréable et la plus glorieuse à Dieu et la plus méritoire à l'homme, et qui lui donne le plus de force pour surmonter les difficultés et pour pratiquer les bonnes oeuvres, et qui l'unit plus intimement et plus parfaitement à Dieu. (…) Cette oraison n’est point par raisonnement ni par recherche, mais par un loyal amour qui tend toujours à donner plutôt qu’à recevoir. L’obscurité de la foi est à l’âme plus certaine que toutes les lumières qu’elle peut avoir, et dont elle doit user avec respect et action de grâce et non par complaisance ni par attache; il n’y a point là de bandement d’esprit. Cette oraison ne fait point mal à la tête, c’est un état de présence modeste dans laquelle on se tient devant Dieu, attendant de son esprit ce qu’il lui plaira de mettre en nous, que nous recevons en simplicité et confiance, comme s’il nous parlait. » (J.-B. Saint-Jure, La Vie de M. de Renty, : ou, modèle du parfait chrétien, Librairie Catholique de Périsse Frères, 1852,pp. 300-302).
Marguerite du Saint-Sacrement (1619-1648),
fondatrice de l’Association de la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus
On notera que M. de Renty, par delà la distance historique, partage un point commun avec Saint-Martin, puisqu’il fut marqué par la spiritualité de la sœur Marguerite du Saint-Sacrement (1619-1648), religieuse carmélite, fondatrice de l’Association de la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus, s’engageant grâce à elle dans la voie intérieure de l’anéantissement mystique, carmélite de Beaune dont le Philosophe Inconnu lut la vie pendant le séjour contraint qu’il fit à Amboise pendant la Révolution, et qui l’amena à déclarer d’elle, la comparant à Jacob Boehme : « Dans l’ordre exécutif, je crois cette personne au degré le plus sublime, comme notre ami y est pour l’ordre instructif ». (Saint-Martin, lettre à Kirchberger, Amboise,le 26 fructidor an III [12 septembre 1795]). Signalons que c’est lors de l’Épiphanie en 1632 que Marguerite du Saint-Sacrement signa un acte de consécration intérieure à Jésus Enfant, de ce nom : « L’épouse du Saint Enfant Jésus en sa crèche », et lorsqu’elle fit sa profession solennelle, le 24 juin 1635, Jésus lui apparut sous la forme d’un enfant, lui remettant un anneau, une couronne et une robe avec cette promesse : « Je ne refuserai rien à tes prières ». En 1636, la France traversant une période de guerres, d’invasions et de sièges, Jésus confiait à Marguerite : «Puise dans le trésor de mon Enfance, ce sera par les mérites du Mystère de mon Enfance que tu surmonteras toutes les difficultés » ; elle constitua alors la « Famille du Saint Enfant Jésus » dont les membres associés furent désignés comme étant les «Domestiques de la Sainte Enfance », devant vivre selon les vertus de l’Enfance de Jésus (simplicité, humilité, pureté, obéissance et innocence), et avaient pour règle de réciter quotidiennement un Chapelet composé de quinze grains, dit de « la Petite Couronne du Roi de Gloire».
4. Ceci nous amène à formuler une réelle réserve, quoique amicalement et sans animosité aucune, même s’il nous semble nécessaire que cela soit souligné, à propos de ceux qui furent à l’initiative – et la perpétuent – de faire dire « une messe » (sic) à la mémoire ou à « l’intention » du Philosophe Inconnu chaque année au mois d’octobre à la date anniversaire de sa naissance au Ciel, sachant les positions plus que critiques de Saint-Martin à l’égard du culte divin « ostensible » utilisant des espèces matérielles et des objets liturgiques fabriqués par la main de l’homme, initiative curieuse donc, qui, si elle participe sans doute d’une pieuse intention, relève cependant, au minimum, d’un évident oubli ou, plus certainement, d’une patente méconnaissance de la véritable perspective saint-martiniste et, objectivement, d’un éloignement manifeste d’avec les analyses, pourtant clairement exprimées par le théosophe d’Amboise, portant sur le caractère profondément discutable de la religion institutionnelle, et le peu de valeur des cérémonies célébrées par l’Église, notamment le rituel eucharistique. Cette remarque nous permet également, et on en comprendra aisément le sens, de signaler notre identique jugement réservé, même si nous en savons l’usage souvent ancien qui fit même l'objet d'un Traité en 1911, renouvelé en 1968 (cf. L'Initiation, août 1911 ; 1967, n° 3-4), devant les différentes « églises » (sic), liées à l'Ordre martiniste, en particulier les multiples rameaux contemporains issus de l'Église Gnostique Universelle de Jules Doinel (1842-1902) - ceci précisé sans nous prononcer bien évidemment sur l’éventuelle validité des transmissions et ordinations dont ces structures néo-ecclésiales relèvent, ce qui est un autre sujet -, prospérant à l’immédiate périphérie du réveil papusien.
5. On pourra trouver extrêmement osé, et il y a de quoi d’un certain point de vue, pour le catholique qu’était et demeura Saint-Martin qui, ne l’oublions pas, ne jugea jamais utile de s’éloigner sa confession, du moins officiellement, de trouver sous sa plume des thèses sur l’eucharistie que ne renieraient pas les réformés, en particulier les calvinistes les plus radicaux. C’est pourtant ne pas se souvenir que des courants très voisins des idées que put soutenir le Philosophe Inconnu, oeuvrèrent également aux XVIIe et XVIIIe siècles au sein même de l’Église de Rome, à la mise en place de réformes liturgiques, afin de rendre le culte divin plus conforme avec son esprit originel, tel qu’il s’était conservé dans l’Église primitive lors des premiers siècles, en insistant sur l’aspect intérieur du rituel eucharistique.
Mgr Dominique-Marie Varlet (1678-1742),
à l’origine de l’Église « vieille-catholique » d’Utrecht.
C’est à ce but, que travailla par exemple Mgr Dominique-Marie Varlet (1678-1742), à l'origine du schisme d’avec l'Église catholique romaine qui aboutira à la création aux Pays-Bas de l’Eglise vieille catholique d’Utrecht. En effet Varlet, qui avait grandi à Paris, près du mont Valérien, là où se trouvait une communauté janséniste du nom de « Prêtres du Calvaire », après son doctorat en théologie à la Sorbonne et son ordination presbytérale en 1706, exerça son ministère dans les paroisses aux alentours de Paris, là où, précisément, il développa une vision novatrice de la liturgie eucharistique, notamment en s’unissant dans ses célébrations, chose extrêmement audacieuse pour l’époque, avec le pasteur réformé de la paroisse d’Asnières, proposant un « culte » dans lequel l’homélie et la prière intérieure prirent une place tout à fait significative. C’est ce qui lui vaudra les foudres de sa hiérarchie, le contraignant à se rapprocher du séminaire des Missions étrangères à Paris, décidant finalement, afin de poursuivre son œuvre toute consacrée au salut des âmes, de partir évangéliser les indiens d’Amérique. Ainsi, s’embarquant à la Rochelle, et après un passage aux Antilles, il arriva en Louisiane le 6 juin 1713, avec pour mandat ecclésial de « restaurer la mission des indiens Tamarôas ». Ce que fit alors Varlet, marqué par ses expériences liturgiques parisiennes, est proprement prodigieux, comme le rapporte sa correspondance, puisque de 1713 à 1718, il évangélisa la Nouvelle-France, des rives du Mississipi en remontant vers l’Illinois, longeant les grands lacs Huron et Erié, doublant les chutes du Niagara et suivant le Saint Laurent jusqu’au Québec, vivant avec les Tamarôas, apprenant la langue des tribus iroquoises et algonquines dont il partagea l’existence, allant jusqu’à s’adapter à leur mode de vie semi-nomade, habitant sous un tipi en forêt, et surtout, car c’est là le point qui importe pour notre sujet, célébrant des offices « en esprit et en vérité », sans aucun décorum d’aucune sorte, expliquant aux populations indigènes comment prier et s’adresser directement au Christ sans intermédiaire par l’exercice de la prière, leur disant, en insistant tout particulièrement sur ce point, que c’est ce en quoi consistent le véritable culte chrétien et l’authentique mystère sacré du christianisme, qui doivent rayonner à travers le cœur de l’homme. Il faut d’ailleurs savoir, à ce sujet, car on l’ignore le plus souvent, que la forme de cet apostolat fut possible, grâce à Monseigneur Jean-Baptiste La Croix de Chevrières de Saint-Vallier (1653-1727), évêque de l’Église de Québec, puisque La Croix de Saint-Vallier, né à Grenoble, ancien élève de la Faculté de Paris, avait baigné dans l’atmosphère des principes augustiniens dispensés par l’évêque de Grenoble, Mgr Le Camus (1632-1707), qui fut l’un des opposants les plus résolus à la bulle Unigenitus. C’est pourquoi, toutes les leçons acquises de l’expérience pastorale de Varlet à Paris, purent être mises en pratique au Canada, et c’est cette sensibilité, tournée vers le plus grand dépouillement et l’extrême simplicité allant jusqu’à la nudité même de l’esprit - objet constant de l’œuvre de Varlet en tant que sensibilité ayant pris naissance dès les premiers temps de son ministère -, qui obtint de si beaux fruits sur le plan spirituel, comme le rappelle son biographe : « Avec Jacques Jubé, le pasteur de la paroisse d’Asnières, Varlet a travaillé à un aggiornamento de la liturgie (…) Cette liturgie mérite qu’on s’y attarde tant elle innove pour l’époque. D’abord, on pourrait croire à l’influence de la Réforme : le prêtre entrait dans l’église par une procession qui mettait en lumière le livre de la Parole de Dieu et il ne montait à l’autel que pour l’offertoire. Toute la première partie de la messe se célébrait dans le choeur et attachait une grande importance à l’homélie qui devait consister en un approfondissement des Écritures. Ensuite, pour ce qui est de l’offertoire, on en donnait une interprétation qui se rapprochait de celle de la grande prière juive du « pater familias », la berakoth. » (Serge A. Thériault, Dominique-Marie Varlet, lettres du Canada et de la Louisiane (1713-1724), Contribution à l’étude de l’œuvre d’un ancien vicaire général du diocèse de Québec qui est à l’origine de l’Église vieille-catholique d’Utrecht, Presses de l’Université du Québec, 1985, pp. 20-21). Rajoutons, pour essayer d’être complet sur cette question, qu’on sait aussi que La Croix de Saint-Vallier avait été en rapports avec l’évêque d’Alet, Nicolas Pavillon, dont le nom fut également associé à la querelle janséniste. D’ailleurs, le premier rituel de Québec sera fortement inspiré de celui d’Alet qui contenait textuellement, de nombreuses propositions qui furent condamnées par l’Église, rituel, que l’opinion commune attribue à Arnauld et à Barcos, soutenant, selon le bref de Rome : « des doctrines et des propositions fausses, singulières, dangereuses et erronées dans la pratique, contraires à la coutume communément reçue dans l’Église.» (Bref Credita Nobis, 9 avril 1668).
*
La suite de l’histoire de Dominique-Marie Varlet est un peu plus connue. Rappelé en France par sa hiérarchie en 1718, dès son arrivée à Paris, ses supérieurs lui apprennent qu’il est nommé évêque coadjuteur de l’évêque de Babylone. Avant de se rendre en Perse, il est cependant consacré évêque le 19 février 1719 dans la chapelle des Missions étrangères, puis se met en route le 18 mars suivant. Sur son chemin, celui qui est désormais Mgr Varlet, s’arrête à Amsterdam où il rencontre une population dépourvue des sacrements, notamment celui de la confirmation, de par la vacance du siège épiscopal d’Utrecht en raison d’un conflit de l’Église locale avec Rome. Sensible au désarroi spirituel dont il est témoin, Varlet, comme toujours et selon son ardent amour des âmes, dans un souci de charité, procède à la célébration des confirmations dans la cathédrale. Il repart, et arrive, après un très long voyage, en Perse s’établissant à Shamaké. Pourtant, le 26 mars 1720, il est informé qu’à Rome, la Congrégation de la propagande l’a suspendu de sa charge depuis le 7 mai 1719, en sanction de son geste charitable envers les fidèles de l’Église d’Utrecht, et également, de ce qu’il ait fait en sorte, de ne pas souscrire à la bulle Unigenitus avant son départ de Paris. Varlet revient à Amsterdam, tente de faire annuler sa suspense, se rend de nouveau à Paris, confirme cette fois-ci ouvertement aux autorités, qu’il refuse de signer la bulle Unigenitus, et retourne à Amstermdam où le 15 octobre 1724, allant au bout de sa démarche, il consacre en sa chapelle privée, Corneille Steenoven, l’archevêque qui avait été élu par le chapitre d’Utrecht, mais que Rome refusait. Le 22 février 1725, par le bref Qua sollicitudine, le pape Benoît XIII prononçait l’excommunication de Mgr Varlet et de tous ceux qui étaient impliqués dans l’élection et le sacre de l’archevêque d’Utrecht. Ce dernier décédant, le 3 avril, Mgr Varlet, à présent excommunié, et dont on voit en cela la détermination à conférer sa transmission épiscopale de sorte que se constitue une transmission d’Église selon ses vœux théologiques et pastoraux, consacrait un nouvel archevêque, Corneille Jean Barchman Wuytiers, le 30 septembre, en l’église Saint-Jacques et Saint-Augustin de La Haye. En 1733, Mgr Corneille Jean Barchman Wuytiers mourrait à son tour, amenant Mgr Varlet à consacrer en 1734, le 28 octobre, Thodore van der Croon, comme nouvel archevêque d’Utrecht, qui lui-même décédait cinq ans plus tard en 1739, faisant que Varlet, une fois encore, le 18 octobre de cette même année, consacrait Pierre Jean Meindaerts, qui finalement sera à l’origine de la succession apostolique de Varlet dite de l’Église « vieille-catholique » d’Utrecht. Dominique-Marie Varlet, quant à lui, rejoindra le Ciel le 14 mai 1742 à Rijnwijk, et fut Inhumé dans le cloître de l’église Sainte-Marie d’Utrecht. Le « Testament spirituel de Mgr Dominique-Marie Varlet, évêque de Babylone », qui résumait les raisons de son action, fut publié dans le bulletin janséniste, les Nouvelles ecclésiastiques, à Paris, le 25 novembre 1742.
*
Nous ne saurions laisser le très attachant Dominique-Marie Varlet, sans citer un extrait d’une lettre inédite, que lui avait fait parvenir son évêque, du temps de son œuvre pastorale en Nouvelle-France. Voici ce que lui disait son pasteur : « Comptez beaucoup plus sur la force des prières que vous offrez à Dieu pour la conversion de ce peuple aveugle. Ainsi, vous ne sauriez trop travailler à les rendre purs et fervents par une grande union avec Dieu. (…) Ce n’est point par la force que vous vaincrez la jonglerie...[le paganisme], mais par la patience, par l’oraison et par de persévérantes exhortations. Vous gagnez leur coeur en sorte qu’ils vous aiment et estiment la prière. Le reste dépend de Dieu et viendra avec le temps. (…) Je bénis Dieu de s’être voulu servir de vous pour la conversion et la sanctification de tant d’âmes abandonnées. N’oubliez point, dans vos prières et saints sacrifices, un évêque qui vous honorera, non pas seulement jusqu’à la mort, et qui vous assure de tout le respect que vous méritez et avec lequel je suis, autant qu’on le peut être, votre très humble et très obéissant serviteur. » (Jean, [La Croix de Saint-Vallier], évêque de Québec,le 20 juillet 1719).
6. Le Crocodile, ch. 23, « Entrevue d’Eléazar et de Sédir, Doctrine d’Eléazar », an VII de la République, 1799.
7. Le néologisme « déterrestréiser », ici employé par Saint-Martin, n’est sans doute pas étranger à sa fréquentation de la langue de Jacob Boehme, ce dernier étant coutumier de ces formulations originales, mais surtout, dont la thématique de l’éloignement de la vie temporelle terrestre, était également une des caractéristiques fondamentales de sa pensée, nous contentant de ce fait, de citer un passage témoignant d’une identique analyse, traduit justement par le Philosophe Inconnu : « Nous sommes comme dans une hôtellerie étrangère, dans laquelle nous ne sommes point chez nous, mais seulement comme des pèlerins. Là, nous devons toujours nous attendre, dans une grande souffrance, à ce que notre hôte étranger nous chasse, et nous dérobe nos propriétés, nos œuvres et les fruits de notre industries (...) nous devons sans cesse présumer que le destructeur va venir et porter le ravage dans notre cœur, dans notre esprit, et dans nos vertus, ainsi que nous dépouiller de notre chair, de notre sang, et de nos biens. Alors, il nous est vraiment utile d'apprendre à connaître et à savoir le chemin de notre vraie patrie, afin que nous puissions éviter ces grandes et douloureuses misères, et entrer dans l'éternelle hôtellerie qui est notre propriété, et dont personne ne peut nous chasser. » (De Tribus Principiis,[Des trois principes de l’essence divine, ou de l’éternel engendrement sans origine], XX, 2.).
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vendredi, 15 février 2013
La Clé d’or de l’illuminisme mystique
Christianisme transcendant et Eglise intérieure
selon la doctrine de l'initiation
Jean-Marc Vivenza
« L'Eglise intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme,
et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels
l'espèce humaine tombée
sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère.
Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères;
elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Dès le XVIIIe siècle, quelques maçons issus du courant illuministe, au moment où les loges se multipliaient en Europe, furent convaincus que la franc-maçonnerie relevait d’un rameau initiatique original participant de mystères portant sur la nature, le monde les êtres et les choses, mystères touchant jusqu’à la religion elle-même et ce qu’elle représente.
Leur conviction, était que le christianisme fut avant tout, et demeure, une authentique initiation. Ce discours se répandit auprès de nombreux esprits, et beaucoup adhérèrent à cette idée qui devint une sorte de vision commune pour tous ceux qui aspiraient à une compréhension plus intérieure, plus sensible et subtile, de vérités que l’Eglise imposait par autorité, voir qu’elle avait tout simplement oubliées.
C’est ce que soutiendra positivement Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), dans un rituel destiné au membres de la dernière classe ostensible du Régime rectifié, et en des termes extrêmement clairs : « Malheureux sont ceux qui ignorent que les connaissances parfaites nous furent apportées par la Loi spirituelle du christianisme, qui fut une initiation aussi mystérieuse que celle qui l’avait précédée : c’est dans celle-là que se trouve la Science universelle. Cette Loi dévoila de nouveaux mystères dans l’homme et dans la nature, elle devint le complément de la science.» [1]
I. Des erreurs et de la vérité
Comment en est-on arrivé à cette idée ?
Il faut pour cela examiner le contexte qui prépara à l’émergence de cette sensibilité, à l’intérieur du vaste courant de l’illuminisme européen.
C’est à Lyon, où il séjournait depuis 1774 ayant quitté Bordeaux après le départ pour Saint Domingue de celui dont il avait été le secrétaire, Martinès de Pasqually (+ 1774), que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) rédigea son premier ouvrage : « Des erreurs et de la vérité ou les hommes rappelés au principe universel de la science » [2], qui fut composé au logis de Willermoz pour répondre aux affirmations de Nicolas-Antoine Boulanger (1722-1759) qui prétendait, dans son Antiquité dévoilée (1766), qui suscitera d’ailleurs l’admiration du très matérialiste baron d’Holbach (1723-1789) et de nombreux auteurs maçonniques, que les religions étaient nées, à l'origine, de par les frayeurs que les hommes purent éprouver devant le spectacle impressionnant des phénomènes naturels (éclipse, tonnerre, éclair, tremblement de terre, séisme, etc.).
L'homme possède en lui,
par delà les éléments de sa connaissance sensible,
une lumière intérieure « active et intelligente »,
qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse.
Saint-Martin s'appliqua donc à démontrer que l'homme possède en lui, par delà les éléments qui lui sont fournis par sa connaissance sensible et les réactions qu’elle produit sur sa conscience, une lumière intérieure « active et intelligente » qui est seule à la source réelle de la pensée religieuse, lui donnant un inexplicable savoir, non matériel, à la base, sur le plan imaginaire, des allégories et des mythes, mais surtout, et l’on touche ici à l’ontologisme métaphysique qui se retrouve chez nombre de mystiques (Maître Eckhart [3], saint Jean de la Croix [4], et évidemment Jacob Boehme [5]), de la pensée de Dieu et de son infinité.
Saint-Martin, dans son plan, se fonde sur la nécessaire explication préalable de la nature de l'homme afin
de conduire plus avant son raisonnement, et très habilement et avec un art consommé de la pédagogie théosophique, amène son lecteur à découvrir le lien intime qui relie nos connaissances au Principe supérieur qui est à leur source. Il explique que subsiste en chaque être une authentique capacité à retourner et retrouver « l'Unité » première, à rencontrer en lui la source lumineuse de l’Esprit, et qu’il est donc toujours possible de réaliser, sous certaines conditions bien évidemment, une salutaire harmonie entre la nature de l'homme et la Divinité dans la mesure où, par le canal d’un cœur éclairé, l’esprit peut être bénéficiaire de lumières intimes rayonnant d’une ineffable connaissance par laquelle le Verbe divin Lui-même se révèle dans l'âme ; « Révélation » en quelque sorte, en quoi d’ailleurs consista le christianisme à son origine tel qu’il se présenta selon le Philosophe Inconnu, le Christ ayant annoncé à la Samaritaine qu’il convenait à présent d’adorer Dieu en « Esprit et en vérité » (Jean IV, 23-24).
Saint-Martin prévint ainsi dans sa Préface : « Cependant, quoique la lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans son éclat. (...) le petit nombre des hommes dépositaires des vérités que j'annonce est voué à la prudence et à la discrétion par les engagements les plus formels. » [6]
II. Les prêtres ont oublié les vérités du christianisme
« Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme,
la Providence qui veut faire avancer le christianisme
a dû préalablement écarter les prêtres,
et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l'ère du christianisme
en esprit et en vérité ne commence
que depuis l'abolition de l'empire sacerdotal… »
Saint-Martin, Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.
Ce sur quoi insistait par ailleurs Saint-Martin, c’est que les prêtres avaient entièrement oublié les vérités fondatrices du christianisme, au point même de représenter aujourd’hui un obstacle à leur compréhension, en particulier pour les âmes désireuses des connaissances véritables qu’on cache à leurs yeux. Il soulignait ainsi : « Ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, la Providence qui veut faire avancer le christianisme a dû préalablement écarter les prêtres, et ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l'ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l'abolition de l'empire sacerdotal; car lorsque le Christ est venu, son temps n'était encore qu'au millénaire de l'enfance, et il devait croître lentement au travers de toutes les humeurs corrosives dont son ennemi devait chercher à l'infecter. Aujourd'hui il a acquis un âge de plus, et cet âge étant une génération naturelle doit donner au christianisme une vigueur, une pureté, une vie, dont il ne pouvait pas jouir encore à sa naissance..» [7]
Saint-Martin soutiendra d'ailleurs explicitement un point de vue assez partagé, montrant bien l’influence de certaines thèses sur le courant illuministe, éclairant très nettement la nature des sources de la doctrine initiatique : « Dans les premiers siècles de notre ère, les saints pères qui n'avaient déjà plus qu'un reflet et qu'un historique du vrai christianisme…puisèrent chez les célèbres philosophes de l'antiquité plusieurs points d'une doctrine occulte, qu'ils ne pouvaient expliquer que par la lettre de l'évangile, n'ayant plus la clef du véritable christianisme. » (Le ministère de l’homme-esprit, 1802).
En écho direct aux thèses de Saint-Martin, la conviction profonde de Willermoz et des frères qui l’entouraient, et qui s’imposa à eux sous l’influence des enseignements de Martinès de Pasqually, participa de cette idée que l’institution ecclésiastique avait perdu au cours des âges, non seulement le sens de son sacerdoce, mais qu’en plus elle était devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme.
L’institution ecclésiastique, soutinrent les initiés au XVIIIe siècle,
a perdu au cours des âges,
non seulement le sens de son sacerdoce,
mais est devenue hostile à l’essence de l’authentique christianisme.
Willermoz, bien que catholique respectueux de sa religion, eut néanmoins à l'exemple de Saint-Martin, des jugement sévères à cet égard, comme on va le constater, n’hésitant pas à évoquer l’intolérance ignorante de la classe sacerdotale vis-à-vis de ce qui n’est plus connu d’elle, et qu’elle désigne, faute d'en avoir conservé le dépôt, comme des « erreurs » ou des « nouveautés dangereuses », ce qui dans la langue de l'Eglise est tout simplement synonyme « d'hérésies ».
«Cette classe [sacerdotale] devenue la plus intolérante,
la plus obstinée dans son système, et la plus dangereuse,
puisqu’elle se glorifie quelques fois de son ignorance.
Ceux qui la composent (…) s’abusent jusqu’à vouloir persuader
que tout ce qui n’est plus connu d’eux
…. est faux et illusoire, et n’est qu’un tissu d’erreurs
et de nouveautés dangereuses
contre lesquelles on ne saurait trop se tenir en garde.
Souhaitons qu’ils reconnaissent leur erreur… »
J.-B. Willermoz, Cahier D 5 e, Bibliothèque Nationale de Paris, 1806-1818.
Voici ce qu’écrit Willermoz sur le sujet, en des expressions qui ne manquent pas d'une certaine rigueur : «Nous ne pouvions donc pas passer sous silence cette classe devenue la plus intolérante, la plus obstinée dans son système, et la plus dangereuse, puisqu’elle se glorifie quelques fois de son ignorance. Ceux qui la composent, hardis et tranchants dans leurs décisions, présomptueux dans leurs prétentions, et dominés, peut être sans s’en douter par un certain orgueil sacerdotal, qui souvent saisit les cœurs les plus humbles, qui tend à identifier leur personnes avec le sacré caractère dont elles sont revêtus, et affectent trop habilement le ton et le langage dédaigneux d’une morgue théologique, qui décèle le dépit secret d’ignorer ce qui est connu, révéré et recherché par d’autres hommes estimables, instruits et très religieux.
Ils s’abusent enfin jusqu’à vouloir persuader que tout ce qui n’est plus connu d’eux ni des professeurs de leurs premières études est faux et illusoire, et n’est qu’un tissu d’erreurs et de nouveautés dangereuses contre lesquelles on ne saurait trop se tenir en garde. Souhaitons qu’ils reconnaissent leur erreur, et qu’ils reviennent de leurs funestes préventions, qui ne peuvent que les priver pour toujours de ce qui faisait la force et la consolation de leurs prédécesseurs dans le saint ministère qu’ils exercent. » [8]
III. La doctrine de l’illuminisme : perte du corps de gloire d’Adam et enfermement dans la matière
Pour comprendre en quoi l’illuminisme récuse et s’écarte des positions dogmatiques de l’Eglise, bien souvent en des termes relativement rigoureux, il convient préalablement de considérer que ce courant est à la croisée de très nombreuses influences, puisqu’il s’est nourri des échos des Béguinages, des « Frères du Libre Esprit », de la Réforme, de la diffusion d'écrits hermétiques, des textes des kabbalistes chrétiens de la Renaissance, des traductions des ouvrages des penseurs et philosophes de l'antiquité, des écrits des visionnaires, le tout porté par le souffle d'un puissant renouveau mystique qui engloba les divers cercles spirituels en Europe. Le courant illuministe s'étendit ainsi sur une longue période de temps, globalement du début du XVIIIe siècle au moment où les loges opératives s'ouvraient à des lettrés n'exerçant pas le « métier », jusqu'aux premières années du XIXe siècle, disons à la mort de Jean-Baptiste Willermoz en 1824 si l'on souhaite vraiment une date, puisqu'il en fut sans doute le dernier et l'ultime représentant majeur à disparaître.
Robert Amadou (+ 2006), parlant de l’illuminisme maçonnique, signala fort justement : « La vérité de la franc-maçonnerie, c'est la gnose, illuminatrice au risque d'un pléonasme (…) la franc-maçonnerie relève de l'illuminisme et, en particulier, de l'illuminisme de son siècle, le XVIIIe. » [9]
« La vérité de la franc-maçonnerie, c'est la gnose, illuminatrice… »
R. Amadou, Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, L.G.F., 2000.
Cette « gnose illuminatrice », repose en fait sur une conception de la « génération divine », une théogonie (Θεογονία) portant sur l’œuvre de développement touchant à la vie divine et à ses différents épisodes (révolte des anges, chute des premiers esprits, préexistence immatérielle d’Adam, matière ténébreuse, monde créé corrompu, etc.). A cet égard, et ce point est essentiel à la bonne compréhension du sujet, l’illuminisme va s’appuyer sur des thèses originales, dont l’une, placée à la base de tout le système doctrinal de Martinès de Pasqually – mais cette idée est commune aux principaux penseurs dit « illuministes » - énonce une théorie de la Création très différente de celle soutenue par l’Eglise, puisque cette théorie affirme qu’Adam fut primitivement un esprit pur identique aux anges qui, en raison de son péché, de sa faute originelle, fut enfermé dans un corps de matière pour sa punition. Cette théorie heurte de plein fouet l’enseignement de l’Eglise pour laquelle, si la matière a été abîmée par le péché originel, elle n’a jamais été une « prison » conçue pour enfermer les démons, ou pire encore un homme, qui aurait été « dépouillé » de sa nature primitive glorieuse pour être projeté dans un corps de matière. Ces propositions, que l'on retrouve chez aussi bien chez Martinès, Willermoz ou Saint-Martin, sont absolument inacceptables pour la dogmatique de l’Eglise.
L’illuminisme soutient des thèses originales,
dont l’une sur la Création
à la base du système doctrinal de Martinès de Pasqually
– idée commune à tout « l’illuminisme » -
mais inacceptables pour la dogmatique de l’Eglise.
C’est pourtant ce que va soutenir, avec une constante insistance, Martinès de Pasqually, qui en fera même, non seulement le thème principal de son Traité sur la réintégration des êtres, mais l’axe, le fondement initial et premier sur lequel s’appuiera toute sa doctrine de la « réintégration », puisque cette doctrine, repose, d’abord et avant tout, sur une conception postulant le caractère « nécessaire » de la Création répondant à un drame sans lequel il n’y aurait jamais eu ni matière, ni monde créé, ni expulsion des esprits – dont Adam - de l’immensité céleste. Cette idée d’une Création contrainte afin de punir et enserrer les démons, enfermant ensuite Adam et toute sa postérité, dans la matière en punition de la prévarication, est donc la « Clé conceptuelle » de toute la doctrine de la réintégration qui, si non comprise ou, comme le plus souvent, ignorée, voit s’effondrer toutes les spéculations au sujet de Martinès et sa pensée.
Ce terrible dépouillement de son « corps de gloire », pour être précipité dans les fers ténébreux de la matière, nous est expliqué ainsi par Martinès, qui prend exemple sur l’Incarnation du Divin Réparateur pour mieux nous montrer ce qui est advenu, pour sa terrible punition, à notre ancêtre Adam : « Cette formation corporelle du Christ nous retrace l'incorporisation matérielle du premier homme, qui, après sa prévarication, fut dépouillé de son corps de gloire et en prit lui-même un de matière grossière, en se précipitant dans les entrailles de la terre. Car, avant que cet esprit divin doublement puissant et supérieur à tout être émané vînt opérer la justice divine parmi les hommes, il habitait le cercle pur et glorieux de l'immensité divine. Mais lorsqu'il fut député par le Créateur, il quitta cette demeure spirituelle pour venir se renfermer dans le sein d'une fille vierge. Or, l'abandon que fait ce mineur Christ de son véritable séjour ne nous rappelle-t-il pas l'expulsion du premier homme de son corps de gloire ? L'entrée de ce majeur spirituel, ou verbe du Créateur, dans le corps d'une fille vierge ne nous rappelle-t-elle pas clairement l'entrée du premier mineur dans les abîmes de la terre, pour se revêtir d'un corps de matière ? » (Traité sur la réintégration des êtres, § 91).
« Cette formation corporelle du Christ
nous retrace l'incorporisation matérielle du premier homme,
qui, après sa prévarication,
fut dépouillé de son corps de gloire
et en prit lui-même un de matière grossière,
en se précipitant dans les entrailles de la terre. »
(Traité sur la réintégration des êtres, § 91).
Ce terme de « Mineur », désigne ainsi l’homme dans la langue de Martinès, en signalant la classe de puissance « quaternaire », au sein des différentes classes d’esprits émanés et non créés, à laquelle Dieu avait conféré de grands privilèges. Adam fut émané en un état de gloire, et non en un vil corps de matière, pour qu'il puisse œuvrer au rétablissement de l'harmonie divine brisée par les esprits pervers. Dieu plaçait donc en son « Mineur » de nombreux espoirs. Pourtant, le Mineur fut malheureusement projeté, après sa désobéissance, au centre de la surface terrestre dans un corps animal, dégénérant de sa forme de gloire « quaternaire », en une forme de matière impure « ternaire », en étant « dépouillé de son corps de gloire » pour être revêtu d’un corps « de matière grossière ». Depuis, les « Mineurs » ou fils d'Adam, supportent les douleurs d'une éprouvante situation, puisque : « Le Créateur laissa subsister l'ouvrage impur du mineur afin que ce mineur fût molesté de génération en génération, pour un temps immémorial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. » (Traité, 23).
Le Traité de Martinès, va avoir une influence considérable sur Willermoz, en tant que source théorique tout à fait remarquable, se présentant comme un récit général de la Création, avant même l’apparition de l’homme et du monde. Ce texte fondamental, sera à la base, non explicite mais bien réelle, de la doctrine du Régime rectifié, et explique tout le discours de ses Instructions à chaque grade jusqu'à celles des classes non-ostensibles, notamment toute la contante thématique portant sur la défiance à l’égard du monde créé, l’union « épouvantable » d’un esprit avec un corps animal, et l’aspiration à l’émancipation de l’âme hors des « vapeurs grossières de la matière ».
Cette doctrine, dont la similitude avec la pensée d’Origène (IIIe s.) est évidente, fut également celle de Louis-Claude de Saint-Martin, et de ceux qui se mirent ensuite à son école, formant, principalement dans les pays du Nord un riche courant se revendiquant ouvertement de l’influence du théosophe français et de sa « mystique spéculative », dont les écrits seront diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), puis par Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860).
Franz von Baader (1765-1841) porta sa réflexion
sur la question de l’essence primitive du christianisme,
dont il creusa l’essentielle substance,
éclairant les mystères de la Révélation oubliés par l’Eglise.
On vit, ainsi, se former un cercle d'authentiques admirateurs du Philosophe Inconnu, composé de l'écrivain piétiste Jung-Stilling (1740-1817), lié à Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826) et Justinus Kerner (1786-1862), qui participèrent à un significatif renouveau spirituel dans leur contrée, sans oublier celui qui, en raison de son immense rayonnement fut surnommé le « mage du Sud », Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), laissant une œuvre personnelle du plus haut intérêt, travail, en partie, à l'origine des études réalisées par l’admirateur de Martinès de Pasqually, Joseph de Maistre et Saint-Martin, soit le très pertinent et fécond érudit Franz von Baader (1765-1841), qui porta sa réflexion sur la question de l’essence primitive du christianisme, dont il eut plaisir à, inlassablement, creuser l’essentielle substance, lui donnant de commenter et d’approfondir les positions et les théories de ceux qu’il regarda, et ira même jusqu’à considérer, comme les maîtres par excellence du renouveau éclairant les mystères de la Révélation chrétienne oubliés par l’Eglise.
Ce renouveau correspond à l’émergence d’une idée propre à l'illuminisme, celle d’un « christianisme transcendant », c’est-à-dire un christianisme portant sur des vérités ignorées ou perdues par l’Eglise, idéee dont nous allons voir la place considérable qu’elle va occuper dans la pensée des principales figures du courant illuministe pour lesquelles, à l’origine, le christianisme, avant d’être une religion, fut une initiation détentrice de secrets essentiels.
IV. Le christianisme fut d’abord une initiation
Le christianisme, aux tous premiers temps de son émergence sur la scène de l’Histoire, pensaient les initiés du XVIIIe siècle, fut une voie magnifique offerte à chaque « âme de désir » afin qu’elle puisse retrouver sa véritable origine et sa nature essentielle, ce en quoi consiste son vrai bonheur en ce monde et dans l’autre.
Le christianisme primitif, universel,
saint Augustin le premier en a formulé l'intuition,
par cette fameuse sentence :
«La vraie religion [qui] a bien plus de dix-huit siècles,
naquit le jour que naquirent les jours.»
C’est dans cette atmosphère, tendant à la quête d'un christianisme originel, que la création de la Grande Loge de Londres en 1717, manifeste quelques propositions dans la rédaction du célèbre article premier des Constitutions d'Anderson en 1723, article« concernant Dieu et la religion » : « Un Maçon est obligé, par son engagement, d'obéir à la loi morale ; et s'il comprend justement l'Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux. Mais bien que, dans les temps anciens, les Maçons eussent le devoir, dans chaque pays, d'être de la religion de ce pays ou nation, quelle qu'elle fût, on a maintenant jugé plus expédient de les astreindre seulement à cette religion en laquelle tous les hommes concordent, laissant à chacun ses opinions propres ; c'est-à-dire d'être des hommes de bien et loyaux, ou des hommes d'honneur et de probité, par quelques confessions ou croyances qu'ils puissent se distinguer ; par quoi la Maçonnerie devient le Centre de l'Union, et le moyen d'établir une véritable amitié entre des personnes qui auraient pu rester perpétuellement à distance.» [10]
La formulation laisse apparaître une approche à l’évidence tout à fait novatrice. Certes, « l’opinion propre » évoquée par Anderson, était une tolérance entre chrétiens destinée à mettre un terme aux affrontements religieux. Mais quant à la « religion en laquelle tous concordent » ou « s'accordent », religion par conséquent universelle, et à laquelle, dans la deuxième édition de ses Constitutions en 1738, Anderson donna le nom de « noachisme », ce n’est pas exactement du déisme qu’il s’agissait ou cette religion naturelle excluant la Révélation, mais de la religion fondée sur la première Révélation de Dieu à l'homme, manifestée par la première Alliance de Dieu avec Noé, dont parle la Bible. Ce qu’Anderson avait en vue, c'était donc en fait une sorte de christianisme primitif, universel dont saint Augustin avait, le premier formulé l'intuition, par cette fameuse phrase : « vraie religion [qui] a bien plus de dix-huit siècles [et] naquit le jour que naquirent les jours.»[11]
Un système initiatique devait consacrer ses travaux
à une perception de ce que fut
dans son essence et sa réalité effective
la religion primitive.
Telle était l'idée première d'Anderson qui ouvrait le christianisme sur une conception large, une adhésion à la « religion en laquelle tous les hommes concordent ». Mais, encore convenait-il, perçut fort justement Willermoz, pour qu’une telle compréhension surgisse dans les cœurs, qu’un lent travail intérieur soit entrepris, un travail réparateur dont le but serait confié à un système initiatique qui consacrerait ses travaux à une perception de ce que fut, dans son essence et sa réalité effective, la religion primitive, de sorte d’offrir à chacun des lumières sur ce qui nous relie, de façon étroite et essentielle, avec l’invisible.
V. Le christianisme transcendant
Joseph de Maistre (1753-1821), sollicité pour savoir ce sur quoi le nouveau système maçonnique rectifié devait s’appuyer sur le plan de ses enseignements, utilisa l’expression de « christianisme transcendant » afin de désigner, en le différenciant du christianisme professé par l’Eglise, le caractère propre de cette forme singulière de spiritualité.
Joseph de Maistre crut sans crainte pouvoir déclarer, dans son Mémoire au duc de Brunswick, qu’il espérait « ajouter au Credo quelques richesses » , et il ne fait aucun doute que ces richesses provenaient des différentes « lumières » reçues en loge. Le lecteur assidu de Clément d’Alexandrie (IIe s.) et d’Origène qu’était Maistre, trouva donc dans la doctrine du Régime rectifié, une « gnose » chrétienne qui s’accordait à merveille avec ses propres convictions et qui lui donna accès à une lecture renouvelée au sujet de la création du monde, une explication spirituelle des Ecritures, une vision cosmogonique de l’ordre naturel et surnaturel dans laquelle il comprit les liens étroits, et secrets, qui lient le christianisme à la religion première, au sacerdoce primitif qu’exerçait Adam avant la Chute.
« Tout est mystère dans les deux Testaments,
et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés… »
Joseph de Maistre, Mémoire au duc de Brunswick (1782).
Ainsi dans le Mémoire au duc de Brunswick (1782), Maistre exposa, avec une précision remarquable et une intuition incomparable, ce que devait être la nature du « christianisme transcendant », proposant une approche novatrice, absolument non dogmatique de ce qu’est, et doit être, le christianisme en refusant une lecture littérale de l’Ecriture : « Tout est mystère dans les deux Testaments, et les élus de l'une et l'autre loi n'étaient que de vrais initiés. Il faut donc interroger cette vénérable Antiquité et lui demander comment elle entendait les allégories sacrées. Qui peut douter que ces sortes de recherches ne nous fournissent des armes victorieuses contre les écrivains modernes qui s'obstinent à ne voir dans l'Écriture que le sens littéral ? Ils sont déjà réfutés par la seule expression des Mystères de la Religion que nous employons tous les jours sans en pénétrer le sens. Ce mot de mystère ne signifiait dans le principe qu'une vérité cachée sous des types par ceux qui la possédaient. Ce ne fut que par extension et pour ainsi dire par corruption qu'on appliqua depuis cette expression à tout ce qui est caché ; à tout ce qu'il est difficile de comprendre. (…) Il semble donc qu'on n'a besoin que d'un dictionnaire étymologique pour réfuter les partisans de la lettre. Mais comment pourraient-ils résister au sentiment unanime des premiers chrétiens qui tenaient tous pour le sens allégorique. Sans doute ils poussèrent ce système trop loin, mais comme, suivant la remarque de Pascal, les faux miracles prouvent les vrais, de même l'abus des explications allégoriques annonce que cette doctrine avait une racine réelle que nous avons trop perdu de vue. De quel droit peut-on contredire toute l'Antiquité ecclésiastique qui nous laisse entrevoir tant de vérités cachées sous l'écorce des allégories ? (…) Quel vaste champ ouvert au zèle et à la persévérance (…) que les uns s'enfoncent courageusement dans les études d'érudition qui peuvent multiplier nos titres et éclaircir ceux que nous possédons. Que d'autres que leur génie appelle aux contemplations métaphysiques cherchent dans la nature même des choses les preuves de notre doctrine. Que d'autres enfin (et plaise à Dieu qu'il en existe beaucoup!) nous disent ce qu'ils ont appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut et quand il veut.» [12]
Les idées principales, fondatrices du « christianisme transcendant » étaient posées.
Les vérités de la religion sont voilées
par une institution ecclésiale qui écarta,
à partir du VIe siècle,
les connaissances importantes
qui faisaient le trésor des premiers chrétiens.
Caractère initiatique du christianisme, mystères voilés derrière l’aspect littéral de l’Ecriture, recours au sens allégorique, appel à la contemplation métaphysique, en réalité, le concept de « christianisme transcendant » venait d’être posé, plus exactement redéfini, exposé, proposé, et surtout adapté avec une précision remarquable pour les temps à venir à l’intention des esprits voulant accéder à un contact réel, immédiat, avec les vérités de la religion, sans subir les limites imposées par une institution ecclésiale qui écarta, à partir du VIe siècle, les connaissances importantes qui faisaient le trésor des premiers chrétiens, comme le soulignait Willermoz : « Le doute et l’erreur de ceux-là ne proviennent que de l’ignorance dans laquelle sont tombés généralement les hommes depuis longtemps sur la cause occasionnelle de la création de l’univers, sur les desseins de Dieu dans l’émanation et l’émancipation de l’homme, sur sa haute destination au centre de l’espace créé, et enfin sur les grands privilèges, la grande puissance et la grande supériorité qui lui furent donnés sur les tous les êtres bons et mauvais qui s’y trouvèrent placés avec lui. Toutes choses que les chefs de l’Eglise chrétienne, auxquels la connaissance n’était presque exclusivement réservée pendant les cinq à six premiers siècles du christianisme, ont parfaitement connues. Mieux instruits sur ces points importants, ils en auraient conclu que pour réhabiliter un être si grand, si puissant, il fallait Dieu même.» [13]
VI. La refondation du christianisme sur des bases transcendantes
Cette idée de mise en œuvre d’un projet refondateur à l’égard du christianisme, Willermoz en fit le centre de ce qui prit pour nom, en 1778, de Rite ou plus exactement de Régime Ecossais Rectifié, « rectifié » précisément car il voulut ramener la Franc-maçonnerie à son essence primitive, à sa nature véritable : c’est-à-dire être une voie qui conduise, en prenant pour exemple la forme architecturale propre au Temple de Jérusalem, « du Porche au Sanctuaire ».
Les vérités de l’initiation :
émanation des esprits, préexistence des âmes,
incorporisation des êtres dans la matière en punition d’une faute antérieure,
dissolution et anéantissement du composé matériel, etc.,
ne sont plus connues des ministres de la religion
qui les condamnent en les qualifiant d’erreurs.
Cette économie spirituelle du Régime rectifié, à savoir la lente et efficace propédeutique de réconciliation de l’âme de chaque maçon avec les vérités oubliées de l’initiation, Willermoz l’expliqua en des termes remarquables à un réformé, RodolpheSaltzmann (1749-1820), lui signalant que les vérités de l’initiation (émanation des esprits, préexistence des âmes, incorporisation des êtres dans la matière en punition d’une faute antérieure, dissolution et anéantissement du composé matériel, etc.), ne sont plus connues, depuis plusieurs siècles déjà, des ministres de la religion qui les condamnent en les qualifiant d’erreurs : « L'initiation […] instruit le Maçon, éprouve l'homme de désir, de l'origine et formation de l'univers physique, de sa destination et de la cause occasionnelle de sa création, dans tel moment et non un autre; de l'émanation et l'émancipation de l'homme dans une forme glorieuse et de sa destination sublime au centre des choses créées; de sa prévarication, de sa chute, du bienfait et de la nécessité absolue de l'incarnation du Verbe même pour la rédemption, etc. etc. etc.
Toutes ces choses desquelles dérive un sentiment profond d'amour et de confiance, de crainte et de respect et de vive reconnaissance de la créature pour son Créateur, ont été parfaitement connues des Chefs de l'Eglise pendant les quatre ou six premiers siècles du christianisme.
Mais, depuis lors, elles se sont successivement perdues et effacées à un tel point qu'aujourd'hui, chez vous comme chez nous, les ministres de la religion traitent de novateurs tous ceux qui en soutiennent la vérité. Puisque cette initiation a pour objet de rétablir, conserver et propager une doctrine si lumineuse et si utile, pourquoi ne s'occupe-t-on pas sans amalgame de ce soin dans la classe qui y est spécialement consacrée ? » [14]
Ce ne sont donc pas des vérités à admettre
en raison en raison d’une contrainte dogmatique,
l’accomplissement de cérémonies artificielles
où il faut s’affirmer chrétien superficiellement et de façon théâtrale,
ce à quoi aspire le Régime rectifié est de redécouvrir
les enseignements cachés, oubliés
et rejetés par l’Eglise qui les désigne à présent comme des erreurs,
et rétablir, enfin, la sainte doctrine
perdurant par l’initiation d’âge en âge jusqu’à nous,
pour qu’elle puisse aider les âmes
à retrouver leur essence divine primitive.
Ce ne sont donc pas des vérités à admettre en raison d’une autorité ecclésiale, des croyances auxquelles il est nécessaire de se soumettre en raison d’une contrainte dogmatique, l’accomplissement lors de cérémonies, de postures artificielles où il faudrait s’affirmer chrétien de bouche, superficiellement, selon des scénarii théâtraux comme le faisaient représenter une maçonnerie dispensant des degrés aux titres prestigieux et aux dénominations admirables, mais qui en réalité était dépourvue des secrets véritables de l’initiation ; ce à quoi aspirait le Régime rectifié était très différent, il s’agissait de redécouvrir les enseignements cachés depuis plusieurs siècles, enseignements oubliés et rejetés par l'Eglise qui les désigne à présent comme des erreurs, et rétablir, enfin, la sainte doctrine perdurant par l’initiation d’âge en âge jusqu’à nous, pour qu’elle puisse aider les âmes à retrouver leur essence divine primitive.
VII. L’Eglise intérieure ouvre sur la connaissance du ministère sacerdotal et du vrai culte
Willermoz délivra même un secret exceptionnel à propos du but visé par l’Ordre établi lors de la réforme de Lyon en 1778 dans une lettre destinée au prince Charles de Hesse-Cassel, le 8 juillet 1781 : « Par son but qui est tout spirituel […] l'intelligence, se dégageant en quelque sorte du sensible auquel elle est liée, s'élève à sa plus haute sphère, et je suis fondé à croire que dans celle-là se trouve la connaissance du vrai culte et du vrai ministère sacerdotal, par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel par la médiation de notre divin seigneur et maître J.-C. pour la famille o nation qu'il représente.» [15]
L’Eglise intérieure a reçu en dépôt primitif
les mystères touchant à l’origine de l’homme
et sa destination future.
Le christianisme transcendant auquel conduit l’initiation, selon l’illuminisme chrétien, est fondé sur les mystères conservés par une société qui traverse secrètement les siècles sous le nom d’Eglise intérieure, société qui reçut en dépôt primitif les mystères touchant à l’origine de l’homme et sa destination future. Son enseignement n’a jamais varié, même s’il prit des noms différents en raison des circonstances, il est inscrit dans un Temple où la sagesse habite avec l’amour.
« La religion ne sera plus un cérémonial extérieur;
mais les mystères intérieurs et saints
transfigureront le culte extérieur
pour préparer les hommes
à l'adoration de Dieu « en esprit et en vérité. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Il semblerait, puisque les temps s’avancent peu à peu vers leur consommation, que le voile qui dérobe aux yeux de la famille humaine ce Temple, laisse enfin apparaître l’éclat de la lumière et libère le sens effectif des vérités éternelles que cachait la nuée entourant le Sanctuaire : « L'Eglise intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine que naturelle. (…) Ce sanctuaire intérieur resta toujours invariable, quoique l'extérieur de la religion, la lettre, reçût par le temps et les circonstances différentes modifications, et s'éloignât des vérités intérieures, qui seules peuvent conserver l'extérieur ou la lettre. (…) La religion et les Mystères se donnent la main pour conduire tous nos frères à une vérité; l'une et les autres ont pour but un renversement, un renouvellement de notre être; tous deux ont pour fin la réédification d'un temple dans lequel la sagesse habite avec l'amour, Dieu avec l'homme. (…) La religion se divise en une religion extérieure et une intérieure. La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies, et la religion intérieure, l'adoration en esprit et en vérité. (…) Mais nous approchons maintenant du temps où l'esprit doit rendre la lettre vivante, où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra, où les hiéroglyphes passeront en vision réelle, les paroles en entendement. Nous nous approchons du temps qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. Celui qui révère les saints mystères ne se fera plus comprendre par les paroles et les signes extérieurs, mais par l'esprit des paroles et la vérité des signes. C'est ainsi que la religion ne sera plus un cérémonial extérieur; mais les mystères intérieurs et saints transfigureront le culte extérieur pour préparer les hommes à l'adoration de Dieu en esprit et en vérité. Bientôt la nuit obscure de la langue des images disparaîtra, la lumière engendrera le jour, et la sainte obscurité des mystères se manifestera dans l'éclat de la plus haute vérité..» [16]
« La nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra...»
Conclusion
Le christianisme transcendant, par l’enseignement silencieux reçu de l’Eglise intérieure, nous fait comprendre qu’il y a dans l'homme quelque chose qui est hors du temps, un lieu hors de l'espace, malgré la puissance de nos déterminations matérielles, et c'est en ce lieu même que s'accomplit la révélation de l'esprit. A l’intérieur du cœur, lorsque celui-ci se libère peu à peu des ténèbres, alors apparaît une lumière secrète, la lumière que le monde ne voit pas, car, comme le dit Saint Jean : « celui qui est en vous, est plus grand que celui qui est dans le monde » (I Jean IV, 4).
« L'homme ne peut espérer sa réconciliation
qu'après la réintégration de sa forme corporelle
qui ne s'opèrera que par le moyen d'une putréfaction
inconcevable aux mortels.
C'est cette putréfaction qui dégrade
et efface entièrement la figure corporelle de l'homme
et fait anéantir ce misérable corps,
de même que le soleil fait disparaître le jour
de cette surface terrestre,
lorsqu'il la prive de sa lumière. »
(Traité sur la réintégration, 111).
La lumière qui brille dans cette chambre du cœur, le « Saint Palais », le lieu du « Parfait silence », confère à ce « centre » spirituel une importance extrême, faisant de ce Tabernacle intérieur, qui se trouve à l'Orient de l'homme, là où se situe son cœur, là où la lumière à son séjour, la véritable et authentique Terre Sainte secrète, le Sanctuaire Intérieur qui est le creuset de notre réintégration à venir, lorsque nous auront abandonné les choses terrestres, naissant à la « grande lumière » qui déchirera le voile de la matière comme fut déchiré de son haut jusqu’en bas celui du Temple de Jérusalem : « Ce voile déchiré [du Temple] est le véritable type de la délivrance du mineur privé de la présence du Créateur. Il explique la réintégration de la matière apparente, qui voile et sépare tout être mineur de la connaissance parfaite de toutes les œuvres considérables qu'opère à chaque instant le Créateur pour sa plus grande gloire. Il explique le déchirement et la descente des sept cieux planétaires, qui voilent, par leur corps de matière, aux mineurs spirituels la grande lumière divine qui règne dans le surcéleste. Il explique encore la rupture de celui qui cachait et voilait à la plus grande partie des mineurs la connaissance des œuvres que le Créateur opère pour sa plus grande justice en faveur de sa créature..» (Traité sur la réintégration, 94).
Pour nous aider dans ce chemin de réintégration, pour nous encourager dans ce lent travail silencieux et secret - qui passera inévitablement, mais cela doit être un motif, non de tristesse mais de joie intense, par l’anéantissement de notre forme matérielle illusoire et apparente - nous pourrions dire et répéter très souvent en notre cœur, afin de maintenir éveillée la flamme de l’esprit, ce beau texte inédit de Jean-Baptiste Willermoz qu’il destinait, semble-t-il, spécialement à ceux qui s’engagent un jour, malgré la puissance des « ténèbres », dans le chemin de retour vers le Sanctuaire :
« Vérité éternelle, tu m’entoures de tes rayons,
mais des ombres ténébreuses s’élèvent sans cesse de mon âme
et m’empêchent de porter mes regards jusqu’à toi.
[…]
Entends ma voix,
viens actionner celui qui t’appelle avec tant d’ardeur.
J’abjure l’amour des objets sensibles ;
c’est toi seul que je veux aimer et contempler
à jamais comme mon unique vie.
Car c’est toi qui es la vie de l’homme,
et je sais avec évidence que ma destinée
est de vivre toujours en toi et avec toi . » [17]
Extraits de :
Sortie le 28 février 2013
vade mecum
Editions de l’Astronome, 239 p.
« La religion extérieure a pour objet le culte et, les cérémonies,
et la religion intérieure, l'adoration en esprit et en vérité. (…)
Mais nous approchons maintenant du temps
où l'esprit doit rendre la lettre vivante,
où la nuée qui couvre le sanctuaire disparaîtra,
où les hiéroglyphes passeront en vision réelle,
les paroles en entendement.
Nous nous approchons du temps
qui déchirera le grand voile qui couvre le Saint des saints. »
K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
Notes.
1. Instruction pour les Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, 1784, Bibliothèque Municipale de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5921.
2. Le titre, Des erreurs et de la vérité, se poursuit ainsi : « Ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux observateurs l’incertitude de leurs recherches, et leurs méprises continuelles, on leur indique la route qu’ils auraient dû suivre, pour acquérir l’évidence physique sur l’origine du bien et du mal, sur l’homme, sur la nature matérielle, la nature immatérielle, et la nature sacrée ».
3. Maître Eckhart (1260-1328), dans sa doctrine de l'analogie d'attribution, soutient que les créatures et le Créateur entretiennent un rapport comparable à ceux existant entre les attributs et les substances : « Si Eckhart cherche à transpercer l’enveloppe des êtres créés pour y saisir Dieu, c’est parce que les créatures sont des analogués finis toujours affamés de l’infinité d’être… » (cf. Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, ch. V, Splendor in medio, § 11, A Deo et in Deo).
4. La communion d’identité de l’intellection à l’Essence divine incréée est fondée sur cette conviction : seul le même connaît le même : « La connaissance essentielle de la Divinité, sans intermédiaire quelconque (…) s’opère par un certain contact de l’âme avec la Divinité, chose qui est au-dessus de tout sens et de tout accident, dès lors qu’il s’agit d’un contact de substance pure avec une autre substance pure, c’est-à-dire de l’âme avec la Divinité. » (S. Jean de la Croix, Cantique spirituel, str. 32e).
5. « Où veux-tu donc aller chercher Dieu ? Ne le cherche que dans ton âme qui est la nature éternelle, dans laquelle est le divin engendrement. » (Confessions, ch. 6, § VII, 16.)
6. Des Erreurs et de la vérité, Edimbourg [Lyon], 1775, p. IV-V.
7. Saint-Martin, Mon Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 707.
8. J.-B. Willermoz, Cahier D 5 e, Bibliothèque Nationale de Paris, 1806-1818.
9. R. Amadou, [Illuminisme], in Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, Librairie Générale Française, 2000, p. 427.
10. Constitutions d'Anderson, trad. Daniel Ligou, Lauzeray International, 1978.
11. Ecrits maçonniques de Joseph de Maistre, Slatkine, 1983, p. 97. Maistre, dans son texte, cite en réalité un vers de Racine « La Religion », Chant III, V. 36.
12. Mémoire au duc de Brunswick, 1782.
13.J.-B. Willermoz, Traité des deux natures, 1818.
14. Lettre de Willermoz à Saltzmann, du 3 au 12 mai 1812, in Renaissance Traditionnelle, n° 147-148, 2006, pp. 202-203.
15. Lettre de Willermoz à Charles de Hesse-Cassel, le 8 juillet 1781.
16. K. von Eckhartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire, 1802.
17. J.-B. Willermoz, Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5476.
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jeudi, 15 novembre 2012
La doctrine de la réintégration des êtres
Pour un retour à la pensée d’Origène ou :
« La Sainte Doctrine parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous »
Jean-Marc Vivenza
« Les âmes, d'essence divine, préexistaient,
elles sont tombées dans des corps mauvais
à cause d'une faute antérieure
à la création du monde physique (…).
La matérialité est une conséquence de la Chute.
Tous les êtres matériels sont des substances intellectuelles déchues. »
Origène, Le Traité Sur les Principes (De principiis).
L’idée commune à l’ensemble des penseurs de l’illuminisme est que l’homme, avant d’être incarné dans la forme qui est la sienne, fut un être purement spirituel ; Adam et Eve avaient certes un corps avant la faute originelle selon cette vision, mais un corps immatériel, non corruptible, non mortel, bien différent de celui, fragile et soumis à la mort (Romains VII, 24) que nous connaissons, ce qui poussera d’ailleurs le très catholique Joseph de Maistre (1753-1821) à écrire dans ses célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg : « l'état de nature est une contre nature » [1].
C’est cette affirmation au sujet de la nature primitive purement spirituelle de l’homme, l’assimilant aux esprits angéliques, qui se trouve placée au sommet doctrinal du système de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824),conception héritéede Martinès de Pasqually (+ 1774) qui insista sur « l’émanation » d’Adam, en la distinguant de la « création » [2] : « Vous ne pourrez en douter, lorsque vous aurez appris, si vous l'ignorez encore, que l'homme appartient par sa propre essence, à la classe des Etres spirituels divins, et que, par la prérogative des Etres purs spirituels, il y a sans cesse entre eux une action et une réaction réciproque de toutes leurs facultés. C'est pour cette raison, qu'avant son crime, l'homme se connaissait lui-même avec évidence, comme il connaissait le Principe Créateur Universel et toutes les créatures qui sont émanées de lui.» [3]
« L’opinion [d’Origène] n’a rien de commun avec le manichéisme.
On peut observer qu’elle est encore aujourd’hui
la base de toutes les initiations modernes. »
(Joseph de Maistre, Mélanges B, p. 302.)
I. Les thèses fondatrices de l’illuminisme
L’illuminisme, qui puise à de multiples sources (kabbale, judéo-christianisme, hermétisme, Rose+Croix, courants mystiques, etc.), affirme donc que c’est en punition de la désobéissance et pour notre honte que nous reçûmes des « vêtements de peau » (Genèse III, 21) dont nos premiers parents furent couverts, entraînant, en conséquence tragique de la tentation et de la chute d’Adam et Eve, le fait que le péché ait atteint ensuite l'ensemble de la famille humaine - et ce entièrement au point de faire « soupirer toute la création » en attente d’une délivrance de notre corps : « Car nous savons que toute la création ensemble soupire et est en travail jusqu’à maintenant ; et non seulement elle, mais nous–mêmes aussi qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi , nous soupirons en nous–mêmes, attendant l’adoption, la délivrance de notre corps. » (Romains VIII, 22-23).
« Les connaissances ténébreuses
qu'il avait acquises par ses oeuvres matérielles
I'ayant jeté en privation absolue divine,
il prostitua son encens aux plus indignes créatures,
et ses facultés s'obscurcirent
au point qu'il douta de sa propre existence spirituelle
et de celle de tous les agents de l'univers. »
(J.-B. Willermoz, Instruction secrète des Chevaliers Profès)
a) La Création selon la conception dogmatique de l'Eglise
Ce point est extrêmement problématique, car si Adam a quelque peu, par son péché, « abîmé » son corps selon l’Eglise en introduisant la mort dans le monde (Romains V, 12), toutefois son corps lui fut donné à l’origine parfait, il ne fut pas une sanction consécutive à la désobéissance. Dieu fit au commencement les choses infiniment bonnes, il n'est pas du tout question, comme chez Martinès, d'un monde matériel de nature "apparente" dénué de réalité, faux, feint et simulé selon l'Ecriture, mais d'un univers très concret, objectivement et réellement marqué du sceau de l'amour et de la charité dans lequel l'homme, selon la vision hébraïque, avait été créé en sa chair dans des conditions parfaites, doté de l’immortalité et de l’incorruptibilité ; Adam étant le sommet, le couronnement de l’œuvre divine.
Et la doctrine chrétienne professe à ce sujet, tout comme le judaïsme, l'excellence de la création physique, cosmique et biologique, insistant sur la perfection originelle primirive de l'existence humaine corporelle, et conçoit la Création comme un pur don d'amour du Créateur. Selon la révélation hébraïque, selon la pensée de l’Eglise universelle et son enseignement dogmatique, selon la doctrine des Pères et des grands docteurs, en créant le monde matériel, et donc l'homme dans sa chair, Dieu a « révélé comme le premier pas de l’alliance avec son Peuple, le premier et universel témoignage de son amour tout-puissant » (cf. CEC, 288). Ce monde a été voulu et créé bon et parfait, c’est seulement l’introduction du mal, par un abus de la liberté d’Adam, qui le corrompit en l'affaiblissant, et lui conféra une tonalité moindre dans l'ordre de l'être, telle est la conception de la Création matérielle selon la dogmatique ecclésiale qui repousse toute idée dépréciative à l'égard de la matière, et rejette totalement les systèmes néoplatoniciens, plotiniens, dualistes ou gnostiques, qui comprennent l'existence du monde comme une dégradation, le résultat d'une chute et la conséquence d'une tragédie. Pour l'Eglise, Adam et Eve en leurs corps primitifs qui étaient de chair, vivaient en amitié avec Dieu au sein du Paradis terrestre, sans effort ni souffrance, et étaient destinés à ne pas connaître la mort.
Ainsi, l’Eglise et la théologie chrétienne la plus constante, à travers toutes les définitions dogmatiques acceptées par l‘ensemble des confessions chrétiennes, refusent catégoriquement que l'ordre surnaturel et l'ordre de la Révélation, soient prétendument fondés sur un ordre naturel dévalorisé ontologiquement, un ordre qui n’aurait qu’un caractère « apparent », c’est-à-dire irréel, qui serait une illusion, un simulacre, un composé « dépourvu de réalité propre », un « assemblage instable », une situation existentielle dégradée et souillée provenant de la « densification » d’une nature spirituelle première réalisée, en forme de sanction, par l’action d’essences spirtueuses soumises au contrôle d’esprits inférieurs, formant, par le corps actuel de l'Adam chuté, un « voile opaque » autour d'un corps glorieux conservé intact, mais comme dissimulé en arrière plan de la « matière apparente », constituant, sur ce dit "corps glorieux", un voile caractérisé par un « nombre de décomposition » (sic) qui soulignerait l’aspect « éphémère », « circonstanciel et artificiel de la matière ». Cette position, violemment dénoncée, combattue, repoussée et condamnée avec la plus grande fermeté par les Pères conciliaires, est celle, entre autres penseurs non-chrétiens soutenant des systèmes philosophiques dualistes, d'un Plotin (205-270), pour lequel le monde matériel est le résultat d’une suite d’émanations successives à partir de l’Un, faisant que plus les êtres sont loin de la source originelle plus leur statut est inférieur, constitués de matières de plus en plus épaisses et dégradées. Or, bien au contraire, l’Eglise affirme solennellement que l'ordre naturel, qui est celui de la Création matérielle de l'homme, des animaux des végétaux et des minéraux et des astres, est l’œuvre du Verbe « par qui tout a été fait » (Jean I, 1-13), elle rappelle que « Tout a été créé par Lui et pour Lui » (Colossiens I, 16-17), et que le mystère du Christ est la lumière décisive sur le mystère de la Création. (cf. CEC, 280). En conséquence de quoi, la substance matérielle d’Adam en effet, créée juste et parfaite comme le Temple universel à l'origine, n'est pas moins que l’âme destinée à la gloire.
b) La thèse martinésienne au sujet de la Création matérielle
Pourtant, en opposition directe avec les affirmations dogmatiques de l'Eglise, Martinès de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Jean-Baptiste Willermoz, n’ont eu de cesse d’insister sur le fait que la nature matérielle actuelle dont sont revêtus les fils d'Adam, consécutive à « l’incorporisation de l’homme », est non pas le produit d'un don d'amour, mais le résultat d'une sanction, la conséquence des œuvres impures et matérielles auxquelles se livra celui qui possédait auparavant une existence, non pas charnelle matérielle, mais spirituelle, et qui en arriva à penser, par égarement, que la matière était un principe de l’Univers : « Les connaissances ténébreuses qu'il avait acquises par ses oeuvres matérielles I'ayant jeté en privation absolue divine, il prostitua son encens aux plus indignes créatures, et ses facultés s'obscurcirent au point qu'il douta de sa propre existence spirituelle et de celle de tous les agents de l'univers. En effet, dans cet état il restait privé de la perception de ces agents et de tous les rapports directs qu'il avait auparavant avec eux, car il ne pouvait plus apercevoir que des Etres matériels, divisibles et composés. Voilà, mon Cher Frère, ce qui lui fit perdre entièrement l'idée de l'unité et de la perception des Etres spirituels divins, et ce qui le porta enfin à croire que la matière était en même temps le seul principe de l'Univers, et l'univers même.» [4]
Cet être, selon la pensée de Martinès et dans la logique de sa doctrine si éloignée des définitions dogmatiques, qui était primitivement uniquement spirituel et immatériel, fut donc emprisonné en punition de sa faute dans un corps de matière, et se laissa abuser par ses sens en se préoccupant des objets inférieurs afin « d’augmenter ses jouissances corporelles », au point d’oublier son essence spirituelle initiale : « Vous devez concevoir également la possibilité des ténèbres que répandirent sur l'esprit de l'homme, les faits qu'il opéra contre la loi du Créateur. Car aussitôt que sans égard à son rang glorieux d'être pur spirituel, il eut conçu et exécuté le monstrueux projet de se nourrir des fruits matériels, il ne tarda pas, ainsi que les traditions vous font annoncé, à se regarder lui-même comme un être de matière. Dès lors, il ne s'occupa qu'à connaître et à fortifier les rapports qu'il venait d'acquérir avec la nature sensible et inférieure ; il mit toute sa gloire à découvrir les facultés apparentes et les propriétés du corps, afin d'augmenter ses jouissances corporelles ; enfin, il ne reconnut pour vraie science, que la Science physique temporelle, parce que c'était la seule dont il pouvait avoir l'évidence.» [5]
« Aussitôt que sans égard à son rang glorieux d'être pur spirituel,
[Adam] eut conçu et exécuté le monstrueux projet
de se nourrir des fruits matériels,
il ne tarda pas à se regarder lui-même comme un être de matière.
Dès lors, il ne s'occupa qu'à connaître et à fortifier
les rapports qu'il venait d'acquérir
avec la nature sensible et inférieure ;
il mit toute sa gloire à découvrir les facultés apparentes
et les propriétés du corps,
afin d'augmenter ses jouissances corporelles… »
J.-B. Willermoz, Instruction secrète des Chevaliers Profès.
II. Influence d’Origène sur l’illuminisme chrétien
Willermoz, qui fixera à partir de cette conception la doctrine du Régime rectifié dont il puisa les éléments initiaux chez Martinès de Pasqually [6], mais dont il christianisa profondément l’enseignement lors des leçons de Lyon (1774-1776), leçons lors desquelles furent corrigées la conception trinitaire et la christologie du Traité sur le réintégration des êtres, va faire crédit et adopter en réalité ce qui est une évidence, puisque la théurgie sera écartée de l’Ordre qui affirmera sa foi en la Sainte Trinité et en la double nature du Christ, la pensée hellénistique néoplatonicienne et plotinienne, mais par le biais des thèses d’Origène (+ 252) [7] - ayant dû accéder, ce qui semble fort probable, à l’édition intégrale de ses œuvres effectuée par le moine bénédictin dom de la Rue au XVIIIe siècle, édition des Œuvres d’Origène, 1759 (Œuvre complètes en 4. vol., avec notes de l’édition des Origeniana de Pierre-Daniel Huet, 1668, Commentaires grecs et latins d’Origène sur le Nouveau Testament), édition signalée dans les Manuscrits de la Bibliothèque de de Lyon, 1812.
Origène soutenait, et l’on constate rapidement la parfaite similarité avec l’enseignement willermozien : « Les âmes, d'essence divine, préexistaient, elles sont tombées dans des corps mauvais à cause d'une faute antérieure à la création du monde physique (…) la matérialité est une conséquence de la Chute. Tous les êtres matériels sont des substances intellectuelles déchues. Les créatures intellectuelles demeuraient dans un séjour divin, avant de tomber dans les lieux inférieurs, et, de devenir, d’invisibles qu’elles étaient, visibles. Dès qu’elles furent tombées, elles eurent besoin de corps. C’est pourquoi Dieu leur fit des corps, et créa ce monde matériel et visible. La matérialisation est une conséquence de la chute, mais, chez Origène, c’est Dieu qui crée la matière à cause de la chute.» [9]
« Dès que les âmes furent tombées,
elles eurent besoin de corps.
C’est pourquoi Dieu leur fit des corps,
et créa ce monde matériel et visible.
La matérialisation est une conséquence de la chute..»
Origène,Le Traité Sur les Principes (De principiis).
IV. La pensée d’Origène
L'œuvre laissée par Origène est extraordinairement riche. Il s'attacha à l'étude approfondie des Ecritures et engagea une étude exégétique des principaux livres de la Bible, témoignant d'un christianisme sortant du contexte palestinien qui s'ouvrait à la culture hellénistique. Dans son œuvre il élabora une synthèse du christianisme et de la philosophie grecque qu'il considérait comme une préparation, une authentique introduction à l'Evangile. Analysant le texte de l’Ecriture, Origène mettra en lumière le sens de la formule utilisée par les synoptiques lorsqu’ils évoquent la« fondation du monde » (Matthieu, 13, 25 ; 25, 34 ; Luc 11, 50), formule reprise ensuite par saint Paul dans ses Epîtres, qui fait référence à une notion de descente, d’évidente dégradation. Les écrivains sacrés employèrent le terme καταβολή (katabolè), provenant du verbe καταβάλλω (kattaballô),c’est-à-dire l’action de « jeter de haut en bas » pour parler de la création du monde matériel, et Origène considérera que cela ne provenait pas d’un contresens de leur part, mais d’une nette volonté de nous indiquer le caractère descendant du geste créateur, alors même qu’il eût été possible, et normal en pareille circonstance, d’utiliser le terme kτίσις (ktisis), signifiant positivement « Création » au sens plénier et originel.
Inutile de rappeler que l’origénisme, en tant que mouvement, bien que défendu âprement par Ruffin d'Aquilée (Ve s.), qui traduisit du grec vers le latin le De Principiis (Peri archôn), a été condamné par le Ve Concile œucuménique de Constantinople II en 553.
Néanmoins, disciple de saint Clément d’Alexandrie (IIe siècle), Origène fut le représentant principal de l'école alexandrienne, et sera regardé comme celui dont les idées, malgré les réserves et les censures qui s'attachèrent plus tard à sa pensée, exerceront incontestablement l'influence la plus étendue sur les auteurs chrétiens. Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698) dira : «Je crois qu'on peut assurer que depuis lui jusqu'à S. Jean Chrysostome, tous ceux qui ont travaillé avec quelque estime sur l'explication des Écritures, ont été ses disciples et n'ont guère dit que ce qu'ils avaient appris de lui.» [10]
Origène fait reposer
sur la seule responsabilité de l'homme,
sur son péché, sur la faute originelle,
et non à cause de la volonté d'un quelconque démiurge
ou « puissance hostile » un «principe du mal »,
la situation dans laquelle se trouve plongée l'humanité.
La pensée d’Origène a été principalement propagée en Orient par Evagre le Pontique (345-400), Grégoire de Nysse (335-394) et les Cappadociens, puis par saint Maxime le Confesseur (580-662) ; en Occident, c’est surtout grâce à saint Hilaire de Poitiers (+367) que l’on s’ouvrit à la pensée d'Origène. Ce courant origéniste, et Origène lui-même, n’est donc pas « gnostique » [11], il s’en écarte même en ayant combattu les thèses dualistes, et ne participe à aucun titre d'une influence gnostique effective, quoique marqué par les thèses platoniciennes, puisque Origène (comme Martinès de Pasqually le soulignera de même dans son Traité apparaissant comme un lointain continuateur du théologien alexandrin sur ce thème [12]), fait reposer sur la seule responsabilité de l'homme, sur son péché, sur la faute originelle, et non à cause de la malsaine volonté d'un quelconque démiurge ou « puissance hostile » un «principe du mal », la situation dans laquelle se trouve plongée l'humanité. [13]
Origène affirmera que la Création est la manifestation concrète d’une descente du haut en direction du bas, une chute, un mouvement significatif « de superioribus ad inferiora descendum » [14].
Il développera, en de nombreuses pages, sa vision et n’hésitant pas à soutenir, en des expressions qui préfigurent étrangement les thèses willermoziennes : « Les âmes, à cause de l’excessive déchéance de leur intelligence, ont été enfermées dans ces corps épais et compacts : c’est pour elles, à qui cela était désormais nécessaire, que ce monde visible a été créé. » [15] Origène appuiera sa thèse d’une Chute dans la matière dans des corps grossiers et animaux, comme répondant à une faute antérieure, en se fondant sur le récit du troisième chapitre du livre de la Genèse, où il est dit, après l’épisode du péché originel : « Dieu fit à l’homme et à la femme des tuniques de peau. » (Genèse 3, 21).
« Les âmes, à cause de l’excessive déchéance de leur intelligence,
ont été enfermées dans ces corps épais et compacts :
c’est pour elles, à qui cela était désormais nécessaire,
que ce monde visible a été créé. »
Origène, De Princip., III, 5, 4, K.
V. Identité doctrinale entre origénisme et le willermozisme
Alors oui Origène, que Willermoz reprend quasiment à la virgule près sur le plan des idées dans les Instructions secrètes du Régime Ecossais Rectifié, a défendu l’apocatastase et l’éternité incorporelle des âmes « réintégrées » en Dieu : « Si toutes les créatures, comme nous l'avons déjà dit, doivent un jour être sans corps, tous les corps seront donc détruits et réduits au néant d'où ils ont été tirés; après quoi il viendra un temps où ils seront encore nécessaires. » Il ajoute ensuite : « Mais si ce corps corruptible est revêtu de l'incorruptibilité, et si ce corps mortel est revêtu de l'immortalité, comme nous l'avons déjà fait voir et par les lumières de la raison et par (autorité de l'Ecriture sainte; alors la mort sera absorbée et détruite par une entière victoire, et la corruption anéantie par l'incorruptibilité ; peut-être même que tous les corps, sur lesquels seuls la mort peut agir, seront entièrement détruits. » Et un peu après : « Si ce que je dis n'est pas contraire à la foi, peut-être serons-nous jour sans corps, ou s'il est vrai que celui qui vit entièrement assujetti à Jésus-Christ n'a point de corps, et que toutes les créatures doivent un jour lui être assujetties, il faut conclure que nous n'aurons point de corps quand nous serons entièrement assujettis à Jésus-Christ.» [16]
Il dit encore au même endroit, faisant intervenir la puissance de la grâce qui préfigure déjà les positions de saint Augustin : « Quand toutes les créatures seront assujetties à Dieu, elles se dépouilleront de leur corps et alors tous les corps seront détruits. Que s'il est nécessaire de les rétablir pour servir aux créatures raisonnables qui seront déchues de leur premier état, ils seront créés une seconde fois. Car Dieu laisse aux âmes des combats à soutenir et des ennemis à vaincre, pour leur faire comprendre que ce n'est point par leurs propres forces, mais par sa grâce qu'elles peuvent remporter une pleine et entière victoire: ce qui me fait croire que Dieu ne crée des mondes différents que pour différentes causes; et que ceux-là se trompent qui s'imaginent que tous les mondes seront semblables. Lorsque nous serons arrivés au point de n'être ni chair, ni corps et peut-être même ni âme non plus; alors notre esprit ayant acquis toute sa perfection , et n'étant plus obscurci par les nuages épais que l'ornent les passions de la matière, verra à découvert et face à face les substances raisonnables et intelligibles.» [17]
« Rien ne nous persuade mieux qu'il n'y aura point de corps
quand toutes choses auront pris fin,
que ce que dit le Sauveur dans cette prière :
« De même que nous ne sommes qu'un vous et moi,
de même que ceux-ci ne soient qu'un en nous. »
Car nous devons savoir ce que Dieu est
et ce que le Sauveur doit être;
en quoi consiste cette ressemblance du Père et du Fils
qui est promise aux saints, et comment les saints ne seront qu'un
dans le Père et le Fils, de même que le Père et le Fils ne sont qu'un. »
(Origène, De Princip., III, 5, 4, K).
Les analyses des passages de saint Paul, reçoivent exactement la même interprétation de la part d’Origène, interprétation « incorporelle » mettant en opposition l’ordre de la chair et l’ordre de l’esprit, qui sera d’ailleurs reprise à l’identique par Willermoz et Saint-Martin : « Quant aux paroles de l'apôtre saint Paul: Que toutes les créatures seront délivrées de la corruption à laquelle elles sont assujetties pour participer à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu, nous expliquons ces paroles en disant : que les créatures raisonnables et incorporelles qui tiennent le premier rang parmi les créatures ne sont point assujetties à la corruption, parce qu'elles n'ont point de corps, qui seuls sont sujets à la corruption; mais ces corps en seront délivrés lorsqu'ils participeront à la gloire du Fils de Dieu.» [18]
Il y a même une remarquable identité entre ce que dit Willermoz de la Résurrection du Christ, abandonnant dans la tombe les éléments de la matière préfigurant ce qu’il nous adviendra lors de notre naissance au ciel, et ce qu’écrit Origène : « Rien ne nous persuade mieux qu'il n'y aura point de corps quand toutes choses auront pris fin, que ce que dit le Sauveur dans cette prière : « De même que nous ne sommes qu'un vous et moi, de même que ceux-ci ne soient qu'un en nous. » Car nous devons savoir ce que Dieu est et ce que le Sauveur doit être; en quoi consiste cette ressemblance du Père et du Fils qui est promise aux saints, et comment les saints ne seront qu'un dans le Père et le Fils, de même que le Père et le Fils ne sont qu'un. En effet, si la vie que mèneront les saints est entièrement semblable à celle de Dieu, il faut nécessairement ou que Dieu ait un corps et soit environné de quelque matière, comme nous sommes environnés de chair; ou, si cela parait indigne de Dieu, particulièrement à ceux qui ont quelque idée de la majesté et de la gloire de cet être incréé et supérieur à tous les êtres, il faut ou que nous perdions toute espérance de ressembler à Dieu, si nous devons avoir des corps; ou que notre vie, si elle participe au bonheur de celle de Dieu, comme on nous le fait espérer, en ait toutes les prérogatives.» [19]
La conclusion d’Origène est on ne peut plus claire : « Puisqu'il y a des choses, comme nous avons déjà dit plusieurs fois, qui commencent par où les autres finissent, on demande si alors il v aura encore des corps, ou si l'on vivra sans corps après qu'ils auront été détruits, et s'il faut croire que les créatures qui n'ont point de corps mèneront une vie incorporelle, telle que nous savons qu'est celle de Dieu. Si tous les corps que l'apôtre saint Paul appelle « les choses visibles, » appartiennent à ce monde qui tombe sous nos sens, il n'y a point de doute que les créatures qui n'ont pas de corps, mèneront une vie incorporelle. Et Dieu sera tout eu toutes choses, de manière que. toutes les substances corporelles seront changées en celle qui est la meilleure et la plus excellente de toutes, c'est-à-dire en la substance de Dieu.» [20]
« Si tous les corps que l'apôtre saint Paul appelle « les choses visibles, »
appartiennent à ce monde qui tombe sous nos sens,
il n'y a point de doute que les créatures qui n'ont pas de corps,
mèneront une vie incorporelle.
Et Dieu sera tout eu toutes choses,
de manière que toutes les substances corporelles
seront changées en celle qui est la meilleure
et la plus excellente de toutes, c'est-à-dire en la substance de Dieu.»
(Origène, De Princip., III, 5, 4, K).
VI. Origène est un théologien chrétien
Cette identité de vue, place bien Willermoz dans la continuité d’Origène, dont on peut dire que le Régime Ecossais Rectifié est une sorte de continuité théorique sur le plan initiatique, puisque en fait la doctrine de Pasqually, débarrassée de ses erreurs trinitaires et christologiques - ce qui fut opéré afin de constituer le Régime Ecossais rectifié - en revient, ni plus ni moins, qu’à être de l’origénisme sur le plan doctrinal.
Or Origène fut, dans les domaines théologique et exégétique, un chercheur et un penseur très prolifique, qui eut une influence notable sur plusieurs Pères de l'Eglise qui s’inspirèrent de ses écrits comme, par exemple, saint Grégoire de Naziance (+390) et saint Basile de Césarée (+379). Il n’est pas un « gnostique », mais d’abord et avant tout un théologien chrétien, peut-être à l’origine du monachisme qui se développa à partir du IVe siècle, et des grands courants de la mystique apophatique et dionysienne qui traversèrent la spiritualité de l’Eglise, porteur d'une «gnose» en effet, en son nom authentique, à savoir «une conaissance divine qui illumine l'âme purifiée», selon saint Clément d'Alexandrie.
Ὠριγένης Αλεξάνδρεια
C’est en s’inscrivant dans cette tendance à la redécouverte d’Origène entreprise par les théologiens au XXe siècle, que le cardinal Jean Daniélou (1905-1974) montra, dès 1948, qu’Origène était un « grand spirituel chrétien » en soulignant l’influence qu’il exerça sur l’histoire de la mystique [21]. Origène est donc une des grandes figures de l'histoire de l'Eglise. Alors oui Origène, que Willermoz reprend quasiment à la virgule près sur le plan des idées dans les Instructions secrètes du Régime Ecossais Rectifié, a défendu l’apocatastase et l’éternité incorporelle des âmes « réintégrées » en Dieu.
Dès lors, pourquoi donc exercer, d’autant pour les maçons du Régime Ecossais rectifié qui savent Willermoz imprégné d’origénisme qu’il regarde comme l’enseignement le plus abouti de la sainte religion chrétienne le plaçant au cœur de son système, un tel rejet des thèses d’Origène sur l’apocatastase, alors que cette même doctrine, absolument identique, formulée en des termes semblables et aboutissant quasiment aux mêmes conclusions, n'a jamais été condamnée chez saint Grégoire de Nysse ? Mystère, et mystère d’autant plus grand que nul tribunal ecclésiastique officiel ayant autorité, ne fait reproche à personne pour l’instant, notamment à l’égard de théologiens contemporains, pour beaucoup d'éminents ministres de l'Eglise, d’adhérer aux thèses d’Origène…ou de saint Grégoire de Nysse ! [22]
Conclusion
Le Haut et saint Ordre a pour fonction
de conserver dans sa pureté l’héritage doctrinal,
d’en faire connaître les fondements et d’en approfondir le sens,
afin que les travaux qui s’effectuent
en relation avec la doctrine dont il a la garde,
soient authentiquement fidèles à l’enseignement dispensé d’âge en âge,
désigné sous le nom de « connaissances sublimes ».
Encore une fois, la doctrine de la réintégration possède ses critères singuliers, ses lois, ses principes ; elle soutient des vérités qui sont intrinsèquement liées entre elles et ne peuvent faire l’objet d’une volonté de modification sans détruire, en réalité, la nature même de la dite doctrine, et la modifier au point de rendre incompréhensibles certaines de ses affirmations - en particulier celle suscitant tant d’interrogations et d’émois car heurtant de plein fouet la dogmatique ecclésiale, portant sur la destination à l’anéantissement des formes matérielles qui doivent être dissipées « aussi promptement » qu’elles ont été formées, ce qui pourtant rejoint l’affirmation même de l’Ecriture : « En ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renfermra consumée. Puisque tout cela est en voie de dissolution… » (2 Pierre 3, 10-11).
Il convient donc de conserver à l’esprit que l’initiation léguée par Martinès de Pasqually, et que le Régime rectifié en tant que dépositaire de la doctrine de la réintégration qu’il contribua à sauver et préserver de par la volonté même de Jean-Baptiste Willermoz, est indissociablement unie, en tant que base théorique essentielle, au Haut et Saint Ordre des élus de l’Eternel. Et ce saint Ordre a pour fonction, précisément, de conserver dans sa pureté l’héritage doctrinal, d’en faire connaître les fondements et d’en approfondir le sens, afin que les travaux qui s’effectuent en relation avec la doctrine dont il a la garde, soient authentiquement fidèles à l’enseignement dispensé d’âge en âge, désigné sous le nom de « connaissances sublimes ». Mais l’indication essentielle de Willermoz est celle-ci : « Les Loges qui reçurent [l’initiation parfaite] conservèrent jusqu'au VIe siècle ces précieuses connaissances, et le refroidissement de la foi annonce assez qu'à cette époque le souvenir s'en est affaibli, et que ce qu'ilrestait d'initiés seretirèrent dans lesecret. Mais aussi ondoit croire que cesconnaissances se sont perpétuées sans interruption pendanttous les siècles dumonde car tous lesouvrages que Dieu acréés demeurent àperpétuité et nous nepouvons rien ôter àtout ce que Dieu afait. Ce qui a été estencore, ce qui doitêtre a déjà été, et Dieurappelle le passé. » [23]
Jusqu’au VIe siècle ?
Cette affirmation curieuse qui fit poser tant de questions et plongea de nombreux lecteurs de Willermoz dans d’insolubles énigmes, ne devrait pourtant ne plus être de nature à nous étonner à présent, car que s’est-il passé dans l’histoire du christianisme pour que le fondateur du Régime rectifié revienne sans cesse sur ces « connaissances sublimes » qui se seraient perdues, ou devenues secrètes, en raison d’un « refroidissement » ou d’un « affaiblissement » de la foi au VIe siècle ?
La réponse est évidente. En plein milieu du VIe siècle, exactement en 553, les thèses d’Origène ont été condamnées par l’Eglise lors du concile de Constantinople II. Or, ces « connaissances sublimes », qui ne sont autres qu’un développement magnifique et argumenté de pensée origéniste qui elle-même se pensait comme une vive lumière projetée sur la Révélation, une gnose, un témoignage du « sens spirituel » de l’Ecriture selon la « règle l’Eglise céleste », sont au cœur des voies issues de la doctrine délivrée par Martinès de Pasqually au XVIIIe siècle et se retrouvent, tant sous la plume de Louis-Claude de Saint-Martin, formant de ce fait la base des enseignements dispensés dans les cénacles saint-martinistes, que dans le conservatoire providentiel du Haut et Saint Ordre que représente le Régime rectifié.
Voilà pourquoi Willermoz qui considérait que le christianisme avait été à l’origine une initiation conduisant à la connaissance des mystères de l’invisible, et dont la doctrine qu’il « infusa » au sein du Régime rectifié soutient la nature immatérielle d’Adam avant la Chute, le caractère ténébreux de la matière, l’apocatastase et l’éternité incorporelle des âmes « réintégrées » en Dieu, put déclarer avec une assurance qui devrait être regardée avec un infini respect et une révérence quasi religieuse : « La doctrine des Grands Profès […] n'est point un système hasardé arrangé comme tant d'autres suivant des opinions humaines ; elle remonte…jusqu'à Moïse qui la connut dans toute sa pure et fut choisi par Dieu pour la faire connaître au petit nombre des initiés, qui furent les principaux chefs des grandes familles du Peuple élu, auxquels il reçut ordre de la transmettre pour en perpétuer la connaissance dans toute sa vérité… Les Instructions sont un extrait fidèle de cette Sainte Doctrine parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous» [24].
« La doctrine des Grands Profès […] n'est point un système hasardé
arrangé comme tant d'autres suivant des opinions humaines ;
elle remonte…jusqu'à Moïse qui la connut dans toute sa pureté
et fut choisi par Dieu pour la faire connaître au petit nombre des initiés,
qui furent les principaux chefs des grandes familles du Peuple élu,
auxquels il reçut ordre de la transmettre
pour en perpétuer la connaissance dans toute sa vérité…
Les Instructions sont un extrait fidèle de cette Sainte Doctrine
parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous»
- J.-B. Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des Grands Profès, Ms 5.475, BM Lyon -
La Sainte Doctrine parvenue d'âge en âge par l'Initiation jusqu'à nous, c’est celle qui provient de l’interprétation spirituelle de l’Ecriture, qui n’en reste pas au niveau de la lecture littérale ou dogmatique – de ces dogmes qui protègent, mais également « voilent » et « cachent » selon Joseph de Maistre - celle qui fait accéder à l’essence véritable du texte, qui traverse l’écorce pour atteindre le noyau, qui laisse apparaître la fine perle sublime de la Vérité : « De même des saintes Écritures : jamais il n'y eut d'idée plus creuse que celle d'y chercher la totalité des dogmes chrétiens : il n'y a pas une ligne dans ces écrits qui déclare, qui laisse seulement apercevoir le projet d'en faire un code ou une déclaration dogmatique de tous les articles de foi. (…) jamais l'Église n'a cherché à écrire ses dogmes; toujours on l'y a forcée. La foi, si la sophistique opposition ne l’avait jamais forcée d'écrire, serait -mille fois plus angélique : elle pleure sur ces décisions que la révolte lui arracha et qui furent toujours des malheurs, puisqu'elles supposent toutes le doute ou l'attaque, et qu'elles ne purent naître qu'au milieu des commotions les plus dangereuses. L'état de guerre éleva ces remparts vénérables autour de la vérité : ils la défendent sans doute, mais ils la cachent : ils la rendent inattaquable, mais par là même moins accessible. Ah ! ce n'est pas ce qu'elle demande, elle qui voudrait serrer le genre humain dans ses bras. (…) le Christ n'a pas laissé un seul écrit « à ses Apôtres. Au lieu de livres il leur « promit le Saint-Esprit. ‘‘C’est lui, leur dit-il, qui vous inspirera ce que vous aurez à dire’’ » [25]
Lire :
Editions La Pierre Philosophale, 232 pages.
Pour consulter le sommaire :
« La doctrine de la réintégration des êtres »
Notes
1. J. de Maistre, Œuvres Complètes, t. VII, Librairie Emmanuel Vitte, 1854, p. 526.
2. Emanation et Création chez Martinès de Pasqually :
Pour se confronter à une conception métaphysique, théologique ou théogonique de la Création, encore faut-il en comprendre la logique interne, en posséder les concepts pour les utiliser correctement et, surtout, ce point est essentiel, en avoir apprivoisé sérieusement le vocabulaire et les éléments théoriques. Faute de quoi, on tombe fatalement, en se risquant à des propositions imaginaires animées par un zèle missionnaire pouvant porter jusqu'aux visions illusoires - et parfois à quelques égarements excessifs générés sans doute par ces trompeuses illusions qui produisent à l'occasion d'étranges fièvres irrationnelles - dans la littérature fantasmée, la romance subjective et la fabulation personnelle, en s’éloignant entièrement de l’exercice de la pensée analytique précise qui s’impose en ces sujets. On peut, bien évidemment, raconter des tas de choses avec le sentiment de la vérité, sentiment naïf un rien touchant, qui pourtant cumule souvent les erreurs manifestes et les contresens variés, tout en conjuguant l’inexactitude avec la méprise radicale conduisant directement à la formulation d’absurdités, dont on s’étonnera de les voir régulièrement proférées avec la conviction, qui n’est pas sans faire sourire, de la béate certitude.
a) Différence entre émanation et Création
L’une des plus répandues, parmi les absurdités évoquées portant sur l’œuvre divine dans la doctrine de Martinès, consiste à confondre à l’intérieur de l’action du Créateur deux processus pourtant très distincts et absolument différents : l’émanation et la Création. L’émanation - qui n’est pas complètement exempte de nécessité puisque Dieu « émane » dans la conception de Martinès, contrairement au récit biblique et à la position dogmatique de l’Eglise, ni uniquement par « charité », ni pour faire participer ses créatures de son amour infini, mais pour avoir simplement des « témoins » de sa gloire, ce qui limite considérablement la perspective ontologique de l'intention de l'Etre éternel - relève d'une action bien particulière très différente de la Création. On peut de ce fait gloser pendant de longs développements sur la notion de « gloire », et le sujet ne manque pas d’intérêt, mais cet exercice est cependant d’une aide plus que réduite pour la compréhension du problème qui nous occupe, soit celui de la Création contrainte du monde matériel selon la doctrine de Martinès et le développement de l’histoire divine telle que présentée dans son Traité. Or, pour comprendre quel est le sens de la Création matérielle, il faut se pencher attentivement, non seulement sur ce qui différencie émanation et Création sur le plan ontologique, mais sur ce qui suivit l’émanation des esprits, car après l’émanation on assiste dans le récit de Martinès, à un évènement dramatique : la volonté des esprits célestes d’égaler Dieu dans sa puissance créatrice. En effet ces êtres émanés voulurent se rendre semblables à Dieu en générant des créatures spirituelles En conséquence de quoi l’univers matériel fut créé, et c’est là le point central de la conception martinésienne, de façon contrainte pour devenir le lieu fixe dans lequel seront emprisonnés les esprits pervers : « A peine ces démons, ou esprits pervers, eurent conçu d'opérer leur volonté d'émanation semblable à celle qu'avait opérée le Créateur, ils furent précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps, par la volonté immuable du Créateur.» (Traité, 15). Cette Création matérielle de l’univers physique, lieu de « ténèbres », de « sujétion » et de « misère impure », se différencie ainsi considérablement de l’émanation et de la génération des esprits. On n’est plus du tout, mais alors vraiment plus, dans le même cadre, on entre, du point de vue chronologique et métaphysique, dans le domaine de la sanction, de la privation, de l’exil et de la corruption, en quittant la région du rayonnement de la « gloire ». C’est pourquoi, pour éviter une confusion dont les conséquences seraient redoutables, visant à conférer à cet univers physique matériel les qualités ou les motifs de l’immensité divine en s’attachant aux formes terrestres vouées à la dissolution et l’anéantissement et en leur accordant une dignité et une destination qu’elles n’ont pas, Martinès met fermement en garde son lecteur : « Gardez vous, prévient-il, de confondre la création avec l'émanation ! La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant, mais l'émanation appartient aux êtres spirituels qui sont réels et impérissables. » (Traité, 138).
Il n’existe donc nulle possibilité d’établir un lien d’équivalence, ou de similitude, ni dans l’intention, ni dans l’exécution, entre l’émanation et la Création qui ne participent pas du tout du même processus mais relèvent de deux actions entièrement différentes, faisant qu’il n’y a pas une « double création » chez Martinès, proposition qui n’a strictement aucun sens, mais deux actions justifiées par deux causes extrêmement dissemblables. L’une est « l’émanation » pour la gloire de l’Eternel, l’autre la « Création » en punition de la prévarication. Et de l’une à l’autre il n’existe aucun rapport possible de comparaison ou d’équivalence, car elles portent sur des domaines essentiellement et substantiellement différents de par leur mode d’apparition à l’existence : « Les eaux qui se sont élevées jusqu'aux portes du firmament et qui ont dérobé toute la nature à vos yeux vous représentent le néant où était la nature universelle avant que le Créateur eût conçu, dans son imagination, d'opérer la création, tant spirituelle que temporelle. Il vous fait voir clairement que tout être temporel vient immédiatement par l'ordre de sa pensée et de sa volonté et que tout être spirituel divin vient directement de son émanation éternelle.» (Traité, 138) ; «...aucun être ne peut se revêtir de la substance d'une forme apparente, sans qu'elle ne soit composée de ces trois principes. » (Traité, 230), ceci montrant bien que pour être apparentes, les formes matérielles ne sont pas pour autant dépourvues de substance, loin de là même, puisque cette substance est composée de trois principes, soit d'une loi ternaire déterminée par une force de corruption, de dissolution et d'anéantissement, loi imposée en punition d'une "opération impure et mauvaise" (Traité, 30) !
Et la distinction entre émanation et création porte bien sur une différence substantielle comme l'explique Martinès : « Vous savez que le nombre ternaire est donné à la terre, ou à la forme générale, et aux formes corporelles de ses habitants, de même qu'aux formes des habitants célestes. Ce nombre ternaire provient des trois substances qui composent toutes les formes quelconques et que nous nommons principes spiritueux, soufre, sel et mercure, comme émanant de l'imagination et de l'intention du Créateur. Ces trois principes ayant été produits dans un état d'indifférence, l'axe central les a disposés et les a opérés pour leur faire prendre une forme et une consistance plus consolidée, et c'est de cette opération de l'axe central queproviennent toutes les formes corporelles, de même que celles dont les esprits pervers devaient se revêtir pour leur plus grande sujétion. C'est aussi, par conséquent, de ces mêmes substances qu’étaient composées les formes corporelles de Kaïn et de ses deux sœurs, dont nous expliquons maintenant le type. » (Traité, 73).
Retenons donc qu’à l'évidence il n'y a, non pas « deux créations » pour Martinès, mais une « émanation glorieuse », puis une « création matérielle » produite par un changement de la forme glorieuse en une forme de matière substantiellement impure, dite apparente puisque créée en punition de la prévarication ; et telle est la distinction extrêmement importante à ne jamais oublier sous peine de tomber dans des erreurs grossières. Cette vérité est au cœur central de la thèse martinésienne.
b) Distinction fondamentale entre l'émanation "quaternaire" et la Création "ternaire"
Et cette vérité se distingue en fonction de l’essence divine elle-même, qui est « triple » relativement à la création, et « quatriple » relativement à l'émanation. Tout ce qui touche à l’émanation d'Adam est régi par le quaternaire, tout ce qui touche à la création matérielle relève du ternaire : « Les esprits pervers sont assujettis aux mineurs, ayant dégénéré de leur puissance supérieure par leur prévarication. Les bons esprits sont également assujettis à l'homme par la puissance quaternaire, 4, qu'il reçut avec son émanation. Cette puissance universelle de l'homme est annoncée par la parole du Créateur, qui lui dit : “J'ai tout créé pour toi, tu n'as qu'à commander pour être obéi.” » (Traité, 16).
Ce qui est émané relève du quaternaire, ce qui est créé relève du ternaire : « ce fameux nombre ternaire de création de toute forme quelconque… » (Traité, 48), et ce ternaire préside à toute la création matérielle : « les trois essences spiritueuses qui composent les différentes formes corporelles de matière apparente, tant celles de l'être raisonnable que celles de l'être irraisonnable. Joignez ces deux nombres ternaires vous verrez, par leur produit sénaire, le nombre de création divine, ou les six pensées du Créateur pour la création universelle, générale et particulière. » (Traité, 60). La distinction fondatrice, qui distingue substantiellement émanation et création, est résumée ainsi par Martinès : « Le nombre ternaire apprendra à connaître l'unité ternaire des essences spiritueuses dont le Créateur s'est servi pour la création des différentes formes matérielles apparentes, et le nombre quaternaire nous apprend à connaître le nombre spirituel divin dont le Créateur s'est servi pour l'émanation spirituelle de tout être spirituel de vie, qui sont les esprits majeurs, vivant qui est donné au Christ et de privation qui sont les démons et les mineurs qui sont tombés sous leur puissance. » (Traité, 64).
La distinction entre « quaternaire » et « ternaire » est donc essentielle et fondamentale pour comprendre la différence ontologique qui sépare émanation et création, l’oublier participe d’une incompréhension profonde, absolue et radicale de ce qui fonde, et ce sur quoi repose, toute la doctrine de la réintégration :
3. Nombre appartenant à la terre ou à l'homme
4. Quatriple essence divine.
9. Démoniaque appartenant à la matière. (Traité, 66).
La barrière entre l'émanation et la création est donc infranchissable, elle sépare deux mondes, deux domaines antithétiques, dissemblables, irréconciliables et totalement étrangers l'un à l'autre, en raison de la pureté immatérielle de ce qui se rapporte à la divinité pour le premier domaine des esprits émanés, de l'impureté ténébreuse de ce qui appartient à la matière apparente pour les formes créées de ténébreuses .
c) L'apparence désigne le composé matériel créé irréel, mais en tant que fruit d’une « opération impure et d’une volonté mauvaise »
Il est d'ailleurs intéressant de se pencher un instant sur la notion "d'apparence" - sachant le caractère démoniaque de tout ce qui est de l'ordre de la matière pour Martinès -, et dont on voudrait faire une utilisation de ce terme "d'apparent" avec pour finalité de minorer l'aspect foncièrement impur du composé matériel, apparence qui n’est pas uniquement synonyme de fantasmatique ou de purement illusoire, de non concret, bien que cette idée soit effectivement présente chez Martinès, montrant une nette influence platonicienne en reprenant l’attribution de l’apparence, par une distinction qui est à la fois ontologique et épistémologique puisqu’elle se rapporte à divers degrés d’être, à des réalités appelées « formes » ou « idées » qui sont des « archétypes » conçus idéalement, dans le monde de l’esprit, et dont sont issues, par dégradation et éloignement les choses du monde sensible, néoplatonisme aisément décelable teinté de kabbale dont on sait les profondes tendances acosmiques qui possèdent des traces évidentes de dualisme et de gnosticisme regardant la Création, et surtout la matière, comme un rêve, une illusion qui doit s'évanouir pour retourner à l’Un à l'Absolu., position très voisines de la thèse védântine par excellence, mais dont Isaac Louira (+1572) poussera assez loin la problématique, notamment celle du chevirat hakelim (réparation de la fracture) dans son Sefer haGilulim.
Par delà le fait que soutenir que l’homme fut revêtu, par dégénérescence, d’une « matière apparente » en conséquence « funeste » de la chute, comme un accident affecterait une substance première qu’il recouvrirait, tel un « vêtement épais », en la « densifiant » - proposition transpirant les classiques thématiques dualistes et gnostiques radicalement insoutenable pour l’Eglise – essayer en parallèle de s’appuyer vainement, en désespoir de cause, sur « l’apparence » pour tenter d’acclimater le système de Martinès avec les positions ecclésiales, relève comme toujours de vues profondément chimériques renforçant plus encore l’incohérence d’une position cherchant d’impossibles conciliations dogmatiques, alors qu'il serait bien plus raisonnable et singulièrement plus honnête d'admettre les difficultés et de les assumer ou de s'en écarter en s'éloignant de thèses objectivement non solubles dans l'eau des déclarations conciliaires, ce qui ne peut qu'aboutir inévitablement à une impasse catégorique, stérile et inutile.
En effet, l'Eglise soutient que loin d’avoir conçu un monde de matière « apparente », c’est-à-dire un monde qui serait « faux, feint et simulé » (sic), Dieu a posé dans l’existence, a porté à l’être et à la réalité, le monde de la création, l'univers créé, comme étant un signe de sa propre manifestation, et c’est même, comme le soulignent tous les Pères, sa première manifestation pour que nous connaissions Dieu à partir, précisément des œuvres créées qui nous donnent une connaissance certaine du Créateur. Nul caractère « apparent » dans la Création ! Le livre de la nature matérielle est le seul livre écrit de la main de Dieu Lui-même, il n’est pas – proposition qui serait regardée comme saugrenue par n’importe quel théologien, une « apparence » (sic), y compris si l’on se tortille pour dire que cette apparence n’en est pas vraiment une, car elle n’est qu’une conséquence de la Chute. Car la Chute précisément selon l’Ecriture, a introduit un affaiblissement dans le monde matériel en y faisant entrer la mort, mais ne l’a pas rendu « apparent », elle ne l’a pas fait passer de la réalité à la simulation, de l’authenticité à la feinte, de l'objectivité à l'illusion ou à la fausseté. Ce monde matériel est tout à fait réel, concret et bon pour l’Eglise, le corps charnel de l’homme n’est en aucun cas une illusion, et surtout, il ne « souille » pas le corps glorieux en « altérant sa forme » (sic) !
La Création, même après la Chute, à partir des œuvres de Dieu - à partir de ses poèmes, "ta poiêmata", comme dit Paul – nous révèle Dieu Lui-même au point que l’apôtre dit que les païens sont inexcusables de ne pas avoir connu Dieu comme Créateur : « Ils sont donc inexcusables, puisque, ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous ; et ils ont remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles (…) eux qui ont remplacé la vérité de Dieu par le mensonge et qui ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur, qui est béni éternellement. » (Romains I, 19-25). Si cette Création matérielle avait été « apparente » suite au péché d'Adam, alors ce sont les païens, n’y voyant pas la main de Dieu mais celle des esprits inférieurs actionnant les essences spiritueuses de l’axe feu central, qui auraient eu raison contre saint Paul !
Mais, ce qui renforce plus encore l'éloignement par rapport aux positions ecclésiales, c'est que ce qui est dit « apparent » ne signifie pas seulement inexistant ou irréel dans la langue de Martinès, même si ce sens est tout à fait exact, mais « créé », et en ce qui concerne la matière, créée de façon imparfaite, impure et souillée « puisqu'elle est le fruit de l'opération d'une volonté mauvaise » (Traité, 30). Le fait que la matière soit un mal, n’est lié à aucune notion « dualiste » qui la ferait coéternelle à Dieu, ce qui est une nouvelle erreur consécutive à une grave confusion entre les notions de temporalité et de substance, mais parce qu’elle participe d’une « opération impure et d’une volonté mauvaise », lui conférant un caractère ténébreux et mortifère, qui plus est produite par des esprits inférieurs agissant sur ordre du Créateur pour former les corps à partir des trois essences spiritueuses : « les esprits inférieurs, ayant reçu l'ordre du Créateur pour la construction de l'univers, ainsi que l'image de la forme apparente qu'il devait avoir, produisirent d'eux-mêmes les trois essences fondamentales de tous les corps, avec lesquels ils formèrent le temple universel (...) des esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256).
A ce sujet le Dictionnaire Universel Français et Latin, imprimé à Trévoux (1704-1771), qu’il est bon de consulter en effet si tant est qu’on veuille bien le lire, et surtout le citer correctement, donne de nombreuses acceptions au terme « Apparence ». Dans un premier sens, sous sa forme nominale féminine, en effet est dit relevant de l’apparence «La surface des choses, ce qui d’abord frappe les yeux (…). Se dit aussi de ce qui est opposé à la réalité, qui est faux, feint et simulé (…). Reste, marque, vestige, trace de quelque chose » (Trévoux, t. I, 1771, p. 485). Mais la définition est la suivante pour la forme adjectivale : « Apparent, ente, adj., 1. Ce qui est visible, certain, évident, dont on ne peut douter (…)….2. Se dit de ce qui n’est que vraisemblable (…) 3. Se dit aussi de ce qui est faux, qui paraît d’une façon et qui est de l’autre. » (Ibid., p. 486). On remarque donc un léger glissement sémantique, faisant que l’apparence peut désigner de trois manières une même réalité, mais dans les trois acceptions adjectivales, la question de la nature de cette apparence et la sa raison n’est pas abordée. Or, ce qui nous intéresse au premier chef, Martinès répond à cette question et nous indique que cette nature se rapporte à son caractère impur, « fruit d’une opération ténébreuse » et d’une « volonté mauvaise », par ailleurs produite par les esprits inférieurs pour y insérer les démons puis Adam. Et cette nature démoniaque ténébreuse n’est pas en rapport avec son apparence – qui relève du mode de conception par création et non par émanation - mais avec sa substance, qui elle est un produit, le résultat d’une « opération impure et d’une volonté mauvaise » (Traité, 30).
Nous sommes donc, dans le cadre de la matière apparente, face à deux domaines différents qui se conjuguent et renforcent deux caractères eux-mêmes tout à fait distincts et opposés :
1. L’émanation et la création /(réalité impérissable / forme apparente).
2. Formes glorieuse et matière impure / (volonté divine / opération mauvaise).
« Apparent » signale donc des formes matérielles créées, c’est-à-dire des causes secondes qui dépendent dans leur être de la pensée du Créateur : « Cette forme glorieuse n'est autre chose qu'une forme de figure apparente, que l'esprit conçoit et enfante selon son besoin et selon les ordres qu'il reçoit du Créateur.» (Traité, 47), mais des formes qui pour être dénuées de réalité véritable sur le plan des êtres émanés - le seul réel pour Martinès -, n'en sont pas moins substantiellement impures et mauvaises. Les formes apparentes dans le vocabulaire martinésien, sont ainsi des formes matérielles irréelles, fausses et mensongères, qui relèvent d’une finitude, d’une limite, témoignant d’une carence ontologique, mais qui sont également souillées, impures et ténébreuses, en raison de leur caractère passif et de leur origine : « L'homme porte sur sa forme la figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier. » (Traité, 79). Voilà pourquoi la carence ontologique dont est frappée la chair d’Adam, son enveloppe matérielle ténébreuse, est destinée à l’anéantissement précisément à cause de son caractère « apparent », ce qui veut dire qu'elle est destinée à la finitude et vouée à la dissolution contrairement aux être émanés impérissables car immatériels : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant, mais l'émanation appartient aux êtres spirituels qui sont réels et impérissables. » (Traité, 138) - Willermoz précise de même en des termes identiques à ceux de Martinès : « ce corps est un néant, parce que la matière générale dont ce corps est une faible partie, n’ayant point de réalité, mais seulement une apparence qui doit disparaître un jour, est véritablement un néant » (Jean-Baptiste Willermoz, FM 509, 3e Cayer [C]), B N Paris, I. De la liberté et des facultés des êtres spirituels et de leur émancipation).
Cette matière formant le corps charnel d'Adam, est donc désignée comme « apparente » pour Martinès, car elle est vidée de toute dimension spirituelle, provient d'un principe ternaire dépendant d'un nombre de corruption et de dissolution, elle est le fruit d'une origine impure, souillée, infectée et ténébreuse et doit donc être anéantie et non "spiritualisée" lors de la réintégration : « puisqu'elle est le fruit de l'opération d'une volonté mauvais » (Traité, 30).
d) Adam a été émané sous une "forme glorieuse" par nécessité
Par ailleurs, autre point singulièrement important pour notre réflexion à propos de ce qui distingue émanation et Création, la division entre monde matériel et immatériel, entre formes passives d’apparence de matière ténébreuse et formes impassives ne date absolument pas pour Martinès de la prévarication d’Adam, mais de la première prévarication des esprits pervers qui eut pour effet de contraindre le Créateur de créer « l’univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6). Adam apparaît ainsi sur la scène de l’histoire divine comme un esprit émané quaternaire, un être immatériel qui, de par sa faute, sera précipité dans un corps de matière ténébreuse formé, selon une loi ternaire, par les essences spiritueuses - « trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256) -, ce qui d’ailleurs, redisons-le une nouvelle fois, toutes ces thèses relèvent de conceptions que l’Eglise rejette violemment mais que Martinès professe et soutient, soit celle de l’ensomatose, c’est-à-dire de l’incorporisation d’un esprit immatériel, celui d'Adam, dans ce monde sensible - être préexistant au sein de la vie divine avant sa chute dans le corps - en raison d’une faute antérieure : « Vous savez que le Créateur émana Adam homme-Dieu juste de la terre, et qu'il était incorporé dans un corps de gloire incorruptible. » (Traité, 43). Mais si Adam a été placé initialement selon Martinès dans une forme purement spirituelle et glorieuse certes, cette forme toute glorieuse qu’elle fût répondait cependant à une nécessité, et pas des moindres.
De quelle type cette nécessité ?
Voici la réponse : « La forme dans laquelle Adam fut placé était purement spirituelle et glorieuse, afin qu'il pût dominer sur toute la création, et exercer librement sur elle la puissance et le commandement qui lui avaient été donnés par le Créateur sur tous les êtres. » (Traité, 47). L’homme a donc été émané en réalité, comme nous le constatons, non pour bénéficier d’un don gratuit, d’une vie libre non soumise à aucun objet particulier, offerte par un don gratuit pour le simple le bonheur de l’homme et de sa postérité, mais pour combattre les esprits pervers : « Nous comprendrons aisément, par cette figure, que l'homme n'avait été émané que pour être toujours en aspect du mauvais démon, pour le contenir et le combattre. La puissance de l'homme était bien supérieure à celle du démon, puisque cet homme joignait à la sienne celle de son compagnon et de son intellect et que, par ce moyen, il pouvait opposer trois puissances spirituelles bonnes contre deux faibles puissances démoniaques ; ce qui aurait totalement subjugué les professeurs du mal et, par conséquent, détruit le mal même. » (Traité, 16).
Ainsi ce caractère de « nécessité », présidant à toute la doctrine de la réintégration, va si loin - et c’est là un point qui n’est généralement pas du tout perçu dans ce qu’il signifie réellement sur le plan théorique par les commentateurs de Martinès – que sans la première prévarication des esprits révoltés Dieu n’aurait sans doute jamais créé l’homme, Adam, le mineur spirituel - « l'ordre de l'émanation des mineurs spirituels n'a commencé qu'après la prévarication et la chute des esprits pervers » (Traité, 233) - montrant bien que l’ensemble du corpus conceptuel martinésien est fondé, sous-tendu, appuyé sur cette loi de « contrainte nécessaire » qui participe d’une approche très différente de la gratuité de la Création telle qu’enseignée, et soutenue officiellement, par le dogme de l’Eglise qui insiste sur la fait que Dieu crée à partir « de rien » (ex nihilo ; 2 M 7, 28) un monde ordonné et bon, qu’Il transcende à l’infini, en une action créatrice indépendance de toute contrainte extérieure : Deus ex solis suae naturae legibus, et a nemine coactus agit. On le voit, la doctrine de la réintégration est une pensée singulièrement originale de par sa distance d’avec la conception de l’Eglise, possédant ses critères propres et sa logique interne spécifique, tant sur le plan métaphysique, spirituel et initiatique, qu’il convient de comprendre, pour ensuite les respecter, sous peine de tomber dans des divagations fantaisistes.
Une question cependant. La couche glorieuse où fut émancipé Adam, que le Traité nous présente comme « figurée par six et une circonférence » dont les six cercles signalaient les six pensées du Créateur utilisées pour la création du temple universel : « les six cercles, le Créateur représentait au premier homme les six immenses pensées qu'il avait employées pour la création de son temple universel et particulier » (Traité, 22), était-elle uniquement immatérielle ne comportant que « l’apparence de forme matérielle », ou bien avait-elle déjà en son sein des régions de matière ténébreuse ?
e) Les démons n’ont pas été enfermés dans un « chaos », ils ont été chassés du Ciel et sont restés des esprits
Tout d’abord une précision, cette couche n’est pas le temple universel, mais une « figure » de ce temple, ce qui est bien différent. Les circonférences tracées par l’Eternel lors de l’émancipation d’Adam, sont un symbole, un signe, mais non la chose même ; elles ont pour fonction d’évoquer, de représenter, tout en isolant et protégeant Adam, mais ne sont pas la réalité objective du temple universel, elles ne sont « qu'une forme de figure apparente », qui est transitoire aussi vite réintégrée que générée par l’esprit : « Cette forme glorieuse [dans laquelle Adam fut placé], n'est autre chose qu'une forme de figure apparente, que l'esprit conçoit et enfante selon son besoin et selon les ordres qu'il reçoit du Créateur. Cette forme est aussi promptement réintégrée qu'elle est enfantée par l'esprit. » (Traité, 47).
Ce premier point est important car il permet de comprendre que cette projection en forme de figure apparente, ne prétend pas être concrètement, le temple universel, mais uniquement son image, sa « figure » apparente. Reste toutefois à savoir, comme il nous a été donné de le lire non sans étonnement, si les essences spiritueuses détachées dans l’axe feu central en raison de la prévarication des démons, se trouvaient à l’état de « chaos indifférencié » assimilable à l’abîme d’avant la Création, considérant que leur opération leur avait valu un séjour dans la privation, c’est-à-dire, un simple éloignement de Dieu : «…c'est pour avoir tenté une opération opposée aux lois immuables du Créateur que les démons se trouvent n'avoir d'autre puissance que cette puissance quinaire de confusion et qu'ils sont précipités dans les abîmes de la privation divine pour une éternité. » (Traité, 240) ? Si on répond positivement, pour tenter de faire correspondre la position de Martinès avec le texte de la Genèse par une acrobatie thématique entre la couche spirituelle, dans laquelle le Créateur plaça son premier mineur et l’abîme de la privation divine – même si on est encore très loin des définitions dogmatiques de l’Eglise mais disons que l’intention de s’en approcher est assez aisément décelable malgré une impossibilité catégorique que certains se refusent à admettre – alors on peut donner libre cours à une relecture assez osée du Traité, allant jusqu’à soutenir, en inférant « l’abîme de privation » avec le « tohu bohu » de Genèse I, une très hypothétique correspondance avec « l’exégèse des Pères de l’Eglise », ce qui d’ailleurs n’aurait pas manqué de faire sursauter vigoureusement les vénérables auteurs placés sur les autels des différentes confessions chrétiennes, sans même parler de leurs prévisibles réactions s’ils avaient pu se pencher sur les thèses du Traité de Martinès. Ce type d’exercice visant à faire rentrer dans le moule ecclésial la pensée martinésienne, auquel nous sommes à présent habitué, se heurte cependant à une sérieuse difficulté, et elle n’est pas mince : c’est qu’on ne peut assimiler la création matérielle consécutive à la prévarication des esprits rebelles à « l’abîme » sur lequel l’esprit de Dieu planait au tout début de la Création. Le passage de l’Ecriture : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme et l’Esprit de Dieu reposait sur les eaux » (Genèse I, 1-2), ne fait pas du tout écho à une sanction, à une région matérielle constituée pour y enfermer les démons, ces deux versets indiquent l’acte et l’état primitifs qui ont servi de point de départ à l’œuvre ordonnatrice d’où est procédé l’univers tel que nous le contemplons actuellement, et c’est cette définition qui est reprise et sur laquelle insistent tous les Pères de l’Eglise, la plupart se refusant à spéculer sur l’intervalle entre les deux versets de Genèse 1, 1 et Genèse 1, 2. Aucun d’eux ne soutient l’idée d’une identité entre l’abîme sur lequel l’Esprit de Dieu reposait, et un lieu où les démons auraient été placés dans une sorte de magma indifférencié, de situation latente et intermédiaire, et ceci pour une raison évidente, c’est que les démons pour la dogmatique chrétienne, n’ont pas été enfermés dans un « chaos » fût-il originel, en réponse à leur révolte, ils ont été chassés du Ciel certes, mais ils sont restés des esprits !
f) La Création du monde matériel est une conséquence de la prévarication
Très différente la position de Martinès, vis-à-vis de laquelle il ne peut y avoir nulle contestation, pour lui le monde matériel a été conçu, avant l’émanation d’Adam, pour servir de prison aux esprits révoltés ! Il le rappelle constamment dans le Traité, et ajoute ceci sur quoi il importe d’insister : sans prévarication il n’y aurait jamais eu de Création, et ce point est en contradiction absolue, encore une fois, d’avec la conception de la Création selon le dogme de l’Eglise pour lequel la Création n’est pas une conséquence de la Chute, mais un don d’amour, l’expression d’une générosité diffusive, un témoignage de pure Charité. Avec Martinès la tonalité est donc tout autre, radicalement autre même comme on peut en juger : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors de l'immensité, il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. Par conséquent, Israël, les mineurs hommes n'auraient jamais été possesseurs de cette place et n'auraient point été émanés de leur première demeure ou, s'il avait plu au Créateur de les émaner de son sein, ils n'auraient jamais reçu toutes les actions et les facultés puissantes dont ils ont été revêtus de préférence à tout être spirituel divin émané avant eux. » (Traité, 237).
Est-ce clair, ou est-il encore besoin d’y insister ?
Soulignons tout de même, en insistant car il importe de le faire, sur ce passage significatif où est soutenue l’affirmation énorme, absolument insoutenable pour le dogme de l’Eglise, portant sur l'acte de Création de l’Eternel motivé par la prévarication : « Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. Par conséquent, Israël, les mineurs hommes n'auraient jamais été possesseurs de cette place et n'auraient point été émanés. » (Traité, 237).
Il n’est donc pas question lors de l’émanation d’Adam, qui surgit dans un univers marqué par la prévarication des esprits précipités dans les fers de la matière ténébreuse, d’une Création conservée « pure, glorieuse et lumineuse, inondée de l’Esprit de Dieu » (sic) - soutenir ceci n’a strictement aucun sens et participe d’une vue illusoire forgée par la volonté de plier Martinès à des conceptions dogmatiques qui lui sont étrangères et dont il est très éloigné en raison de ses thèses qui tombent toutes sous le coup des plus sévères et rigoureuses censures ecclésiales et conciliaires -, mais d'un univers déjà distingué en trois parties : l’Immensité divine, l’Immensité surcéleste et l’Immensité céleste contenant le Monde terrestre, univers qui vient de traverser un drame consécutif au surgissement abominable du « principe du mal spirituel » (Traité, 5). Et cette idée centrale qui fonde la pensée de Martinès, à savoir que sans la prévarication aucun changement - ce qui signifie aucune création matérielle terrestre - ne serait intervenu, est sans cesse expliquée tout au long du Traité qui en fait quasiment une réitération constante de son exposé doctrinal en insistant sur le fait que la prévarication d’Adam a fait descendre l’homme et toute sa postérité dans un monde, non pas émané, mais créé, et l’a fait descendre sous une forme matérielle différente de celle des mondes supérieurs où il avait été émancipé, nous montrant que la Création qui suivit la prévarication des premiers esprits n’a, et à aucun moment, était ni créée, ni placée dans un état glorieux : « Oui, si ce premier mineur n'eût point prévariqué, il ne serait jamais devenu habitant de ce monde terrestre matériel, il n'aurait point désuni sa puissance divine quaternaire pour la rendre simplement inférieure et ternaire, ainsi que te le prouve le simple triangle sensible où sont attachés trois corps planétaires, la Lune, Vénus et Jupiter. Mais cette prévarication a fait descendre l'homme sur cette surface et l'a précipité dans un monde tout opposé à celui pour lequel il avait été émancipé. Tu vois en effet que le monde céleste conserve toujours la forme de son origine et sa similitude avec le surcéleste et le divin, mais le monde inférieur n'a qu'une forme matérielle et différente de celle des trois mondes supérieurs. C'est par la désunion que tu aperçois dans le double triangle de ce monde sensible que tu peux concevoir la privation du premier mineur et de ceux qui résident dans ce lieu de ténèbres, privation qui assujettit ces mineurs spirituels aux peines du corps et à celles de l'esprit. » (Traité, 242).
Conclusion : il faut, d'abord et avant tout, avant que de s'exprimer sur ces sujets, apprendre la nécessité de toute chose créée et celle de tout être émané et émancipéQuant à la place occupée par Adam originellement, elle a été souillée puis purifiée par l’Eternel, et c’est dans ce lieu de nouveau saint, ce cercle qui n’aurait point été émané s’il n’y avait eu une première prévarication – de même qu’il n’y aurait pas eu de création matérielle - que la postérité humaine doit être réintégrée : « Apprends de moi que cette même place existe et existera dans toute sa propriété éternellement. Elle a été souillée par la prévarication d'Adam, mais elle a été purifiée par le Créateur, ainsi que te l'assure la réconciliation du premier homme. Oui, c'est dans ce saint lieu qu'il faut que la postérité mineure spirituelle d’Adam soit réintégrée. C'est le premier chef-lieu que le mineur a habité, dès son émancipation divine, et la prévarication du premier homme ne l'en a exclu que pour toute la durée du temps. Observe donc ici que c'est l'émancipation de ce cercle mineur qui désigne et qui complète la quatriple puissance divine, sans laquelle le mineur n'aurait aucune connaissance parfaite de la Divinité. L'émanation de ce cercle n'aurait point eu lieu sans la prévarication des démons ; sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; n'y ayant eu ni l'une ni l'autre, il n'y aurait point eu d'immensité surcéleste ; toute action d'émanation spirituelle se serait faite dans l'immensité divine, de même que toute espèce de création de puissance pour les esprits émanés dans cette même immensité. Considère donc ce qu'a occasionné la prévarication des mauvais esprits ; réfléchis sur cette création universelle, réfléchis sur ton émanation. Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224).
3. Instruction secrète des Chevaliers Profès, op.cit.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. L’étude des sources de Martinès, qui n’ont point permis pour l’instant d’arriver à une conclusion certaine, laisse cependant penser à une nette influence judéo-chrétienne chez le thaumaturge bordelais, non exempte de liens avec les enseignements de la kabbale : « La particularité magico-théurgique de Martines s'analyse par rapport à la kabbale. Sa théurgie comme sa théosophie ne sont pas spécifiquement kabbalistiques, de plus elles s'expriment dans un contexte chrétien inaliénable. Une influence par résonance de la kabbale n'est toutefois pas à exclure, voire l'influence directe de certains ouvrages. En kabbale comme chez Martines, priment les thèmes théosophiques de la descente et de la remontée ; de la chute, de la dispersion et de la restauration, de la réintégration. » (R. Amadou, Introduction au Traité sur la Réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion Rosicrucienne, 1995, pp. 22-25). Assez crédible donc l’idée, d’une probable influence du judaïsme, ou plus exactement du judéo-christianisme primitif dont tout indique qu'il fut très proche des positions religieuses de l'ébionisme ou de l'elkassaïsme sur Martinès, même si certaines analogies peuvent être démontrées entre le Traité et les textes des écoles gnostiques chrétiennes et des kabbalistes, quoique Martinès soit un catholique de parents eux-mêmes catholiques, qui sera baptisé puis se mariera à l'Eglise, faisant ensuite baptiser ses enfants, et ayant, à de multiples occasions, largement prouvé son respect à l'égard de l'institution ecclésiale romaine, tout en prônant la pratique d’un culte de nature théurgique calqué sur les méthodes préconisées par les grimoires magiques médiévaux.
7. Origène est né en Egypte dans une famille chrétienne vers l'an 185. Il reçut une formation hellénique et une éducation biblique dans sa famille. Son père était citoyen romain. Lors de son voyage en Egypte, l'empereur Septime Sévère (193-211) prit des mesures draconiennes (193-211) contre les chrétiens. Le père d'Origène fut mis à mort en 202 par décapitation ; Origène, qui avait alors 17 ans, assista à sa mort et aurait voulu le suivre dans le martyr mais sa mère, en cachant ses vêtements, l’en empêcha. Vers 207 Origène rencontra des païens désireux de mieux connaître la religion chrétienne. La connaissance qu'il possédait de la philosophie grecque lui permit de dispenser un enseignement destiné à des païens qu'il conduisait à la conversion. Il tissa de ce fait des liens profonds avec le platonisme alexandrin de son temps, reprenant le projet de Pantène et de saint Clément d’Alexandrie, qui consistait à former une sorte d'université, la Didascalée, où toutes les sciences humaines étaient mises au service de la théologie. Désigné comme le successeur de saint Clément d'Alexandrie qui avait été à la tête de l'école catéchétique, il y enseigna entre 212 et 231.Vers 250, lors de la persécution de Dèce, Origène est arrêté et torturé. Retrouvant sa liberté, il meurt peu après, des suites de ses blessures, à Tyr en 252.
Parmi ses écrits, on distingue :
- Les Commentaires sur l'Ecriture Sainte.
- Le Traité Sur les Principes (De principiis).
- De nombreux livres d'exégèse, des homélies, de controverses : Apologie du christianisme contre Celse, De la prière, l'Exhortation au martyre, etc.
8. Après qu’Erasme en eut prit l’initiative à Bâle dès 1536, un édition intégrale d’Origène fut entreprise en France par le père Charles de la Rue, bénédictin, mort en 1739, continuée par dom Charles-Vincent de la Rue, son neveu, qui donna le dernier volume annoté des Origeniana à Paris, en 1759. Cette édition aura un écho significatif auprès des érudits, chercheurs et théologiens, et il apparaît plus que vraisemblable, même s’il nous manque l’inventaire de sa bibliothèque qui nous eût été d’une aide appréciable, que Willermoz accéda à cette édition et y puisa ses références doctrinales.
9. C. Tresmontant, La Métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, Seuil, 1961, pp. 395 ; 421.
10. S. Le Nain de Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. III, p. 585.
11. Alain Marboeuf, dans son étude sur la recherche des sources judéo-chrétiennes qui ont influencé le système théologique et philosophique de Martinès de Pasqually rattachant ce dernier à la gnose valentinienne, place Origène dans la liste des Pères ayant combattu le gnosticisme, entre Clément d’Alexandrie et saint Athanase : « Les branches du rameau gnostique chrétien sont d’abord judéo-chrétiennes, les subtilités théologiques qui les séparent du Judaïsme ou du Christianisme orthodoxes étant parfois ténues. Citons, par ordre chronologique : les Séthiens, le Mandéisme qui correspond à la branche du Baptiste, les Ebionites, le Marcionisme, le Manichéisme, l’Arianisme, le Nestorianisme. Certains de ces mouvements ne sont maintenant connus qu’au travers des hérésiologues vivant aux II-IIIème siècles et aux Pères de l’Eglise : Saint-Irénée de Lyon (v.130-v. 202), Clément d’Alexandrie (150-v.211), Tertullien (v. 155-v.222), Origène (v.185-253), Saint-Athanase (v.294-373), Saint-Grégoire de Naziance (v.330-v.390), Saint-Grégoire de Nysse (v.335-v.394), Saint-Augustin (354-430). » (A. Marboeuf, Martinès de Pasqually et La Gnose Valentinienne,The Rose+Croix Journal 2008 – Vol 5, p. 63).
12. Martinès, qui parle longuement du péché d’Adam comme cause de sa chute, insiste clairement, ce qui l’éloigne du gnosticisme stricto sensu, sur le fait que le mal ne provient que de la créature non du Créateur : « La création n'appartient qu'au Créateur et non à la créature. Les pensées mauvaises sont enfantées par l'esprit mauvais, comme les pensées bonnes sont enfantées par l'esprit bon, c'est à l'homme de rejeter les unes et de recevoir les autres, relativement à son libre arbitre qui lui donne droit de prétendre aux récompenses de ses bonnes œuvres, mais qui peut aussi le faire rester pour un temps infini dans la privation de son droit spirituel. Le mal, je le répète, ne prend son origine ni du Créateur ni d'aucune de ses créatures particulières. Il ne vient que de la pensée de l'esprit opposé aux lois, préceptes et commandements de l’Eternel, pensée que l'Eternel ne peut pas changer dans cet esprit, sans en détruire la liberté et l'existence particulière, comme il a été dit ci-dessus. » (Traité, § 15, « origine du mal »). Il n’y a donc aucune « substantialité » du mal chez Pasqually alors que c’est le cas chez les gnostiques : « L'on peut voir, par tout ce que je viens de dire, que l'origine du mal n'est venue d'aucune autre cause que de la mauvaise pensée suivie de la volonté mauvaise de l'esprit contre les lois divines, et non pas que l'esprit même émané du Créateur soit directement le mal, parce que la possibilité du mal n'a jamais existé dans le Créateur. Il ne naît uniquement que de la seule disposition et volonté de sa créature. Ceux qui parlent différemment ne parlent pas avec connaissance de cause des choses possibles et impossibles à la Divinité. » (Traité § 17, « Dieu est juste, sans mal possible en lui »).
13. Cardinal Henri de Lubac, Histoire et Esprit : L'Intelligence de l'Écriture d'après Origène, Éditions du Cerf, 2002.
14. Origène, De Princip., III, 5, 4, K.
15. Ibid.
16. Origène, De Princip., op.cit.
17. Ibid.
18. De Princip., op.cit.
19. Ibid.
20. Ibid.
21. J. Daniélou, s.j., Origène, La Table Ronde, 1948.
22. J. Daniélou, Henri de Lubac, Hans Urs Von Balthasar, P. F. Marlière, Mgr A. Léonard, etc.
23. Instruction du grade d’Ecuyer Novice, 1778, Bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas, la Haye, Fonds Kloss, F XXVI 113‑10.
24. Jean-Baptiste Willermoz, Statuts et Règlement de l’Ordre des Grands Profès, Ms 5.475, BM Lyon.
25. J. de Maistre, Essai sur le Principe Générateur des constitutions politiques, § 15, P. Russand, Lyon, 1833, pp. 18-20 ; 22-23 ; 28.
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dimanche, 09 septembre 2012
Martinès de Pasqually et la doctrine de la réintégration
Création nécessaire, transmutation du mineur émané
et anéantissement de la matière
lors du retour des êtres à leur primitive origine et puissance spirituelle divine
Jean-Marc Vivenza
« Sans cette prévarication,
il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle,
soit terrestre, soit céleste ; (...)
Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée,
et celle de tout être émané et émancipé. »
(Traité, 224)
Nous avons, en préambule à ce troisième volet de nos analyses portant sur la théorie de la matière chez les maîtres du XVIIIe siècle, un grand bonheur à le rappeler et le réaffirmer : toute la doctrine Martiniste prend sa source chez Martinès de Pasqually (+ 1774), qui en est, à de nombreux égards, l'incontestable père fondateur, le premier prophète, le surprenant inspirateur éclairé, l'annonciateur exceptionnel et l'extraordinaire révélateur, puisque sa pensée est à la base des écrits et de l’enseignement de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et inspira l'édification du système maçonnique connu sous le nom de Régime Ecossais Rectifié, que réalisa Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) lors du Convent des Gaules en 1778, et du Convent de Wilhelmsbad en 1782.
On mesure donc combien, toutes les âmes de désir d’aujourd’hui sont profondément redevables de l’œuvre réalisée par Martinès, ceci devant entraîner à notre avis, un immense respect envers l’homme - quelles que soient ses faiblesses et il en eut de nombreuses -, ainsi qu’une pieuse reconnaissance et un juste attachement à sa doctrine. Certes, nous ne cachons pas, et nous ne nous privons pas de le souligner dans la continuité des analyses du Philosophe Inconnu, notre distance critique d’avec les méthodes et pratiques théurgiques du culte primitif afin de réaliser, prétendument, la « réconciliation de l’homme et de l’univers », jugeant plus que problématiques les sources et les formes de cette théurgie inutile et dangereuse, d’autant que l’interne, depuis la venue du Divin Réparateur, est une voie infiniment plus directe, sûre, et sainte, offerte par « pure grâce » à l’homme, afin qu’il atteigne l’invisible et entre dans le cœur de Dieu qui est le seul Sanctuaire où nous avons à célébrer notre culte.
Mais cette distance signalée et exprimée à l’égard des méthodes proposées aux émules de son Ordre des élus coëns par le théurges bordelais, ne change en rien notre entier attachement vis-à-vis de la pensée de l’auteur du Traité sur la réintégration, qui reste et demeure, à notre avis, un élément fondamental sur le plan théorique pour ceux qui souhaitent s’avancer vers la lumière, pensée qu’il nous faut donc impérativement, à l’exemple de Willermoz et Saint-Martin - qui simplement la purifièrent en écartant les deux points délicats qu’elle comportait [1] -, travailler, approfondir et étudier avec une réelle attention, car représentant un authentique trésor spirituel qui nous a été légué providentiellement, faisant apparaître évidemment sur plusieurs points significatifs des écarts importants d’avec les positions dogmatiques de l’Eglise, ce qu’il faut reconnaître et à notre sens assumer et non chercher à corriger en transformant l’héritage reçu de l’Histoire, sous peine de s’éloigner totalement, non seulement de l’authenticité doctrinale martinésienne, mais également de l’enseignement willermozien et saint-martiniste qui en est le prolongement. L’enjeu est donc très important.
I. L’émanation et la révolte des esprits selon Martinès de Pasqually
Willermoz et Saint-Martin,
bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique,
conservèrent intégralement la doctrine de Martinès
portant sur la réintégration des êtres,
dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Il faut commencer par réaffirmer que Martinès c’est d’abord et avant tout une doctrine, présentant de nombreux aspects surprenants, possédant une cohérence et nous fournissant, sur de nombreux aspects obscurs de l'Histoire universelle, des éclairages essentiels, offrant, à celui qui prend la peine de s'y pencher un instant, d'entrer dans l'intelligence des causes premières et la compréhension de vérités qui lui étaient jusqu'alors inconnues. Et ce qui est extraordinaire, c’est que cette doctrine qui véhicule des thèses judaïques, platoniciennes et origénistes, semble surgir brutalement et apparaître sur le devant de la scène initiatique au XVIIIe siècle sans qu’il soit possible, pour l’instant du moins, d’en repérer l’itinéraire exact de transmission à travers les âges.
Quoi qu’il en soit, et pour ce qui regarde l’examen des sources nous renvoyons à notre ouvrage Les élus coëns et le Régime Ecossais rectifié, cette doctrine, après la mort de Martinès en septembre 1774, devint celle de Willermoz et Saint-Martin, qui, bien que la corrigeant sur le plan trinitaire et christologique, la conservèrent intégralement dans sa pureté pour tout ce qui touche aux grandes questions relatives à l’émanation des esprits célestes, la révolte des anges, la chute d’Adam, la réconciliation de l’homme, la venue du Messie et la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Et ces questions surgissent dès les premiers mots du Traité où Martinès nous révèle que « Dieu émana des êtres spirituels, pour sa propre gloire, dans son immensité divine » (Traité, 1), déployant immédiatement, devant les yeux admiratifs de son lecteur, toute l’histoire du devenir de cette émanation primitive, premier acte qui ouvre le grand livre du développement dialectique et religieux des mondes visibles et invisibles (surcéleste, céleste et terrestre). Cependant, et ce qui est réellement remarquable, c’est la manière dont Martinès va présenter les événements qui succèderont à cette émanation initiale, puisque, les premiers esprits angéliques s’étant révoltés (Traité, 4 & 5), seront chassés « de leur habitation spirituelle pour y avoir causé une dissension horrible » (Traité, 224).
Les esprits rebelles furent emprisonnés dans la matière,
pour empêcher que tout soit infecté,
à cause de la prévarication qui venait de survenir,
provoquant une désorganisation générale épouvantable.
Les esprits rebelles - et nous sommes ici en présence de la thématique centrale de Martinès qui, apparaissant très vite dans son Traité, va conditionner toute sa doctrine -, furent emprisonnés dans la matière, car il fallait répondre et faire face à une situation inacceptable de révolte, et surtout empêcher que tout soit infecté, à cause de cette prévarication qui venait de survenir, provoquant une désorganisation générale épouvantable. Dieu ordonna donc que les esprits pervers, c’est-à-dire les démons et leur chef, soient « précipités dans des lieux de ténèbres, pour une durée immense de temps » (Traité, 15), et pour ce faire demanda aux esprits mineurs ternaires de procéder à la création de l'univers matériel pour qu'il devienne ce « lieu ténébreux », une prison, une infranchissable barrière, une borne hermétiquement fermée et close de manière à y « contenir et assujettir les esprits mauvais dans un état de privation », pour que les forces négatives hostiles soient maintenues fermement éloignées et contraintes en des domaines étrangers : « A peine les esprits pervers furent bannis de la présence du Créateur, les esprits inférieurs et mineurs ternaires reçurent la puissance d'opérer la loi innée en eux de production d'essences spiritueuses, afin de contenir les prévaricateurs dans des bornes ténébreuses de privation divine. » (Traité, 233).
II. Le caractère « nécessaire » de la Création pour Martinès
La création de l’univers matériel fut donc imposée à Dieu pour y enfermer les esprits révoltés, de sorte qu’ils soient contenus et emprisonnés dans un cachot en forme de lieu de privation. On voit donc immédiatement la grande différence d’avec la foi officielle de l’Eglise qui repousse vigoureusement sur le plan dogmatique une telle vision (raison pour laquelle l’origénisme, qui postulait des thèses semblables, fut condamné lors du concile de Contantinople II en 553), insistant constamment sur le bienfait de la Création matérielle, témoignage de l’amour de Dieu à l’égard du monde et de ses créatures, Eglise qui ne peut que refuser avec force l’idée d’une création de la matière motivée par la nécessité d’y enserrer les démons.
« Sans cette première prévarication,
aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ;
il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ;
il n'y aurait eu aucune création de borne divine,
soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre,
ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création.
Tu ne peux douter de tout ceci,
puisque les esprits mineurs ternaires
n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine,
pour opérer la formation d'un univers matériel. »
(Traité, 237)
Or, les nombreux passages décrivant cette Création « nécessaire » sont, à l'évidence, extrêmement clairs et précis chez Martinès, qui n'hésite pas à exprimer sa vision à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration, comme il le fera dans le « Grand discours de Moïse » où il écrit : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224) ; puis, un peu plus loin : « Sans cette première prévarication, aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle ; il n'y aurait eu aucune émancipation d'esprits hors l'immensité ; il n'y aurait eu aucune création de borne divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni d'esprits envoyés pour actionner dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237) ; ou encore plus explicite : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.)
« La matière première ne fut conçue par l'esprit bon
que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais
dans un état de privation….cette matière n'a été engendrée…
que pour être à la seule disposition des démons. »
(Traité, 274.)
Pourtant, et c’est là un point solennel de la foi de « l’Eglise » entendue au sens générique du terme car toutes les confessions chrétiennes adhèrent à la même conception de la création, Dieu créa l’univers matériel par amour, non par contrainte, l’acte de création n’eut aucun caractère de nécessité, il fut un pur don divin, une offrande témoignant de l’amour du Créateur. Et l’Eglise insiste particulièrement sur ce point, nous amenant à souligner que l’on touche ici à un sujet fondamental, crucial même sur le plan dogmatique, car de la nature de la Création dépend en effet la perspective et les modalités futures du Salut pour l’homme. [2]
Cette insistance préalable de la part de l’Eglise, participe d’une volonté d’écarter toute idée de « nécessité » dans l’œuvre créatrice de Dieu, car en aucun cas Dieu créa cet univers pour que les démons puissent « exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6), affirmation regardée avec épouvante par les théologiens. L’univers matériel pour l’Eglise est le fruit d’un don d’amour : « C’est une vérité fondamentale que l’Écriture et la Tradition ne cessent d’enseigner et de célébrer (….) Dieu n’a pas d’autre raison pour créer que son amour et sa bonté : "C’est la clef de l’amour qui a ouvert sa main pour produire les créatures" (S. Thomas d’A., sent. 2, prol.). » (CEC, § 293). Jamais au grand jamais, pour l’Eglise, Dieu ne créa l’univers matériel « pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons » (Traité, 274). Bien au contraire, tous les théologiens affirment : « Nous croyons que Dieu a créé le monde selon sa sagesse (cf. Sg 9, 9). Le monde n’est pas le produit d’une nécessité quelconque. Nous croyons qu’il procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté : "Car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient, et elles furent créées" (Ap 4, 11). "Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! Toutes avec sagesse tu les fis " (Ps 104, 24)." Le Seigneur est bonté envers tous, ses tendresses vont à toutes ses oeuvres " (Ps 145, 9). » (CEC, § 295).
Nous le voyons, il est hors de question pour l’Eglise d’accepter la moindre contrainte dans l’action du Créateur, faisant qu’une proposition ainsi formulée par Martinès : « le Créateur, voulant punir l’orgueil et la prévarication des premiers esprits qu’il avait émanés de son sein, et établir pour eux un lieu de privation, où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice et tout le pouvoir qui était inné en eux dès leur émanation, conçut dans son imagination le plan de cet univers physique, pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine » (cf. Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns, BM de Lyon, ms. 5919-12), est un quasi blasphème tout à fait insupportable, et qui entraîna des anathèmes les plus formels lors du concile de Constantinople II en 553. [3]
« Le Créateur, voulant punir l’orgueil
et la prévarication des premiers esprits
qu’il avait émanés de son sein,
et établir pour eux un lieu de privation,
où ils exerceraient pour un temps immémorial toute leur malice…
conçut dans son imagination le plan de cet univers physique,
pour leur servir de borne et les séparer de sa cour divine.»
(Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades coëns,)
Or, et c’est là toute la difficulté qu’il est inutile de cacher, pour Martinès - cette doctrine étant reprise par la suite par ses deux principaux disciples Willermoz et Saint-Martin allant jusqu’à former une part essentielle des Instructions secrètes du Régime rectifié comme de la pensée saint-martiniste -, la création matérielle, si elle n’est pas l’œuvre d’un démiurge ce qui serait du pur gnosticisme, néanmoins, est la résultante d’une faute préalable, elle est une réponse à la prévarication des esprits révoltés contre l’Eternel, puis, dans un second temps ce qui renforce plus encore le problème, sera l’œuvre sacrilège d’Adam opérant contre la volonté du Créateur «devenu impur par son incorporisation matérielle» (Traité, 140), enfermé charnellement dans un « ouvrage impur fruit de l'horreur de son crime » (Traité, 23).
Le monde matériel n’est donc pas du tout chez Martinès le fruit d’un « don » de Dieu créé par gratuité, lui ayant fait dire après les six jours que « tout cela était bon », mais il s’est au contraire imposé à Dieu par nécessité afin d’enserrer les démons, puis l’homme à son tour, dans une « prison de matière » : « Il faut vous convaincre que la matière première ne fut conçue par l'esprit bon que pour contenir et assujettir l'esprit mauvais dans un état de privation et que véritablement cette matière première, conçue et enfantée par l'esprit et non émanée de lui, n'avait été engendrée que pour être à la seule disposition des démons. » (Traité, 274.). C’est en réalité du pur Origène (185-253), le seul des pères de la primitive Eglise avec Evagre le Pontique (346-399), à avoir soutenu une telle thèse !
III. Adam créé pur esprit immatériel, transmué en une « forme de matière »
Mais Martinès, non content de s’écarter entièrement des affirmations dogmatiques de l’Eglise sur le sujet de la Création, expose de plus la thèse d’un Adam tout d'abord, dans sa première propriété, pourvu d'un corps de gloire immatériel et non pas constitué de chair, ce qui n'adviendra pour son malheur, selon le thaumaturge bordelais, qu'après la Chute. A l’origine soutient Martinès, l'Eternel conféra à Adam, après l'avoir produit conformément à son image et à sa ressemblance, un « verbe de création » le détachant « de son immensité divine pour être homme-Dieu sur la terre (...) Adam avait donc en lui un verbe puissant, puisqu'il devait naître de sa parole de commandement, selon sa bonne intention et sa bonne volonté spirituelle divine, des formes glorieuses impassives et semblables à celle qui parut dans l'imagination du Créateur. » (Traité, 47). De la même manière, et en conformité avec « l'image et la ressemblance » qu'il avait reçues du Tout Puissant : « Dans son état de gloire, ce premier mineur n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse et encore moins matérielles, mais au contraire toutes sortes d'actions et d'opérations spirituelles de formes glorieuses. (...) Ces formes glorieuses n'étaient point sujettes au temps, non plus qu'Adam lui-même... » (Traité, 239).
« Dans son état de gloire, ce premier mineur
n'avait en lui aucune action ni opération spiritueuse
et encore moins matérielles,
mais au contraire toutes sortes d'actions
et d'opérations spirituelles de formes glorieuses.»
(Traité, 239).
Puis, par le Traité sur la réintégration, nous apprenons qu’Adam se livra, de manière coupable, à un terrible forfait, mettant en œuvre les forces qu'il possédait de par sa puissance et son pouvoir, une inqualifiable « opération » dite de création. Tel fut son péché – le péché originel, le péché des origines – Adam désobéit à Dieu et d’agent privilégié de l’Eternel ayant à œuvrer à la réconciliation universelle, il s’assimila aux démons dont il sera pourvu d’un même corps matériel. Martinès nous explique alors sans détour, ne laissant subsister aucun doute sur la teneur singulière de sa doctrine, comment s'est produite la dégradation d'Adam, comment, lui qui bénéficiait d'une forme glorieuse immatérielle, fut changé et précipité dans un corps de matière : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle provenue de son opération horrible.Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24.)
Recevant en punition de son crime un corps de matière, Adam dès lors chercha à s’extraire de cette prison ténébreuse afin d’être réuni de nouveau à la source spirituelle d’où il fut émané.Adam, selon Martinès, par sa Chute, entraîna à sa suite le monde créé dans une horrible dépravation ; les traces du mal y sont universellement visibles, et la souffrance, la mort, l’adversité, les ronces, les épines et bien d’autre choses encore témoignent tragiquement de cette sinistre réalité, comme le dit l’apôtre Paul, « toute la création ensemble soupire » en attente de la délivrance des chaînes auxquelles elle est assujettie (Romains 8, 19-22).
« Cette matière ...tombera dans un terrible dépérissement,
où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution.
(...) tout se rapprochera de sa fin par gradation
et retournera à son premier principe. »
(Traité, 227).
On prendra donc soin de distinguer « l'émanation » du premier Adam de la « création » matérielle de ce même Adam, mais cette fois réalisée en punition de son crime et l'introduisant dans le temps, l'espace et l’incarnation grossière de la chair, chair reçue en rançon du péché. Le récit biblique de la Création en six jours, qui porte sur la génération des formes matérielles et la sortie du limon de la créature déchue, est d'ailleurs ainsi expliquée et interprétée par Martinès qui, s’il accorde à Dieu l’idée du monde matériel, lui dénie sa création en six jours : « Le nombre de jours, que je donne aux six opérations de la création, ne peuvent appartenir à l'Eternel, qui est un être infini, sans temps, sans bornes et sans étendue, mais ces six jours annoncent la durée et les bornes du cours de cette même matière, c'est-à-dire que cette matière durera six mille ans dans toute sa perfection et, le septième, elle tombera dans un terrible dépérissement, où elle subsistera jusqu'à son entière dissolution. (...) le nombre septénaire, qui a donné perfection à tout être créé, est le même qui détruira et abolira toutes choses. De même qu'il a opéré dans le principe pour faire subsister tout ce qui existe dans cet univers matériel, de même il opérera à la fin pour la démolition de son ouvrage. (...) tout se rapprochera de sa fin par gradation et retournera à son premier principe. » (Traité, 227).
IV. La chair « dégénérée » et « impure » d’Adam après la Chute
La corporalité que nous assumons, non sans souffrance depuis la Chute, comme nous l’expose le Traité sur la réintégration, composée d’une nature identique à la substance d’un monde créé pour emprisonner les esprits pervers, est donc pour Martinès qui y insiste positivement et concrètement, la rançon du péché car l'opération de création exécutée par Adam, produisit une forme de matière réalisée par l'intermédiaire des essences spiritueuses, devint sa propre prison en tant que mineur prévaricateur qui vit, avec effroi, le fruit de son œuvre malsaine, en quelque sorte se retourner contre lui et devenir l'instrument de sa douloureuse captivité. Le mineur va ainsi, après avoir opéré, choir brutalement de son état de gloire, et descendre, s'abîmer dans la « forme générale terrestre » qu'il aura, pour sa honte et par son action perverse, contribué à renforcer, s'incorporant, pour une durée dont nul ne connaît le terme si ce n'est le Créateur, au sein du chaos, car « le corps n'est qu'un chaos pour l'âme, [prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...) en punition du crime du premier homme.» (Traité, 124).
« le corps n'est qu'un chaos pour l'âme,
[une prison dans laquelle le mineur], passe sa vie temporelle (...)
en punition du crime du premier homme.»
(Traité, 124).
Dans la pensée martinésienne, l'enveloppe charnelle dont nous sommes honteusement couverts, c’est-à-dire la chair, est donc le fruit empoisonné d'un acte scandaleux qui priva Adam, non seulement de son union et relation d'intimité avec Dieu, mais le réduisit à un état grégaire d'humiliante et fangeuse animalité : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devait émaner des formes glorieuses comme la sienne, pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le Créateur y aurait envoyés. » (Traité, 23.)
« Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam
et sur le fruit qui en est provenu
vous prouve bien clairement
ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle,
et combien l'une et l'autre ont dégénéré… »
(Traité, 45)
Comme nous l’avons déjà signalé dans Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse, Martinès, utilisa le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam : « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Et lorsqu’on examine le sens donné au terme de « dégénérescence » dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, on s’aperçoit qu’il évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, il signale l’action de « sortir de son genre », se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort.
« Adam se transmua, par son crime,
de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre »
(Traité, 46)
Dégénérer c’est donc pour Adam, selon Martinès, non pas seulement avoir voilé son être premier, quelque peu modifié son apparence, endossé un vêtement obscurcissant extérieurement son apparence, mais s’être corrompu, avoir vicié, altéré son essence, perverti sa nature au point, que par une « transmutation » (Traité, 24) en forme de chute, de descente abominable dans la matière – « Adam se transmua, par son crime, de cette forme glorieuse dans une forme de matière terrestre » (Traité, 46) ; « La descente et la jonction des eaux raréfiées avec les eaux grossières nous rappellent la descente du premier mineur dans un corps matériel terrestre » (Traité, 126). Adam a donc changé son espèce, il s’est séparé de ce qu’il était, il est sorti de son genre pour se revêtir en s’enfermant dans « une prison de matière » (Traité, 127), et d’une matière qualifiée d’impure : « C'est pour s'être souillé par une création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme (…) notre premier père, créateur de matière impure et passive. (Je ne me sers ici du mot de matière impure que parce qu'Adam a opéré cette forme contre la volonté du Créateur.) » (Traité, 23) ; « Vous savez que le Créateur émana Adam homme-Dieu juste de la terre, et qu'il était incorporé dans un corps de gloire incorruptible.Vous savez que, lorsqu'il eut prévariqué, le Créateur le maudit, lui personnellementavec son œuvre impure, et maudit ensuite toute la terre. Vous savez encore que,par cette prévarication, Adam dégénéra de sa forme de gloire en une forme de matière terrestre. » (Traité, 43).
« Par cette prévarication,
Adam dégénéra de sa forme de gloire
en une forme de matière terrestre. »
(Traité, 43).
Et cette dégénérescence représente la constitution d’une « création de perdition », condamnant Adam et sa postérité à une vie de « privation divine » au sein d’un « cercle de matière » : « Adam s'élève par son orgueil jusqu'à vouloir être créateur. Lui-même, il lie sa puissance divine avec celle du prince des démons et il effectue une création de perdition. Après ce forfait, il dégénère de son état de gloire, il devient l'opprobre de la terre, sujet à la justice divine, à l'inconstance des événements temporels et à celle des corps planétaires jadis inférieurs à lui. Il demeure ainsi, lui-même et toute sa postérité, en privation divine dans un cercle de matière.» (Traité, 210).
Il s’agit donc bien d’un changement profond, « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité, 235), un changement de « substance », puisque la transmutation du corps glorieux d’Adam de sa forme corrompue a été opérée, précisément, par une « mise en substance » de matière apparente comparable à celle de l’univers matériel : « L'homme porte sur sa forme la figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier. » (Traité, 79). Il y a donc bien eu, concrètement, une modification substantielle, afin qu’Adam, comme l’indique Martinès, soit revêtu de « la substance de cette forme matérielle » (Traité, 70), de sorte qu’il se change en « la substance d'une forme apparente » (Traité, 230). La dégénérescence représente bien dans la pensée de Martinès, un changement total, effectif, objectif de substance, une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles dont Adam avait été doté par le Créateur, pour être condamné à se reproduire, comme les autres créatures animales terrestres, par l’utilisation d’essences spiritueuses matérielles, dont il est formé dans son corps issu, substantiellement, d’une matière impure : « Tel est le changement qui s'est fait dans les lois d'action et d'opération du premier mineur : il avait la puissance, dans son état de gloire, de faire usage des essences purement spirituelles pour la reproduction de sa forme glorieuse, au lieu que, depuis son crime, étant condamné à se reproduire matériellement, il ne peut plus faire usage que des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction. » (Traité, 235). [4]
V. Signification de la transmutation substantielle d’Adam « incorporisé » dans la matière
Adam, de par cette dégénérescence qui a touché non la forme apparente du corps de gloire, au sens de « l’image » reçue du Créateur et qui est fort heureusement préservée sans quoi le mineur serait ramené à l’état animal, a cependant été l’objet d’une profonde modification de son être corporel par l’effet d’une transmutation de substance ayant totalement modifié ce qu’il était, le réduisant à faire usage des essences spiritueuses matérielles pour sa reproduction, lui qui était auparavant un esprit céleste, glorieux et immatériel.
Un peu de métaphysique permet sur ce point, de comprendre en quoi la conservation d’une « forme corporelle », n’est en rien synonyme d’une « identité substantielle », bien au contraire, car le maintient d’une forme « apparente » (Traité, 30), comme le souligne d’ailleurs Martinès dans sa terminologie, c’est-à-dire accidentelle, ne représente en rien une absence de changement du point de vue ontologique. La forme accidentelle, n'est pas un élément substantiel, mais une « qualité surajoutée à la substance » (cf. S. Thomas, Summa. th., I, q. 76, a. 4.) ; aussi est-elle acquise, perdue ou modifiée car la forme est un attribut non une essence ; forma (μορφή) signifie d’ailleurs « empreinte », empreinte d’une cause formatrice d’un substrat dans l’esprit, comme dans la matière. Des formes « d’apparences » semblables, peuvent donc être constituées de substances très différentes, ainsi, pour prendre un exemple simple mais très parlant pour notre sujet, entre un homme vivant et son cadavre, la forme demeure identique, mais dira t-on que les deux formes possèdent encore la même substance ? On comprend aisément qu’il n’en est rien. De ce fait, lorsque Martinès, explique : « On me demandera peut-être si la forme corporelle glorieuse dans laquelle Adam fut placé par le Créateur était semblable à celle que nous avons à présent. Je répondrai qu'elle ne différait en rien de celle qu'ont les hommes aujourd'hui. Tout ce qui les distingue, c'est que la première était pure et inaltérable, au lieu que celle que nous avons présentement est passive et sujette à la corruption » (Traité, 23), il établit par ces lignes, que les deux formes corporelles de l’homme possèdent une même apparence, comme le cadavre possède encore l’apparence du corps en vie bien que vidé de sa substance primitive. C’est ce qui est arrivé pour Adam, qui, bien que conservant l’image du Créateur comme modèle, a toutefois été métamorphosé par dissemblance substantielle en une forme corporelle hideuse de vile matière terrestre. [5]
La dégénérescence (Traité, 43), représente bien
dans la pensée de Martinès, un changement total,
effectif, objectif de substance,
une corruption, une transmutation, une métamorphose radicale
qui entraîna la perte de l’usage des essences spirituelles
dont Adam avait été doté par le Créateur.
L’idée de métamorphose qui survint à Adam, est à ce titre décrite de manière saisissante par Martinès lorsqu’il évoque l’épisode où Moïse fut obligé de s’opposer aux mages d’Egypte, et « métamorphosa » sa baguette en serpent : « Ces deux serpents restèrent en aspect l'un de l'autre, pendant tout le temps que Moïse interpréta au mage d'Egypte le type de cette métamorphose : “Mage d'Egypte et vous, sages d'Ismaël, lui dit-il, je connais ta puissance et les faits qui peuvent en provenir ; elle est à l'égard de la mienne ce que la mienne est à l'égard de celle du Dieu vivant d'Israël. Ces serpents que tu vois ramper sur la terre t'expliquent l'abattement et le terrassement de la puissance orgueilleuse des démons et des hommes qu'ils ont rendus semblables à eux. Le serpent provenu de ma verge et qui cherche à dévorer celui qui est provenu de la tienne t'annonce que l'homme ne rampera pas toujours sur la terre, mais qu'un jour il sera revêtu de sa puissance première et qu'alors il marchera debout contre ceux qui l'ont fait déchoir. Je te dis, de plus, que ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé, est l'explication réelle du changement des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques et des mineurs spirituels divins en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation. Seigneur, ajouta-t-il, en s'adressant au Créateur, lève-toi et marche devant moi, afin que ta gloire soit entièrement manifestée devant ton puissant élu ! ” » (Traité, 195). [6]
« Ce changement en formes hideuses, que nos verges ont éprouvé,
est l'explication réelle du changement
[le type de cette métamorphose]
des formes glorieuses des esprits supérieurs démoniaques
et des mineurs spirituels divins
en forme de vile matière terrestre qui les tient en privation… »
(Traité, 195).
VI. La chair ne peut pas être « spiritualisée » selon Martinès
Il importe à cet instant, avant que d’aborder la question de la réintégration en tant qu’anéantissement et dissolution de l’univers matériel et de toutes les formes corporelles charnelles, de comprendre le sens du scénario général que déroule devant les yeux de son lecteur Martinès, scénario en forme d’explication dont il convaincra ses disciples qui affirme ceci : l’univers physique matériel édifié par ordre du Créateur par des « esprits inférieurs producteurs des trois essences spiritueuses d'où sont provenues toutes les formes corporelles » (Traité, 256), répond à une nécessité qui fut imposée à Dieu, cet univers eut pour fonction de placer en privation les esprits pervers : « Le Créateur fit force de lois sur son immutabilité en créant cet univers physique en apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à exercer en privation toute leur malice. » (Traité, 6). Puis Adam, bien que créé à l’origine glorieux et immatériel, par sa Chute, entraîna à sa suite toutes les générations à subir en privation une existence animale au sein d’un monde de matière où les traces du mal sont universellement présentes (Traité, 24), nous obligeant à vivre dans une horrible dépravation en éprouvant les effets d’une création passive, souillée et impure : « Adam, dans [son état de gloire], était un être purement spirituel et il n'était assujetti à aucune forme de matière, parce qu'aucun esprit pur ne peut être renfermé dans une forme de matière, sinon ceux qui ont prévariqué. » (Traité, 257).
On le comprend aisément, l’idée de Création « nécessaire », imposée au Créateur pour contenir les esprits pervers à l’intérieur de la matière, idée située à la source première de toute la construction doctrinale de Martinès : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste » (Traité, 224), entraîne logiquement une seconde idée qui lui est conjointe : l’attente de la dissolution de cette dite « matière ténébreuse », l’anéantissement de la chair impure, afin que tout retourne à l’Unité.
Pour que la chair soit sauvée et promise aux joies du Royaume, c’est-à-dire « spiritualisée », il faudrait que sa nature ne participe pas à l’origine d’une essence « nécessaire » devant être « un lieu fixe » pour que les démons puissent « y exercer toute leur malice », comme le soutient Martinès, c’est une question de logique élémentaire sur le plan métaphysique. C’est cette logique que respecte l’Eglise, pour qui la chair est à la base au sein de la création un don de Dieu, une bénédiction offerte aux premiers temps de l’humanité lorsque l’Eternel conçut Adam et Eve dans leurs corps charnels (Genèse I, 26-31) – des corps certes mais incorruptibles, éternels et matériels, c’est-à-dire concrètement des corps de « chair » et non pas des corps spirituels immatériels, et de la sorte on ne voit pas pourquoi, effectivement – et c’est ce sur quoi insistent les Pères de l’Eglise, dont saint Irénée - ce qui fut un don, ensuite abîmé par le péché originel commis par nos premiers parents, mais en sa substance créé juste et parfait puisque « Dieu vit que tout cela était bon » (Genèse I, 31), serait voué à l’anéantissement et à la destruction ; cela n’aurait strictement aucun sens au regard du plan divin et des bénédictions du Créateur qui sont sans repentance. Et l’Eglise a raison du point de vue dogmatique qui est le sien de soutenir avec force : « ‘‘La chair est le pivot du salut" (Tertullien, res. 8, 2). Nous croyons en Dieu qui est le créateur de la chair ; nous croyons au Verbe fait chair pour racheter la chair ; nous croyons en la résurrection de la chair, achèvement de la création et de la rédemption de la chair. » [7]
« La création n'appartient qu'à la matière apparente,
qui, n'étant provenue de rien
si ce n'est de l'imagination divine,
doit rentrer dans le néant. »
(Traité, 138).
La Création pour l’Eglise est libre, Dieu n’a pas créé pas par nécessité, la Création ne fut pas une procession nécessaire, elle n’a pas été imposée à Dieu ni par nécessité externe (prévarication des esprits), ni par une nécessité interne (le développement dialectique de la divinité). La Création, selon les Pères, n’est pas une théogonie, elle est une grâce, elle est même la première grâce, la gracia creatrix, liée à la gracia salvatrix et reparatrix selon Hugues de Saint-Victor (+ 1141), car le christianisme fut essentiellement pensé par la majorité des docteurs et théologiens comme étant une métaphysique de la charité. Or, la conception matinésienne de la Création, reprenant au contraire celle des courant néoplatoniciens et de l’origénisme, est une métaphysique de la nécessité, une métaphysique de l’éloignement et de la corruption de l’Unité.
Ceci explique pourquoi pour Martinès, comme pour Willermoz et Saint-Martin, le composé matériel, la chair, l’univers physique, sont un « lieu de privation », un fruit ténébreux, car il est consécutif d’une rupture, d’une fracture, d’un drame céleste qui est celui de la prévarication démoniaque et ensuite adamique. La matière est donc une prison corrompue et infectée dans laquelle le premier homme, être purement spirituel ayant une forme corporelle immatérielle, non doté de chair et de matière à l’origine, a été précipité, conduisant de ce fait à l’espérance, regardée comme un bonheur auquel il est normal et légitime d’aspirer, d’un anéantissement de cette forme de matière, par une dissolution qui « effacera entièrement » la « figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 111). On ne saurait être plus clair sur le sort réservé à la chair et à l’univers matériel créé dans la conception de Martinès, cette destination à l’anéantissement étant soulignée à plusieurs endroits du Traité sur la réintégration des êtres : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant » (Traité, 138). [8]
« Combien doit être énorme la faute
de notre premier Père temporel
pour qu’il ait pu dégénérer de son état de Gloire
jusqu’à se revêtir d’un corps de matière
qui n’avait point été fait pour lui ;
jusqu’à comprendre toute sa postérité
dans son crime et dans sa punition :
et c’est ici la source
du Péché originel dont tous les hommes sont tarés. »
(Morceaux détachés Du Livre Blanc)
D’ailleurs un texte très intéressant, ne figurant pas dans le Traité sur la réintégration mais synthétisant les points principaux de doctrine de Martinès au sujet de la dégénérescence d’Adam, le péché originel, l’anéantissement des corps de matière et la destination purement spirituelle des formes, résume assez bien ce que nous venons d’exposer : « L’arrêt prononcé par l’Eternel sur le premier homme était bien juste et sa prévarication devait être punie par la privation où cet arrêt le précipita. L’homme aujourd’hui ayant une même origine par sa forme corporelle doit participer à la punition corporelle et ayant aussi la même origine. Quant à l’être spirituel, il doit achever ce que le premier homme doit encore spirituellement à la justice divine. Combien doit être énorme la faute de notre premier Père temporel pour qu’il ait pu dégénérer de son état de Gloire jusqu’à se revêtir d’un corps de matière qui n’avait point été fait pour lui ; jusqu’à comprendre toute sa postérité dans son crime et dans sa punition : et c’est ici la source du Péché originel dont tous les hommes sont tarés. (…) L’incorporation du Messie dans une forme corporelle humaine nous prouve physiquement la prévarication du premier Adam. La mort temporelle corporelle du Christ nous démontre l’anéantissement d’Adam et sa réconciliation après la peine de privation. La résurrection du Christ sous une forme de corps de gloire nous représente parfaitement le premier état de premier homme Dieu de la terre, lors qu’il était revêtu d’un corps semblable pur et glorieux, non sujet à la corruption.» [9]
VII. La réintégration sera l’anéantissement de l’univers matériel
Si cette matière, si la Création et tous les corps qu’elle renferme, ont été une réponse à un drame, la réintégration par anéantissement de la matière et le retour au Principe originel de l’ensemble du composé matériel, sera en réponse une authentique délivrance car « cette prévarication a fait descendre l'homme sur cette surface et l'a précipité dans un monde tout opposé à celui pour lequel il avait été émancipé (…) le monde inférieur n'a qu'une forme matérielle et différente de celle des trois mondes supérieurs. C'est par la désunion que tu aperçois dans le double triangle de ce monde sensible que tu peux concevoir la privation du premier mineur et de ceux quirésident dans ce lieu de ténèbres, privation qui assujettit ces mineurs spirituels aux peines du corps et à celles de l'esprit. » (Traité, 242).
De la sorte, à l’image de l’âme se séparant du corps lors de la mort, la matière, après que les âmes aient rejoint l’Unité, sera abandonnée à la dissolution lors de la réintégration après un temps d’errance et d’inaction : « C'est par cette observation que vous pouvez concevoir l'événement et la révolution qui surviendra à l'univers entier lorsque Celui qui le vivifie se séparera de lui. Car, à l'image des corps particuliers, cette matière restera errante et dans l'inaction, jusqu'à ce qu'elle soit entièrement dissipée. Telle est la loi qui donnera fin à toutes les choses temporelles. « (Traité, 274). Il ne fait aucun doute que la réintégration corresponde à une dissolution des choses créées, car la matière, par son impureté, ne peut avoir aucun rapport avec le divin selon Martinès : « L’esprit est trop pur pour communiquer directement avec notre âme spirituelle qui est souillée par l’union du corps, il se sert de l’intellect pour moyen et milieu ; le corps est trop impurpour communiquer directement avec l’âme spirituelle qui est en relation avec l’esprit… » [10]
« Cette attitude figure encore la réintégration
nécessaire de toutes les formes corporelles particulières
dans la forme générale,
ainsi que la séparation, ou suspension,
qui arrive à l'âme lorsqu'elle contemple l'esprit,
parce que le corps de matière
ne peut avoir aucune part
à ce qui s'opère entre le mineur et l'esprit divin. »
(Traité, 191).
De ce fait, à l’exemple de Moïse, déposant lors de sa prosternation face à l’Eternel sur le mont Horeb, ses métaux et sa matière impure, la réintégration correspondra au dépôt, à la séparation définitive entre le matériel et le spirituel, à la dissipation de toutes les vapeurs grossières de la matière impure qui ne peut avoir aucune part avec le divin : « Moïse, y étant entré dénué de tous métaux et de toute matière impure, fit sa prosternation, la face en terre, le corps étendu tout de son long, figurant le repos de la matière abattue par la présence de l'esprit du Créateur et le repos naturel qui est donné à toutes les formes après leurs opérations temporelles. Cette attitude figure encore la réintégration nécessaire de toutes les formes corporelles particulières dans la forme générale, ainsi que la séparation, ou suspension, qui arrive à l'âme lorsqu'elle contemple l'esprit, parce que le corps de matière ne peut avoir aucune part à ce qui s'opère entre le mineur et l'esprit divin. » (Traité, 191). Il est donc évident, incontestable et absolument certain, que Martinès selon sa doctrine, destine tous les corps et l’ensemble de la matière créée dont ils sont formés, non à la spiritualisation, mais au néant : « La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant. » (Traité, 138).
Si ce monde fut l’affreuse prison temporelle du mineur, le lieu obscur de son enfermement en une enveloppe ténébreuse, un lieu sinistre d’exil ou il endura une rigoureuse privation spirituelle, puisque Adam, piétinant tous les principes sacrés et trahissant Dieu de manière scandaleuse, prévarica en effectuant une opération de création de matière impure, alors la dissolution, l’anéantissement de ce monde ténébreux sera un événement heureux, une authentique « bénédiction » comme le souligna Saint-Martin dans son Traité des bénédictions, puisqu’elle correspondra au retour des âmes à l’Unité, à leur principe originel, à la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine.
Conclusion :
1) Prières des élus coëns pour être libéré de la matière
Arrivant à notre conclusion, il nous semble intéressant, alors que certains pourraient éventuellement imaginer que nous avons sollicité les textes de Martinès afin d’aller dans le sens d’un rejet de la matière et d’une thèse visant à soutenir son anéantissement, supposition absurde tant les extraits témoignent de la réalité de cette position de nature doctrinale chez le thaumaturge bordelais, mais il est connu d’expérience qu’il est extrêmement difficile de faire entendre raison aux esprits attachés par a priori à leurs opinions personnelles, de procéder exceptionnellement à la citation de Prières qu’utilisaient les élus coëns, ce qui ne laissent cette fois-ci la place à plus aucun doute s’agissant de ce à quoi aspiraient les émules de l’Ordre lorsqu’ils travaillaient à la réintégration de l’homme et de l’Univers lors de la célébration des opérations préconisées par Martinès.
Commençons cette série de citations par une Prière d’Invocation dans laquelle l’élu priait en attente de l’entière « destruction de sa forme » matérielle : « L’esprit qui est établi mon guide et mon Gardien […] je te le commande encore plus particulièrement à toi […] pour la constitution de ma forme et à […] pour l’oeuvre et l’entretien de ma forme, et à toi […] pour la réparation et la succession des parties de ma formejusque au moment fixépour son entière destruction ; unissez-vous tous trois pour l'accomplissement de ma demande…. » [11]
« L’esprit qui est établi mon guide et mon Gardien,
je te le commande (….) pour la constitution de ma forme
pour l’oeuvre et l’entretien de ma forme,
pour la réparation et la succession des parties de ma forme
jusque au moment fixé pour son entière destruction ;
(….) pour l'accomplissement de ma demande…. »
(Prière de l’Invocation, Manuscrit d’Alger).
La Prière se poursuit en invoquant l’esprit des saints patrons de l’émule « dégagés des liens de la matière », bienheureux qui n’ont évidemment pas « spiritualisé leur chair », mais l’ont abandonnée dans la nuit du tombeau pour jouir des fruits de leurs vertus spirituelles. On remarquera que les coëns, amers, demandaient à sortir comme leurs saints patrons du lieu où il se trouvaient en ce monde : « Je m'adresse aussi particulièrement et nommément à vous, Esprits dégagés des liens de la matière, qui jouissez maintenant du fruit de vos vertus et dont j'ai le bonheur de porter les noms, ô (on nomme ses patrons réels et adoptifs) […] Obtenez pour moi les grâces, les secours et la clémence de la Divinité qui vous récompensera aujourd'hui dans les combats que vous avez livrés dans ce séjour où je suis amer ; faites que j'en sorte triomphant comme vous en m’assistant de vos lumières. » [12]
« Joignez-vous à moi pour obtenir
de sa clémence infinie envers l'homme
un adoucissement à la privation où sont condamnés
ceux de mes semblables qui n’ont pas encore satisfait à sa justice
depuis leur séparation d'avec la matière. »
(Prière de l’Invocation, Manuscrit d’Alger).
Puis, priant pour toutes les créatures et ses semblables encore en état de privation dans les cercles de purification, l’émule formulera exactement la même demande que pour lui-même, soit obtenir une séparation d’avec la matière : « Ô esprits qui approchez de plus près la majesté de celui qui est, portez-y aussi mes prières pour tous les ouvrages du Créateur, pour toutes ses créatures, pour toute la Nature ! Joignez-vous à moi pour obtenir de sa clémence infinie envers l'homme un adoucissement à la privation où sont condamnés ceux de mes semblables qui n’ont pas encore satisfait à sa justice depuis leur séparation d'avec la matière. » [13]
Dans une autre Prière, celle-ci de « conjuration contre le serpent », on retrouve la réitération des identiques demandes de rompre les liens de la matière : « Ô […] Dieu miséricordieux ; Dieu de paix, de clémence et d’amour, ô Père des vivants (…) Préserve-nous de toutes sortes de malheurs spirituels et temporels et des attaques de notre ennemi ; donne-nous la force de résister à tous ses intellects, de le combattre et de le vaincre pour ta plus grande gloire et justice […] romps les liens trompeurs qui pourraient retenir encore nos âmes dans la matière…» [14]
De façon encore plus explicite s’il se peut, lors d’une prière dite d’Abjuration des métaux, Martinès invitait ses émules à proclamer qu’ils abjuraient solennellement les « principes de matière nuisibles à l’homme de désir » : « Que ces trois chefs de matière que je précipite dans les abîmes de l’eau soient une preuve certaine de l’abjuration que je fais, en face de l’Eternel et de celui qui me voit et entend par son ordre, des principes de matière nuisibles à l’homme de désir. Amen. » [15]
« Que ces trois chefs de matière
que je précipite dans les abîmes de l’eau
soient une preuve certaine de l’abjuration que je fais,
en face de l’Eternel
et de celui qui me voit et entend par son ordre,
des principes de matière nuisibles à l’homme de désir.
Amen. »
(Abjuration des métaux, Manuscrit d’Alger).
Une autre prière, prescrite à la récitation le mercredi soir et les samedis exclusivement, afin de bénéficier des impressions de l’esprit de Mercure et de Saturne, stipule qu’elle est effectuée pour « dépouiller l’âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe » : « L’on dira les mercredis au soir avant de se coucher l’invocation qui suit et les samedis aussi, cette invocation n’étant point propre aux autres jours de la semaine. Cette invocation sera commencée le mercredi au soir afin de disposer par-là notre âme à recevoir et retenir quelque impression de l’esprit de Saturne par l’entremise de l’esprit de Mercure qui dépouille notre âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe. » [16]
La formule de cette demande, en forme d’instante prière que récitaient les émules, de sorte d’aspirer à être dépouillés de la grossière matière qui enveloppe l’âme depuis que l’Eternel transmua substantiellement Adam en un corps de matière ténébreuse impure, se retrouve dans une Conjuration réservée aux Frères des Hauts Grades de l’Ordre, selon une formulation plus saisissante encore puisqu’il y est question d’un enveloppement de l’être spirituel dans une chair offusquant le mineur depuis la chute : « Ô Esprit pur, malgré l’égalité de notre être spirituel, à cause de la chair qui m’enveloppe et m’offusque depuis la chute du premier homme… » [17]
« Ô Esprit pur, malgré l’égalité de notre être spirituel,
à cause de la chair qui m’enveloppe
et m’offusque depuis la chute du premier homme… »
(Conjuration, Manuscrit d’Alger).
Enfin, et si l’on se remémore l’importance de la place de l’esprit bon compagnon auprès du mineur pour opérer l’œuvre de réconciliation, on perçoit ce que peut avoir de significatif la « Conjuration adressée au Gardien », en observant avec quelle force dans les demandes est rédigée cette prière réitérant, en l’accompagnant d’implorations suppliantes, la demande des émules d’être dépouillés des vieux habits de la matière pour accéder à la lumière : « Je te demande + de te joindre intimement à moi temporellement et spirituellement + ; je te conjure de m’exaucer sans différer ; fais-toi connaître à moi, par tous les moyens qui sont en ta puissance et selon les facultés que tu sais être en moi ! Viens par ta présence m’illuminer dans mes ténèbres, me dépouiller de l’ascendant de mon vieil habit de matière et me rendre susceptible de cette lumière intellectuelle qui me fasse lire clairement avec toi dans les choses temporelles et spirituelles ! » [18]
« Viens par ta présence m’illuminer dans mes ténèbres,
me dépouiller de l’ascendant de mon vieil habit de matière
et me rendre susceptible de cette lumière intellectuelle
qui me fasse lire clairement avec toi
dans les choses temporelles et spirituelles ! »
(Conjuration au Gardien, Manuscrit d’Alger).
Ainsi, comme l’on dit couramment, la cause est entendue, ces Prières et Conjurations se passant évidemment de tout commentaire tant les formulations, de par leur côté absolument positif et irrécusable, n’autorisent aucune objection s’agissant de l’aspiration à l’abandon de la matière qui caractérisait le but recherché par les élus coëns.
Nous formulons simplement le vœu quant à nous, que s’il se trouvait d’aventure de nos jours encore quelques âmes qui lisent de façon rituelle ces anciennes Prières de l’Ordre, en les complétant éventuellement par les noms de puissance qui les accompagnent, qu’elles comprennent ce qu’elles expriment - faute peut-être de savoir exactement et avec certitude qui sont les « esprits » qu’elles sollicitent dans leurs circonférences - et sachent au moins en conscience véritablement ce qu’elles demandent dans leurs invocations dirigées vers le Ciel, suppliant leurs anges, leurs saints patrons ou l’Eternel, d’être séparées de leur « vieil habit de matière », et implorant dans leurs parfums à ce que s’accomplisse le dépouillement de leur âme de la plus grossière matière qui l’enveloppe, de sorte de que puisse s’opérer un jour leur ultime réintégration.
2) La réintégration : devenir par grâce ce que Dieu est par nature
A l'image de la séparation de l'esprit et du corps, à l'instant de la mort, ce qui survient douloureusement pour chaque mineur depuis que l'homme a été revêtu d'une forme de matière grossière après la Chute, on peut imaginer, par analogie, ce qui se passera lors de la parousie dernière qui mettra un terme aux tristes et pénibles conditions existentielles qu'endurent toutes les créatures venant à naître dans cette vallée ténébreuse.
Viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu,
et s’accomplira pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés
un formidable retour à leur primitive origine,
une « Réintégration » qui les autorisera à être revêtus de leur
« puissance spirituelle divine »,
mais cette fois-ci en devenant par grâce
ce que Dieu est par nature pour l’éternité des éternités.
Amen +Amen+ Amen+
Comment, dès lors, ne pas se réjouir de cette perspective ultime, de cette apocatastase qui ne devrait terroriser que les êtres attachés aux tristes vestiges passagers qu'ils ont devant les yeux, retenus par les dérisoires reliquats des biens temporels corruptibles qu'ils prennent, dans leur erreur, pour des trésors merveilleux, alors même que tout ce qui existe, en ce bas monde, est frappé de déchéance et est condamné à la dégradation et à la mort ; « en ce jour, dit l’apôtre Pierre, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque tout cela est en voie de dissolution… » (2 Pierre 3, 10-11).
Soyons dans l’allégresse, bien au contraire, à l’idée certaine que viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu, et s’accomplira alors, pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés et pour les élus du Seigneur, les mineurs réconciliés et sanctifiés, un formidable retour à leur primitive origine, une « Réintégration » qui les autorisera à être de nouveau revêtus de leur « première propriété, vertu et puissance spirituelle divine », mais cette fois-ci en devenant par grâce ce que Dieu est par nature pour l’éternité des éternités. Amen + Amen+ Amen+
« La forme corporelle de l'homme
s'efface de dessus la terre
dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. »
(Traité, 236)
Notes.
1. Willermoz lors des Leçons de Lyon (1774-1776), avec Saint-Martin et d’Hauterive, travaillèrent à ramener l’enseignement de Martinès à une conception authentique de la Trinité, tout en l’inscrivant au cœur de la doctrine de la double nature du Divin Réparateur de façon à lui conférer un aspect conforme à celle de la Révélation de l’Évangile. Ceci s’explique car les positions de Martinès sur le plan théologique relèvent en effet de l’unitarisme modaliste que professait Sabellius, en identifiant dans la Trinité trois modalités d'expression : Pensée, Volonté, Action, mais se refusant à la distinction des Personnes, ce que Willermoz, comme Saint-Martin en chrétiens connaissant bien leur religion, ne pouvaient légitimement admettre et alors même que, par une incroyable immaturité de sa christologie, les affirmations de Martinès s'apparentaient au docétisme en n'acceptant pas que Jésus ait pu subir les souffrances de la Passion. C’est ce que souligna justement Robert Amadou : « Les faiblesses du concept martinésien tiennent à l'immaturité de sa christologie. De même la théologie martinésienne de la Rédemption est embryonnaire, plus verbale que réelle. Certes, davantage que la mort du Christ, importe sa venue en chair et sa Transfiguration. Martines s'apparente sur ce point à l'orthodoxie, mais n'est-ce pas surtout formellement ? L'ambiguïté retourne. Ainsi Martines accepte la naissance virginale de Jésus, mais en privant Jésus des souffrances physiques de la Passion, par exemple ne succombe-t-il pas au docétisme ? Le docétisme en christologie,passe pour un trait caractéristique des gnosticismes. Ce rejet d'une compromission entre l'esprit, le divin et la matière, veut que le Christ n'ait eu que l'apparence d'un être humain fait d'une autre substance. Ainsi, le Jésus qui fut crucifié, soit aurait été un double du Sauveur (...) soit l'unique Jésus eût été impassible. Cette dernière thèse s'est trouvée chez Martinès. » (R. Amadou, Introduction au Traitésur la réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion rosicrucienne, 1995, p. 39).
2. Comme le souligne en de nombreux articles de son Catéchisme officiel, le Magistère romain, mais on retrouve les identiques formulations dans toutes les églises d’Orient et chez les Réformés : « La catéchèse sur la Création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne… » (CEC, § 282) ; « La création est le fondement de "tous les desseins salvifiques de Dieu", "le commencement de l’histoire du salut " (DCG 51) qui culmine dans le Christ. Inversement, le mystère du Christ est la lumière décisive sur le mystère de la création ; il révèle la fin en vue de laquelle, "au commencement, Dieu créa le ciel et la terre" (Gn 1, 1) : dès le commencement, Dieu avait en vue la gloire de la nouvelle création dans le Christ (cf. Rm 8, 18-23). » (CEC, § 280) ; « C’est pour cela que les lectures de la Nuit Pascale, célébration de la création nouvelle dans le Christ, commencent par le récit de la création ; de même, dans la liturgie byzantine, le récit de la création constitue toujours la première lecture des vigiles des grandes fêtes du Seigneur. Selon le témoignage des anciens, l’instruction des catéchumènes pour le baptême suit le même chemin (cf. Ethérie, pereg. 46 : PLS 1, 1089-1090 ; S. Augustin, catech. 3, 5). » (CEC, §281). (Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, Catechismus Romanus, promulgué à Rome par S.S. Jean-Paul II, le 11 octobre 1992).
3. L’Eglise rappelle : « Nous croyons que Dieu n’a besoin de rien de préexistant ni d’aucune aide pour créer (cf. Cc. Vatican I : DS 3022). La création n’est pas non plus une émanation nécessaire de la substance divine (cf. Cc. Vatican I : DS 3023-3024). Dieu crée librement " de rien " (DS 800 ; 3025) » (CEC, § 296) ; « Issue de la bonté divine, la création participe à cette bonté (" Et Dieu vit que cela était bon (...) très bon " : Gn 1, 4. 10. 12. 18. 21. 31). Car la création est voulue par Dieu comme un don adressé à l’homme, comme un héritage qui lui est destiné et confié. L’Église a dû, à maintes reprises, défendre la bonté de la création, y compris du monde matériel (cf. DS 286 ; 455-463 ; 800 ; 1333 ; 3002). » (CEC, § 299). (Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, op.cit.).
4. La production d’une substance nouvelle obtenue par transmutation de la substance antérieure, relève toujours de la formation d’un corps nouveau, comme l’explique Suàrez : « Toute forme substantielle disparaît pour laisser la place à une autre.» (F. Suàrez, Disputaciones metafisica, trad. S. Rabade). Ce qui est arrivé à Adam selon Martinès, est identique à ce qui survient lors de la naissance des êtres vivants : il y a eu changement substantiel, génération d’une substance autre, indépendante « motus ad substantiam generatio ». En toutes ses transformations, le corps, puisque Adam fut métamorphosé en une substance charnelle matérielle, abandonna une forme pour en acquérir une nouvelle : toute génération implique une modification de substance en raison de la loi de dégradation « generatio unius est corruptio alterius ». Et ce qui se passe dans les créatures se passe aussi dans la matière inanimée où des transformations substantielles s’accomplissent constamment : elles sont attestées par les propriétés nouvelles qui apparaissent au terme de certains changements. Ainsi, l’eau est transformée en vapeur, puis en air ; le bois est réduit en cendre ; le fer devient rouille ; les propriétés spécifiquement nouvelles qui se manifestent au terme de ces changements impliquent donc un changement de « substance ». A signaler que toutes les substances corporelles sont composées de deux principes réels : matière et forme, mais si la génération est le passage du non-être à l’être, la corruption, ou la dégradation en tant que dégénérescence, est le passage de l’être au non-être : « geratio in rebus inanimatis est totaliter ab extrinseco, sed generatio viventium est quodam altiori modo per aliquid ipsius viventis quod est semen in quo est aliquod principium corporis formativum » (Cf. S. Th. 1 78, 2 ad 2). On peut en déduire, que la dégénérescence d’Adam telle que présentée par Martinès, le place dans le « non-être » du point de vue anthropologique, en raison de sa matière impure nouvellement acquise en tant que substance composant à présent le mineur spirituel, transmué et emprisonné dans son enveloppe ténébreuse. Et cette action de Dieu n’a rien ni d’impossible ni de surprenant, puisqu’Il est capable d’opérer des changements qui ne sont pas de simples successions entre les substances, mais participent d’un acte de « transsubstantiation » qui, en vertu de son emprise absolue sur l'être des choses, peut incliner une réalité vers une autre réalité et la rendre entitativement différente par conversion substantielle. Dans la conversion eucharistique par exemple, la substance du pain s'identifie réellement et physiquement à l'être même du corps du Christ au point de faire disparaître la substance du pain qui devient le corps même du Sauveur. Et dans le cas de la transmutation substantielle de l’Adam céleste en corps de matière ténébreuse, Dieu, qui n'agit pas sur les choses à la manière d'une simple créature puisqu’il est le Créateur de tout, a réalisé surnaturellement un changement véritablement substantiel, car il modifia l'être d’Adam, il métamorphosa en son fond le corps céleste immatériel qu’avait notre premier père avant la Chute, pour en faire un corps de matière charnelle, et il le put car il était l'auteur des deux corps, l’un immatériel céleste, l’autre matériel terrestre. Cela signifie que, par une seule et même action de sa toute-puissance, Dieu opéra sur l'être d’Adam un changement tel qu'il se trouva converti, lui qui était un être spirituel assimilé aux esprits célestes, en un corps de matière ténébreuse : « Le Créateur, pour mettre un être quelconque en privation divine, ne se fonde ni sur le secours de sa cour divine ni sur celui des êtres spirituels divins temporels, et bien moins encore sur l'emploi de cette matière grossière en usage parmi les hommes ; il ne lui faut que sa seule pensée et sa seule volonté pour que tout agisse selon son gré. Voilà quelle est l'infinie différence de la force de la loi divine éternelle et immuable à la force de la loi humaine qui passe et s'efface aussi promptement que la forme corporelle de l'homme s'efface de dessus la terre dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. » (Traité, 236). Or cette transmutation, que Martinès qualifie de « changement terrible auquel le Créateur a assujetti Adam » (Traité, 235), fut bien un changement de substance, car Adam reçut une forme corporelle matérielle constituée de la « substance d’une forme apparente », identique à « la forme corporelle de tous les êtres existant dans ces trois mondes [qui] provient des trois principes : soufre, sel et mercure…. En effet, aucun être ne peut se revêtir de la substance d'une forme apparente, sans qu'elle ne soit composée de ces trois principes. » (Traité, 230). L’enveloppe corporelle d’Adam avant la Chute, qui était destinée « pour opérer temporellement les volontés du Créateur », ca « sans cette enveloppe, il ne pourrait rien opérer sur les autres êtres temporels, sans les consumer par la faculté innée de l'esprit pur de dissoudre tout ce qu'il approche » (Traité, 230), enveloppe corporelle glorieuse qui « n'est autre chose que la production du propre feu » des esprits, était à ce point différente « substantiellement » de la nature corporelle passive dont l’actuel mineur est constitué, qu’elle ne supporte aucun contact avec la matière ténébreuse sans la détruire : « attendu qu'aucune matière ne peut voir et concevoir l'esprit sans mourir ou sans que l'esprit ne dissolve et n'anéantisse toute forme de matière, à l'instant de son apparition .» (Traité, 38). Il est donc absolument impossible qu’ait pu subsister, ne serait-ce même qu’une quelconque trace, aussi infime soit-elle, du corps de gloire originel d’Adam dans la forme matérielle impure actuelle qu’il a reçue en « punition de son crime horrible », puisque si tel était le cas, cette trace subsistante aurait été immédiatementun facteur de dissolution et n'anéantissement de toute forme de matière. Ainsi,et il est aisé de le comprendre,la « substance de cette forme matérielle» (Traité, 70) dans laquelle est emprisonné Adam, forme matérielle substantielle qui est la « figure réelle de la forme apparente qui apparut à l'imagination du Créateur et qui fut ensuite opérée par des ouvriers spirituels divins et mise en substance de matière apparente solide passive, pour la formation du temple universel, général et particulier » (Traité, 79), est destinée à la même fin que toute ce qui est forme de matière apparente solide passive, elle doit disparaître « au temps prescrit et limité par le Créateur » (Traité, 91). Le fils d’Adam, chaque mineur espère quant à lui, non en une « spiritualisation de sa chair » bien évidemment, mais en une « réconciliation qu'après un long et pénible travail et la réintégration de sa forme corporelle [qui] ne s'opérera que par le moyen d'une putréfaction inconcevable aux mortels. C'est cette putréfaction qui dégrade et efface entièrement la figure corporelle de l'homme et fait anéantir ce misérable corps, de même que le soleil fait disparaître le jour de cette surface terrestre, lorsqu'il la prive de sa lumière. » (Traité, 110).
5. Cette apparence similaire entre l’Adam immatériel et l’Adam d’après la Chute ne veut absolument pas dire, et il est inexact d’en tirer une telle conclusion, qu’entre la « forme corporelle originelle » d’Adam et sa « forme corporelle actuelle » il n’y aurait aucune différence de nature « substantielle ». Martinès signale, de par son évidente référence à des éléments conceptuels de la scolastique et en particulier à la doctrine médiévale de l’analogie, qu’entre la forme corporelle originelle et la forme actuelle d’Adam il y a une similarité d’apparence, mais « similarité d’apparence » n’est pas « identité de substance », c’est une profonde erreur que d’en tirer une telle conclusion sur le plan théorique, car l’analogie n’affirme pas une identité entre deux termes, mais une ressemblance partielle, incomplète voire trompeuse ou même illusoire dans certains cas, montrant qu’il ne faut jamais confondre ce qui relève du « nom » et ce qui relève de « l’être des choses » (Summa. th., II-II, q.57, a.1, ad 1um). D’autant qu’entre «les formes corporelles actives et passives » (Traité, 6), et les « formes glorieuses impassives » (Traité, 47), la distance est gigantesque, elle est constituée par une « dégénérescence », plus même une transmutation (Traité, 24) qui est l'action de transformer une substance en une autre, un acte de métamorphose (Traité, 195), soit une changement de forme ceci consécutivement à un crime, un crime dans la terminologie martinésienne qui se traduit par la manifestation d’une forme matérielle, une « affreuse prison de ténèbres », un lieu de « privation éternelle » (Traité, 30), la génération d’une « création si impure que le Créateur s'irrita contre l'homme » (Traité, 23), entraînant une dégradation, c’est-à-dire une perte des qualités ontologiques par dégénérescence substantielle du premier homme : « Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devaient émaner des formes glorieuses comme la sienne » (Ibid.). Cette dégradation, par une dégénérescence de substance - produisant des corps qui diffèrent entre eux « substantiellement », comme une espèce diffère d’une autre par génération, ou dégénérescence, par corruption, transmutation, métamorphose ou une perte de l’essence primitive ainsi que la nature en fournit de nombreux exemples ainsi qu’expliqué en note [4] - aura pour conséquence que perdure une punition sévère, une « molestation » en raison de la génération d’une matière impure et passive : « Le Créateur laissa subsister l'ouvrage impur du mineur afin que ce mineur fût molesté de génération en génération, pour un temps immémorial, ayant toujours devant les yeux l'horreur de son crime. Le Créateur n'a point permis que le crime du premier homme s'effaçât de dessous les cieux, afin que sa postérité ne pût prétendre cause d'ignorance de sa prévarication et qu'elle apprît par là que les peines et les misères qu'elle endure et endurera jusqu'à la fin des siècles ne viennent point du Créateur divin, mais de notre premier père, créateur de matière impure et passive. » (Ibid.) Qu’adviendra t-il, ceci rappelé encore une fois mais il est nécessaire d’y insister, à cette matière impure et passive ? Quelle sera sa destination finale, sera t-elle « régénérée », « transfigurée », « spiritualisée » ? Pas le moins du monde pour Martinès. Voici ce qu’il doit advenir selon-lui de la forme corporelle du mineur, constituée de matière impure et passive : « la forme corporelle de l'homme s'efface de dessus la terre dès que l'esprit mineur se sépare de cette forme. » (Traité, 236).
6. Il est intéressant de noter, à propos de la « transmutation » d’Adam, que lors du Concile de Florence, où les théologiens se demandèrent comment dissoudre la séparation entre le christianisme d'Orient et le christianisme d'Occident, faisant que le 6 juillet 1439, la bulle Laetentur caeli consacrait l'union avec l'Eglise grecque de Constantinople, un autre décret fut signé avec les jacobites monophysites d'Alexandrie et de Jérusalem stipulant, certes que Dieu avait créé avec pleine liberté parce qu'Il le voulait et uniquement par l'effet de sa pure bonté, mais surtout qu'il avait fait des créatures "muables" car créées à "partir du néant" : «Le seul vrai Dieu, par sa bonté et sa toute-puissance, non pas pour augmenter sa béatitude, ni pour acquérir sa pleine perfection, mais pour manifester celle-ci par les biens qu'il accorde à ses crétures, a, dans le plus libre des desseins créé les anges et le monde. La Sainte Eglise croit très fermement, professe et prèche que le seul vrai Dieu, Père, Fils et le Saint-Esprit, est le créateur de toutes choses visibles et invisibles, qui, quand il l'a voulu, a créé par bonté toutes les créatures tant spirituelles que corporelles, bonnes assurément parce qu'elles ont été faites par le Souverain Bien, mais muables, parce qu'elles ont été faites à partir du néant.» (Cf. Décret d’union Cantate Domino, 4 février 1442).
7. Catéchisme de l’Eglise Catholique, op.cit., § 1015, « bref « de l’Article 11, « Je crois à la résurrection de la chair », 1992).
8. Les efforts, quasi désespérés, visant à essayer de sauver une position ecclésiale proclamant et défendant par exemple (mais on pourrait y adjoindre bien d’autres), le dogme de la « résurrection de la chair », avec la conception martinésienne de la création matérielle, pour compréhensibles qu’ils soient selon une orientation que nous connaissons bien mais à l’égard de laquelle nous formulons depuis longtemps les plus grandes réserves, se heurtent à un problème majeur, que semblent ne pas apercevoir ceux, cherchant à concilier l’inconciliable, aboutissant à des incohérences théoriques qui ne manquent pas d’étonner de par les acrobaties sémantiques auxquelles elles obligent parlant, par exemple, d’une « chair » pour désigner le corps de gloire en destinant cette « chair », en tant que fantôme terminologique - qui n’est pas de la chair tout en voulant être appelée comme telle -, aux promesses de l’éternité spirituelle. Cet exercice improbable dénué de toute validité par rapport aux thèses de Martinès, ceci dit sans passion et avec amitié, est tout simplement absurde. Redisons-le fermement, une « spiritualisation de la chair », ou une « chair spiritualisée par régénération » pour Martinès est une impossibilité dans les termes, un cercle carré, car la « chair », au sens exact que lui donne l’auteur du Traité sur la réintégration, soit la forme corporelle matérielle temporelle et terrestre de l’homme chuté, « ouvrage [d’une] opération conçue et exercée par l’œuvre de mains souillées » (Traité, 44), n’a bien évidemment jamais été glorieuse ni ne bénéficia de l’incorruptibilité et de l’éternité sous la plume de Martinès, sauf à conférer à la forme corporelle glorieuse d’Adam, « forme impassive et d'une nature supérieure à celles de toutes les formes élémentaires », le qualificatif de « chair », ce qui est un contresens radical, tant du point de vue du vocabulaire martinésien que de toutes ses occurrences, car la chair, c’est-à-dire le corps matériel, est, pour le thaumaturge bordelais dans le Traité comme dans les rituels ou textes coëns, une conséquence de la prévarication : « Sans cette prévarication, il n'y aurait point eu de création matérielle temporelle, soit terrestre, soit céleste ; (...) Tu apprendras à connaître la nécessité de toute chose créée, et celle de tout être émané et émancipé. » (Traité, 224).
De ce fait il faut être cohérent.
Soit on tient les deux bouts de la chaîne entièrement, d’un côté ou de l’autre :
- 1°) En adhérant fidèlement à la foi de l’Eglise dans ses préalables au sujet de la Création - en regardant le monde matériel ainsi qu’un don et le corps charnel de l’homme de même -, comme dans ses conséquences, en espérant logiquement en une régénération de la chair et sa vocation à l’éternité par purification et spiritualisation définitive de son essence, simplement flétrie et affaiblie non substantiellement mais accidentellement un instant par le péché, lors de la résurrection des morts.
- 2°) Au contraire en faisant siennes les thèses de Martinès, ce que firent Willermoz et Saint-Martin, en considérant que la création matérielle a été tout d’abord une punition pour les esprits révoltés, et la chair une enveloppe ténébreuse ayant transformé substantiellement les fils d’Adam en êtres de matière impure, regardant ainsi l’anéantissement des formes corporelles lors de la réintégration comme une véritable libération et le retour à l’Unité spirituelle originelle.
Ou bien alors, fatalement en ne respectant pas la cohésion interne des doctrines, en oubliant volontairement un bout de leur chaîne conceptuelle, on tombe dans le piège de l’assemblage disparate, visant à faire tenir, dans un exercice à l’illogisme évident, une origine ténébreuse du composé matériel créé en punition de la révolte des esprits pervers et du crime d’Adam « souillé par une création si impure », avec une destination spirituelle de la chair en se fondant sur les Pères de l’Eglise, et en premier saint Irénée dont on peut citer intégralement bien sûr le livre V du Adversus haereses, mais auquel on pourrait aussi ajouter avantageusement, pour faire bonne mesure, les décisions de tous les conciles œucuméniques si l’on y tient, ce qui ne change rien au problème, car aboutissant à nulle autre « chose » qu’à l’édification d’une abstraction conceptuelle non seulement singulièrement bancale, mais surtout absolument intenable car ne pouvant être admise paradoxalement ni par l’Eglise - qui s’indignera toujours que l’on puisse soutenir le caractère « nécessaire » de la création et rejettera violemment cette idée d’une « matière prison » que Martinès partage avec Origène -, ni non plus par aucun Ordre authentique issu de l’héritage martinésien, et l’on pense évidemment en premier lieu au Régime Ecossais Rectifié qui est le seul a pouvoir se prévaloir par Willermoz d’une transmission initiatique effective d’avec l’auteur du Traité sur la réintégration, et dont les Instructions à tous les grades regardent la volonté d’une « spiritualisation de la chair » comme chimérique et appellent l’âme, dès l’état d’Apprenti, à se dégager des « vapeurs grossières de la matière ».
C’est pourquoi cette volonté de chercher à concilier de force martinésisme et foi dogmatique de l’Eglise, n’a strictement aucun sens sur le plan ecclésial, pas plus qu’elle n’en a sur le plan initiatique, puisque conduisant à la constitution d’une impasse catégorique, en forme de perspective fondée sur une analyse vouée à une inévitable impossibilité. La seule attitude cohérente, si l’on veut se considérer comme participant véritablement des Ordres dont on prétend être membre, c’est d’assumer clairement la pensée des fondateurs, bien sûr l’interroger, la travailler, l’approfondir ce qui est plus que souhaitable, mais avant tout la respecter dans ses affirmations et fondements essentiels, et non chercher à la tordre ou à la transformer par d’inacceptables contorsions théoriques pour la rendre, dans un exercice improbable, « doctrinalement compatible » avec l’enseignement de l’Eglise.
Reste, ce qui est admissible et sans aucun doute préférable si la contradiction devient trop pénible, la solution de rejoindre l’Eglise et d’y vivre pleinement sa foi de manière non schizophrénique. Nous pensons toutefois, qu’une autre voie est envisageable, celle consistant à admettre la différence doctrinale, la reconnaître honnêtement, et à se considérer comme « cas particuliers » postulant la non incompatibilité entre la foi et l'anthropologie platonicienne au sein de l’épouse de Jésus-Christ. Si l’idée d’universalité signifie quelque chose - et les divergences entre courants (augustiniens, thomistes, scotistes, etc.), très opposés, y compris sur l’économie du Salut, au sein de la catholicité en est un bon exemple – alors pourquoi l’illuminisme mystique, qui en revient à soutenir les thèses d’Origène après christianisation de Martinès opérée par Willermoz et Saint-Martin lors des leçons de Lyon (1774-1776), n’aurait-il pas la possibilité d’une humble place, avec sa singularité, à l’intérieur de la maison du Père ? Nous avons la conviction qu’une réponse non fermée a priori peut être apportée à cette question, n’adhérant pas à l’idée que la métaphysique grecque soit totalement contradictoire d’avec le christianisme, ce que nous cessons de soutenir depuis longtemps déjà, et ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir et d’expliquer plus longuement dans un prochain texte : « Pour un retour à Origène ».
9. Cf. Morceaux détachés Du Livre Blanc, in Manuscrit d’Alger, BNF Paris, FM 4 1282, Livre vert des Elus Coëns, pp. 98-99.
10. Ibid., p. 127.
11. Ibid., Prière de l’Invocation, pp. 33-34.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid., Prière après la Conjuration sur le serpent, p. 65.
15. Ibid., Abjuration des métaux, p. 104.
16. Ibid., p. 81
17. Ibid., Conjuration, in Instruction sur une Invocation de réconciliation à l’usage des FF. de hauts Grades (inférieurs), p. 91.
18. Ibid., Conjuration au Gardien, pp. 95-96.
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mercredi, 15 août 2012
Louis-Claude de Saint-Martin et le corps de matière ténébreuse
L’anéantissement de « la chair de corruption »
et l’accès à l’état céleste selon le Philosophe Inconnu
Jean-Marc Vivenza
« Le royaume de Dieu ne peut habiter avec la chair et le sang,
par conséquent il faudra que la chair et le sang disparaissent,
pour que les prophéties parviennent à leur accomplissement. »
(Ecce Homo, § 6).
Si Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), comme nous l’avons exposé dans un texte récent : « Le Régime Ecossais Rectifié et la doctrine de la matière », texte qui provoqua quelques surprises chez ceux qui, soit n’avaient pas souhaité - pour diverses raisons - approfondir les positions doctrinales du Régime rectifié à l’égard du statut de la matière et donc ne voulaient pas les connaître et les mettre en lumière, soit les ignoraient tout simplement faute de ne les avoir lues ou travaillées, il apparaît que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) sur le sujet du statut de la création matérielle, non seulement ne le cède en rien au maître d’œuvre de la réforme de Lyon par rapport à ses positions, mais, à bien des égards, va parfois bien plus loin encore dans la rigueur de ses analyses et la sévérité de ses jugements, en amplifiant les vues déjà passablement sombres de Willermoz.
Les conceptions de Saint-Martin, comme celles de Willermoz sur la matière, son origine et sa destination, proviennent de l’enseignement reçu de Martinès de Pasqually (+ 1774) qui édifia son Ordre des élus coëns à partir d’une doctrine au sein de laquelle apparaît nettement la thèse affirmant la nature purement spirituelle et immatérielle de l’Adam primitif, en son état initial glorieux avant la Chute, emprisonné et jeté ensuite dans un corps de matière ténébreuse en rétribution du péché, corps qu’il est appelé à abandonner définitivement lors de sa « réintégration » de façon a retrouver sa première propriété, vertuet puissance spirituelle divine. C’est cette idée que reprit, et fit sienne entièrement Saint-Martin, comme on va le constater, idée qui traverse l'ensemble de sa pensée lorsqu'il évoque le caractère dégradé et dégénéré de l'actuelle existence des fils d'Adam, insistant, avec une force impressionnante, sur le triste état de l’homme, immergé dans « les substances matérielles impures », et son nécessaire accès, après disparition de son corps charnel, à la région de « l’élément pur ».
La position de Saint-Martin sur ce point est donc essentielle à la compréhension de son discours et à la juste perception de la perspective spirituelle qu’il expose dans ses écrits, faisant qu’il importe d’étudier et connaître précisément les analyses que le Philosophe Inconnu développe sur l’univers matériel, faute de quoi on risque de s’illusionner grandement sur ce qu’est exactement la voie saint-martiniste, et plus globalement sa finalité – s’agissant en particulier des méthodes qu’elle propose et du but véritable auquel elle cherche à conduire les âmes de désir – voie dont la doctrine, à propos du monde matériel et sa dissolution finale, est d’ailleurs absolument identique chez les trois représentants principaux du courant de l'illuministme mystique en France au XVIIIe siècle, que furent Martinès de Pasqually, Willermoz et Saint-Martin.
I. Les germes empoisonnés de la terre selon Saint-Martin
« L'homme est conçu non seulement dans le péché,
comme le disait David de lui-même,
mais il est encore conçu par le péché,
vu les ténébreuses iniquités de ceux qui l'engendrent. »
(Le Nouvel homme, § 9.)
Lorsqu’on aborde sérieusement Saint-Martin, et qu’on ne se contente pas dans sa fréquentation d’une lecture superficielle, on est très vite frappé par la tristesse qui se dégage de son regard sur le monde créé, tristesse radicale et extrême de nature métaphysique, qui est tout à la fois un trait de son caractère [1] et le résultat d’un terrible constat : le monde déchu emprisonne l’homme dans une « enveloppe ténébreuse de matière » qui forme à la fois le « corps » de chaque créature et le «corps général de l’univers». C’est pourquoi le théosophe d’Amboise n’hésite pas à déclarer que le monde est plongé dans des abîmes de corruption et, dans des sanglots singulièrement poignants, nous porte à une réflexion qui n’est pas sans produire un certain vertige intérieur lors de la découverte de quelques uns de ses textes les plus radicaux qui sont destinés à produire, justement, dans l’âme de ses lecteurs, un « réveil » de leur fatal endormissement.
Ainsi, la description des conséquences, ainsi que la transmission du poison délivré par les suites du « péché originel », établissant et déterminant les bases de la condition humaine, feront écrire au Philosophe Inconnu une des pages les plus saisissantes de toute l'histoire de la littérature spirituelle, qui, de par son caractère exceptionnel, éclaire une criante vérité que chaque être souhaitant avancer dans la « carrière », se doit au minimum de connaître, aux mieux de méditer attentivement : « Comment pourrions-nous cesser de nourrir en nous l'esprit de douleur, ou plutôt la douleur de l'esprit quand nous considérons la voie temporelle est spirituelle de l'homme sur la terre ? L'homme est conçu non seulement dans le péché, comme le disait David de lui-même, mais il est encore conçu par le péché, vu les ténébreuses iniquités de ceux qui l'engendrent. Ces ténébreuses iniquités vont influer sur lui corporellement, et spirituellement jusqu'à sa naissance.Il naît ; il va recevoir intérieurement le lait taché de ces mêmes iniquités, et extérieurement mille traitements maladroits qui vont déformer son corps avant même qu'il soit formé ; des conceptions dépravées, des langues fausses et corrompues vont assaillir toutes ses facultés, et les épier au passage pour les infecter dès qu'il les manifestera par le moindre de ses organes. Ainsi vicié dans son corps et dans son esprit avant même d'en avoir l'usage, il va entrer sous la fausse administration de ceux et celles qui l'environnent dans son premier âge, qui sèmeront en abondance des germes empoisonnés dans cette terre déjà empoisonnée elle-même, et s'applaudiront de lui voir produire des fruits analogues à cette atmosphère désordonnées qui est devenue leur élément naturel. (…) Quand on pense que nous sommes tous composés de ces mêmes éléments, dirigés par ces mêmes lois, alimentés par ces mêmes désordres, et ces mêmes erreurs, que nous sommes tous immolés par ces mêmes tyrans, et que nous immolons nos semblables à notre tour par ces mêmes armes empoisonnées ; quand enfin on pense que telle est l'atmosphère qui nous enveloppe et nous pénètre, on craint de respirer, on craint de se regarder, on craint de se remuer, et de se sentir. » (Le Nouvel homme, § 9.) [2]
« Les ténébreuses iniquités
vont influer sur l’homme corporellement,
et spirituellement jusqu'à sa naissance.
Il naît ; il va recevoir intérieurement le lait taché
de ces mêmes iniquités….
qui sèmeront en abondance des germes empoisonnés
dans cette terre déjà empoisonnée elle-même… »
(Le Nouvel homme, § 9.)
II. Génération corrompue et naissance animale
Pour Saint-Martin, le sort de la créature humaine est donc d'une telle tristesse, réduite et condamnée à une finitude de nature à ce point sinistre, qu’il se demande comment l’homme peut continuer à nier de la sorte les évidences, et refuser de voir clairement la réalité de son état dont la première image, c'est-à-dire celle de sa naissance, offre à l'observation objective une leçon significative à ceux qui veulent bien se pencher, un instant, sur le sens de cette génération bestiale et animale qui conditionne l’apparition en ce monde de la créature que nous sommes, créature que le Philosophe Inconnu qualifie de « vil insecte » (sic). Parlant de cette pitoyable situation, Saint-Martin nous dit : « C’est au moment de sa naissance corporelle, qu’on voit commencer les peines qui l’attendent. C’est alors qu’il montre toutes les marques de la plus honteuse réprobation ; il naît comme un vil insecte dans la corruption ; il naît au milieu des souffrances et des cris de sa mère, comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour ; or quelle leçon n’est-ce pas pour lui, de voir que de toutes les mères, la femme est celle dont l’enfantement est le plus pénible et le plus dangereux ! Mais à peine commence-t-il lui-même à respirer, qu’il est couvert de larmes et tourmentés par les maux les plus aigus. Les premiers pas qu’il fait dans la vie, annoncent donc qu’il n’y vient que pour souffrir, et qu’il est vraiment le fils du crime et de la douleur. O homme, verse des larmes amères sur l’énormité de ton crime, qui a si horriblement changé ta condition ; frémis sur le funeste arrêt qui condamne ta postérité à naître dans les tourments et dans l’humiliation, tandis qu’elle ne devait connaître que la gloire, et un bonheur inaltérable. » (Des erreurs et de la vérité).
« L’homme naît comme un vil insecte dans la corruption ;
il naît au milieu des souffrances et des cris de sa mère,
comme si c’était pour elle un opprobre de lui donner le jour… »
(Des erreurs et de la vérité).
Ce terrible état, qui est en fait une punition nous assimilant, selon Saint-Martin, aux bêtes dont nous partageons l’animalité depuis la chute, se double d’une cruelle impuissance qui renforce le sentiment de servitude vis-à-vis de la mort et de la corruption qui nous dominent de façon scandaleuse, et nous font vivre en esclaves : « Quel est donc le triste état de la postérité humaine, où l’homme de désir lui-même est réduit à pleurer en vain, et à voir ses frères ou liés par de fortes chaînes dans de ténébreux cachots ou transportés dans les sépulcres de la mort et de la putréfaction ! Et cela sans qu'il lui soit possible d'agir pour leur délivrance, ni de rien opérer pour eux ! Il n'est que trop vrai, malheureux homme, que le temps, et la mort sont les rois de ce monde. » (Le Nouvel homme, § 50).
III. Le corps matériel corrompu provient d’une « dégénérescence » substantielle
Cette triste condition vient du fait - et Saint-Martin est à cet égard, comme nous l’avons plus haut précisé, en parfait accord avec son premier maître Martinès de Pasqually dont il reprend la pensée au sujet de la Chute et ses conséquences sur la complète « dégénérescence de l’homme », ayant donné une traduction sans doute plus littéraire aux sombres descriptions du Traité sur la réintégration - que nous avons été « enfermés » lors de notre conception, en punition du crime d’Adam notre premier père selon la chair, dans des corps de matière d’une nature ténébreuse, matière flétrie, souillée, mais aussi et surtout infectée du germe de la « dégénérescence » la destinant à la mort, vouée en sa substance à l’anéantissement et à la disparition définitive dans la nuit du « tombeau de la mort », en raison de cette transformation de son état premier glorieux immatériel, Martinès parlant de « métamorphose » (Traité, 195), en une essence charnelle matérielle dégénérée. [3]
Tout le discours de Saint-Martin relève ainsi d’une grande fidélité conceptuelle par rapport à Martinès, qui utilise effectivement dans le Traité sur la réintégration le terme de « dégénérescence » pour qualifier la transmutation d’Adam : « Le premier homme a dégénéré de sa faculté d'être pensant » (Traité, 29) ; « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré… » (Traité, 45) ; « Le mineur spirituel [...] a dégénéré et [...] s'anéantit dans l'inaction spirituelle divine jusqu'au point de devenir le tombeau de la mort. » (Traité, 49). Or le terme de dégénérescence, dans le vocabulaire du XVIIIe siècle, évoque certes un « changement d’un état de bien en mal » (Cf. Dictionnaire de l’Académie Française, 1762), mais par sa racine latine : degenerare, de genus, genre, et de la préposition « de » régissant l’ablatif, signale l’action de « sortir de son genre », se « séparer de son espèce », perdre « les qualités de sa race », « s’abâtardir », « altérer son essence », « ruiner sa nature », soit transformer son être au point de devenir totalement autre, et ce dans un sens négatif extrêmement fort. On peut donc constater une parfaite similarité doctrinale entre Martinès, Willermoz et Saint-Martin sur cette question de la matière, puisque, en des termes quasi identiques, ils expriment une même pensée qui pose sur la nature et l’origine du composé matériel, et donc sa destination au néant car les deux termes évidemment sont liés, un jugement absolument comparable, théorie qui se retrouvera formulée et précisée lors des Leçons de Lyon (1774-1776), jusqu’à devenir une part essentielle de la doctrine du Régime Ecossais Rectifié, comme, en un parallèle identique, un élément fondamental de la pensée saint-martiniste. [4]
« La jonction de l’esprit avec la matière
est une abomination pour l’esprit,
puisqu’il n’y a rien qui lui soit si contraire que la matière.
Cette abomination ne cessera que lorsque la matière
et le quaternaire temporel seront réintégrés…»
(Leçon de Lyon n°82, 6 décembre 1775).
Ceci explique pourquoi, selon Saint-Martin, qui la regarde comme Martinès viciée, rongée par le péché, chargée substantiellement du poison putride que représente la matière, notre nature effectivement « dégénérée » dans une jonction entre esprit et matière qui est une absolue « abomination », fait que tant que l’homme reste lié à son corps il ne peut vivre que dans un horrible chaos qui est la loi de la vie terrestre, d’autant que sa forme matérielle actuelle est semblable à celle dont aurait été revêtu le démon s’il avait été question qu’il se réconcilie avec le Créateur : « La forme matérielle de l’homme était, à quelques différences près, celle que le Pervers aurait prise pour sa réconciliation… » (SM/H, leçon de Lyon n°56, 29 juillet 1775) ; « Le nombre 5, qui avec 4 fait 9, nous fait voir la jonction de l’esprit avec la matière ; ce qui est une abomination pour l’esprit, puisqu’il n’y a rien qui lui soit si contraire que la matière. Cette abomination ne cessera que lorsque la matière et le quaternaire temporel seront réintégrés, chacun à leurs principes, et que lorsque toutes les productions des facultés divines seront réintégrées dans le centre divin dont elles sont écartées. » (SM, leçon n°82, 6 décembre 1775) ; « la naissance de la matière est la suite de la volonté mauvaise de l’être démoniaque (…) Nous ne sommes en privation dans ce séjour matériel que parce que notre premier père s’est uni autrefois avec l’être dont la volonté mauvaise avait été punie par l’emprisonnement dans le cercle matériel, l’homme se garderait bien de trop s’arrêter sur cette matière et d’y porter ses désirs, car quels bien spirituels en pourrait-il recevoir, puisqu’elle est opposée à l’esprit ? » (SM, leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).
« La forme matérielle de l’homme était,
à quelques différences près,
celle que le Pervers aurait prise pour sa réconciliation… »
(Leçon de Lyon n°56, 29 juillet 1775).
De la sorte le Philosophe Inconnu, suivant fidèlement Martinès de Pasqually, afin de démontrer le caractère impur du composé matériel, l’union « abominable » du corps et de l’esprit, poursuit sa démonstration en affirmant que s’il n’y avait pas eu de prévarication, l’univers n’eût point été constitué, il n’y aurait pas eu production de la matière : « La défectuosité de la nature ne tient donc pas seulement à l'essence des formes ; mais encore à leur entretien et tous les êtres matériels manifestent de mille manières différentes cette loi imparfaite, source de tous les désordres. Ainsi, la vie des corps repose sur la confusion, comme la confusion est la source et la loi de leur existence. Ainsi, s'il n'y avait point de mal ou de confusion, il n' y aurait point de corps de matière, ou point d'univers. Faisons l'application de cette vérité à l'homme temporel et nous verrons ce qu'il doit penser de son état actuel, où, pendant qu'il est uni à son corps, il ne peut vivre que dans la confusion et par la confusion. » (De l’esprit des choses, vol. I., «Le niveau »).
« S'il n'y avait point de mal ou de confusion,
il n' y aurait point de corps de matière, ou point d'univers.
….l'homme temporel pendant qu'il est uni à son corps,
ne peut vivre que dans la confusion et par la confusion. »
(De l’esprit des choses, vol. I., «Le niveau »).
C’est pourquoi, sans ménagement particulier, le Philosophe Inconnu nous indique que l'enveloppe matérielle dans laquelle nous sommes enfermés, est la cause de la douloureuse situation que nous endurons ; c'est la chair, le composé grossier que nous assumons, non sans difficultés multiples, qui est à la source de notre relation souffrante et désorientée au monde, la raison de notre incapacité à nous hisser vers les domaines spirituels : « Ce corps matériel que nous portons, est l’organe de toutes nos souffrances ; c’est donc lui qui formant des bornes épaisses à notre vue et à toutes nos facultés, nous tient en privation et en peine ; je ne dois donc point dissimuler que la jonction de l’homme à cette enveloppe grossière, est la peine même à laquelle son crime l’a assujetti temporellement, puisque nous voyons les horribles effets qu’il en ressent depuis le moment où il en est revêtu, jusqu’à celui où il en est dépouillé ; et que c’est par là que commencent et se perpétuent les épreuves, sans lesquelles il ne peut rétablir les rapports qu’il avait autrefois avec la Lumière. » (Des erreurs et de la vérité).
« La jonction de l’homme à cette enveloppe grossière,
est la peine même à laquelle son crime
l’a assujetti temporellement,
nous voyons les horribles effets qu’il en ressent
depuis le moment où il en est revêtu,
jusqu’à celui où il en est dépouillé… »
(Des erreurs et de la vérité).
Nous avons été jetés, après le crime d’Adam, en punition et pour notre expiation, dans des corps de matière, enfermés dans des cachots de chair, nous asservissant à une vie de servitude : « Depuis l'altération, nous sommes dans unevéritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
IV. La matière est le royaume de Satan
Loin d’être une protection contre la mort, un rempart pour nous protéger de l’infection et de l’anéantissement dans la vile boue de la dégénération, les corps pour Saint-Martin, sont le produit même de la putréfaction consécutive de la chute et doivent retourner à cette origine putréfiée pour y être anéantis : « Observe en outre la nature en elle-même et tu verras par l'infection qui est le résidu final de tous les corps, quel est l'objet de l'existence de ces mêmes corps et s'ils ne sont pas destinés à servir d'enveloppe et de barrière à la putréfaction, puisque cette putréfaction est leur base fondamentale, comme elle est leur terme. » (De l’esprit des choses, vol. I., «Preuve que la nature a pour objet de servir de prison ou d'absorbant à l'iniquité»).
« Tu verras par l'infection
qui est le résidu final de tous les corps,
quel est l'objet de l'existence de ces mêmes corps…
….la putréfaction est leur base fondamentale,
comme elle est leur terme. »
(De l’esprit des choses, vol. I.).
Toutefois, par delà cette putréfaction, qui est la source comme la finalité des corps, le terme général de la matière ténébreuse, Saint-Martin nous révèle une autre terrible vérité à son égard, à savoir qu’elle est sous la domination de l’être pervers. De par son crime, Adam a été certes enfermé dans une épaisse enveloppe charnelle : « Si les hommes eussent été plus prêts à rentrer dans la vérité, si l'humanité entière ne se fût pas jetée sous le joug de la matière et des ténèbres, cette forme glorieuse serait restée dans sa splendeur, et elle aurait relevé l'homme par la force de son attraction. Mais le poids du crime la fit rentrer dans son épaisse enveloppe » (L’Homme de désir, § 156), mais à cette tragédie originelle vient s’ajouter un autre aspect non moins inquiétant, qui a de quoi nous montrer combien notre situation est précaire et menacée, puisque livrée à la puissance de l’Adversaire.
En effet, par son crime, en étant emprisonné dans les fers de la matière, en réalité l’homme est tombé entre les mains de l’Ennemi, du Prince qui règne sans partage en ce monde - ce que l’Evangile confirme avec force : « Tout ici-bas est aux mains du malin » (I Jean V, 19). C’est pourquoi insiste Saint-Martin, l’Adversaire nous rappelle constamment qu’il est le maître de la matière et que cette « matière » est, précisément, son « royaume » : « Les esclaves de l'ennemi sont aussi dans l'agitation, sans qu'ils en retirent aucun profit. Cet ennemi, après avoir remporté presque universellement la victoire, agit en maître et en tyran sur ses sujets. Il les vexe par des vives douleurs, pour leur faire sentir que la matière est son royaume. Il les punit d'avoir eu l'imprudence d'agir sans leur Dieu, en les tourmentant sur cette terre, comme dans un lieu où Dieu n'agit point. » (Le Nouvel homme, § 58).
En contrecoup de l’horreur de son crime,
Adam s’est condamné à passer son existence charnelle
sous la domination du Serpent,
puisque le monde matériel est le royaume de l’ennemi.
Non content de subir le contrecoup d’une punition consécutive à l’horreur de son crime, Adam, explique Saint-Martin, s’est en fait condamné à passer son existence charnelle sous la domination du Serpent, puisque le monde matériel est le royaume de l’ennemi, il est le lieu où il règne, par et sur la matière, qui est le composé général de cet univers déchu destiné à la corruption et à la mort. De ce fait, et l’on voit mieux la raison des mises en garde réitérées du Philosophe Inconnu pour que nous nous libérions de la région charnelle car s’attacher à ces vestiges ténébreux implique directement de lier son sort à celui du monde, se complaire dans la chair c’est en réalité se couper de Dieu, s’éloigner de l’amour du Père dans lequel il n’existe aucune convoitise de la chair ni l’orgueil de la vie matérielle : « N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde, si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui ; parce que tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie, n’est pas du Père, mais est du monde. » (1 Jean II 15-16). [5]
« Cet ennemi nous fait
sentir que la matière est son royaume. »
(Le Nouvel homme, § 58).
Cette idée se traduit de cette façon chez Saint-Martin : « Quel est donc le triste état de la postérité humaine, où l’homme de désir lui-même est réduit à pleurer en vain, et à voir ses frères ou liés par de fortes chaînes dans de ténébreux cachots ou transportés dans les sépulcres de la mort et de la putréfaction ! Et cela sans qu'il lui soit possible d'agir pour leur délivrance, ni de rien opérer pour eux ! Il n'est que trop vrai, malheureux homme, que le temps, et la mort sont les rois de ce monde. » (Le Nouvel homme, § 50). Résonnent donc en l’âme éprise du Ciel, ces mots du Réparateur : « Celui qui affectionne sa vie, la perdra ; et celui qui hait sa vie dans ce monde–ci, la conservera pour la vie éternelle. » (Jean XII, 25).
V. La « spiritualisation de la matière » est une impossibilité
Certes, fera savoir Saint-Martin, l’esprit parle aux hommes, il s’adresse à eux et leur indique qu’ils n’ont rien de commun avec le monde, que leur vraie patrie est au Ciel, mais la corruption de leur matière les empêche d’entendre ce que leur dit la sainte Parole de Dieu, les enjoignant à ne point se laisser dominer par celui qui règne en maître sur le monde matériel : « L'esprit parle sans cesse à tous les hommes, que notre épaisse matière nous empêche d'entendre.. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
La voix de cet « esprit » est voilée, assourdie, cachée et dissimulée par la matière ténébreuse dans laquelle se complait une humanité asservie, car le corps qui est pourtant une prison, le symbole concret de notre servitude dont nous devrions nous libérer, parvient à « matérialiser » l’âme qui se laisse séduire par les pièges de la chair et devient, à son tour, une seconde prison plus obscure encore, emplie des pensées et des séductions de la matière alors qu’elle devait concourir à nous en libérer : « Depuis l'altération, nous sommes dans une véritable prison, qui est notre corps, pendant qu'il devrait être encore plus notre préservatif ; et même au lieu de diminuer selon leurs forces et leur industrie le poids de leurs fers, la plupart des hommes concourent à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison, en se matérialisant comme ils le font. Ainsi l'âme humaine étant devenue par là pour ainsi dire, prison elle-même, on peut voir quelle est aujourd'hui sa lamentable situation. On peut voir aussi pourquoi elle est dans sa propre servitude, au lieu d'être au service de son maître. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
« Depuis l'altération, nous sommes dans une prison,
qui est notre corps…
au lieu de diminuer selon leurs forces
et leur industrie le poids de leurs fers,
la plupart des hommes concourent
à ce que leur âme devienne de la nature de leur prison,
en se matérialisant … »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
C’est pourquoi Saint-Martin, épouvanté devant cette « matérialisation » de l’âme, nous interroge en nous faisant voir que tous les corps sont destinés à la disparition, voués à être réduits en cendres puis à s’effacer pour toujours comme le sera la totalité de la matière universelle lorsque les temps adviendront – désignant, comme Martinès de Pasqually l’entendait lui-même, cet anéantissement sous le nom de « réintégration » qui n’est pas une « spiritualisation de la chair », mais, selon Saint-Martin, une authentique et concrète « disparition de la matière » et des formes, afin que l’ensemble du composé matériel créé soit effectivement « réintégré » au Principe, c’est-à-dire positivement, effacé, volatilisé, détruit et anéanti, de sorte qu’il s’évanouisse et retourne au néant d’où il était sorti : « Que dire donc à ceux qui ne veulent pas croire à une diversité d'actions génératrices primitives, pour la production de la matière et qui, par conséquent, regardent cette matière comme une chose éternelle et dont la réintégration est impossible ? Il faut leur répondre par de simples faits : depuis que le monde existe, la terre a reçu dans son sein les cadavres d'un grand nombre d'hommes et d'un grand nombre d'animaux ; cependant elle n'a pas augmenté de volume pour cela, ainsi il faut bien que leurs formes ne soient pas inréintégrables et que, par conséquent, celle de la matière universelle ne soit pas inréintégrable non plus. Mais l'incinération est encore une objection qu'on peut leur présenter : car, si le simple feu élémentaire réduit un corps à une si petite portion de cendres, comment ne pas voir que le feu supérieur pourra réduire encore davantage, puisqu'il est plus actif, le corps général de la nature. Ainsi les formes peuvent être aisément réintégrées dans le principe qui les a produites et tout nous montre comment il est possible que l'univers disparaisse et soit réintégré.» (De l’esprit des choses, vol. I., «Des éléments mixtes et de l'élément simple»).
La « réintégration » est une « disparition » de la matière,
afin que l’ensemble du composé matériel créé
soit effectivement « réintégré » au Principe,
c’est-à-dire positivement, effacé, volatilisé,
détruit et anéanti, de sorte qu’il s’évanouisse
et retourne au néant d’où il était sorti :
"tout nous montre comment il est possible
que l'univers disparaisse et soit réintégré.»"
(De l’esprit des choses, vol. I., «Des éléments mixtes et de l'élément simple»).
L’image de la naissance continuelle des corps puis de leur disparition sur cette terre, comme préfiguration du devenir du corps général matériel qui aura à disparaître entièrement, avait déjà été utilisée par Saint-Martin lors des leçons de Lyon où, dans un exposé relativement développé qui fut d’ailleurs le dernier qu’il donna, il intervint pour expliquer que la forme attirée par les choses matérielles ténébreuses de même nature qu’elle, nous oblige à travailler à ce que l’esprit soit en mesure de se réunir à sa source divine, en abandonnant le corps à la Terre de manière à ce que puisse s’opérer la « réintégration », moment où se sépareront définitivement l’âme spirituelle et le corps de matière ténébreuse : « Quand l’action supérieure aura fait cesser l’inférieure et qu’il n’y aura plus que l’action de l’unité, nécessairement les formes corporelles, qui n’ont eu leur existence et qui ne sont entretenues que par cette double action, n’existeront plus. L’âme spirituelle étant d’essence divine, c’est un état contraire à sa nature d’être en jonction avec un corps matériel, ténébreux et périssable. Puisque, cependant, elle lui est unie, il faut que cette jonction soit l’effet d’une loi de justice qui s’accomplit sur elle pour lui faire expier une prévarication. Nous ne pouvons pas douter que cette jonction ne soit pour elle un châtiment. Sa peine est prouvée par l’antipathie qu’il y a entre elle et son corps comme être spirituel. (….) Le corps ne tend qu’aux choses matérielles, ténébreuses comme lui, et finit par se réunir à son centre qui est la Terre. Or, comment peut-on imaginer une plus grande antipathie que celle de deux êtres qui tendent chacun à deux centres opposés, l’un supérieur l’autre inférieur ? Comment imaginer que leur union puisse être éternelle, puisque cette union a commencé et que, par l’action particulière à chacun, ils tendent à se séparer ? Il faut bien qu’à la fin le lien qui les assujettit l’un à l’autre se rompe et qu’ils continuent à s’éloigner jusqu’à la parfaite réintégration de chacun à sa source, savoir les corps particuliers dans le corps général, le corps général dans l’axe feu central et l’âme spirituelle de l’homme dans son principe divin. (…) C’est une succession continuelle de corps qui naissent et d’autres qui sont détruits ; ce qui est pour nous un indice bien frappant que la matière n’est pas éternelle, car, puisque les corps particuliers prennent naissance sous nos yeux, il est naturel d’en conclure que le corps général a également pris naissance, les productions particulières devant s’opérer par les mêmes lois de la production générale, attendu que tout être créé présente l’image du principe dont il était sorti. (…) Le travail de l’âme doit donc être de tendre sans cesse à son principe divin par ses désirs et par ses prières et de se détacher de toute affection qui pourrait la retenir vers les choses créées et périssables qui lui sont inférieures. » (SM, Leçon de Lyon n°92, 6 mars 1776).
« Ainsi les formes peuvent être aisément réintégrées
dans le principe qui les a produites
et tout nous montre comment il est possible
que l'univers disparaisse et soit réintégré.»
(De l’esprit des choses, vol. I.,
«Des éléments mixtes et de l'élément simple»).
La matière est donc non seulement une prison, mais c’est une prison contraignante qui règne sur nous en accroissant la puissance de sa domination. En conséquence, loin de miser sur une chimérique, autant qu’improbable, spiritualisation de la matière ou de la chair, Saint-Martin nous fait voir que la disparition et le retour au néant du composé ténébreux, c’est-à-dire leur « réintégration » [6] est une nécessité pour que l’éternelle vérité puisse être connue : « Si la matière universelle ne disparaissait pas un jour, comment l'éternelle vérité pourrait-elle donc être jamais connue ? Depuis que nous avons perdu la mesure de l'esprit, son poids et son nombre, c'est le poids, le nombre et la mesure physique de l'ordre inférieur qui nous gouvernent et nous servent de règle. » (L’Homme de désir, § 187).
« Matière, matière,
quel funeste voile tu as répandu sur la vérité ! »
(L’Homme de désir, § 7).
L’homme terrestre, qui refuse cette inévitable disparition, œuvre en vain pour tenter de sauver une base corrompue qui, inexorablement, doit un jour retourner au néant. Se laissant entraîner à des pensées erronées de par le développement des rapports sensibles qui accroissent sa matière, l’homme édifie de ses propres mains sa prison : «Homme terrestre, homme ténébreux, n'est-ce pas par tes rapports sensibles que tu te laisses entraîner aux séductions matérielles ? » (L’Homme de désir, § 249). De ce fait l’homme, se laissant enfouir dans le cachot de la matière, oublie qu’il provient en réalité de la région immatérielle d’en haut où il doit retourner : « Détournez donc vos yeux de cette matière qui vous abuse. Comme elle existe par les divisions et dans les divisions, elle accoutume aussi votre vue à se diviser… » (Homme de désir, § 211) ; « Tu t'es laissé si fort matérialiser, que tu perdais toute idée des choses d'en haut ; et tu en venais au point de te dire : est-ce qu'il y a une région spirituelle ? tu te spiritualiseras au point d'être quelquefois en état de te demander : est-ce qu'il y a de la matière ? » (L’Homme de désir, § 271). Le constat, concernant cette matière et sa responsabilité dans l’enténèbrement universel, que Saint-Martin désigne comme étant « la voie du désordre et du mensonge » (Ibid., § 18), est absolument attristant : « Matière, matière, quel funeste voile tu as répandu sur la vérité ! » (L’Homme de désir, § 7).
Saint-Martin s’étonne donc que les hommes se laissent à ce point abuser : « Les imprudents ! Comment ont-ils pu confondre l'oeuvre de l'esprit avec l'oeuvre de la matière ? » (L’Homme de désir, § 90), et nous invite à nous remémorer ce que fut notre essence immatérielle avant notre naissance en ce monde, afin de pouvoir nous préparer à la vie spirituelle pure et essentiellement lumineuse qui nous attend après la mort : «Comment nous souviendrions-nous de ce qui a précédé notre naissance ici-bas ? La matière n'est-elle pas le tombeau, la borne et les ténèbres de l'esprit ? Après la mort, comment ne nous souviendrions-nous pas de notre vie terrestre ? L'esprit n'est-il pas la lumière de la matière ? la matière a pouvoir sur l'esprit, jusqu'à lui servir de ténèbres. Homme, si tu aimais la lumière, combien tu te défendrais contre la matière qui t'environne ! Si tu ne te laisses point obscurcir par elle, tu verras après ta mort tout ce qui se sera passé et tout ce qui se passera dans les deux mondes. Sans cela tu ne feras que le sentir, tu ne verras rien, et toutes les facultés qui te resteront ne seront exercées que pour ton supplice. » (L’Homme de désir, § 91).
VI. La libération des chaînes de la matière
Le lointain souvenir d'un ancien état dans lequel il vivait un parfait bonheur, puisque bénéficiant d'une union sans trouble ni ombre avec Dieu, porte l'homme à aspirer de tout son être, si du moins il ne détruit pas en lui l'essentielle mémoire qui lui rappelle intérieurement l'éclat de son existence antérieure en tant qu'esprit béni de Dieu, à recouvrer sa véritable nature, et pour ce faire il lui est vital d'œuvrer sans relâche à cette tâche centrale, dépassant toute autre forme d'entreprise humaine, aussi louable soit-elle.
En effet, si l'homme perd ce précieux trésor qui fut préservé en son for intérieur, dans son centre sacré, malgré la prévarication, il ne lui reste plus aucun espoir d'accéder aux régions magnifiques qui constituaient, primitivement, son habitation originelle, et surtout de « réintégrer » un état purement spirituel qu'il n'aurait jamais dû quitter et dont il a été séparé pour son malheur et infini chagrin, que rien n'est en mesure d'apaiser : « Dans cet état de réprobation où l’homme est condamné à ramper, et où il n’aperçoit que le voile et l’ombre de la vraie lumière, il conserve plus ou moins le souvenir de sa gloire, il nourrit plus ou moins le désir d’y remonter, le tout en raison de l’usage libre de ses facultés intellectuelles, en raison des travaux qui lui sont préparés par la justice, et de l’emploi qu’il doit avoir dans l’œuvre. Les uns se laissent subjuguer, et succombent aux écueils semés sans nombre dans ce cloaque élémentaire, les autres ont le courage et le bonheur de les éviter. On doit donc dire que celui qui s’en préservera le mieux, aura le moins laissé défigurer l’idée de son Principe, et se sera le moins éloigné de son premier état. » (Des erreurs et de la vérité).
Lorsque notre enveloppe matérielle
constituant ce corps ténébreux soumis à l’ennemi,
rejoint la tombe,
alors l’âme s’élève vers le ciel en une lumière vive
qui rayonnera de l’authentique clarté de l’esprit.
Convaincu de son abaissement, et des marques de l'insoumission qui apparaissent invariablement à la moindre occasion, l'homme est contraint de purifier et d'écarter de lui les traces de ses multiples prévarications successives qui reproduisent, à chaque instant, l'acte horrible et criminel qu'Adam, sous l'influence de l'adversaire, osa commettre, et que réitère toutes les générations, à chacune de leurs coupables actions ou pensées perverses.
Avant de s’engager dans la voie spirituelle, les principes de cette régénération doivent de la sorte s'exercer totalement, et changer l'homme dégradé en homme régénéré : « Il s'agit de voir si tu as purgé ton être de toutes les immondices secondaires que nous amassons tous journellement depuis la chute, ou au moins si tu sens l'ardeur de t'en délivrer à quelques prix que ce soit, et de ranimer en toi cette vie éteinte par le crime primitif, sans lequel tu ne peux être ni le serviteur de Dieu, ni le consolateur de l'univers. (...) Sonde toi profondément sur ces nouvelles conditions, et si non seulement tu n'as pas chassé de chez toi tous les fruits de tes écarts secondaires, mais même si tu n'as pas déraciné en toi jusqu'au moindre penchant étranger à l'œuvre, je te le répète formellement, ne va pas plus loin : l'œuvre de l'homme demande des hommes nouveaux. » (Des erreurs et de la vérité).
« Voyez-vous l'univers entier s'enfoncer dans le néant,
et perdre à la fois toutes ses formes et toute son apparence ?
Voyez-vous tous ces esprits purifiés s'élever dans les airs,
et ne montrer qu'une clarté éblouissante
à la place de toutes ces matières
qu'ils ont consumées, et qui ne sont plus ? »
(L’Homme de désir, § 203).
Notre tache est claire, invariante et inchangée en ce monde depuis la Chute, elle est vitale pour le devenir spirituel de l’âme de désir qui doit s’extraire de la ténébreuse matière dans laquelle nous sommes ensevelis : « Combien nous avons à nous occuper ici-bas de la réhabilitation en nous de ce moral désorganisé et de ce sensible immatériel ou de notre corps réel, qui se trouve malade ou enseveli aujourd'hui par notre ténébreuse matière, mais que nous devons travailler journellement à revivifier en nous par les oeuvres de notre faculté aimante et de notre faculté intelligente… » (De l’esprit des choses, vol. I., « Sens inconnu de quelques usages familiers »).
C’est pourquoi nous dit Saint-Martin, lorsque notre enveloppe matérielle constituant ce corps ténébreux soumis à l’ennemi, rejoindra la tombe, alors l’âme s’élèvera vers le ciel en une lumière vive qui rayonnera de l’authentique clarté de l’esprit, préfigurant ce qu’il adviendra pour l’ensemble de la création matérielle lorsqu’il s’enfoncera dans le néant : « Quand ton corps est imbibé de toute ta souillure, il t'abandonne. Il rentre dans la terre, qui est la grande piscine ; et ton âme purgée, s'élève vers sa région originelle, avec qu'il sera beau, ce spectacle futur, où toutes les âmes qui n'auront pas succombé à l'épreuve, s'élèveront ainsi vers la région de la lumière ! Voyez-vous l'univers entier s'enfoncer dans le néant, et perdre à la fois toutes ses formes et toute son apparence ?Voyez-vous tous ces esprits purifiés s'élever dans les airs, comme la flamme d'un grand incendie, et ne montrer qu'une clarté éblouissante à la place de toutes ces matières qu'ils ont consumées, et qui ne sont plus ? » (L’Homme de désir, § 203).
VII. Il faut que "l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis"
De ce fait, considérons, en leur conférant l’importance qu’il se doit, les précieuses lumières que nous livre le Philosophe Inconnu concernant le sens de l’Incarnation du Sauveur, ce que Saint-Martin nomme « l’homification », c’est-à-dire la descente en ce monde de matière du Fils de Dieu venu, avec quelle abnégation, quel « anéantissement », accomplir ce que l’homme aurait dû réaliser s’il ne s’était pas perdu, à savoir s’extraire de l’abîme et y faire retentir la Parole Divine : « La raison de l’homification divine, tant spirituelle que corporelle, tant céleste que terrestre, tient donc à ce que Dieu avait remis à l’homme la tâche de soumettre la Terre, et à ce que, malgré notre chute , Il respecte tellement Ses décrets, qu’Il S’est fait homme pour les accomplir sous notre nom, comme pour nous en laisser la gloire, après que Lui, Il en aurait eu toute la fatigue et toute l’amertume. En outre, l’homme était mort spirituellement avant d’avoir accompli sa mission, il fallait que le Réparateur mourût corporellement avant d’avoir rempli le cours ordinaire de la vie de l’homme et cela à une époque qui symbolisât dans tous ses points avec les divers degrés progressifs de la maladie de l’homme et ceux de sa guérison. (…) Mais si l’homme a conservé quelques notions des proportions qui doivent se trouver entre les remèdes et les maux et qu’il ne sente pas son cœur se briser en concevant combien doit être grand et effroyable l’abîme où il est tombé, pour que le grand Nom divin, ou la Parole éternelle qui soutient tout, soit venue s’y plonger après lui, il n’est pas digne de respirer et encore moins de jeter les yeux sur les vérités que nous lui avons présentées. Car, quelle douleur peut se comparer à la douleur de sentir combien, ici-bas, cette parole se trouve expatriée. » (De l’esprit des choses, « Différence de la mission du Réparateur à celle d’Adam »).
« Il faut que dans l'opérant, comme dans nous,
l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis,
c'est-à-dire, qu’il faut que nous remontions,
comme le Réparateur, à la région de l'élément pur
qui a été notre corps primitif,
et qui renferme en soi l'éternelle SOPHIE..»
(Le Ministère de l’homme-esprit).
Pour parvenir à ce but, il convient que l’opérant, c’est-à-dire celui qui s’engage dans son chemin de remontée vers la région de « l’élément pur », là où se trouve l’Eternelle SOPHIA, abolisse en lui toute idée de chair et de sang pour atteindre l’Esprit et la Vie : « Toutefois il serait bien essentiel que l'opérant répétât sans cesse aux fidèles ces mots de l'instituteur : la chair et le sang ne servent de rien, mes paroles sont esprit et vie ; car combien la lettre des autres paroles a-t-elle tué d'esprits ! Il faut que dans l'opérant, comme dans nous, l'idée et le mot de chair et de sang soient abolis, c'est-à-dire, il faut que nous remontions, comme le réparateur, à la région de l'élément pur qui a été notre corps primitif, et qui renferme en soi l'éternelle SOPHIE, les deux teintures, l'esprit et la parole. Ce n'est qu'à ce prix que les choses qui se passent dans le royaume de Dieu peuvent aussi se passer en nous. » (Le ministère de l’homme-esprit). Pour réaliser cela que faut-il faire ? La réponse de Saint-Martin s’impose lumineusement : « Rappelons-nous la sentence prononcée par Saint-Paul, Ire Cor. 15 -50. La chair et le sang ne sauraient posséder le royaume de Dieu et disons par la même raison que le royaume de Dieu ne peut habiter avec la chair et le sang, que par conséquent il faudra que la chair et le sang disparaissent, pour que les prophéties de la paix des Juifs parviennent à leur accomplissement… » (Ecce Homo, § 6).
Alors l’âme de désir comprendra la raison de sa nécessaire séparation définitive d’avec les trois premiers principes élémentaires qui présidèrent à la création de ce monde matière, afin d’entrer dans la région de l’Esprit qu’elle n’aurait jamais dû quitter : « Tu verras pourquoi les trois Marie se trouvent au pied de sa croix pendant son supplice comme représentant les trois premiers principes élémentaires dont l'esprit de l'homme qui se régénère est censé être entièrement séparé pour entrer dans la région de l'esprit, la seule qui lui soit naturelle, puisque s'il ne l'avait pas abandonné autrefois, il ne serait jamais né des femmes. » (Le Nouvel homme, § 66).
VIII. « C'était de la chair…qu'il venait nous délivrer. »
« En s'enveloppant de la chair
provenue de la prévarication du premier homme,
c'était de la chair, des éléments et de l'esprit du grand monde
qu'il venait nous délivrer. »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
C’est la raison pour laquelle le Divin Réparateur - et l’on constate combien cette pensée trouve sa logique à l’intérieur de l’enseignement du Philosophe Inconnu qui n’aspire qu’à nous porter, nous hisser en nous extrayant des chaînes de la matière corrompue, vers notre destination spirituelle, vers le corps glorieux immatériel -,est précisément venu en ce monde pour délivrer les hommes de la chair : « Après être devenu homme immatériel par le seul acte de la contemplation de sa pensée dans le miroir de l'éternelle Vierge ou SOPHIE, il a fallu qu'il se revêtît de l'élément pur, qui est ce corps glorieux englouti dans notre matière depuis le péché. Après s'être revêtu de l'élément pur, il a fallu qu'il devînt principe de vie corporelle, en s'unissant à l'esprit du grand monde ou de l'univers. Après être devenu principe de vie corporelle, il a fallu qu'il devînt élément terrestre, en s'unissant à la région élémentaire ; et de là il a fallu qu'il se fit chair dans le sein d'une vierge terrestre, en s'enveloppant de la chair provenue de la prévarication du premier homme, puisque c'était de la chair, des éléments, et de l'esprit du grand monde qu'il venait nous délivrer. » (Le Ministère de l’homme-esprit).
On comprend à présent beaucoup mieux pourquoi, en un ultime conseil, Saint-Martin nous délivre ce message qu’il semble avoir destiné à la future Société de ses intimes, c’est-à-dire à les authentiques Indépendants qui auront compris le véritable secret du règne de l’Esprit : « Je me préparerai à la fois le sommeil de paix et le réveil du juste, dans la joie et la vivacité de l'esprit. Parce que la matière étant bien loin au dessous de moi, ses vapeurs infectes ou obscures ne troubleront point la splendeur de mon atmosphère. » (L’Homme de désir, § 70).
« Suis donc la loi du feu. Il était avant le temps,
il s'élève au-dessus du temps.
Il s'élève dans une forme brillante.
Suis la loi du feu,
et monte avec lui dans la demeure de la lumière. »
(L’Homme de désir, § 97).
Un document, s’il en était encore besoin, nous fournit un excellent témoignage de l’influence de la pensée de Martinès sur Saint-Martin, de même qu’il fait apparaître la grande fidélité du Philosophe Inconnu à l’égard de son premier maître sur le plan de la doctrine de la matière et sa destination à la dissolution finale. Ce document n’est autre que le texte connu sous le nom de : Le Livre Rouge, Carnet d'un jeune élu cohen, rédigé alors que Saint-Martin était encore en relation directe avec le thaumaturge bordelais, même s’il laisse apparaître des éléments qui annoncent à l’évidence ce que deviendra, de manière exclusive en rejetant la théurgie et ses méthodes, la voie de l’initiation selon l’interne.
« Aie toujours présent à l'esprit
que tu as un corps qui appartient à la terre »
(Le Livre Rouge, 264).
Dans ce texte fort intéressant, Saint-Martin nous livre sa pensée à l’état naissant nous donnant des indications très précieuses comme celle-ci qui peut s’appliquer parfaitement à ceux qui ne parviennent pas à s’extraire des formes et des conceptions matérielles sur le plan initiatique : « On commence toujours par la forme, voilà pourquoi il y a deux testaments » (596), ce qui n’est pas sans être une métaphore plus qu’instructive sur la distinction entre la chair et l’esprit, entre le temps de la loi et celui de la grâce.
Mais il écrit surtout, afin de montrer comment se distinguent radicalement les deux ordres, c’est-à-dire le charnel et le spirituel : « Aie toujours présent à l'esprit que tu as un corps qui appartient à la terre » (264). Puis, abordant le sujet de la destination à la dissolution de la matière corporelle de l’homme sur lequel il ne cessera dans toute son œuvre de revenir, Saint-Martin nous confie alors une information que l’on peut considérer comme une réelle clé symbolique : « S'il y a eu quelque chose pour l'incorporisation de l'homme dans la forme, il y aura quelque chose pour sa séparation » (774).
Que peut-être ce « quelque chose » ?
Voici la réponse : « Par le feu élémentaire vient la dissolution, car c'est par la gêne de ce même feu qu'est venue la construction » (582.), et Saint-Martin nous confie alors comment comprendre la manière dont s’accomplira la dissolution du corps terrestre de l’homme : « En regardant brûler son feu, on voit descendre le terrestre et monter le céleste, c'est la même chose dans la dissolution de l'homme ». (595). [7]
« S'il y a eu quelque chose
pour l'incorporisation de l'homme dans la forme,
il y aura quelque chose pour sa séparation »
(Le Livre Rouge, 774).
L’enseignement de Saint-Martin s’affirme donc avec force, comme il n’aura eu de cesse de s’imposer dans tous ses écrits en faisant un élément central de sa pensée : le corps, notre corps de chair et de sang, est une barrière de matière ténébreuse nous séparant de Dieu, puisque le corps primitif, purement spirituel, était un présent divin immatériel et pur, alors que celui que nous avons actuellement, pour notre expiation et en rétribution du crime d’Adam, est le fruit d’une dégénérescence impure, le produit d’un « phénomène monstrueux » comme l’écrivit Willermoz, qui doit périr et s’effacer totalement.
Notre corps de chair et de sang,
produit d’un « phénomène monstrueux »,
- puisque le corps primitif spirituel,
était un présent divin immatériel et pur -
est une barrière de matière ténébreuse
nous séparant de Dieu,
qui doit périr et s’effacer totalement.
Le corps charnel de l’homme, selon Saint-Martin, est effectivement corrompu, et doit donc aller, inévitablement vers la corruption et la disparition, ceci afin de nous permettre d’accéder au domaine céleste de l’éternité par l’Esprit, là où se trouve la vie immortelle et impérissable, de sorte de nous unir, pour toujours, à la « demeure de la lumière » : «La première enfance de l'homme est une croissance, parce qu'elle est un présent divin. La seconde enfance est une dégénération, parce qu'elle est l'ouvrage de l'homme. Suivez donc le cours de l'homme esprit ; vous ne pouvez le faire naître de l'âme de l'homme, comme le prétendent ceux qui se pressent de juger, parce qu'il n' y a qu'un seul être qui puisse donner la vie immortelle et impérissable. Voudriez-vous le faire naître de Dieu, dans le moment où l'homme accomplit la loi grossière de sa reproduction matérielle ? Pourriez-vous souiller à ce point la majesté suprême, que de la faire concourir elle-même avec l'avilissante brutalité de la matière ? Notre dépouille humaine ne devrait faire autre chose pour nous, pendant notre séjour sur la terre, que s'évanouir successivement comme un fantôme et comme un ouvrage de féerie, et rendre à notre esprit, par la même gradation douce, sa liberté première, sa force et ses vertus originelles. Suis donc la loi du feu. Il était avant le temps, il s'élève au-dessus du temps. Il s'élève dans une forme brillante. Suis la loi du feu, et monte avec lui dans la demeure de la lumière. » (L’Homme de désir, § 97).
« Notre dépouille humaine
ne devrait faire autre chose pour nous,
que s'évanouir comme un fantôme,
et rendre à notre esprit,
sa liberté première, sa force et ses vertus originelles…
Suis la loi du feu,
et monte avec lui dans la demeure de la lumière.»
(L’Homme de désir, § 97).
Conclusion : la dissolution de la matière sera une « bénédiction »
« L’homme doit se souvenir que son corps
et tout ce qui est matière
disparaîtra un jour et s’évanouira
comme une fumée dans l’air,
pendant que son être spirituel mineur continuera
d’exister éternellement…. »
(Leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).
Saint-Martin nous laisse cet avertissement solennel qu’il conviendrait de longuement méditer : « Or, puisque la naissance de la matière est la suite de la volonté mauvaise de l’être démoniaque, c’est faire alliance avec lui et lui rendre un culte que de porter nos désirs et nos affections vers cette matière. [L’homme doit se souvenir] que son corps et tout ce qui est matière disparaîtra un jour et s’évanouira comme une fumée dans l’air, pendant que son être spirituel mineur continuera d’exister éternellement…. » (Saint-Martin, leçon de Lyon n°86, 5 janvier 1776).
« La bénédiction de réintégration de la matière
est l'acte final de son existence,
acte qui se répétant tous les jours par la destruction des corps particuliers,
nous annonce assez comment il doit s'opérer pour la dissolution générale,
(…)
La parole du fils divin est aussi nécessaire
pour opérer la dissolution de la matière universelle,
qu'elle l’a été pour en ordonner la production et l'assemblage… »
(Traité des Bénédictions).
Mais c’est peut-être dans le Traité des Bénédictions, qui ne sera publié qu’à titre posthume, que Saint-Martin s’est le plus étendu sur ce que signifiera la réintégration des choses créées au sein du Principe, c’est-à-dire l’opération de dissolution de la matière qui sera, en effet, une « bénédiction », de sorte que nous puissions participer au « culte éternel du Créateur » pour lui présenter « spirituellement », et pour l’éternité, le « tableau fidèle et les fruits glorieux des lois » qui nous avaient été données, de sorte que soit rétablie l’harmonie universelle qui ramènera tout à « l’Unité » : « La bénédiction de réintégration de la matière est l'acte final de son existence, acte qui se répétant tous les jours par la destruction des corps particuliers, nous annonce assez comment il doit s'opérer pour la dissolution générale, puisque nous sommes convenus que les lois en étaient les mêmes (…) c'est toujours ce verbe éternel et universel : c'est toujours la parole du fils même, qui doit détacher les liens mêmes de la création temporelle, connue c'est cette parole qui les a attachés dans leur origine, et qui les soutient depuis que la nature a commencé d'exister en apparence de forme matérielle. (…) La parole du fils divin est aussi nécessaire pour opérer la dissolution de la matière universelle, qu'elle l’a été pour en ordonner la production et l'assemblage; car s'il n'en était pas ainsi, il faudrait que la matière fut elle-même dépositaire de son verbe de création, afin qu'elle put à son gré, abréger ou prolonger son existence… » (Traité des Bénédictions).
« Le but de la dissolution de la matière
est de rendre à tous ces êtres le libre exercice des lois
de leur première nature,
c'est de rendre les êtres divins à la simplicité dé leur action divine…
qui est de participer au culte éternel du Créateur…
…en ramenant tout à l'Unité.»
(Traité des Bénédictions)
Puis Saint-Martin nous délivre le secret ultime qui explique pourquoi la matière est amenée, nécessairement, à être dissoute et à disparaître pour l’éternité : « Le but de la dissolution de la matière est de rendre à tous ces êtres le libre exercice des lois de leur première nature, c'est de rendre les êtres divins à la simplicité dé leur action divine, en faisant cesser le partage qu'ils sont forcés de faire pendant la durée du temps, entre une action divine qui leur est propre, et une action temporelle qui n'est que passagère ; c'est de rendre aux êtres spirituels-temporels leur propriété primitive qui est de participer au culte éternel du Créateur, c'est-à-dire de lui présenter spirituellement, et sans interruption, le tableau fidèle et les fruits glorieux des lois qu'il leur a données (…) enfin, c'est pour rendre aux esclaves prévaricateurs la lumière dont ils sont privés par les puissances ténébreuses de la matière ; c'est pour abréger leur servitude, en remettant à leur» premiers principes de vertu divine, les justes qui payent encore tribut à la justice éternelle dans l'ombre de leur réconciliation, et en préparant à cette même réconciliation les impies sur lesquels le nombre de molestation sera plus rigoureux, après la destruction de la matière, qu'il ne l'aura été pendant sa durée ; en un mot, c'est de rétablir l'harmonie universelle, en ramenant tout à l'Unité. » [8]
« La fête des pains sans levain approche ;
cette fête annonce au nouvel homme une nourriture
qui n'est point sujette à la fermentation
et à la corruption de la matière. »
(Le Nouvel homme, § 60).
Lire :
Le Martinisme, l'enseignement secret des Maîtres
Mercure Dauphinois, 2006..
Notes.
1. Saint-Martin, qui ne fut jamais très à l’aise en ce monde, espérait en être délivré au plus vite ; il avouera : « L'espérance de la mort fait la consolation de mes jours, aussi voudrais-je que l'on ne dît jamais : l'autre vie; car il n'y en a qu'une » (Portrait historique et philosophique, (1789-1803), § 109). Pourtant, si cette espérance de la mort fut une tonalité constante de son être, il ne se priva pas de décrire pendant le temps de son court passage sur cette terre, la réalité de la triste situation dans laquelle sont placés les hommes, et ce en des termes qui dépassent même souvent les plus austères descriptions du pourtant rigoureux Blaise Pascal (1621-1663), génie spirituel déjà peu enclin à l’optimisme béat sur le sort des créatures comme nous le savons, qui se voit ainsi parfois dépassé dans le sombre tableau qu’il fit de la réalité matérielle.
2. Cette page du Nouvel homme se poursuit ainsi : « La jeunesse, l'âge viril ne vont être qu'un développement successif de tous ces germes. Un régime physique, presque toujours contraire à la nature va continuer de presser à contresens le principe de sa vie. Un régime moral destructif de toute morale va nuire encore plus à son être intérieur, et le dévier tellement hors de sa ligne, qu'il ne croira plus même qu'il en existe une pour lui ; des doctrines de tout genre vont repousser son esprit par leur contrariété, ou ne l'asservir qu'en le trompant ; des occupations illusoires vont absorber tous ses moments, et lui voiler sans cesse sa véritable occupation. C'est ainsi qu'au terme d'une tempête perpétuelle, il arrive au terme de sa vie ; et là pour achever de mettre le sceau sur le décret qui l'a condamné à venir dans cette vallée de larmes, l'on tourmente son corps par les procédés d'une médecine ignorante, et son esprit par des consolations maladroites, tandis que dans ces moments périlleux cet esprit ne cherche qu'à entrer dans sa voie et éprouve peut-être en secret toute la douleur de s'en voir écarté. » (Le Nouvel homme, § 9). On peutsans doute à rapprocher ce passage du Nouvel homme d’un extrait des Instructions aux hommes désirs, texte qui pour être apocryphe contient cependant quelques vérités intéressantes. Ces Instructions sont évidemment à prendre avec grande prudence, Robert Amadou lors de leur publication prévenant ainsi les lecteurs en les désignant comme « demi-factices » : « La graphie des deux manuscrits n’est pas de la même main. Ni I'une ni l'autre ne désigne Saint-Martin non plus que Martines de Pasqually », on se gardera donc de leur conférer une autorité excessive qu’elles n’ont pas et à laquelle elles ne prétendent d’ailleurs pas. Mais, quoi qu’il en soit, voici ce qu’écrit l’anonyme auteur de ces Instructions qui n’est pas sans évoquer les descriptions sur la génération des êtres de Saint-Martin : « L’esprit mineur descend dans le corps, ou l’enveloppe, ou la prison, qui vient de lui être faite, et commence, dès cet instant, à éprouver un pâtiment, parce que la plus grande peine qu’un esprit puisse ressentir, est d’être borné dans son action. Considérons un moment la position de cet être. Il a les deux poings appuyés sur les yeux ; enveloppé dans l’amnios [ndr. L'amnios, ou sac amniotique, est l'enveloppe qui se constitue autour de l'embryon puis du fœtus], il nage dans un fluide de corruption, privé de l’usage de tous ses sens spirituels divins et corporels ; il reçoit la nourriture par les abîmes de sa forme, assujetti à une si grande privation qu’il ne tient la vie que par celle d’un être presque aussi faible que lui ; qu’il participe à toutes ses peines, ses pâtiments et ses maux. Ô crime de notre premier père ! voilà le juste châtiment que tu mérites. La justice de l’Eternel a assujetti toute la postérité d’Adam a passer par les mêmes voies. »(Cf. Instructions aux hommes désirs, Instruction neuvième, p.3).
3. Le fruit pervers de l’opération « d’Adam », selon Martinès, fut la génération d’une forme de matière ténébreuse dans laquelle le mineur fut enserré et enfermé en punition de son crime. Dès lors, au lieu de régner sur la terre et dominer sur elle en tant qu’être spirituel non charnel, il vint résider en ce monde « comme le reste des animaux », confondu avec la sinistre réalité matérielle : « Si l'on demandait encore comment s'est fait le changement de la forme glorieuse d'Adam dans une forme de matière et si le Créateur donna lui-même à Adam le corps de matière qu'il prit aussitôt sa prévarication, je répondrais qu'à peine Adam eut accompli sa volonté criminelle, le Créateur, par sa toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive, semblable à celle qui était provenue de son opération horrible. Le Créateur transmua cette forme glorieuse, en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre, d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication. L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux, au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme homme-Dieu et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants. » (Traité, 24). Ce que souligne de plus Martinès, mais nous aurons à y revenir plus longuement dans un prochain texte qui portera sur ce qu'est véritablement la doctrine de la réintégration dans la pensée du fondateur des élus coëns, c’est que le péché originel entraîna une « dégénérescence » du corps de gloire et de l’âme d’Adam, « dégénérescence » que ce dernier transmet à toute sa postérité par ses œuvres charnelles corporelles, jusqu’à la fin des temps, lorsque la matière, « jusqu’à sa parfaite dissipation faisant que toute chose temporelle prendra fin » (Traité 274), sera anéantie : « Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c'est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l'une et l'autre ont dégénéré, puisque l'âme est devenue sujette au pâtiment de la privation et que la forme est devenue passive, d'impassive qu'elle aurait été si Adam avait uni sa volonté à celle du Créateur. C'est là aussi où vous pouvez reconnaître sensiblement ce que nous appelons spirituellement décret prononcé de parl'Eternel contre la postérité d’Adam jusqu'à la fin des siècles, et que l'on nomme vulgairement péché originel. » (Traité, 45).
4. Nous découvrons, en parfaite continuité d'avec Martinès, sous la plume de Willermoz dans les Leçons de Lyon où la question du statut de la matière et du corps de l’homme actuel fut l’objet de nombreux commentaires, des lignes qui sont un parfait résumé de la pensée martinésienne : « Le corps matériel [de l'homme], dont il est enveloppé est tout à fait contraire à sa nature première. Voilà pourquoi l'esprit qui y est renfermé tend toujours à s'en débarrasser et désire avec ardeur d'en voir rompre les liens. (…) Le Créateur est un être trop pur pour pouvoir communiquer directement avec un être impur tel qu'est l'homme dans ce corps de matière dont il est revêtu que par sa punition (...) il faut qu'il commence par purifier sa forme corporelle pour pouvoir commencer ici-bas la réconciliation. » Et, comme si ce jugement, portant sur la corruption de la chair de l'homme, ne suffisait pas, Willermoz nous montre ensuite, toujours dans la même 6e leçon du 24 janvier 1774, la noirceur de son esprit vendu aux forces maléfiques : « L'homme émané dans un état de gloire et de pureté pour opérer les décrets de l'Eternel dans la création universelle, loin d'agir selon les lois, préceptes et commandements qu'il avait reçus, orgueilleux de sa puissance qu'il venait de mettre en acte sous les yeux même du Créateur, reçut en cet état l'insinuation de l'intellect mauvais auquel il abandonna sa propre volonté bonne, et agit selon leur conseil démoniaque. » De quelle manière l'homme va-t-il être puni de cet acte coupable ? Ecoutons encore Willermoz pour le savoir : « (...) L'homme fut puni de son crime d'une manière conforme à la nature même du crime, il se trouva resserré dans une prison de cette même matière qu'il devait contenir et se soumit par là à une action sensible de ces esprits pervers sur ses sens corporels provenus de cette matière qui avait été créée pour les tenir en privation... (...) Adam, déchu de son état de gloire et enseveli dans un corps de matière ténébreuse, sentit bientôt sa privation. Son crime était toujours devant ses yeux... » (Willermoz, leçon n°6, 24 janvier 1774). On pourrait de même faire un parallèle entre les textes de Willermoz et ceux de Saint-Martin dans les Leçons de Lyon, montrant leur commune défiance à l’égard de la réalité matérielle corporelle : « Tous les hommes sont dans ce même cas. Le fardeau qui les assujettit, c’est la matière, cet être inférieur composé auquel leur esprit est lié depuis la naissance corporelle jusqu’à la dissolution de leurs corps. Il faut la puissance de ce même Etre qui leur a imposé ce fardeau, pour leur aider à le porter et pour les en délivrer et les rétablir dans leur simplicité de nature d’être spirituel divin. » (Saint-Martin, leçon n°89, 14 février 1776). On le constate, les Leçons de Lyon adopteront la même position doctrinale que Martinès à l'égard du composé matériel, et regarderont le corps actuel de l'homme comme la rançon de ses coupables industries, voyant dans les éléments de la réalité matérielle, les signes patent d'une dégradation honteuse, un « phénomène monstrueux » dont l'homme fut frappé, ce à quoi font allusion les nombreux passages des rituels du Régime Ecossais Rectifié, du grade d’Apprenti jusqu’à celui de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, exprimant une pensée qui traverse tout le système fondé par Willermoz. On nous autorisera à signaler rapidement, une nouvelle fois car le sujet est d’importance, que c’est cette même doctrine, absolument semblable, qui culmine au sommet du Régime rectifié, et forme la partie essentielle de son enseignement : « La jonction d'un être intelligent avec un corps matériel, qui suivit la prévarication de l’homme, fut un phénomène monstrueux pour tous les êtres spirituels. Il leur manifesta l'opposition extrême qui était entre la volonté de l'homme et la loi divine. En effet l'intelligence conçoit sans peine l'union d'un être spirituel et pensant avec une forme glorieuse impassive, telle qu'était celle de l'homme avant sa chute ; mais elle ne peut concevoir la jonction d'un être intellectuel et immortel avec un corps de matière sujet à la corruption et à la mort. Cet assemblage inconcevable de deux natures si opposées est cependant aujourd'hui le triste apanage de l'homme. Par l'une, il fait éclater la grandeur et le noblesse de son origine ; par l'autre, réduit à la condition des plus vils animaux, il est esclave des sensations et des besoins physiques. (…) Voilà mon Cher frère, pourquoi l'être intelligent qui constitue l'homme est spirituel et immortel, et pourquoi les corps, la matière, les animaux, l’homme même comme animal, et tout l'univers créé ne peuvent avoir qu'une durée temporelle momentanée. Ainsi donc tous ces êtres matériels, ou doués d'une âme passive, périront et s'effaceront totalement, n’étant que des produits d’actions secondaires, auquel le Principe unique de toute action vivante n'a coopéré que par sa volonté qui en a ordonné les actes. » (Instruction secrète des chevaliers Profès, manuscrit 5475 pièce 2 de la Bibliothèque Municipale de Lyon).
5. L'insistance sur le monde matériel comme lieu de corruption, de la domination démoniaque, dont Saint-Martin fit un de ses thèmes majeurs, vient de Martinès de Pasqually bien évidemment, mais est également très présente dans l'Ecriture, le Divin Réparateur ayant, à plusieurs reprises, marqué son éloignement d'avec le monde, au point même d'indiquer que son Royaume n'était pas sur cette terre mais au ciel : "Jésus répondir. Mon Royaume n'est pas de ce monde. Si mon Royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combatu afin que je ne fusse pas livré aux Juif ; mon Royaume n'est pas d'ici." (Jean XVIII, 36)..
6. Martinès emploie le terme « réintégration » dans le sens d’un retour au principe s’effectuant par une « disparition » des formes charnelles, une dissolution de la matière dont il ne restera plus aucun vestige, comme si elle n’avait même jamais eu de réalité : « Cependant, malgré tout l'avantage que tu devais retirer des lois empreintes sur ces tables sacrées, ta prévarication m'a forcé de les rompre en ta présence et il n'en reste pas plus de vestige devant toi qu'il n'en restera de la création universelle lorsqu'elle sera réintégrée dans son premier principe d'émanation. » (Traité, 220). Cette acception du terme « réintégration » en tant que dissolution définitive du composé matériel, soit une entière dissolution de la forme charnelle «aussi promptement réintégrée qu'elle est enfantée par l'esprit » (Traité, 47), nous est confirmée par l’usage qu’en feront les participants des leçons de Lyon qui furent les plus proches disciples du Grand Souverain, et qui utiliseront le terme en lui donnant un sens identique à celui du Traité, comparant la destruction des corps par le feu à la réintégration universelle de toutes les forme matérielles : « Abel conçu chastement fut le juste choisi pour opérer la réconciliation d’Adam, mais cette réconciliation ne put être que temporelle et particulière. C’était au Christ à faire celle spirituelle et universelle. L’effusion du sang des victimes et la destruction de leurs corps par le feu annonçaient la réintégration nécessaire et continuelle de toutes les formes. » (SM, leçon n°6, 24 janvier 1774). Cet exemple pourrait être suivi par des dizaines d’autres : « De même que, parmi les êtres matériels, un germe ne peut avoir de végétation qu’après la putréfaction, c’est-à-dire que lorsque les vertus terrestres ayant détruit son enveloppe ont pénétré jusqu’à lui pour l’actionner et lui faire produire à son tour les vertus et facultés qui sont en lui, ainsi l’homme ne peut parfaitement réacquérir les vertus et puissances de son âme qu’après que les vertus divines ont opéré la réintégration de sa forme corporelle et actionné son être spirituel. » (SM, leçon n°81, 29 novembre 1775). Saint-Martin explique d’ailleurs, montrant que l’idée de « réintégration » signifie bien la disparition de la matière et de toutes les formes, et non une quelconque « spiritualisation de la chair » : « [L’homme doit se souvenir] que son corps et tout ce qui est matière disparaîtra un jour et s’évanouira comme une fumée dans l’air, pendant que son être spirituel mineur continuera d’exister éternellement…. » (SM, leçon n°86, 5 janvier 1776).
7. Carnet d'un jeune Elu Cohen, BM de Lyon, Fonds Willermoz, MS 5.476 (34), publié par Robert Amadou, revue Atlantis, n° 245, mars-avril 1968, pp. 268-282..
8. Traité des Bénédictions, in Œuvres posthumes, Tours, Letourmy, 1807.
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samedi, 07 juillet 2012
Louis-Claude de Saint-Martin et la doctrine angélique
Louis-Claude de Saint Martin et les Anges
Jean-Marc Vivenza
Table
Introduction
I. Qui sont les anges ?
II. La relation de l’homme aux anges
III. La théurgie magique invocatoire
IV. Premier contact de Saint-Martin avec la théurgie angélique
V. Jugement critique de Saint-Martin vis-à-vis de la voie des élus coëns
VI. Révélation de Saint-Martin sur le ministère des anges
VII. Importance du baptême angélique
VIII. Ce n’est pas à l’homme de prier les anges
IX. C’est à l’homme de faire connaître Dieu aux anges
X. L’esprit du ministère, ou la véritable « religion » de l’homme
Conclusion : « les anges attendent le règne de l'homme »
*
Appendice : Le De circulo et ejus compositione et le culte primitif,
Nature de la véritable « réconciliation »
et but réel des travaux des élus coëns
Bibliographie
Vient de paraître
Editions Arma Artis, 120 pages.
+
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samedi, 26 mai 2012
Le Régime Ecossais Rectifié et la doctrine de la matière
Jean-Baptiste Willermoz et la corruption de la nature de l’homme
Eclaircissements à propos de la distinction entre « l’ordre de la chair » et « l’ordre de l’esprit »
Jean-Marc Vivenza
« A quoi fait allusion ce mausolée, avec ces inscriptions ?
A l'immortalité de l'âme, aux principes élémentaires
et à la dissolution de la matière. »
J.-B. Willermoz, Rituel du 3e Grade du Régime Ecossais Rectifié.
Voilà un sujet impressionnant, une question délicate qui est l’objet d’éternelles discussions au sein des cénacles rectifiés, et même en d’autres, entraînant souvent, à n’en plus finir, des débats animés dans lesquels s’affrontent des opinions radicalement opposées. Cela en est arrivé à un tel point que beaucoup ne savent plus trop quoi penser alors même que l’Ordre - c’est-à-dire le Régime Ecossais Rectifié - possède de façon claire une doctrine portant sur la matière, exprimée en des termes incontestables n’autorisant, a priori , aucun doute ni aucune réserve, ceci faisant qu’il ne devrait normalement n’y avoir nulle confusion régnant en ces domaines pour quiconque respecte les positions willermoziennes et ne cherche pas à y substituer des vues étrangères ou extérieures à ces dernières qui ont, et elles seulement, autorité sur le plan doctrinal.
Or confusion il y a, confusion assez largement répandue et grandement perceptible, montrant certes que ne sont pas compris, mais surtout connus faute d’être travaillés comme il se devrait, les textes du Régime rédigés pourtant avec une infinie patiente pédagogique par Jean-Baptiste Willermoz, attitude d’oubli qui est une erreur doublée d’une faute du point de vue initiatique. C’est pourquoi, face à cette situation problématique générant de nombreuses convictions inexactes et vues subjectives diverses, il nous a semblé utile et même nécessaire de présenter, le plus complètement possible, les thèses effectives sur la nature de l’homme, la matière et sa destination, qui ont été en effet « infusées » par son fondateur au sein du système mis en œuvre lors du Convent des Gaules en 1778 à Lyon et entériné définitivement en 1782 à Wilhelmsbad.
I. Les sources de la pensée willermozienne
Préalablement, pour connaître la raison de la position du Régime Rectifié à l’égard de la matière entendue aussi bien comme constituant le corps charnel de l’homme que le composé matériel commun à toutes choses créées traversant les trois règnes du vivant (animal, végétal, minéral), il convient de savoir comment cette pensée s’est peu à peu imposée au principal concepteur du Régime au point de devenir sa pensée officielle, pensée occupant une place centrale dans les principes théoriques enseignés par l’Ordre et allant même jusqu’à participer d’une bonne part des instructions ultimes destinées au Chevaliers admis dans la classe non-ostensible.
A la lecture des textes du Régime un constat immédiat s’impose : nous nous trouvons face à une analyse structurée, arrêtée et construite qui prédomine dans le système willermozien traversant tous les grades en faisant l’objet d’exposés méthodiques résumés en quelques thèses relativement sévères sur le caractère corrompu et la nature déchue des formes dans lesquelles l’homme se trouve placé, enserré et est contraint de vivre pendant son séjour en ce monde. Ces thèses d’où proviennent-elles ? De Martinès de Pasqually (+ 1774) pour une grande part en effet, mais pas seulement (l’aspect plus directement symbolique du sujet chez Martinès - les essences spiritueuses, valeur du ternaire et du neuvénaire, les facultés, etc. - a été abordé par Edmond Mazet dans une étude intitulée : « La Conception de la matière chez Martinez de Pasqually et dans le Régime Ecossais Rectifié, Renaissance Traditionnelle, n° 28, octobre-décembre 1976). Ces thèses, du point de vue philosophique, métaphysique et théologique, qui est celui qui nous intéresse dans la présente étude, ont été propagées par d’autres auteurs spirituels bien avant Pasqually, parmi lesquels Origène (v. 185-253), Clément d’Alexandrie (IIe s.), ou même Platon et les néoplatoniciens (Jamblique, Porphyre, Plotin, Damascius), voire plus directement saint Paul, premier maître instructeur en ces sujets fondamentaux, et bien évidemment l’Evangile lui-même par les paroles du Christ qui pose une distinction très nette entre le monde et le ciel, entre les choses crées et incréées, entre le visible et l’invisible, ce qui aboutira à l’établissement d’une distinction fondatrice essentielle qui prendra, dès les premiers temps de l’Eglise, une place centrale au sein du christianisme : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu, afin que je ne fusse pas livré aux Juifs ; mon royaume n’est pas d’ici. » (Jean XVIII, 36).
Un autre point est parfois évoqué en forme d'interrogation teintée chez certains d'une étrange inquiétude, relatif au climat propre de l’histoire de la pensée religieuse occidentale qui fut considérablement influencé par ce courant : les thèses willermoziennes seraient-elles marquées par une sensibilité augustinienne ? Sans aucun doute puisqu’on retrouve de nombreuses affirmations semblables à celles du Rectifié dans les ouvrages de l’évêque d’Hippone (De la nature et de la grâce, De Trinitate, De la grâce et du libre arbitre, La Cité de Dieu, etc.). Ces thèses, qui s’imposeront comme une sorte de signature distinctive de la pensée théologique de saint Augustin (354-430) portent sur la corruption de l’homme, l’état dégradé de la création, le caractère vicié du monde matériel, la nécessité de la grâce, et constituent ce qu’il convient d’appeler en effet « l’augustinisme théologique », qui insista avec une force extraordinaire sur les tragiques conséquences négatives de la chute : « Par le fait de leur origine, tous les hommes sont soumis à la corruption, notre nature viciée n'a plus droit qu'à un châtiment légitime… ne pensons pas que le péché ne puisse point vicier la nature humaine, mais sachant par les divines Ecritures, que notre nature est corrompue, cherchons plutôt comment cela s'est fait.» [1]
Est-il donc illégitime, en examinant les textes du Régime Ecossais Rectifié, de signaler cette identité conceptuelle entre la pensée de saint Augustin et celle de Willermoz ? Certes non, c’est même, selon nous, un exercice instructif que de souligner ce lien nous permettant de replacer, sans la soumettre car il convient de respecter les domaines et ne point les confondre, la doctrine du Régime au sein de l’histoire de la spiritualité chrétienne. Mais il convient également, dans le même temps, de voir que ces thèses ne sont pas propres à saint Augustin mais sont communes à de nombreux penseurs antérieurs ou postérieurs à lui, de même qu’elles ne sont pas uniquement celles de Willermoz et du Rectifié puisqu’elles inspirèrent, pour ne citer que les figures se situant à la périphérie immédiate de la réforme de Lyon, les œuvres de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), Joseph de Maistre (1753-1821) et Franz von Baader (1765-1841). La question qui doit donc seule nous importer est uniquement de savoir ce que pense et affirme le Régime rectifié, et il se trouve que ce Régime, précisément en ses bases doctrinales essentielles, se rattache aux thèses néoplatoniciennes, origéniennes et augustiniennes. C’est un fait ; et si l’on veut être en accord avec un Ordre auquel on dit appartenir, il convient logiquement d’en accepter la doctrine et la professer, ou tout au moins, ce qui est un minimum, d’en respecter les vues et ne point les dénoncer comme des « erreurs » et les qualifier « d'hérésies ».
II. Les conséquences du péché originel
On remarque ainsi que dès les célèbres leçons de Lyon (1774-1776), Willermoz exposa la raison pour laquelle l’homme est revêtu aujourd’hui d’un corps de matière, puisque devant à l’origine lutter pour libérer des fers matériels les esprits qui y étaient emprisonnés, il a été finalement puni de son crime en subissant le même sort que les ennemis de l’Eternel, c’est-à-dire en étant précipité, lui qui était un esprit glorieux, à son tour dans un « corps de matière ténébreux » : « L'homme fut puni de son crime d'une manière conforme à la nature même du crime, il se trouva resserré dans une prison de cette même matière qu'il devait contenir et se soumit par là à une action sensible de ces esprits pervers sur ses sens corporels provenus de cette matière qui avait été créée pour les tenir en privation..Adam, déchu de son état de gloire et enseveli dans un corps de matière ténébreuse, sentit bientôt sa privation. Son crime était toujours devant ses yeux... » (J.-B. Willermoz, leçon n°6, 24 janvier 1774).
Propos auxquels répondent ces lignes du rituel du grade de Maître Ecossais exprimant un jugement qui traverse tout le Rectifié : « C'est cette dégradation de l'homme, ce sont l'abus de sa liberté, le châtiment qu'il en a reçu, l'esclavage dans lequel il est tombé et les suites funestes de son orgueil qui vous ont été représentés aujourd'hui dans le premier tableau, par le saccagement et la destruction du premier Temple de Jérusalem : image sensible de l'humiliante métamorphose qu'ils occasionnèrent dans la première forme corporelle de l'homme.»
« Adam, déchu de son état de gloire
et enseveli dans un corps de matière ténébreuse,
sentit bientôt sa privation… »
J.-B. Willermoz, leçon n°6, 24 janvier 1774.
Pour cette conception à laquelle adhère à la suite de Willermoz les principaux représentants du courant illuministe européen : Friedrich Oetinger (1702-1782), Kirchberger (1739-1798), Karl von Eckartshausen (1752-1803), Dietrich Lavater (1743-1826), pour ne citer que les plus connus, la chair dont furent revêtus Adam et Eve et leur descendance est une punition, la conséquence du péché originel, une sanction, conception qui peut surprendre le lecteur contemporain habitué à un regard moins négatif sur la chair, d’autant que d’autres courants optent pour une position bien plus optimiste comme on en trouve trace dans les églises orientales infiniment moins sévères sur le sujet, mais dont la source se trouve cependant formellement dans l’Ecriture et chez plusieurs Pères de l’Eglise comme saint Grégoire de Nysse (+394) qui déclarait positivement : «Nous sommes devenus chair et sang par le péché. » (S. Grégoire de Nysse, Hom. Op. 22 205 A).
III. Prévarication d’Adam et corruption de la nature
« Nous sommes devenus chair et sang par le péché. »
S. Grégoire de Nysse, Hom. Op. 22 205 A.
a) Tradition patristique
Cette idée d’un emprisonnement de l’homme dans un corps de matière en punition du crime d’Adam possède sa source dans l’Ecriture Sainte et fut reprise ensuite par certains Pères de l’Eglise. Mais c’est sans doute, comme nous l’avons déjà signalé, Origène disciple de saint Clément d’Alexandrie, qui systématisa, développa et édifia de façon la plus la complète la thèse d’une Chute de l’homme dans la matière, d’une descente dans des corps grossiers et animaux, comme répondant à une faute antérieure, en se fondant sur le récit, il est vrai saisissant du troisième chapitre du livre de la Genèse, où il est dit, après l’épisode du péché originel : « Dieu fit à l’homme et à la femme des tuniques de peau. » (Genèse III, 21.).
Si nous sommes placés dans une structure matérielle aujourd’hui, dans une enveloppe corporelle, cela est donc pour Origène la conséquence de la chute, de la faute commise en Eden ; c’est-à-dire, pour être clair, que c’est en punition et pour notre honte que nous reçûmes des « vêtements de peau » semblables à ceux des animaux, entraînant tragiquement toute la famille humaine dans l’héritage du péché, péché se signalant par une détermination de la chair à la corruption et à la mort.
Après la faute du premier homme affirme Origène, en faisant sienne l’analyse de saint Paul, tous les descendants d’Adam naissent dans un état d’aversion à Dieu parce qu’ils sont, par la faute de leur père, privés des dons que Dieu avait octroyés à l’homme, comme le soutient également Tertullien (+ v. 220) : « L’homme, condamné à mort dès l’origine, a entraîné dans son châtiment tout le genre humain contaminé par son sang. » (Sermon de l’âme, 1 ; c. IV). De la sorte, depuis le péché originel, par essence, la chair « contaminée », la matière corporelle est opposée aux lois divines, car à cause de la prévarication d’Adam en Eden : « la pensée de la chair est inimitié contre Dieu. » (Romains VIII, 7). C’est une règle invariante se reproduisant à chaque génération ; la chair est ainsi irréformable et c’est un travail vain et inutile que de chercher à lui conférer une autre orientation comme le déclare Salomon : « Quand tu broierais le fou dans un mortier, au milieu du grain, avec un pilon, sa folie ne se retirerait pas de lui. » (Proverbes XXVII, 22). La vieille nature est précisément « dénaturée », abîmée dans la matière ; la chair est corrompue, malade, frappée d’une souillure mortelle de par les effets de la prévarication d’Adam.
« L’homme, condamné à mort dès l’origine,
a entraîné dans son châtiment
tout le genre humain contaminé par son sang. »
Tertullien, Sermon de l’âme, 1 ; c. IV.
Cette conception on le voit, avant même saint Augustin qui théorisa cependant cette idée de corruption radicale de la chair de par la chute avec l’insistance que l’on saiten Occident, fut exposée par Origène et son disciple Grégoire le Thaumaturge (+270), puis Eusèbe de Césarée (260-340), pensée qui passa à la postérité, par saint Jérôme (344-420) qui la fit figurer dans ses nombreux Commentaires, sans oublierEvragre le Pontique (345-400), Grégoire de Nysse (335-394) et saint Maxime le Confesseur (580-662).
Saint Augustin occupe évidement une place centrale dans l’histoire de la pensée théologique en raison de l’importance monumentale de son œuvre, faisant que l’accent fut mis d’une façon particulière sur le sujet du péché originel avant même que le saint évêque d’Hippone ne fut reconnu comme un docteurde l’Eglise par Rome (en 1295 par Boniface VIII), ceci sans compter que parallèlement à son influence déterminante, saint Hilaire de Poitiers (+367) s’ouvrit à la pensée d'Origène sur la chute dont il traduira les Commentaires sur les Psaumes, ce qui procurera une autorité réelle et conjointe à la fois à Origène et à saint Augustin sur de nombreux théologiens à travers tout le moyen âge occidental jusqu’à l’âge classique et la période moderne, de saint Bernard de Clairvaux (1090-1153) ou Guillaume de Saint-Thierry (1085-1148), et par eux la tradition cistercienne, puis saint Thomas D’aquin (+ 1274), saint Bonaventure (+ 1274) et Maître Eckhart (1260-1328) qui, dans son Commentaire du Prologue de Jean, s’inspira nommément d’Origène qui comparait l’apôtre bien aimé du Christ à l'aigle évoqué par Ézéchiel (XVII, 3-4), ceci sans oublier saint Jean de la Croix (1542-1591) et sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) convertis à la lecture de saint Augustin, saints espagnols pénétrés des thèses augustiniennes, comme le seront d’ailleurs les plus grands spirituels chrétiens, théologiens et docteurs d’Occident. [2]
b) Enseignement des Pères
Les théologiens enseignent donc, s’agissant des conséquences du péché pour nos premiers parents :
1) La perte des dons surnaturels et préternaturels.
2) Le dépouillement de la grâce sanctifiante, des vertus infuses, des dons du Saint-Esprit et du droit du bonheur du Ciel.
3) Le retrait des dons extranaturels, c’est-à-dire, pour le traduire clairement, qu’Adam et Eve, et nous par héritage, avons été assujettis à l’ignorance, à la concupiscence et à la mort.
4) La révolte des sens et la désobéissance native.
5) La transformation de notre corps immortel en une chair corrompue et la malédiction du sol (Genèse III, 17)
Saint Grégoire de Nysse écrit : « Ainsi l'homme étant tombé dans le bourbier du péché, a perdu d'être l'image du Dieu incorruptible, et il a pris en échange par le péché l'image d'une boue corruptible : c'est cette image que le Verbe nous exhorte à déposer en la nettoyant comme avec de l'eau par la pureté de notre vie : ainsi le revêtement de boue étant déposé, à nouveau la beauté de l'âme se manifestera. Déposer ce qui est étranger, c'est en effet pour l'âme revenir à son état naturel. Et ceci ne lui est pas possible autrement qu'en redevenant ce qu'elle était à l'origine. » (S. Grégoire de Nysse, PG 46, 372 B-C).
« Déposer ce qui est étranger,
c'est en effet pour l'âme revenir à son état naturel.
Et ceci ne lui est pas possible autrement
qu'en redevenant ce qu'elle était à l'origine. »
S. Grégoire de Nysse, PG 46, 372 B-C.
c) Sens de l’Incarnation
De la sorte, rappelleront les pieux auteurs à la suite de saint Paul, lorsque l’Ecriture parle de l’Incarnation du Seigneur, ce n’est pas pour nous signaler que le Christ est venu prendre condition humaine afin d’en magnifier l’état et se louer de notre situation ; pour nous adresser des félicitations et nous encourager à profiter plus encore de notre fond vicié et infecté par le péché, pour complaisamment flatter nos séductions sensibles et nous inviter à nous délecter de nos impressions charnelles. Il ne faut jamais oublier que s’il est venu parmi nous, sous forme d’homme, c’est pour prendre sur lui notre nature pécheresse, pour assumer, par amour, notre triste condition abîmée par la faute, pour endosser la déréliction de notre état chuté – non pas pour glorifier la chair et ses fruits amers mais bien au contraire nous appeler, dès ici bas aux réalités célestes : « Lui [le Christ Jésus] qui de condition divine dit Paul, n’a pas craint de s’anéantir (le verbe grec kenosis, est encore, sur le plan métaphysique, bien plus fort que ne le rend le français « anéantir »), prenant la forme d’esclave, étant fait à la ressemblance des hommes ; et, étant trouvé en figure comme un homme, il s’est abaissé lui–même, étant devenu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. C’est pourquoi aussi Dieu l’a haut élevé et lui a donné un nom au–dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus se ploie tout genou des êtres célestes, et terrestres, et infernaux, et que toute langue confesse que Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. » (Philippiens, II, 7-11).
« Il a été fait péché
pour que Dieu condamnât le péché dans la chair . »
(Epître aux Romains VIII, 3).
Il s’est fait « péché » dit même saint Paul pour mieux nous faire comprendre le sens de l’Incarnation, et « il est mort pour nos péchés » (1 Corinthiens XV, 3), « portant les péché en son corps .» (1 Pierre II, 22) ; « il a été fait péché pour que Dieu condamnât le péché dans la chair . » (Romains VIII, 3).
Le Christ s’est fait « chair » (ou « homme » ce qui est équivalent pour notre présent état de créatures livrées, sur le plan naturel, aux puissances de l’adversaire de Dieu dont témoigne, à chaque seconde, le terrible spectacle de ce monde désorienté, scandaleux et criminel), non pour venir profiter de notre condition et nous complimenter sur son usage, mais nous en sauver ! Pas pour célébrer la beauté de notre situation, festoyer et danser, prendre femme et se dégourdir les sens, mais pour nous délivrer par sa mort ignominieuse sur le bois de la Croix en affirmant que, par son sacrifice expiatoire, la réalité du Ciel nous attendait, précisant que son « Royaume n’est pas de ce monde » (Jean XVIII, 36), et qu’il fallait que l’Agneau fût sacrifié pour nous laver du péché : « Il fallait une victime pour mériter la grâce [d'Adam]. Il fallait que sa forme corporelle matérielle fut purifiée par la destruction de son fils Abel et par l'effusion de son sang, afin, que, purgée par là de son impureté, elle devînt plus susceptible de communication. La mort d'Abel n'opéra point la réconciliation de son père, mais elle le disposa à l'obtenir. Il ne pouvait l'obtenir parfaite que par la destruction de sa propre forme matérielle, mais il fallait qu'elle fut purgée de son impureté par l'effusion du sang de son fils Abel, et ce fils ne fut donné qu'à cette fin. » (Willermoz, Leçon n°6, 24 janvier 1774).
IV. L’opposition entre « l’ordre de l’esprit » et « l’ordre de la chair »
Ceci étant précisé, nul ne saurait donc contester la radicale opposition que l'on trouve dans les Evangiles entre l’esprit et la chair : «C’est l’esprit qui vivifie ; la chair ne profite de rien » (Jean VI, 63), et particulièrement chez saint Paul, entre ces deux ordres absolument antithétiques : l'ordre de l'esprit et l'ordre de la chair. Même si certains se refusent, par l’effet d’une vision anthropologique erronée, à reconnaître l'antagonisme des deux ordres, pourtant nettement souligné à de multiples endroits du texte sacré, il faut bien se rendre à l'évidence et admettre que la nature de l'homme (c'est-à-dire son âme et son corps, son esprit relevant quant à lui d’un autre « ordre » non naturel), entendue sous le terme générique de « chair », est frappée de corruption et de réprobation.
« Misérable homme que je suis,
qui me délivrera de ce corps de mort ? »
(Epître aux Romains VII, 24).
Comment ne pas citer, en premier lieu eu égard à son caractère emblématique, l'épisode de Nicodème, docteur en Israël, auquel Jésus annonce qu'il doit naître de nouveau, concluant son discours ainsi : « Ce qui est né de l'Esprit est esprit, ce qui est né de la chair est chair » (Jean III, 6). Quant à l'apôtre Paul, nul n'a plus que lui établi des liens concrets entre le péché et la chair, s'écriant même, dans un gémissement quasi désespéré et pathétique : « Misérable homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Romains VII, 24). L'opposition est également clairement soulignée dans ce passage significatif : « Marchez par l'Esprit, et vous n'accomplirez point la convoitise de la chair. Car la chair convoite contre l'Esprit, et l'Esprit contre la chair ; et ces choses sont opposées l'une à l'autre... » (Galates V, 16-17). Enfin, de nouveau dans l'Epître aux Romains, c'est une véritable condamnation de ce que représente la « chair » en son essence et sa nature qui nous est adressée, établissant une équivalence saisissante entre la « chair » et le péché : « Quand nous étions dans la chair, les passions des péchés, lesquelles sont par la loi, agissaient dans nos membres pour porter du fruit pour la mort. » (Romains VII, 5). Puis, un peu plus loin, et toujours avec la même intransigeance : « Moi je suis charnel, vendu au péché (...) C'est le péché qui habite en moi. Car je sais qu'en moi, c'est-à-dire en ma chair, il n'habite point de bien (...) Je vois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon entendement et qui me rend captif de la loi du péché qui existe dans mes membres. » (Romains VII, 15-18 ; 23). Le cri de Paul est d'une grande honnêteté : « De moi-même selon l'entendement je sers la loi de Dieu ; mais de la chair, la loi du péché. » (Romains VII, 25).
« La pensée de la chair est la mort ;
mais la pensée de l'Esprit, vie et paix …
ceux qui sont dans la chair
ne peuvent plaire à Dieu. »
(Epître aux Romains VIII, 5-8).
Voudrions-nous encore nier, après ces paroles, le fruit vénéneux que représente la « chair », oserions-nous refuser de voir le caractère à jamais flétri et abîmé de ce qui est charnel ? Alors écoutons saint Paul qui, avec une redoutable force de conviction, insiste plus avant de manière à ne point laisser subsister la moindre trace d'ambiguïté : « Dieu a envoyé son propre Fils en ressemblance de chair de péché, et pour [le] péché, a condamné le péché dans la chair, afin que la juste exigence de la loi fut accomplie en nous, qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l'Esprit. » (Romains VIII, 3-4). Après cet impressionnant rappel, qui demande à être lu avec crainte et tremblement, une sainte fureur continue d'habiter l'apôtre des Gentils, et, comme si cela ne suffisait pas, voulant fermement faire pénétrer dans le cœur de ses auditeurs le message du Salut, il poursuit son prêche par ses lignes redoutables : « Ceux qui sont selon la chair ont leurs pensées aux choses de la chair ; mais ceux qui sont selon l'Esprit aux choses de l'Esprit ; car la pensée de la chair est la mort ; mais la pensée de l'Esprit, vie et paix ; - parce que la pensée de la chair est inimitié contre Dieu, car elle ne se soumet pas à la loi de Dieu, car aussi elle ne le peut pas. Et ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu. » (Romains VIII, 5-8).
*
Saint Paul espérait certes convaincre par son discours, mais il voulait surtout pouvoir être certain de parler à des êtres qui avaient déjà entrepris de rejeter les œuvres de la « chair », délivrant, par delà la distance des siècles, un enseignement vital pour notre devenir surnaturel, si nous acceptons, bien évidemment, de déposer ce qui, en nous, est « aliéné » par le l'effet du péché : « Or vous n'êtes pas dans la chair, mais dans l'Esprit, si du moins l'Esprit de Dieu habite en vous ; mais si quelqu'un n'a pas l'Esprit de Christ, celui-là n'est pas de lui. Mais si le Christ est en vous, le corps est bien mort à cause du péché, mais l'Esprit est vie à cause de la justice. » (Romains VIII, 9-10).
« Ni la chair ni le sang
n'hériteront du royaume de Dieu »
(1 Corinthiens XV, 50).
Les paroles de Paul, que reprendra Saint-Martin, et dont on conviendra sans peine qu’il est bien difficile d’en nier le sens direct et catégorique, ont la vertu de dissiper toute contestation possible à propos de la question qui nous occupe : « Ni la chair ni le sang n'hériteront du royaume de Dieu » (1 Corinthiens XV, 50). Ainsi la chair, conçue comme étant l'unité de l'âme et du corps, ce qui n'enlève rien à la réprobation dont elle est chargée puisque cela englobe la matière corporelle et son principe d'animation, qui n’est pas identique à « l’esprit » que l’on désigne aussi comme « l’âme », est bien violemment rejetée de par sa corruption, elle est pécheresse par nature et ne participera pas à la réalité future du royaume.
« …cultive ton âme immortelle et perfectible,
et rends-la susceptible d’être réunie à la source pure du bien,
lorsqu’elle sera dégagée
des vapeurs grossières de la matière. »
(Règle maçonnique, Art. II, Immortalité de l’âme).
Jean-Baptiste Willermoz, qui n'a pas manqué de soutenir cette vision toute paulinienne du devenir concernant le composé charnel « psychosomatique », rajoutera cette sentencieuse mise en garde en destination des membres du Régime rectifié : « Homme ! Roi du monde ! Chef-d’oeuvre de la création lorsque Dieu l’anima de son souffle ! médite ta sublime destination. Tout ce qui végète autour de toi, et n’a qu’une vie animale, périt avec le temps, et est soumis à son empire : ton âme immortelle seule, émanée du sein de la Divinité, survit aux choses matérielles et ne périra point. Voilà ton vrai titre de noblesse ; sens vivement ton bonheur, mais sans orgueil : il perdit ta race et te replongerait dans l’abîme. Etre dégradé ! malgré ta grandeur primitive et relative, qu’es-tu devant l’Eternel ? Adore-le dans la poussière et sépare avec soin ce principe céleste et indestructible des alliages étrangers ; cultive ton âme immortelle et perfectible, et rends-la susceptible d’être réunie à la source pure du bien, lorsqu’elle sera dégagée des vapeurs grossières de la matière. » (Règle maçonnique, Art. II, Immortalité de l’âme).
V. La chair est destinée à être abandonnée selon Willermoz
Willermoz explique très bien, en des termes ne laissant place à aucune incertitude, cette essence fugitive et mortelle de la chair : « l’homme est pendant son séjour sur la Terre un composé ternaire : savoir de deux substances passagère [ une âme ou vie passive et passagère, et un corps de matière qui disparaissent totalement après la durée qui leur est prescrite ] qui le constituent animal comme la brute, et d’un esprit intelligent et immortel par lequel il est vraiment image et ressemblance divine.» [3] La chair est donc destinée à être abandonnée, oubliée conformément à l’indication de l’Ecclésiaste : « Ce qui est tordu ne peut être redressé » (Ecclésiaste I, 15) ; prétendre « spiritualiser » la chair, comme le laissent supposer certains, est une erreur, une radicale absurdité, il s’agit bien plutôt pour Willermoz de se dépouiller de la chair pour accéder à l’esprit.
En effet, loin de fonder de naïfs espoirs sur une hypothétique, et bien illusoire, « transmutation du corps en esprit et de l’esprit en corps », Willermoz soutient qu’il n’y a que rêveries dans cette illusoire prétention s’appuyant sur des sources parfois extrêmement suspectes étrangères à la Révélation. Il saura revenir, avec intelligence et lucidité, aux leçons de l’Evangile, et insistera pour que soit médité le solennel et rigoureux avertissement de Jésus à Nicodème : « Ce qui est né de la chair est chair ; et ce qui est né de l’Esprit est esprit. » (Jean III, 6). Dans son Traité des deux natures, Willermoz s’explique à ce titre sur l’importance de ne jamais confondre la nature charnelle et la nature spirituelle : « Elles ont chacune leur action propre et distincte, qui, dans bien des cas, opère séparément. Il est donc bien important pour le vrai chrétien, à qui l’une d’elles est proposée pour modèle [c.a.d. la nature spirituelle conforme à celle du Divin Réparateur], de ne pas les confondre toujours et d’apprendre à les discerner.» [4]
« Attachez-vous aux choses d’en haut,
et non à celles qui sont sur la terre… »
Ce discernement est fondamental car la régénération, opérée par la réception et l’ouverture à la Lumière du Verbe, chez tout homme, ne signifie en aucun cas le changement de l’ancienne nature charnelle et pécheresse, mais l’introduction d’une nouvelle nature totalement autre ; c’est l’introduction, dans le corps corrompu de par sa constitution ténébreuse, de la vie du Second Adam obtenue par le Saint Esprit, basée sur la bienheureuse Rédemption accomplie par le Christ. La vie nouvelle n’annule donc pas le vieil homme, l’ancienne nature demeure toujours et constamment ce qu’elle était, sans aucune possibilité d’amélioration : bien au contraire, comme le confirme saint Paul, la renaissance spirituelle révèle plus encore sa noire constitution, car « la chair complote contre l’Esprit, et l’Esprit contre la chair ; et ces choses sont opposées l’une et l’autre. » (Galates V, 17). Nous avons plutôt à nous « dépouiller » du vieil homme ce qui indique qu’il convient de nous en défaire, de l’oublier sans regrets à son triste sort, de l’abandonner à sa misérable finitude : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez les choses d’en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu. Attachez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. (...) faites mourir ce qui, dans vos membres, est terrestre (…) vous étant dépouillés du vieil homme et de ses œuvres et ayant revêtu l’homme nouveau, qui se renouvelle, dans la connaissance, selon l ‘image de celui qui l’a créé. » (Colossiens III, 1-11).
« …faites mourir ce qui, dans vos membres, est terrestre (…)
vous étant dépouillés du vieil homme et de ses œuvres
et ayant revêtu l’homme nouveau,
qui se renouvelle, dans la connaissance,
selon l ‘image de celui qui l’a créé. »
(ColossiensIII, 10-11).
La question de la coexistence des deux natures au sein du « nouvel homme » est l’une des plus délicates et incomprises, et de cette ignorance surgissent toutes les inexactitudes et positions erronées dans lesquelles tombent les esprits séduits par les discours d’une fausse science ; la régénération, en raison du caractère passif de l’être en punition de l’acte criminel d’Adam, n’est pas l’abolition ou la transformation, voire la « spiritualisation » de la vieille nature, mais bien son abandon : « L'homme actuel est composé de deux natures différentes, par le lien invisible qui enchaîne son esprit à un corps de matière. Son esprit étant une émanation du principe divin qui est vie et lumière, il a la vie en lui par sa nature d'essence divine éternelle, quoiqu'il ne puisse produire les fruits de cette vie qui est en lui que par les influences de la source dont il émane. » (Leçon n°88, 7 février 1776).
L'homme est, depuis la Chute, un être divisé, fracturé, déchiré entre sa volonté malade ou fautive, son corps grossiers aux appétits animaux, et la « puissance de la vie divine en lui » ; « cet assemblage inconcevable de deux natures si opposées est cependant aujourd'hui le triste apanage de l'homme. Par l'une il fait éclater la grandeur et la noblesse de son origine, par l'autre réduit à la condition des plus vils animaux il est l'esclave des sensations et des besoins physiques. » (Instruction secrète) ; c’est cela le sens authentique de l’expression de l’Instruction morale d’Apprenti, à savoir l’ « union presque inconcevable » reprenant avec plus de précision « l’assemblage inconcevable » du 1er grade, qui est le grand mystère de l’homme. Le Régime Rectifié va donc porter toute sa vigilante attention sur les moyens susceptibles de nous conduire à la plénitude de notre nature spirituelle par un chemin de retour vers la source originelle de la Lumière.
VI. « Corps de matière » et « Corps de Résurrection »
« C’est Jésus-Christ lui-même
qui va prouver la différence essentielle
des deux formes corporelles et leur destination,
en se revêtant de l’une après sa résurrection,
après avoir anéanti l’autre dans le tombeau. »
J.-B. Willermoz, Traité des deux natures.
La clé argumentaire et théorique, expliquant cette position à ce point fidèle du Régime Rectifié vis-à-vis de l’Evangile, nous est livrée par Jean-Baptiste Willermoz au moment où il nous dévoile le mystère de la Résurrection, nous donnant d’accéder à la pleine compréhension des éléments expliquant la place, et le statut de l’homme, ou du « mineur spirituel », dans le plan Divin, ainsi que la composition exacte de son enveloppe corporelle avant et après la Chute : « Quelle est donc la nature de cette nouvelle forme corporelle [celle du Christ après la Résurrection], et qu’est-ce qui constitue la différence essentielle de celle-ci sur la première ? demanderont ces hommes charnels et matériels qui ne voient rien que par les yeux de la matière, et ceux qui sont assez malheureux pour nier la spiritualité de leur être, et ceux aussi qui, attachés exclusivement au sens littéral des traditions religieuses, ne veulent voir dans la forme corporelle de l’homme primitif avant sa chute, qu’un corps de matière comme celui dont il est actuellement revêtu, en y reconnaissant seulement une matière plus épurée. C’est Jésus-Christ lui-même qui va leur prouver la différence essentielle de ces deux formes corporelles et leur destination, en se revêtant de l’une après sa résurrection, après avoir anéanti l’autre dans le tombeau. » [5]
L’exemple donné par Willermoz est très intéressant pour notre sujet, car en effet nous voyons dans les Evangiles que les disciples ont des difficultés pour reconnaître Jésus après sa Résurrection, alors qu’ils vécurent à ses côtés pendant trois années, ils ont besoin d'un certain temps d’adaptation pour admettre qu’il s’agit bien de lui. Parfois même, ils le prirent pour une autre personne (Jean XX, 15 ; XXI, 4), ne s’apercevant pas que c’était lui. Tous les textes témoignent donc de l’immense lenteur, de l’incertitude, du doute et de la réserve (Matthieu XXVIII, 17) de la part des disciples. On peut donc être fondé à affirmer que le Christ, après sa Résurrection, ne possède plus la même apparence, n’est plus identique à ce qu’il était dans son corps de chair. Il n’est d’ailleurs plus contraint par les déterminations terrestres, il traverse les portes et les murs (Jean XX, 19; Luc XXIV,36) ; il disparaît immédiatement après avoir été reconnu, il semble être devenu insaisissable comme le souffle du vent (Lux XXIV, ,31). Jésus ressuscité est un être différent, un être spirituel ceci nous montrant que la Résurrection ne fut pas la « réanimation » de sa chair, mais l’acquisition d’une apparence qui n’est plus de ce monde, qui n’appartient plus aux lois terrestres.
« Jésus-Christ dépose dans le tombeau
les éléments de la matière,
et ressuscite dans une forme glorieuse
qui n’a plus que l’apparence de la matière,
qui n’en conserve pas même les principes élémentaires… »
J.-B. Willermoz, Traité des deux natures.
De ce fait, Jésus selon Willermoz qui nous a montré comment l’homme avait à se sauver en plaçant ses pas dans les siens, nous donne l’exemple magnifique de cette œuvre à accomplir, et c’est en se mettant à son école que nous pourrons recouvrer notre pureté perdue, véritable invitation proposée par le Régime fondé par Jean-Baptiste Willermoz à ses membres, à se fondre intérieurement dans l’œuvre « d’imitation » de ce que nous enseigna par son exemple le Christ Notre Seigneur et Maître : « Jésus homme-Dieu voulant se rendre en tout semblable à l’homme actuel, pour pouvoir lui offrir en lui un modèle qu’il pût imiter en tout, s’est soumis à se revêtir en naissant d’une forme matérielle parfaitement semblable à celle de l’homme puni et dégradé. (…) Jésus-Christ dépose dans le tombeau les éléments de la matière, et ressuscite dans une forme glorieuse qui n’a plus que l’apparence de la matière, qui n’en conserve pas même les principes élémentaires, et qui n’est plus qu’une enveloppe immatérielle de l’être essentiel qui veut manifester son action spirituelle et la rendre visible aux hommes revêtus de matière. » [6]
Que devons-nous retenir de ce que nous montra Jésus-Christ, après sa Passion sur le bois de la Croix, en se manifestant à ses disciples ? Willermoz l’expose pour notre bénéfique instruction : « Jésus-Christ ressuscité se revêt de cette forme glorieuse chaque fois qu’il veut manifester sa présence réelle à ses apôtres pour leur faire connaître que c’est de cette même forme, c’est-à-dire d’une forme parfaitement semblable et ayant les mêmes propriétés, dont l’homme était revêtu avant sa prévarication ; et pour leur apprendre qu’il doit aspirer à en être revêtu de nouveau après sa parfaite réconciliation, à la fin des temps.» [7]
« Semé corps naturel, on ressuscite corps spirituel.
S’il y a un corps naturel, il y a aussi un corps spirituel…
de même que nous avons porté l’image du terrestre,
nous porterons aussi l’image du céleste… »
St. Paul, Ire Epître aux Corinthiens, XV.
Nous pouvons être convaincus, selon ce que nous enseigne Willermoz, que le corps que nous aurons à la résurrection ne sera pas matériel mais spirituel, comme ceci est confirmé par saint Paul de manière explicite : « Mais quelqu’un dira : Comment les morts ressuscitent–ils, et avec quel corps reviennent–ils ? Insensé ! ce que tu sèmes ne reprend pas vie, s’il ne meurt. (…)Semé corruptible, on ressuscite incorruptible. Semé méprisable, on ressuscite glorieux. Semé plein de faiblesse, on ressuscite plein de force. Semé corps naturel, on ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps naturel, il y a aussi un corps spirituel. C’est pourquoi il est écrit : Le premier homme, Adam, devint un être vivant. Le dernier Adam est devenu un esprit vivifiant. Le spirituel n’est pas le premier, c’est ce qui est naturel ; ce qui est spirituel vient ensuite. Le premier homme tiré de la terre est terrestre. Le deuxième homme vient du ciel. Tel est le terrestre, tels sont aussi les terrestres ; et tel est le céleste, tels sont aussi les célestes. Et de même que nous avons porté l’image du terrestre, nous porterons aussi l’image du céleste. Ce que je dis, frères, c’est que la chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu, et que la corruption n’hérite pas l’incorruptibilité. » (I Corinthiens, XV 35-54).
VII. L’anéantissement de la matière et de l’univers créé
L’homme, avant la prévarication, et nous touchons ici au centre de la doctrine rectifiée, était doté non d’un corps de matière mais d’un « corps de gloire », et c’est ce corps glorieux perdu de par sa faute qu’il lui faut retrouver, et non pas travailler, en vain, à « diviniser » ou « spiritualiser » un corps de matière frappé par la finitude et la limite, triste vestige d’une faute scandaleuse.
La chair, les corps, la matière, sont destinés à la mort et à l’anéantissement pour Willermoz : « les corps, la matière, les animaux, l’homme même comme animal, et tout l'univers créé ne peuvent avoir qu'une durée temporelle momentanée. Ainsi donc tous ces êtres matériels., ou doués d'une âme passive, périront et s'effaceront totalement, n’étant que des produits d’actions secondaires, auquel le Principe unique de toute action vivante n'a coopéré que par sa volonté qui en a ordonné les actes (….) comme le Temple matériel élevé par les ordres de Salomon fut détruit dès que la gloire du Seigneur et les vertus qu’il y avait attachées s'en furent retirées, de même aussi le Temple universel cessera lorsque l'action divine en aura retiré ses puissances, et que le terme prescrit pour sa durée sera accompli.» [8]
« L'univers entier s'effacera aussi subitement
que la volonté du Créateur se fera entendre ;
de manière qu'il n'en restera
pas plus de vestige que s'il n'eût jamais existé. »
J.-B. Willermoz, Instructions secrètes.
Et Willermoz insiste même d’une manière assez forte sur la vocation à la disparition définitive, à l’anéantissement de l’ensemble de l’univers créé matériel, ceci à l’image de ce qu’il advient pour les corps particuliers animaux ou humains : « Ce qui est dit des corps particuliers doit s'appliquer de même à l'univers créé ; lorsque le temps prescrit pour sa durée apparente sera accompli, tous les principes de vie, tant générale que particulière, en seront retirés pour se réintégrer dans leur source d'émanation. Les corps et la matière totale éprouveront une décomposition subite et absolue, pour se réintégrer aussi dans la masse totale des éléments, qui se réintégreront à leur tour dans les principes simples et fondamentaux, comme ceux-ci se réintégreront dans la source primitive secondaire qui avait reçu puissance de les produire hors d’elle-même. Cette réintégration absolue et finale de la matière et des principes de vie qui soutiennent et entretiennent son apparence, sera aussi prompte que l'a été sa production ; et l'univers entier s'effacera aussi subitement que la volonté du Créateur se fera entendre ; de manière qu'il n'en restera pas plus de vestige que s'il n'eût jamais existé. » [9]
« Les principes matériels et grossiers,
semblables au cadavre de l'homme,
restent sur la terre,
réduits en cendres inanimées
qui n'ont ni action ni vertus. »
J.-B. Willermoz, Instructions secrètes.
La dissolution, ce que l’on désigne comme étant « l’apocatastase », n’est pas une crainte mais une libération, elle n’est pas à redouter mais à espérer, à attendre avec joie, à regarder comme le moment de la naissance à la vraie vie selon l’esprit : « C'est cette dissolution des corps et de la matière en général qui est désignée dans le 3ème grade par le cadavre d'Hiram, dont la chair quitte les os. Lorsque les liens qui unissent l'âme passive avec le corps, et l’être spirituel avec l'âme passive, viennent enfin à se détruire, l’âme se réintègre dans sa source particulière. Comme elle a été sans intelligence, elle n'est susceptible ni du bonheur, ni des pâtiments, et rien n'arrête sa réintégration. Le corps ou le cadavre, à qui la vie était absolument étrangère, reste abandonné à la corruption ; il se dissout, et l'homme a rendu à la terre tout ce qu'il en avait reçu. Dès lors l'esprit, dégagé des entraves de le matière, avec laquelle il ne fut jamais immédiatement uni, se rapproche plus ou moins de l'une ou de l’autre des deux causes opposées qui se manifestent dans l’univers temporel, selon que, s'étant plus ou moins purifié ou corrompu, il a contracté plus d'affinité avec elles. C'est ainsi que finit l'homme terrestre (…) Les principes matériels et grossiers, semblables au cadavre de l'homme, restent sur la terre, réduits en cendres inanimées qui n'ont ni action ni vertus. » [10]
Conclusion : du corps glorieux au « Saint-Elément »
Voilà les raisons profondes des positions et convictions du Régime Rectifié à l’égard de la matière et des corps charnels - qui ne sauraient surprendre que les esprits troublés par de brumeuses théories à l’égard de la forme actuelle de l’homme prévaricateur - et la bienheureuse perspective qu'il veut remettre en mémoire chez ceux qui suivent sérieusement ses voies, afin qu’ils puissent pénétrer, entièrement, et avec une joyeuse certitude, le sens de cette merveilleuse sentence que beaucoup n’auront pas de peine à reconnaître puisqu’elle résume, en quelques mots, toute l’essence de la doctrine de la « Réintégration » :
« Deponens Aliena, Ascendit Unus »
Le discours fait au nouveau Maître qui vient de découvrir l’emblème de la perspective d’immortalité est remarquable : « ….pensez à la mort, puisque vous êtes près de votre tombeau ; pensez-y donc efficacement et ne méprisez pas les avertissements de la nature et de celui qui veille sur vous. On vous a montré le tombeau qui vous attendait et vous y avez vu les tristes restes de celui qui a vécu. Ce tombeau est l'emblème de la matière universelle, qui doit finir dans son tout comme dans ses parties, et à laquelle un nouveau règne, plus lumineux, doit succéder Le mausolée placé à l'occident vous a offert un spectacle plus consolant, en vous apprenant à distinguer ce qui doit périr d'avec ce qui est indestructible, et les maximes que vous avez reçues dans vos voyages vous ont appris ce que doit faire celui qui a eu le bonheur de connaître et de sentir cette distinction. »
Comment donc ne pas penser à cette déclaration positive portant sur le sens du mausolée et de ses inscriptions :
«A quoi fait allusion ce mausolée, avec ces inscriptions ?
*
A l'immortalité de l'âme, aux principes élémentaires
et à la dissolution de la matière. »
Comment, dès lors, ne pas se réjouir de cette perspective ultime, de cette « apocatastase » qui ne devrait terroriser que les êtres attachés aux tristes vestiges passagers qu'ils ont devant les yeux, retenus par les dérisoires reliquats des biens temporels corruptibles qu'ils prennent, dans leur erreur, pour des trésors merveilleux, alors même que tout ce qui existe, en ce bas-monde, est frappé de déchéance et est condamné à la dégradation et à la mort ; « en ce jour, dit l’apôtre Pierre, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque tout cela est en voie de dissolution… » (2 Pierre III, 10-11). Soyons dans l’allégresse, bien au contraire, à l’idée certaine que viendra, dans sa splendide Lumière, l'Agneau de Dieu, et s’accomplira alors, pour l’ensemble des êtres spirituels régénérés et pour les élus du Seigneur, les mineurs réconciliés et sanctifiés, une formidable dissolution en forme de « Réintégration » - ou plus exactement une « Intégration en Dieu » - qui les autorisera à être de nouveau revêtus de leur corps glorieux en étant intégrés, par grâce, à la « substance lumineuse » originelle, réunis pour l’éternité au sein du « Saint-Élément » pour y demeurer dans leur nature « spirituelle divine ». [11]
Fondateur du Régime Ecossais Rectifié
Editions Signatura, 2012.
Notes.
1. S. Augustin, De la nature et de la grâce, Ch. XX, in Oeuvres complètes de Saint Augustin, sous la direction de M. Raulx, t. XVII, Bar-le-Duc 1871.
2. A ce sujet, taxer saint Augustin, à qui l’on doit la fécondité de la pensée religieuse occidentale en divers domaines, et libéra l’Eglise tour à tour du manichéisme, du donatisme, du pélagianisme et de l’arianisme, d’être à la source de multiples « hérésies », et une contrevérité manifeste qui doit autant à l’ignorance qu’à l’intention polémique pour plusieurs raisons conjointes :
- 1°) Tout d’abord les principaux réformateurs au XVIe siècle, Luther et Calvin, qui ne sont en rien « hérétiques » au regard du Credo de Nicée (325), afin de fonder leur doctrine de la justification, s’inspirèrent en premier lieu de saint Paul et de l’Evangile et non de l’auteur des Confessions, quoique qu’ils aient tenu ce dernier en haute estime - leur attitude de rupture schismatique à l’égard de Rome ayant été cependant inspirée, on l’oublie bien trop facilement, par l’exemple des églises autocéphales orientales dites « orthodoxes », et non par les positions ecclésiales de l’évêque d’Hippone absolument intraitable sur la question de « l’unité de l’épouse de Jésus-Christ » (Cf. De Civita Dei).
- 2°) Quant à faire porter à saint Augustin la responsabilité du prétendu « jansénisme », ou ce que l’on entend généralement comme tel en utilisant une terminologie contestable pour désigner un courant qui prit véritablement forme en s’appuyant en France sur un prêtre de grande piété, Jean Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran (1581-1643), qui exposa une sensibilité spirituelle qui fut tout d’abord accueillie avec beaucoup de sympathie par saint Vincent de Paul (+ 1660) puis par le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), fondateur en 1611 de la « Société de l'oratoire de Jésus », c’est conférer à Louis XIV une curieuse autorité en matière spirituelle dont il était pourtant entièrement dépourvu.
En effet, s’il n’est pas ici le lieu d’entrer dans les nombreux détails des évènements historiques qui jalonnent l’épisode dit janséniste, qu’il nous suffise toutefois de signaler que la bulle Unigenitus, que le pape Clément XI accorda finalement de guerre lasse à Louis XIV en septembre 1713 pour condamner l'oratorien Pasquier Quesnel, se contente simplement de déclarer hérétiques 101 propositions extraites des Réflexions morales, ouvrage de Quesnel paru en 1692, bulle qui reste d’un absolu silence à propos d’un imaginaire mouvement qui porterait le nom de « jansénisme » qui n’eût en réalité d’existence que dans la tête de ses ennemis. Fait paradoxal, le roi qui avait insisté de façon abusive jusqu’à ce que Clément XI exprime une sentence disciplinaire dans la bulle Unigenitus, cette dernière, si elle condamnait les Réflexions morales de Quesnel, affirmait également la prééminence de Rome sur l'Eglise de France et le droit de contrôle total du Saint-Siège sur elle. Il n’est pas certain que ce soit ce que recherchait le gallican Louis XIV qui fut bien puni de son aveuglement et de sa haine religieuse.
Ainsi, si est apparu en 1641 le mot « janséniste » pour stigmatiser les disciples de Jansénius, alors que les amis de Port-Royal se considéraient simplement comme des « amis de la vérité », des « disciples de saint Augustin » qui regardaient la grâce comme seule capable de sauver les créatures de par la faiblesse de notre libre-arbitre et nos tendances pécheresses, l’Histoire démontre que nous sommes en fait en présence d’une « hérésie imaginaire », d’un « fantôme » terminologique jamais condamné par Rome - le jansénisme n’existant pas puisque ce terme n’est que l’utilisation d’une dénomination polémique dont la signature ténébreuse s’exprimera en 1711 dans l’acte abominable de Louis XIV qui décida, furieux de ne pouvoir soumettre et faire taire les théologiens augustiniens qui lui signalaient ses erreurs et critiquaient son absolutisme, de faire raser l’abbaye de Port-Royal en exhumant scandaleusement les corps des religieuses cisterciennes qui reposaient paisiblement dans le cimetière du cloître pour en disperser les ossements et les livrer à l’appétit des chiens errants.
Fort heureusement, la postérité de saint Augustin demeure absolument immense, elle est philosophique, métaphysique, littéraire et religieuse, et il faudrait citer des milliers de noms pour en faire état véritablement, retenant simplement ceux, et en premier, du sublime génie Blaise Pascal (1623-1662), de Jean Racine (1639-1699), Louis-Isaac Lemaître de Sacy (1613-1684), auteur d’une des plus admirables traductions de la Bible au XVIIe, et, plus proches de nous, Alfred de Vigny (1797-1863), Léon Bloy (1846-1917), Charles Péguy (1873-1914), Lucien Laberthonnière (1860-1932), Maurice Blondel (1861-1949), Léon Chestov (1866-1938), Georges Bernanos (1888-1948), François Mauriac (1885-1970), Etienne Gilson (1884-1978), Jacques Maritain (1882-1773), Romano Guardini (1885-1968), Henri de Montherland (1895-1972), Maurice Zundel (1897-1975) ami intime de Paul VI, et jusqu’aux philosophes Simone Weil (1909-1943) et Edith Stein, cette dernière disciple et collaboratrice du philosophe allemand Edmund Husserl, patronne de l’Europe, convertie du judaïsme et connue sous son nom religieux de sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix (1891-1942), morte en martyre pour sa foi et canonisée par le pape Jean-Paul II le 11 octobre 1998.
3. J.-B. Willermoz, Le Traité des deux natures, MS 5940 n°5, Bibliothèque de Lyon.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8.Instructions secrètes des Chevaliers Grands Profès, fonds Georg Kloss, Bibliothèque du Grand Orient des Pays Bas, à La Haye [1er catalogue, section K, 1, 3].
9. Ibid. Cette idée d’un anéantissement général du créé se retrouve dans le discours destiné à l’instruction du nouvel élu coën qui venait d’être reçu aux trois premiers grades symboliques : « L’esprit pur et simple n’a ni forme, ni figure visible aux yeux de la matière (…) Les hommes, à mesure qu’ils se sont éloignés de leur principe, se sont accoutumés à croire que la matière existait nécessairement par elle-même et que, par conséquent, elle ne pourrait être détruite totalement. Si telle est votre opinion, c’est un des premiers sacrifices que vous avez à faire pour parvenir aux connaissances auxquelles vous aspirez. En effet, si vous attribuez à la matière une existence réelle qu’elle n’eut jamais, c’est la rendre éternelle comme Dieu ; c’est attaquer l’unité indivisible du Créateur en qui vous admettez d’une part un être spirituel pur et simple, éternel, et un être matériel, éternel comme lui, ce qui est absurde à pense (…)C’est ainsi que cet univers physique de matière apparente sera aussi promptement réintégré a son premier principe de création, après la durée de temps qui lui est fixée, qu’il a été conçu dans l’imagination du Créateur. Apprenez de là, mon frère, le cas que vous devez faire de cette matière dont les hommes font leur idole, et combien ils s’abusent grossièrement en sacrifiant pour elle tout ce qu’ils ont de plus précieux. » (Cf. Discours d’instruction à un nouveau reçu sur les trois grades d’apprenti, compagnon et maître symboliques, fonds Willermoz, ms. 5919-12).
10. Ibid.
11. On retiendra cette remarque de Robert Amadou (+ 2006) : « La matière réintégrée cela signifie la matière anéantie puisque son principe étant le néant, sa réintégration ne peut se faire que dans le néant c'est-à-dire qu'elle disparaîtra sauf les formes transmuées.» (Robert Amadou, Entretien avec Michel Cazenave, France-Culture, « Les Vivants et les Dieux », 4 mars 2000.)
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mardi, 08 mai 2012
Jean-Baptiste Willermoz et l'esprit du Régime Ecossais Rectifié
La conception willermozienne de « l’Ordre »
Jean-Marc Vivenza
Le système pensé par Jean-Baptiste Willermoz,
repose sur un Ordre de chevalerie
qui ne fait pas que "couronner" l’édifice
du Régime Ecossais Rectifié,
il lui confère son essence, son esprit et sa vie.
Du point de vue historique, si l’on veut comprendre ce que représente, tant dans son originalité que sa finalité, l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, il convient tout d’abord de souligner que les décisions qui seront prises lors du Convent des Gaules en 1778, sont véritablement à l’origine du Rite, ou plus exactement du « Régime » Ecossais Rectifié, transformant, réformant et, en effet, « rectifiant » en profondeur la Stricte Observance dite « Templière » [1] nouveau Régime, ou système pensé et voulu par Jean-Baptiste Willermoz, dont toute la structure repose précisément sur son Ordre de chevalerie qui ne couronne pas l’édifice comme on le dit trop souvent même si l’image n’est point entièrement inexacte, mais l’encadre, le fédère le gère et le dirige dans l’ensemble de ses établissements et classes, mais surtout, et c’est là le principal, lui confère son essence, son esprit et sa vie.
I. Le convent des Gaules et son rôle
Cet Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte prit naissance en 1778 à Lyon, lors d’un Convent général de la Stricte Observance qui avait pour mission d’arrêter une position ferme vis-à-vis des points problématiques qui étaient apparus comme un facteur de nombreuses méprises et d’interprétations discutables parmi les frères des Provinces allemandes et françaises.
Karl Gotthelf von Hund und Altengrotkau (1722-1776)
Willermoz trouva dans la Stricte Observance,
une structure incomparablement plus stable
que celle de l’Ordre des Elus Coëns.
Effectivement, Jean-Baptiste Willermoz bien que trouvant dans la Stricte Observance un cadre très solide, une structure évidemment organisée et incomparablement plus stable que celles de l’Ordre Chevaliers Maçon Elus Coëns de l’Univers à l’intérieur duquel il se trouvait jusqu’alors et exerçait des responsabilités, mais dont il n’avait eu de cesse de se lamenter depuis 1767 du désordre qu’il y régnait, ressentait néanmoins comme un vide, une limite dont les illusoires prétentions présentées comme étant les objectifs secrets et ultimes de la maçonnerie et, en particulier, parmi bien d’autres, la réédification de l’Ordre du Temple, lui apparaissaient comme extrêmement dérisoires et fort maigres du point de vue initiatique.
II. Des élus coëns à la Stricte Observance
Après sa réception en avril 1767 dans l’Ordre coën, Willermoz revint à Lyon avec le grade de Commandeur d'Orient et d'Occident, mais surtout avec le titre d'Inspecteur général de l'Ordre [cf. Bibl. Lyon, ms. 5471, pièce 2, juin 1767], c’est-à-dire ayant la responsabilité de tous les Temples placés sous la juridiction du Tribunal Souverain, instance suprême des coëns qui siégeait à Versailles, titre qu’il conserva jusqu’au départ de Martinès pour Port-au-Prince en 1772. Mais l’Ordre Coën, était désorganisé, les rituels toujours désespérément incomplets, les instructions inachevées, les catéchismes manquants ; pire des conflits perturbants étaient apparus au sommet de l’Ordre, notamment avec Bacon de la Chevalerie, Substitut Universel destitué en 1772 par Martinès, ce qui troubla fort Willermoz.
L’Ordre des élus coëns, était désorganisé,
les rituels toujours désespérément incomplets,
les instructions inachevées,
les catéchismes manquants.
Ceci explique pourquoi le lyonnais s’était décidé le 18 décembre 1772, afin de remédier à la situation inconfortable devant laquelle il se trouvait, et alors qu’il avait la responsabilité des frères de La Bienfaisance, de se tourner vers une organisation dont beaucoup de ses amis disaient le plus grand bien en écrivant une longue lettre au baron de Hund à cette époque encore Grand Maître de la Stricte Observance qui bénéficiait d’une réputation fondée de rigueur. Il fit parvenir sa missive, par l’intermédiaire du baron de Landsperge de la loge « La Candeur » de Strasbourg, dans laquelle il exposait de manière très détaillée son itinéraire maçonnique, « insistant sur ses longues recherches auxquelles il s’était livré pour découvrir l’essence du secret maçonnique » évoquant, en des termes obscurs et extrêmement enrobés, les « Elus Coëns ». Il concluait en proposant une alliance, et demandait clairement un rattachement de La Bienfaisance à la Stricte Observance.
Renonçant préalablement à la « filiation templière, à sa succession et à sa restauration matérielle » contrairement à ce que le baron de Hund avait établi comme but et objectif de son système, le Convent des Gaules rejeta donc dans un même mouvement réformateur l’utilisation de l’ancienne désignation de « Stricte Observance » et proposa l’adoption du nom suivant : « Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ».
III. L’essence de la « rectification »
Non content d’adopter de nouveaux rituels pour les quatre premiers grades, - alors que la Préfecture de Zurich se voyait élevée au rang de « Prieuré d’Helvétie » [3] - les rituels qui portent d’ailleurs la marque extrêmement palpable des influences spirituelles de Willermoz, le Convent s’acheva en publiant deux textes essentiels : le « Code Maçonnique des loges Réunies et Rectifiées de France », et le « Code Général des Règlements de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ».
Le Régime Rectifié eut l’ambition
de réformer et de « rectifier » la Franc-maçonnerie,
afin de lui transmettre les bienfaisantes lumières
de la doctrine de la réintégration "christianisée",
qui éclaire d’une manière unique
ce que fut l’homme à son origine,
son état actuel et sa destination future.
On peut donc dire que le Convent des Gaules, qui se déroula de novembre à décembre 1778 à Lyon, dans ses décisions, établissait et constituait un Rite fondé sur quatre grades symboliques, conduisant à un Ordre de Chevalerie, dit « Ordre Intérieur », formé des Ecuyers Novices et des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, Ordre Intérieur auquel était adjoint un classe secrète, dite « non-ostensible », de Chevaliers Profès et Grands Profès [4], établissant un nouveau système absolument original et novateur, extrêmement éloigné, même s’il en conservait plus ou moins le cadre général extérieur, de ce qu’avait été la Stricte Observance, mais également l’ensemble de la franc-maçonnerie, que le Régime nouvellement établi avait l’ambition de réformer et de « rectifier » afin de lui transmettre les bienfaisantes lumières de la doctrine de la réintégration christianisée qui éclaire d’une manière unique ce que fut l’homme à son origine, son état actuel et sa destination future, conférant ainsi un caractère absolument original au Régime Ecossais Rectifié, et surtout expliquant au regard des critères martinéziens, sa nature dite « non-apocryphe ». [4]
IV. Le projet fondateur de Jean-Baptiste Willermoz
Le but de Willermoz était clair :
rétablir l’unité de la Maçonnerie
sur un fondement initiatique véritable,
c'est-à-dire dépositaire de la science religieuse de l'homme,
que seul possédait le Régime Rectifié,
lui conférant ainsi un caractère "non-apocryphe".
Les intentions de Willermoz seront clairement affichées lors de ce Convent fondateur : rétablir l’unité de la Maçonnerie sur un fondement initiatique véritable, c’est-à-dire, selon lui, celui de la doctrine de la réintégration cependant christianisée, c’est-à-dire purifiée des erreurs théologiques de Martinès de Pasqually, afin de faire cesser la confusion initiatique et revenir au dépôt primitif qui est en sa nature spécifique intangible la science religieuse de l'homme, dépôt primitif oublié, ignoré ou perdu par la franc-maçonnerie andersonienne.
Il l’explique en ces termes dans le préambule du Code Maçonnique des Loges Réunies et Rectifiées de France de 1778, dont chaque mot possède son importance : « Quelques Maçons plus zélés qu'éclairés mais trop judicieux pour se nourrir longtemps de chimères, et lassés d'une anarchie dont ils sentaient le vice, firent des efforts pour se soustraire à un joug aussi avilissant. Des Loges entières dans diverses contrées, sentant la nécessité d'un centre commun, dépositaire d'une autorité législative, se réunirent et coopérèrent à la formation de divers grands Orients. C'était déjà de leur part un grand pas vers la lumière ; mais à défaut d'en connaître le vrai point central et le dépôt des lois primitives, elles suppléèrent au régime fondamental par des régimes arbitraires particuliers ou nationaux, par des lois qui ont pu s'y adapter. Elles ont eu le mérite d'opposer un frein à la licence destructive, qui dominait partout, mais ne tenant point à la chaîne générale, elles en ont rompu l'unité en variant les systèmes. » [6]
Le principe du Régime Ecossais Rectifié
est intangible et catégorique :
c’est « l’Ordre », et non une structure obédientielle,
qui légitime et fonde la régularité des loges
et de tout le système initiatique.
Ces propos préliminaires ne manquent pas d’intérêt. Mais ce qui suit est plus encore crucial dans l’explication du projet : « Des Maçons de diverses contrées de France, convaincus que la prospérité et la stabilité de l'Ordre Maçonnique dépendaient entièrement du rétablissement de cette unité primitive, ne trouvant point chez ceux qui ont voulu se l'approprier, les signes qui doivent la caractériser, et enhardis dans leurs recherches par ce qu'ils avaient appris sur l'ancienneté de l'Ordre des Francs-Maçons, fondé sur la tradition la plus constante, sont enfin parvenus à en découvrir le berceau ; avec du zèle etde la persévérance, ils ont surmonté tous les obstacles, et en participant aux avantages d'une administration sage et éclairée, ils ont eu le bonheur de retrouver les traces précieuses de l'ancienneté et du but de la Maçonnerie. » [7] Et c’est alors que fut édictée une loi qui deviendra le principe même du Régime Ecossais Rectifié : c’est « l’Ordre », et non quelque structure obédientielle, qui légitime et fonde la régularité des loges : « Les Loges ne sont que des sociétés particulières, subordonnées à la société générale, qui leur donne l'existence et les pouvoirs nécessaires pour la représenter dans cette partie d'autorité qu'elle leur confie ; que cette autorité partielle émane de celle qui réside essentiellement dans le centre commun et général de l'Ordre…. » [8]
V.La mission de l’Ordre rectifié
Le Régime Rectifié,
travaille à la réédification du vrai Temple
qui n’est point fait de mains d’homme…
A ce titre, et on en comprend aisément la raison, la constitution d'un « Ordre », porteur et héritier d’une longue tradition gage de vérité, s'imposait pour Jean-Baptiste Willermoz, afin que soit offert aux hommes, et en particulier aux maçons possédant une sincère noblesse de cœur mais cependant désorientés au sein de temps incrédules et corrompus, de participer à l'œuvre salutaire de réarmement spirituel et religieux, à la reconstruction des fondations du vrai Temple qui n’est point fait de mains d’homme, et accomplir, par là même, l'impérieux devoir imposé à ceux qui ne peuvent accepter, ou qui souffrent, de croupir dans le marasme existentiel sans chercher à s'extraire de la geôle dans laquelle ils furent enfermés en venant en ce monde ; lieu inquiétant dominé par celui qui en est le prince, et qui détient sur ces domaines périlleux la gloire et l'autorité (Luc 4, 6).
Mais cette transformation, « opérée » par la foi en la Parole de Vérité, et dont la responsabilité est confiée à l’Ordre, encore faut-il que cet « Ordre » soit en mesure de l’accomplir, ou tout au moins de la rendre possible. Partant du principe que l’homme, au sens générique du terme, ne s’est pas conservé dans l’état qui était le sien à l’origine, constat préliminaire humiliant, il convenait d'établir, pour répondre à une situation insupportable, une sorte de stratégie à visée réparatrice qui aurait pour fonction de permettre le passage des ténèbres à la Lumière par la pratique constante et méthodique des vertus cardinales et théologales, afin que certaines âmes choisies, pour lesquelles il fallait des secours spéciaux pour progresser vers un nouvel état d’être.
VI. La Chevalerie spirituelle
Ainsi s’imposait que puisse être érigé un Ordre initiatique d’essence chevaleresque, mais d’une chevalerie toute spirituelle car destinée à livrer une bataille subtile se situant dans l’invisible, capable de lutter, non pour rétablir un Ordre matériel disparu à la faveur de l’Histoire au XIIIe siècle, mais contre les reliquats de la dégradation originelle, en engageant un combat susceptible de réduire et abattre les forces malsaines qui enserrent les êtres dans les obscurs cachots du domaine des ombres depuis la Chute.
Revenant, dans la succession des grades, avec un sens consommé de la pédagogie sur les grandes lignes de l'Histoire universelle, Jean-Baptiste Willermoz, qui observera sur ce point une grande fidélité à l'égard de l'enseignement de Martinès de Pasqually d'autant que ce dernier se fondait et s'appuyait dans l'exposé de sa doctrine sur le texte et la lettre de la Sainte Ecriture, engagera toute la perspective de son système en une subtile et efficace œuvre de régénération, suivant quasiment pas à pas les différentes étapes qui virent Adam être dépossédé de son état glorieux, puis expulsé de l'Eden pour venir endurer en ce monde ténébreux l'éprouvante douleur d'un exil, ce qui lui vaudra, de par une pénible expiation tout d'abord subie mais que tout homme aura la nécessité d'accepter et de mettre en œuvre pour pouvoir collaborer au lent travail de purification, ceci afin de bénéficier de la grâce salvatrice du Divin Réparateur offerte aujourd'hui depuis le Calvaire, gratuitement et librement à toute créature désireuse de retrouver par la foi le chemin qui conduit à l'ineffable communion avec l'Eternel.
La colonne brisée du 1er grade
de la Stricte Observance,
devint pour Jean-Baptiste Willermoz
l’image de l’homme dont la partie céleste a été abîmée,
et qu’il faut travailler à réédifier.
A cet égard, on sait par exemple que la colonne brisée, présente au premier grade d’Apprenti franc-maçon du Régime Ecossais Rectifié à laquelle est jointe la devise « Adhuc Stat » - qui provient comme nous l’apprennent les documents de la Stricte Observance où elle symbolisait à l’origine l’Ordre du Temple décapité mais qui restait solide sur sa base, l’objectif pour l’Ordre allemand étant de reconstruire cette colonne, c’est-à-dire l’Ordre du Temple - Jean-Baptiste Willermoz souhaita lui donner une toute autre signification.
Elle symboliserait dorénavant pour lui, et depuis lors pour le Régime rectifié, la chute de l’homme, et devint l’image de l’homme dont la nature a été abîmée par la Chute, et qu’il faut travailler à restaurer, à reconstruire, car la grande vérité du Régime Ecossais Rectifié, que ne cessent de rappeler ses rituels, c’est que l’homme aussi est un Temple, conformément à la parole de l’apôtre Paul dans sa première Epître aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (I Corinthiens III, 16) [9]
VII. Un combat dans les régions célestes
L’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, sera ainsi conçu pour être l’écrin de l’Ordre mystérieux qui est l’essence même du Régime rectifié, sa substance intérieure secrète. Ses travaux se dérouleront dans l’invisible et auront pour objet l’étude et à la conservation de la doctrine de la réintégration dont l'Ordre est le dépositaire de par l’Histoire, doctrine sacrée qui a un but essentiel et très élevé que peu d'hommes sont dignes de connaître. Willermoz écrira du Haut et Saint Ordre : « Son origine est si reculée, qu'elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l'institution maçonnique, c'est d'aider à remonter jusqu'à cet Ordre primitif,qu'on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie ; c'est une source précieuse, ignorée de la multitude, mais qui ne saurait être perdue : l'un est la Chose même, l'autre n'est que le moyen d'y atteindre.» [10]
Les travaux de l’Ordre
se déroulent dans l’invisible,
et ont pour objet
l’étude et à la conservation de la doctrine
de la réintégration christianisée lors des "leçons de Lyon",
dont le Régime Rectifié
est le dépositaire de par l’Histoire.
Cet Ordre, mystérieux s’il en est, ce « Haut et Saint Ordre » qui « se plaît à répandre de temps en temps quelques rayons de lumière » afin d’éclairer ceux qui cherchent dans les ténèbres pour qu’ils s’approchent de la Vérité, détient, secrètement, quelques précieuses connaissances sur la « Chose même », selon la judicieuse expression choisie par Willermoz pour désigner une réalité qui a son séjour dans l’Invisible, « Chose » qui est, et elle seule uniquement, détentrice des promesses de l'espérance de la vie éternelle et de notre pleine et entière participation à la nature divine.
L’Ordre, du point de vue rectifié, lorsqu’on y fait allusion, entendu dans son principe le plus profond, le plus authentique, ne réfère donc pas à une structure administrative et temporelle, mais relève d’une dimension purement spirituelle dont l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte a le devoir de protéger l’existence, et de défense contre les forces de l’Adversaire. Et cette responsabilité exige un engagement intérieur d’une nature toute spéciale, puisque le type de lutte dans laquelle est placé le Chevaliers de la Cité Sainte, est une lutte qui se déroule principalement dans les régions célestes.
VIII. « Faire remonter du Porche au Sanctuaire ».
C’est pourquoi, même si l'on n’en comprend pas toujours entièrement les enjeux et la finalité ultime, il est clair, pour ceux qui se penchent avec attention sur ce système, que le Régime Ecossais Rectifié oblige à un questionnement, un retournement, une réorientation intérieure complète comme l’indique explicitement la Règle maçonnique : « Elève souvent ton âme au-dessus des êtres matériels qui t’environnent, et jette un regard plein de désir dans les régions supérieures qui sont ton héritage et ta vraie patrie. Fais à ce Dieu le sacrifice de ta volonté et de tes désirs, rends-toi digne de ses influences vivifiantes, remplis les lois qu’il voulut que tu accomplisses comme homme dans ta carrière terrestre. Plaire à ton Dieu, voilà ton bonheur ; être réuni à jamais à Lui, voilà toute ton ambition, la boussole de tes actions.» [11]
La célébration à laquelle est convié
le Frère du Régime Rectifié,
est une célébration mystique
qui lui donnera de franchir la porte du Sanctuaire
et de relever l'autel des parfums
afin d’y offrir son encens à l'Eternel.
Les progressives opérations de purification que se propose de réaliser le Régime, en prenant le temps qu'il convient en ces domaines qui échappent au temps mondain, respectant bien évidemment les capacités et l'économie particulière de chacun, sont loin d'être négligeables puisqu’elles interviennent directement dans l'éventuelle célébration à laquelle est convié le disciple du Divin Réparateur, célébration mystique qui lui donnera de franchir, si le Ciel le permet, la porte du Sanctuaire et de relever l'autel des parfums afin d’y offrir son encens à l'Eternel.
C’est ce que soutient explicitement Willermoz : « L'homme bien purifié est le seul grand prêtre qui puisse entrer dans le Sanctuaire de l'Intelligence, comprendre sa nature, se fortifier par elle, et rendre dans son propre Temple un hommage pur à celui dont il est l'image. Mais s'il néglige de se purifier avant de se placer devant cet autel, les ténèbres épaisses de la matière viennent l'aveugler, et il trouve la mort où il devait puiser la vie. » [12]
Conclusion : un autel habité par l’Esprit.
Or, pour rendre ce culte et le rétablir dans le Temple, pour allumer sur l'autel des holocaustes un Feu Nouveau, pour élever des parfums précieux vers l'Eternel, pour invoquer son Nom et célébrer sa Gloire, il s'agit, après avoir éprouvé et subi les douloureuses et éprouvantes marques de la purification, de « faire place à l'Esprit », de s'abandonner au secret et indicible pouvoir du Ciel, d'être sensible aux manifestations de la « Cause active et intelligente », au souffle du Seigneur, à ce signe, conféré aux élus du Très Haut symbolisant la pleine réalité de la « Présence » dans la secrète chambre du cœur. C'est pourquoi, dans sa grande sagesse et sa profonde compréhension des vérités divines, lui qui avait clairement entrevu que « le seul but de l'initiation est de faire remonter du Porche au Sanctuaire » et qui mit tout en œuvre, par pure charité et infatigable vocation, de sorte que soit proposée une effective voie de rétablissement aux enfants égarés par les illusions du siècle et les ruses de l'adversaire, le fondateur du Régime rectifié soutiendra : « Ce signe est la clé de toute la science. Il est l'accomplissement de toutes les figures que nous représente la Loi d'Alliance ou de Promesse. Il les explique toutes. Il nous figure cette colonne de nuée lumineuse qui marchait guidée par l'ange du Seigneur devant le camp des israélites pour les conduire dans la Terre promise.» [13]
Les C.B.C.S. élèvent un nouvel édifice en leur cœur,
qui puisse échapper à la vindicte du temps
et à la folie des hommes,
en étant une demeure invisible,
un Temple « mystique ».
Le vœu de Willermoz, dans sa volonté de réforme et de rectification de la Stricte Observance, fut donc d'instituer un Ordre capable de répondre à l’exigence secrète de l'Evangile, d’édifier une authentique Chevalerie chrétienne se fixant pour objet, non la conquête des biens temporels, d'où son rejet des rêves chimériques de certains souhaitant que soit réédifié dans sa puissance initiale l'Ordre du Temple, mais que les « Pauvres Chevaliers du Christ » élèvent, au contraire, un nouvel édifice en leur cœur dédié à la Gloire de l'Eternel et consacré à l’adoration active du Père, édifice qui puisse échapper à la vindicte du temps et à la folie des hommes en étant une demeure invisible, un Temple « mystique », un Tabernacle sacré éclairé par la prière, un autel pur entièrement habité par l’Esprit, « Esprit » qui est le seul guide, l’instructeur, le bienveillant protecteur et la divine et sainte lumière de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte.
A lire :
Fondateur du Régime Ecossais Rectifié
Jean-Marc Vivenza
Editions Signatura, 2012.
Notes.
1. La Maçonnerie écossaise avait développé en Allemagne un système fort original et très rigoureux baptisé « Stricte Observance. Ce système doit à peu près tout à un seul homme, précisément au Reichsfreiherr, c’est-à-dire au baron d’Empire Karl Gotthelf von Hund und Altengrotkau, seigneur de Lipse, chambellan de Son Altessse Sérénissime l’Electeur de Cologne et de l’Electeur de Saxe, conseiller d’Auguste III de Pologne. Initié à l’âge de dix neuf ans à Francfort, c’est lors de son séjour à Paris, entre décembre 1742 et septembre 1743 qu’il se convertit au catholicisme et que, selon ses dires, il fut reçu dans un « Chapitre Templier », en présence de Lord Kilmarnock, par un étrange et mystérieux Chevalier nommé Eques a Penna Rubra (Chevalier au plumet rouge), dont il eut l’intime conviction qu’il s’agissait en réalité du prétendant Stuart, Charles Edouard ou Jacques III, Grand Maître de l’Ordre de Jérusalem, qui le nomma à cette occasion Grand Maître de la VIIIe Province.
2. Si le Convent compta treize séances, ce fut dès la première que Turkheim et Willermoz soumirent à l’adoption des suffrages de l’assemblée des frères le nouveau nom « d’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ». Alice Joly précise, s’appuyant sur un document faisant état des délibérations [BM Lyon, ms. 5479] : « Qui eut l’idée de ce nom ? Une chose est certaine, c’est qu’il était avant l’ouverture des débats déjà choisi et accepté par les promoteurs de la réforme. (…) La loge de Willermoz s’appelait « la Bienfaisance », mais on a remarqué qu’un grade de Chevalier Bienfaisant existait déjà dans la loge de Saint-Théodore de Metz, et qu'il y avait en Suisse un système Écossais qui révérait comme patron Saint Martin, le soldat romain au cœur charitable. Si nous en croyons les souvenirs de Paganuccice seraient ces influences, probablement représentées par Saltzman, qui auraient fait choisir le nouveau titre. Il était fait pour convenir également aux desseins de Willermoz car il évoquait les Templiers sans les nommer, et donnait aux Chevaliers une vague et idéale patrie, qui pouvait être tout aussi bien Rome, centre de la chrétienté, Jérusalem, où s’éleva le temple de Salomon et où Jésus-Christ fut crucifié, que la cité céleste immatérielle, espoir et but suprême de tout effort mystique. » (A. Joly, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Protat frères, 1938, pp. 110-111)
3. L’histoire retiendra que ce Prieuré installé le 14 août 1779, sera celui qui veillera sur la conservation du Régime Rectifié, après sa quasi extinction en France au XIXe siècle, et qui contribuera à son réveil dans sa terre d’origine au début du XXe siècle en transmettant, en 1910, à Camille Savoire et Pierre de Ribaucourt les éléments initiatiques indispensables à sa réédification.
4. Georg Kloss résume, dans son Histoire de la Franc-maçonnerie en France (1852-1853), en une phrase heureuse l'origine et la nature des deux professions : « Quand Willermoz modifia en 1778 au Convent de Lyon le Rituel de la Stricte Observance, il y ajouta les deux grades théosophiques de Chevalier Profès et Grand Profès, dans lesquels étaient élaborées les idées de Martinez Pasqualis, mais purifiées et anoblies. La pierre de fond en était le Traité de la Réintégration.» (Cf. G. Van Rijnberk, Martines de Pasuqally. Sa vie, son oeuvre, son ordre, Derain-Raclet, 1938, tome 1er, p. 102).
5. « La Grande Profession conserve en son entier le dépôt de la doctrine de la réintégration, voilà qui la définit philosophiquement. Le Régime ou le Rite écossais rectifié, dans la foulée énigmatique de Martines de Pasqually et sous l’action de Jean-Baptiste Willermoz, a spécifié la science spécifique de la franc-maçonnerie – qui est ‘‘la science de l’homme’’, selon Joseph de Maistre – en la doctrine de la réintégration, commune aux élus cohen, à Louis-Claude de Saint-Martin et aux ordres martinistes dignes de ce nom. » (R. Amadou, Martinisme, CIREM, 1997, pp. 37 & 40). L’idée même de « substitution » du Régime Rectifié à l’Ordre de élus coëns est nettement définie par Robert Amadou : « De par la volonté de Willermoz, son auteur et son metteur en scène, à visage presque découvert, l'Ordre substitué dispense la partie scientifique de la maçonnerie primitive, la science religieuse de l'homme, qui transite par le monde et que Dieu aime, la réintégration du créé dans le néant et des émanés en leur source éternelle. Parce qu'elle est science de l'homme et science non humaine cette science est universelle.. » (R. Amadou, Préface aux Leçons de Lyon, Dervy, 1999, p. 28 ; p. 58).
6. Code Maçonnique des Loges Réunies et Rectifiées de France, Tel qu’il a été approuvé par les Députés des Directoires au Convent National de Lyon 5778.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. La colonne brisée, au premier grade de l’Ordre rappelle la perte des propriétés primitives d’Adam.
10. Bibliothèque Municipale de Lyon, Instruction pour le grade d’Ecuyer Novice, ms 1778.
11. Rituel du Grade d’Apprenti, Règle maçonnique.
12. Bibliothèque Municipale de Lyon, Instruction secrète, ms 5475, pièce 2.
13. Bibliothèque Nationale de Paris, Doctrine de Moïse, FM 508, 2e Cahier B.
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vendredi, 04 mai 2012
Jean-Baptiste WILLERMOZ : Fondateur du Régime Ecossais Rectifié
Jean-Baptiste WILLERMOZ
Fondateur du
Régime Ecossais Rectifié
Introduction et textes choisis par
Jean-Marc Vivenza
Jean-Baptiste Willermoz, né à Lyon le 10 juillet 1730, bénéficiera d’une exceptionnelle longévité puisqu’il ne mourra qu’en 1824, soit à l’âge de 94 ans.
S’il fut toute sa vie persuadé que la maçonnerie était dépositaire de secrets essentiels, c’est sa rencontre avec Martinès de Pasqually (+1774), en 1767, qui lui permettra de trouver dans l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers ce qu’il avait toujours attendu en matière de connaissance, confirmant ses espérances à propos des mystères de l’initiation.
Mais loin d’en rester à un dépôt passif des enseignements reçus de Martinès, Willermoz va être à l’origine de l’œuvre de réforme la plus ambitieuse de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle, puisqu’en 1778, lors du Convent des Gaules, introduisant au sein de la Stricte Observance la doctrine de la réintégration préalablement « christianisée », il fonde un nouveau système original : le Régime Ecossais Rectifié.
Vient de paraître
Format 140 x 210 mm • 128 pages • Prix public TTC : 15 €
Disponible auprès du Colporteur du livre
troubadour13@gmail.com
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jeudi, 30 octobre 2008
JOSEPH DE MAISTRE : LA PENSEE D'UN ESPRIT PROPHETIQUE
JOSEPH DE MAISTRE : LA PENSEE D’UN ESPRIT PROPHETIQUE
par
Jean-Marc Vivenza
Joseph de Maistre, Œuvres, suivies d’un Dictionnaire de Joseph de Maistre, texte établi, annoté et présenté par Pierre Glaudes, Robert Laffont, Collection « Bouquins », 2007, 1348 p.
Joseph de Maistre (1753-1821) est incontestablement d’actualité, les ouvrages qui lui ont été consacrés depuis quelques années se sont multipliés, et, d’ailleurs, disons-le nettement, cet apparent engouement est un sujet de satisfaction tant le « purgatoire » dans lequel fut injustement placé par certains esprits chagrins le comte chambérien pendant de longues décennies, était à la fois pénible et absurde [1].
Maistre se révèle donc aujourd’hui aux lecteurs contemporains qui ont le bonheur de le découvrir comme un grand penseur, nous pourrions même rajouter sans crainte aucune, tant cela ne fait plus l’objet de contestations sérieuses, un véritable « maître » dans divers domaines qui, très souvent, dépassent largement le champ par trop étroit de la littérature. Ainsi la politique, la philosophie, la religion, l’illuminisme, apparaissent comme relevant directement, et pleinement, de l’horizon impressionnant des préoccupations intellectuelles de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, il suffit simplement pour s’en apercevoir de se pencher un instant sur ses textes heureusement de nouveau édités, splendides à plus d’un titre et servis par une langue magnifique, pour constater l’extrême pertinence et la singulière originalité des thèses développées par l’austère prophète chambérien.
La sortie récente (mars 2007), aux éditions Robert Laffont dans la collection « Bouquins », d’une anthologie des œuvres principales de Joseph de Maistre (Six paradoxes à Mme la marquise de Nav… ; Les Considérations sur la France ; Sur le Protestantisme ; Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines ; Les Soirées de Saint-Pétersbourg ; Eclaircissements sur les sacrifices) anthologie accompagnée d’un riche et fort utile appareil de variantes et de notes (pp. 843-1113), ainsi que d’un utile « Dictionnaire » à la rédaction duquel participèrent deux spécialistes autorisés de la pensée maistrienne, Jean-Jouis Darcel et Jean-Yves Pranchère, le tout établi sous la direction de Pierre Glaudes à qui l’on devait déjà la précieuse réédition du Journal inédit de Léon Bloy (Journal inédit I (1892-1895), Journal inédit II (1896-1902), L'Age d'Homme, 1996 - 2000), confirme l’intérêt général qui ne cesse de se manifester autour de Joseph de Maistre et participe bien du nouvel état d’esprit actuel, ainsi que de la croissante curiosité suscitée par ses peu communes positions doctrinales. N’imaginons pas, cependant, par l’effet d’une excessive précipitation, que Maistre soit devenu, grâce à un mystérieux et surprenant pouvoir dont l’Histoire possède par éminence le secret, un auteur ne suscitant plus à son égard ni suspicion, ni rejet. Comme le souligne Pierre Glaudes, et ce dès les premières lignes de son Introduction générale : « La postérité a retenu de Joseph de Maistre qu’il a été l’un des plus fermes partisans de la contre-révolution. Ses adversaires l’on peint sous les traits d’un doctrinaire sectaire, d’un champion de l’ordre et d’un pourfendeur des idées nouvelles. Dénonçant ses sophismes et ses paradoxes, ils n’ont vu en lui qu’un ‘‘bourreau d’idée’’ dont l’autoritarisme préfigurerait les idéologies totalitaires du XXe siècle. » (p. 7).
Un adversaire résolu de la pensée des Lumières
On le constate, le ton est rapidement donné, et l’on ne peut pas dire que soit éludé dans cette présentation liminaire ce qui serait de nature à fâcher, voire déranger. D’ailleurs loin de vouloir nier la réalité de cette image d’écrivain « sulfureux » qui poursuivit longtemps Joseph de Maistre, le lecteur non averti serait même plutôt conforté dans ces éventuels jugement aprioriques par les propos de l’Introduction : « Ce portrait, poursuit Pierre Glaudes, que plusieurs études récentes ont nuancé, il est vrai, comporte une part de vérité ; adversaire résolu de la pensée des Lumières, Maistre développe, en réaction, une philosophie de l’autorité qui peut légitimement révolter une conscience moderne. Que pense-t-il de la Déclaration des droits de l’homme dont on fait généralement honneur à la France ? en identifiant les intérêts nationaux à ceux du genre humain, observe-t-il, les révolutionnaires français ne se sont pas élevés à l’universalité d’un principe unificateur : ils ont surtout dévoilé les potentialités funestes d’un impérialisme portant en lui les germes de la Terreur. Et que dit-il de la souveraineté du peuple, qui fonde la démocratie ? Maistre dénonce les illusions de l’égalitarisme que démentent, dans l’exercice effectif du pouvoir, les prérogatives dévolues à une caste de nouveaux privilégiés : selon lui, le régime représentatif, en remettant le pouvoir réel entre les mains de quelques élus, est un système qui conduit inévitablement à l’oppression du plus grand nombre. » (pp. 7-8). Ceci est joliment dit et, par ailleurs, tout à fait conforme aux vues pour le moins radicales du comte en la matière, sans pour autant prétendre épuiser la vigueur de l’étendue de ses griefs à l’encontre des Lumières, puisque Pierre Glaudes n’hésite pas, quelques lignes plus bas, à affirmer : « On pourrait prolonger ad libitum la démonstration : sur l’éducation, sur la condition féminine, sur la peine de mort, Maistre heurte de front l’opinion dominante de notre temps. Il ne faut pas s’en étonner. Son œuvre développe une pensée cohérente qui se cristallise autour d’une conviction fondatrice : la philosophie des Lumières, dans le prolongement de la Réforme, porte en elle ‘‘un esprit d’insurrection’’ qui attaque à la manière d’un acide toutes les souverainetés et constitue, comme tel, une menace mortelle pour la société. Il faut donc combattre cette philosophie, en lui opposant une réhabilitation du principe d’autorité sous ses différentes espèces : autorité métaphysique du Créateur qui est à l’origine de toutes les institutions humaines ; autorité politique du monarque dont le pouvoir, légitimé par la tradition, manifeste le gouvernement temporel de la Providence ; autorité spirituelle du souverain pontife que Dieu assiste pour lui conférer l’infaillibilité en matière de dogme. » ( p. 8).
Les principes programmatiques des conceptions politico-religieuses maistriennes et son vigoureux attachement à la notion d’autorité ainsi clairement présentés, restait donc à expliquer les raisons justifiant une réédition des œuvres maîtresses d’un auteur à l’évidence si contraire aux idées dominantes de notre morne et frileuse époque où triomphent, précisément, les « valeurs » des Lumières violemment dénoncées par Maistre. L’exercice étant, il est vrai, un peu risqué, Pierre Glaudes, qui juge sans doute, par prudence, nécessaire de qualifier d’ « intempestifs » les propos de Joseph de Maistre, illustrant « un système politique et religieux aujourd’hui désuet », convoque, en tant que témoins de moralité, la longue suite des admirateurs et des adversaires intelligents souvent ouvertement séduits et fascinés par la haute figure du royaliste savoisien, ceci afin de nous délivrer quelques secourables justifications afin de répondre à l’angoissante question incisive qui doit, à l’évidence, tourmenter dans leur sommeil les pieux dévots du conformisme idéologique : « Quelles raisons a-t-on de lire Maistre au début du XXIe siècle, quand on n’est pas un ‘‘affreux réactionnaire’’ ? »
Apparaissent de la sorte, à la faveur de l’évocation de leur nom, Cioran, Steiner, Barthes, Valéry, aux jugements déjà bien connus, auxquels viennent discrètement s’adjoindrent les disciples directs et inconditionnels de l’œuvre, qui auraient d’ailleurs dû, si le « politiquement correct » pesait un peu moins dans ce genre d’exposé convenu, être sollicités en priorité du point de vue de la chronologie raisonnée des authentiques héritiers de la pensée maistrienne : Bonald, Blanc de Saint-Bonnet, Donoso-Cortés, Mgr Gaume ou Louis Veuillot. S’il était difficile de ne pas y adjoindre Barbey d’Aurevilly et Bloy, ou encore Baudelaire, tous les trois effectivement cités, on regrettera cependant un survol si rapide des liens unissant Maistre à Ballanche, Lamartine ou Lamennais, ainsi que le superficiel examen de son rapport, bien que paradoxal, à Maurras (qui restera toujours hermétique à la perspective métaphysique de l’auteur des Soirées), Proudhon et Auguste Comte, sachant tout de même que, pour tempérer ce traitement éclair, tous ces auteurs font l’objet d’entrées très bien documentées à l’intérieur du Dictionnaire situé en fin de volume.
Une étrange distance à l’égard des sources initiatiques de l’œuvre maistrienne
Au titre de ce panorama constitué de personnalités très diverses, s’étonnant d’une si large et dissemblable postérité qu’il qualifie de « bigarrée », Pierre Glaudes est obligé de convenir que le catholique ultramontain, l’indéfectible défenseur de la papauté, le lecteur admiratif du chanoine Pierre Charon (1541-1603) qui fustigeait l’esprit de la Réforme tout en insistant sur l’impuissance de la raison à « saisir la transcendance divine », le réactionnaire intransigeant, « n’en conserva pas moins toute sa vie des sympathies pour l’illuminisme maçonnique, qu’il aura tendance à dissimuler à mesure que se durcira sa philosophie de l’autorité. Rompu depuis sa jeunesse aux spéculations des théosophes et des mystiques, il se laissera suffisamment contaminer par leur influence pour s’engager assez loin sur des chemins hétérodoxes. En témoigne son rêve millénariste de réunion des Eglises, d’instauration d’un ‘‘christianisme transcendantal’’ et d’édification d’une nouvelle Jérusalem, qui consacrerait l’avènement d’un homme régénéré par le Saint-Esprit. (…) Inévitablement, son inclination pour de telles recherches l’amène à prendre quelques libertés avec la théologie officielle de l’Eglise, comme le montre sa dette à l’égard d’Origène, dont il emprunte la théorie des deux âmes et l’idée de ‘‘rédemption diminuée’’ que les hommes obtiendraient par leur sacrifice, en imitant le Christ. Ces références hétérodoxes lui permettent de fonder une religion de l’expiation et de la souffrance, où la mort du Fils de Dieu devient l’illustration emblématique d’une loi cosmique. Adam ayant entraîné le monde entier dans sa Chute, ce ne sont pas seulement les hommes, mais tous les êtres vivants qui doivent être rachetés.» (pp. 13-15). Ces propos sont tout à fait conformes à la pensée maistrienne, mais, dès lors, nous ne pouvons nous empêcher, à ce stade de notre recension, de soulever un problème de nature fondamentale que nous formulerions volontiers ainsi : pourquoi, alors que sont parfaitement perçus, et admis, les larges emprunts effectués par Maistre aux thèses de l’illuminisme mystique, s’en tenir dans la présentation générale de cette réédition, puisque chacune des oeuvres fait l’objet d’un exposé préliminaire sous la forme d’une introduction, à un discours si peu attentif aux données significatives qui permettraient véritablement, à notre avis, d’en expliquer l’origine et le sens ?
Cette absence d’examen approfondi des sources est si problématique, que l’on relève même des approximations vraiment inacceptables pour ce type d’édition, principalement au sein de certaines entrées du Dictionnaire traitant des différents aspects de l’illuminisme [Franc-maçonnerie, Illuminés, Saint-Marttin, Willermoz, etc.]. Nous en voulons pour preuve, outre l’absence parfois regrettable d’harmonisation des patronymes [Martinez de Pasqally (p. 1279) ; Martinès de Pasqually (p.1309) ], cette phrase extraite de l’article consacré à Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dont il était effectivement judicieux de mettre en évidence l’énorme influence qu’il exerça sur Maistre : « Son entrée dans la maçonnerie mystique du Rite Ecossais Rectifié, en 1778, initia Maistre à la doctrine ésotérique de Martinez de Pasqually et de son principal disciple, celui que, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Maistre appelle, ‘‘le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes’’, Louis-Claude de Saint-Martin. » (p. 1279). Or il convient de rappeler que loin « d’entrer » dans la franc-maçonnerie dite « mystique » en 1778, alors qu’il était déjà initié depuis peut-être 1770 ou 1772 à Turin, et sûrement 1774 année de sa réception au sein de la maîtresse loge chambérienne Saint-Jean des Trois Mortiers, loge créée en 1749 par Joseph de Bellegarde marquis des Marches, rattachée à la Grande Loge de Londres, dont il ne tarda pas à devenir l’Orateur, c’est dès 1776, et non pas en 1778, ce qui, entre parenthèses, montre le caractère extrêmement précoce de sa démarche, le 6 novembre exactement, qu’il se rendit à Lyon accompagné de Jean-Baptiste Salteur, et d’Hippolyte Deville de la Mulatière, pour y rencontrer Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), le chef de file de la Réforme écossaise lyonnaise et le dirigeant de la IIe Province d’Auvergne de la « Stricte Observance Templière » [2]. Ce type d’erreur est d’autant plus inexcusable, que lorsque sont plus loin cités à l’intérieur d’une autre entrée, Jean Rebotton, et surtout Antoine Faivre fin connaisseur en ces sujets, on retrouve alors des renseignements exacts : « En 1776, il [Maistre] se rendit à Lyon pour se faire initier aux hauts grades et ‘‘s’instruire à la source, de cet illuminisme dont il espérait de profondes révélations religieuses’’.» (p. 1310).
Bien sûr nous ne pouvons que souscrire à l’effort que représente l’écriture de ce Dictionnaire, et louer sans réserve l’effective valeur des nombreux renseignements qu’il comporte qui seront d’une aide précieuse pour le lecteur contemporain et le chercheur éclairé, mais que signifie, par exemple, cette idée exprimée par Jean-Louis Darcel dans l’entrée [Franc-maçonnerie], c’est-à-dire qu’il existerait une « surévaluation » par les « initiés » de l’œuvre maistrienne, « au point que celle-ci a pu faire l’objet d’une lecture ésotérique concurrente de la lecture exotérique du non-initié » (p. 1183), alors même que, bien que ne nous ne comprenions pas très bien ce que peut concrètement signifier et représenter une « lecture ésotérique » de Maistre « concurrente » de l’exotérique, l’essentiel de son œuvre, comme il apparaît aisément à l’étude attentive, qu’on en accepte ou non l’évidence, est néanmoins, de façon indiscutable, une traduction ingénieuse, certes en mode littéraire mais cependant positivement perceptible, des principaux thèmes de la doctrine glissée par Jean-Baptiste Willermoz, dite de la « Réintégration » et énoncée par Martinès de Pasqually, doctrine éminemment présente au sein des structures maçonniques dans lesquelles Maistre bénéficia, dès l’âge de 23 ans, d’un enseignement inattendu d’une nature exceptionnelle qui transforma radicalement sa vision des choses, ouvrit son intelligence sur bien des sujets dont il n’avait jamais eu l’idée auparavant et qui deviendront, à terme, le canevas principal de sa réflexion future, tout en formant profondément et durablement son jeune esprit.
L’imminence des « grands événements »
Cela est si vrai d’ailleurs, que dans ses lignes introductives aux Soirées, Pierre Glaudes reconnaît : « Maistre n’a manifestement rien oublié du style maçonnique (…) la conversation procédant à la façon d’une maïeutique, pousse dans la voie de l’accomplissement spirituel (…). La conversation dans les Soirées, a donc valeur d’initiation, et il faut sans doute en conclure que le livre lui-même est pour le lecteur l’occasion d’un parcours initiatique, à condition qu’il sache déchiffrer les ‘‘hiéroglyphes’’ dont le texte est parsemé. » (pp. 436-437). On est donc singulièrement surpris de voir Pierre Glaudes déclarer en conclusion de son Introduction générale : « Cette édition, n’a finalement d’autre objet que de prolonger l’intuition aurevilienne. La gloire de Maistre n’est pas dans son ‘‘système’’ de pensée : elle est dans les tensions paradoxales de son entreprise intellectuelle » (p. 18). Cette intention n’est pas blâmable, bien au contraire, mais cependant passablement limitée et « périphérique » pensons-nous, par rapport à ce qu’offre comme possibilités réelles les richesse de ce fameux « système » de pensée, qui n’a d’ailleurs de « système » que le nom, puisqu’il n’est, en fait, que la traduction, en un style splendide, des thèmes les plus importants et des vérités centrales de la doctrine de l’illuminisme mystique du XVIIIe siècle [3].
Conclusion
Pour nous résumer, nous pouvons considérer que le lecteur tirera donc grand profit de l’approche directe et immédiate des textes qui figurent dans cet ouvrage (on pourra à ce sujet s’étonner, à bon droit, du choix ayant consisté à publier dans cette anthologie, même pour un motif d’ordre chronologique, un texte de circonstance, à savoir les Six paradoxes à Mme la marquise de Nav, (1795) alors que n’y figurent pas, fussent en de courts extraits, les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes, (1793), ou un écrit évidemment plus tardif, comme les Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, (1816), qui possèdent un nombre de pages à peu près équivalent à celui des Six paradoxes, mais étaient, en revanche, d’un intérêt autrement supérieur), de manière à ce qu’il puisse par lui-même, après les avoir longuement médités et patiemment mûris, bâtir son propre jugement et, nous l’espérons du moins, ressortir, pour peu d’ailleurs qu’il soit vraiment envisageable d’imaginer une indifférente distance d’avec la pensée maistrienne, avec la certitude que l’auteur de ces pages à l’extraordinaire profondeur , souhaite apparaître, « par personnage interposés », « celui qui proclamera, pour les temps modernes, l’imminence de ‘‘ces grands événements’’ que ‘‘l’esprit prophétique’’ a prédits depuis longtemps à l’humanité » (p. 437), ce dont le comte Joseph de Maistre ne doutait pas un seul instant, écrivant dans le 5e Entretien des Soirées : « je suis persuadé que les véritables intentions d’un écrivain sont toujours senties, et que tout le monde leur rend justice ».
Formulons donc le vœux que cette édition, qui regroupe pour la première fois en un seul ouvrage les principaux textes de Maistre, contribue à faire entendre, en rendant justice à ses « véritables intentions », la voix prophétique de celui qui déclarait : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur terre: le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d'ailleurs que les temps sont arrivés. » (Soirées, 11e Entretien).
Notes
[1] Citons, parmi les récentes parutions :
- Joseph de Maistre, « Les Dossiers H », sous la direction de Philippe Barthelet, l’Age d’Homme, 2005.
- Compagnon, A., Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
- Boncompain, C. et Vermale, F., Joseph de Maistre, Le Félin, 2004.
- Pranchère, J.-Y., L’Autorité contre les Lumières, la philosophie de Joseph de Maistre, Droz, 2004.
- Vivenza, J.-M., « Qui suis-je ? » Maistre, Pardès, 2003.
- Matyaszewski, P., La Philosophie de la société, ou l’Idée de l’unité humaine selon Joseph de Maistre, Redakcja Wydawnictw Katolockiego Uniwersytetu Lubelskiego, 2002.
- Lafarge, F., Le Comte Joseph de Maistre, Itinéraire intellectuel d’un théologien de la politique, L’Harmattan, 1998.
[2] Si l’on veut être vraiment précis en ces domaines qui exigent un minimum de sérieux en raison de la place et du rôle important qu’y occupa Joseph de Maistre, 1778 correspond à la création, par Maistre et ses « amis », le 4 septembre, de la loge La Sincérité qui tiendra sa première tenue le 24 septembre. A ce sujet, on ignore si Willermoz est venu en personne consacrer cette nouvelle loge, mais ce qui est certain c’est que son frère, Jacques-Antoine, était présent et fera part aux lyonnais du désir de connaissance qu’il a rencontré chez les frères chambériens : « avides de précisions sur les textes de la Réforme, le pressant de questions souvent embarrassantes. »
[3] Dans une lettre du 11 décembre 1820 à Guy-Marie Deplace, donc bien des années après sa prétendue « erreur de jeunesse » qui l’amena à côtoyer les principales figures de l’illuminisme maçonnique de son époque, faisant ainsi la démonstration d’une remarquable fidélité à ses sources initiatiques, Maistre disait, s’agissant du textes des Soirées, qu’il était : « un cours complet d’illuminisme moderne ».
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