mardi, 08 mai 2012
Jean-Baptiste Willermoz et l'esprit du Régime Ecossais Rectifié
La conception willermozienne de « l’Ordre »
Jean-Marc Vivenza
Le système pensé par Jean-Baptiste Willermoz,
repose sur un Ordre de chevalerie
qui ne fait pas que "couronner" l’édifice
du Régime Ecossais Rectifié,
il lui confère son essence, son esprit et sa vie.
Du point de vue historique, si l’on veut comprendre ce que représente, tant dans son originalité que sa finalité, l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, il convient tout d’abord de souligner que les décisions qui seront prises lors du Convent des Gaules en 1778, sont véritablement à l’origine du Rite, ou plus exactement du « Régime » Ecossais Rectifié, transformant, réformant et, en effet, « rectifiant » en profondeur la Stricte Observance dite « Templière » [1] nouveau Régime, ou système pensé et voulu par Jean-Baptiste Willermoz, dont toute la structure repose précisément sur son Ordre de chevalerie qui ne couronne pas l’édifice comme on le dit trop souvent même si l’image n’est point entièrement inexacte, mais l’encadre, le fédère le gère et le dirige dans l’ensemble de ses établissements et classes, mais surtout, et c’est là le principal, lui confère son essence, son esprit et sa vie.
I. Le convent des Gaules et son rôle
Cet Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte prit naissance en 1778 à Lyon, lors d’un Convent général de la Stricte Observance qui avait pour mission d’arrêter une position ferme vis-à-vis des points problématiques qui étaient apparus comme un facteur de nombreuses méprises et d’interprétations discutables parmi les frères des Provinces allemandes et françaises.
Karl Gotthelf von Hund und Altengrotkau (1722-1776)
Willermoz trouva dans la Stricte Observance,
une structure incomparablement plus stable
que celle de l’Ordre des Elus Coëns.
Effectivement, Jean-Baptiste Willermoz bien que trouvant dans la Stricte Observance un cadre très solide, une structure évidemment organisée et incomparablement plus stable que celles de l’Ordre Chevaliers Maçon Elus Coëns de l’Univers à l’intérieur duquel il se trouvait jusqu’alors et exerçait des responsabilités, mais dont il n’avait eu de cesse de se lamenter depuis 1767 du désordre qu’il y régnait, ressentait néanmoins comme un vide, une limite dont les illusoires prétentions présentées comme étant les objectifs secrets et ultimes de la maçonnerie et, en particulier, parmi bien d’autres, la réédification de l’Ordre du Temple, lui apparaissaient comme extrêmement dérisoires et fort maigres du point de vue initiatique.
II. Des élus coëns à la Stricte Observance
Après sa réception en avril 1767 dans l’Ordre coën, Willermoz revint à Lyon avec le grade de Commandeur d'Orient et d'Occident, mais surtout avec le titre d'Inspecteur général de l'Ordre [cf. Bibl. Lyon, ms. 5471, pièce 2, juin 1767], c’est-à-dire ayant la responsabilité de tous les Temples placés sous la juridiction du Tribunal Souverain, instance suprême des coëns qui siégeait à Versailles, titre qu’il conserva jusqu’au départ de Martinès pour Port-au-Prince en 1772. Mais l’Ordre Coën, était désorganisé, les rituels toujours désespérément incomplets, les instructions inachevées, les catéchismes manquants ; pire des conflits perturbants étaient apparus au sommet de l’Ordre, notamment avec Bacon de la Chevalerie, Substitut Universel destitué en 1772 par Martinès, ce qui troubla fort Willermoz.
L’Ordre des élus coëns, était désorganisé,
les rituels toujours désespérément incomplets,
les instructions inachevées,
les catéchismes manquants.
Ceci explique pourquoi le lyonnais s’était décidé le 18 décembre 1772, afin de remédier à la situation inconfortable devant laquelle il se trouvait, et alors qu’il avait la responsabilité des frères de La Bienfaisance, de se tourner vers une organisation dont beaucoup de ses amis disaient le plus grand bien en écrivant une longue lettre au baron de Hund à cette époque encore Grand Maître de la Stricte Observance qui bénéficiait d’une réputation fondée de rigueur. Il fit parvenir sa missive, par l’intermédiaire du baron de Landsperge de la loge « La Candeur » de Strasbourg, dans laquelle il exposait de manière très détaillée son itinéraire maçonnique, « insistant sur ses longues recherches auxquelles il s’était livré pour découvrir l’essence du secret maçonnique » évoquant, en des termes obscurs et extrêmement enrobés, les « Elus Coëns ». Il concluait en proposant une alliance, et demandait clairement un rattachement de La Bienfaisance à la Stricte Observance.
Renonçant préalablement à la « filiation templière, à sa succession et à sa restauration matérielle » contrairement à ce que le baron de Hund avait établi comme but et objectif de son système, le Convent des Gaules rejeta donc dans un même mouvement réformateur l’utilisation de l’ancienne désignation de « Stricte Observance » et proposa l’adoption du nom suivant : « Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ».
III. L’essence de la « rectification »
Non content d’adopter de nouveaux rituels pour les quatre premiers grades, - alors que la Préfecture de Zurich se voyait élevée au rang de « Prieuré d’Helvétie » [3] - les rituels qui portent d’ailleurs la marque extrêmement palpable des influences spirituelles de Willermoz, le Convent s’acheva en publiant deux textes essentiels : le « Code Maçonnique des loges Réunies et Rectifiées de France », et le « Code Général des Règlements de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ».
Le Régime Rectifié eut l’ambition
de réformer et de « rectifier » la Franc-maçonnerie,
afin de lui transmettre les bienfaisantes lumières
de la doctrine de la réintégration "christianisée",
qui éclaire d’une manière unique
ce que fut l’homme à son origine,
son état actuel et sa destination future.
On peut donc dire que le Convent des Gaules, qui se déroula de novembre à décembre 1778 à Lyon, dans ses décisions, établissait et constituait un Rite fondé sur quatre grades symboliques, conduisant à un Ordre de Chevalerie, dit « Ordre Intérieur », formé des Ecuyers Novices et des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, Ordre Intérieur auquel était adjoint un classe secrète, dite « non-ostensible », de Chevaliers Profès et Grands Profès [4], établissant un nouveau système absolument original et novateur, extrêmement éloigné, même s’il en conservait plus ou moins le cadre général extérieur, de ce qu’avait été la Stricte Observance, mais également l’ensemble de la franc-maçonnerie, que le Régime nouvellement établi avait l’ambition de réformer et de « rectifier » afin de lui transmettre les bienfaisantes lumières de la doctrine de la réintégration christianisée qui éclaire d’une manière unique ce que fut l’homme à son origine, son état actuel et sa destination future, conférant ainsi un caractère absolument original au Régime Ecossais Rectifié, et surtout expliquant au regard des critères martinéziens, sa nature dite « non-apocryphe ». [4]
IV. Le projet fondateur de Jean-Baptiste Willermoz
Le but de Willermoz était clair :
rétablir l’unité de la Maçonnerie
sur un fondement initiatique véritable,
c'est-à-dire dépositaire de la science religieuse de l'homme,
que seul possédait le Régime Rectifié,
lui conférant ainsi un caractère "non-apocryphe".
Les intentions de Willermoz seront clairement affichées lors de ce Convent fondateur : rétablir l’unité de la Maçonnerie sur un fondement initiatique véritable, c’est-à-dire, selon lui, celui de la doctrine de la réintégration cependant christianisée, c’est-à-dire purifiée des erreurs théologiques de Martinès de Pasqually, afin de faire cesser la confusion initiatique et revenir au dépôt primitif qui est en sa nature spécifique intangible la science religieuse de l'homme, dépôt primitif oublié, ignoré ou perdu par la franc-maçonnerie andersonienne.
Il l’explique en ces termes dans le préambule du Code Maçonnique des Loges Réunies et Rectifiées de France de 1778, dont chaque mot possède son importance : « Quelques Maçons plus zélés qu'éclairés mais trop judicieux pour se nourrir longtemps de chimères, et lassés d'une anarchie dont ils sentaient le vice, firent des efforts pour se soustraire à un joug aussi avilissant. Des Loges entières dans diverses contrées, sentant la nécessité d'un centre commun, dépositaire d'une autorité législative, se réunirent et coopérèrent à la formation de divers grands Orients. C'était déjà de leur part un grand pas vers la lumière ; mais à défaut d'en connaître le vrai point central et le dépôt des lois primitives, elles suppléèrent au régime fondamental par des régimes arbitraires particuliers ou nationaux, par des lois qui ont pu s'y adapter. Elles ont eu le mérite d'opposer un frein à la licence destructive, qui dominait partout, mais ne tenant point à la chaîne générale, elles en ont rompu l'unité en variant les systèmes. » [6]
Le principe du Régime Ecossais Rectifié
est intangible et catégorique :
c’est « l’Ordre », et non une structure obédientielle,
qui légitime et fonde la régularité des loges
et de tout le système initiatique.
Ces propos préliminaires ne manquent pas d’intérêt. Mais ce qui suit est plus encore crucial dans l’explication du projet : « Des Maçons de diverses contrées de France, convaincus que la prospérité et la stabilité de l'Ordre Maçonnique dépendaient entièrement du rétablissement de cette unité primitive, ne trouvant point chez ceux qui ont voulu se l'approprier, les signes qui doivent la caractériser, et enhardis dans leurs recherches par ce qu'ils avaient appris sur l'ancienneté de l'Ordre des Francs-Maçons, fondé sur la tradition la plus constante, sont enfin parvenus à en découvrir le berceau ; avec du zèle etde la persévérance, ils ont surmonté tous les obstacles, et en participant aux avantages d'une administration sage et éclairée, ils ont eu le bonheur de retrouver les traces précieuses de l'ancienneté et du but de la Maçonnerie. » [7] Et c’est alors que fut édictée une loi qui deviendra le principe même du Régime Ecossais Rectifié : c’est « l’Ordre », et non quelque structure obédientielle, qui légitime et fonde la régularité des loges : « Les Loges ne sont que des sociétés particulières, subordonnées à la société générale, qui leur donne l'existence et les pouvoirs nécessaires pour la représenter dans cette partie d'autorité qu'elle leur confie ; que cette autorité partielle émane de celle qui réside essentiellement dans le centre commun et général de l'Ordre…. » [8]
V.La mission de l’Ordre rectifié
Le Régime Rectifié,
travaille à la réédification du vrai Temple
qui n’est point fait de mains d’homme…
A ce titre, et on en comprend aisément la raison, la constitution d'un « Ordre », porteur et héritier d’une longue tradition gage de vérité, s'imposait pour Jean-Baptiste Willermoz, afin que soit offert aux hommes, et en particulier aux maçons possédant une sincère noblesse de cœur mais cependant désorientés au sein de temps incrédules et corrompus, de participer à l'œuvre salutaire de réarmement spirituel et religieux, à la reconstruction des fondations du vrai Temple qui n’est point fait de mains d’homme, et accomplir, par là même, l'impérieux devoir imposé à ceux qui ne peuvent accepter, ou qui souffrent, de croupir dans le marasme existentiel sans chercher à s'extraire de la geôle dans laquelle ils furent enfermés en venant en ce monde ; lieu inquiétant dominé par celui qui en est le prince, et qui détient sur ces domaines périlleux la gloire et l'autorité (Luc 4, 6).
Mais cette transformation, « opérée » par la foi en la Parole de Vérité, et dont la responsabilité est confiée à l’Ordre, encore faut-il que cet « Ordre » soit en mesure de l’accomplir, ou tout au moins de la rendre possible. Partant du principe que l’homme, au sens générique du terme, ne s’est pas conservé dans l’état qui était le sien à l’origine, constat préliminaire humiliant, il convenait d'établir, pour répondre à une situation insupportable, une sorte de stratégie à visée réparatrice qui aurait pour fonction de permettre le passage des ténèbres à la Lumière par la pratique constante et méthodique des vertus cardinales et théologales, afin que certaines âmes choisies, pour lesquelles il fallait des secours spéciaux pour progresser vers un nouvel état d’être.
VI. La Chevalerie spirituelle
Ainsi s’imposait que puisse être érigé un Ordre initiatique d’essence chevaleresque, mais d’une chevalerie toute spirituelle car destinée à livrer une bataille subtile se situant dans l’invisible, capable de lutter, non pour rétablir un Ordre matériel disparu à la faveur de l’Histoire au XIIIe siècle, mais contre les reliquats de la dégradation originelle, en engageant un combat susceptible de réduire et abattre les forces malsaines qui enserrent les êtres dans les obscurs cachots du domaine des ombres depuis la Chute.
Revenant, dans la succession des grades, avec un sens consommé de la pédagogie sur les grandes lignes de l'Histoire universelle, Jean-Baptiste Willermoz, qui observera sur ce point une grande fidélité à l'égard de l'enseignement de Martinès de Pasqually d'autant que ce dernier se fondait et s'appuyait dans l'exposé de sa doctrine sur le texte et la lettre de la Sainte Ecriture, engagera toute la perspective de son système en une subtile et efficace œuvre de régénération, suivant quasiment pas à pas les différentes étapes qui virent Adam être dépossédé de son état glorieux, puis expulsé de l'Eden pour venir endurer en ce monde ténébreux l'éprouvante douleur d'un exil, ce qui lui vaudra, de par une pénible expiation tout d'abord subie mais que tout homme aura la nécessité d'accepter et de mettre en œuvre pour pouvoir collaborer au lent travail de purification, ceci afin de bénéficier de la grâce salvatrice du Divin Réparateur offerte aujourd'hui depuis le Calvaire, gratuitement et librement à toute créature désireuse de retrouver par la foi le chemin qui conduit à l'ineffable communion avec l'Eternel.
La colonne brisée du 1er grade
de la Stricte Observance,
devint pour Jean-Baptiste Willermoz
l’image de l’homme dont la partie céleste a été abîmée,
et qu’il faut travailler à réédifier.
A cet égard, on sait par exemple que la colonne brisée, présente au premier grade d’Apprenti franc-maçon du Régime Ecossais Rectifié à laquelle est jointe la devise « Adhuc Stat » - qui provient comme nous l’apprennent les documents de la Stricte Observance où elle symbolisait à l’origine l’Ordre du Temple décapité mais qui restait solide sur sa base, l’objectif pour l’Ordre allemand étant de reconstruire cette colonne, c’est-à-dire l’Ordre du Temple - Jean-Baptiste Willermoz souhaita lui donner une toute autre signification.
Elle symboliserait dorénavant pour lui, et depuis lors pour le Régime rectifié, la chute de l’homme, et devint l’image de l’homme dont la nature a été abîmée par la Chute, et qu’il faut travailler à restaurer, à reconstruire, car la grande vérité du Régime Ecossais Rectifié, que ne cessent de rappeler ses rituels, c’est que l’homme aussi est un Temple, conformément à la parole de l’apôtre Paul dans sa première Epître aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (I Corinthiens III, 16) [9]
VII. Un combat dans les régions célestes
L’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, sera ainsi conçu pour être l’écrin de l’Ordre mystérieux qui est l’essence même du Régime rectifié, sa substance intérieure secrète. Ses travaux se dérouleront dans l’invisible et auront pour objet l’étude et à la conservation de la doctrine de la réintégration dont l'Ordre est le dépositaire de par l’Histoire, doctrine sacrée qui a un but essentiel et très élevé que peu d'hommes sont dignes de connaître. Willermoz écrira du Haut et Saint Ordre : « Son origine est si reculée, qu'elle se perd dans la nuit des siècles ; tout ce que peut l'institution maçonnique, c'est d'aider à remonter jusqu'à cet Ordre primitif,qu'on doit regarder comme le principe de la franc-maçonnerie ; c'est une source précieuse, ignorée de la multitude, mais qui ne saurait être perdue : l'un est la Chose même, l'autre n'est que le moyen d'y atteindre.» [10]
Les travaux de l’Ordre
se déroulent dans l’invisible,
et ont pour objet
l’étude et à la conservation de la doctrine
de la réintégration christianisée lors des "leçons de Lyon",
dont le Régime Rectifié
est le dépositaire de par l’Histoire.
Cet Ordre, mystérieux s’il en est, ce « Haut et Saint Ordre » qui « se plaît à répandre de temps en temps quelques rayons de lumière » afin d’éclairer ceux qui cherchent dans les ténèbres pour qu’ils s’approchent de la Vérité, détient, secrètement, quelques précieuses connaissances sur la « Chose même », selon la judicieuse expression choisie par Willermoz pour désigner une réalité qui a son séjour dans l’Invisible, « Chose » qui est, et elle seule uniquement, détentrice des promesses de l'espérance de la vie éternelle et de notre pleine et entière participation à la nature divine.
L’Ordre, du point de vue rectifié, lorsqu’on y fait allusion, entendu dans son principe le plus profond, le plus authentique, ne réfère donc pas à une structure administrative et temporelle, mais relève d’une dimension purement spirituelle dont l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte a le devoir de protéger l’existence, et de défense contre les forces de l’Adversaire. Et cette responsabilité exige un engagement intérieur d’une nature toute spéciale, puisque le type de lutte dans laquelle est placé le Chevaliers de la Cité Sainte, est une lutte qui se déroule principalement dans les régions célestes.
VIII. « Faire remonter du Porche au Sanctuaire ».
C’est pourquoi, même si l'on n’en comprend pas toujours entièrement les enjeux et la finalité ultime, il est clair, pour ceux qui se penchent avec attention sur ce système, que le Régime Ecossais Rectifié oblige à un questionnement, un retournement, une réorientation intérieure complète comme l’indique explicitement la Règle maçonnique : « Elève souvent ton âme au-dessus des êtres matériels qui t’environnent, et jette un regard plein de désir dans les régions supérieures qui sont ton héritage et ta vraie patrie. Fais à ce Dieu le sacrifice de ta volonté et de tes désirs, rends-toi digne de ses influences vivifiantes, remplis les lois qu’il voulut que tu accomplisses comme homme dans ta carrière terrestre. Plaire à ton Dieu, voilà ton bonheur ; être réuni à jamais à Lui, voilà toute ton ambition, la boussole de tes actions.» [11]
La célébration à laquelle est convié
le Frère du Régime Rectifié,
est une célébration mystique
qui lui donnera de franchir la porte du Sanctuaire
et de relever l'autel des parfums
afin d’y offrir son encens à l'Eternel.
Les progressives opérations de purification que se propose de réaliser le Régime, en prenant le temps qu'il convient en ces domaines qui échappent au temps mondain, respectant bien évidemment les capacités et l'économie particulière de chacun, sont loin d'être négligeables puisqu’elles interviennent directement dans l'éventuelle célébration à laquelle est convié le disciple du Divin Réparateur, célébration mystique qui lui donnera de franchir, si le Ciel le permet, la porte du Sanctuaire et de relever l'autel des parfums afin d’y offrir son encens à l'Eternel.
C’est ce que soutient explicitement Willermoz : « L'homme bien purifié est le seul grand prêtre qui puisse entrer dans le Sanctuaire de l'Intelligence, comprendre sa nature, se fortifier par elle, et rendre dans son propre Temple un hommage pur à celui dont il est l'image. Mais s'il néglige de se purifier avant de se placer devant cet autel, les ténèbres épaisses de la matière viennent l'aveugler, et il trouve la mort où il devait puiser la vie. » [12]
Conclusion : un autel habité par l’Esprit.
Or, pour rendre ce culte et le rétablir dans le Temple, pour allumer sur l'autel des holocaustes un Feu Nouveau, pour élever des parfums précieux vers l'Eternel, pour invoquer son Nom et célébrer sa Gloire, il s'agit, après avoir éprouvé et subi les douloureuses et éprouvantes marques de la purification, de « faire place à l'Esprit », de s'abandonner au secret et indicible pouvoir du Ciel, d'être sensible aux manifestations de la « Cause active et intelligente », au souffle du Seigneur, à ce signe, conféré aux élus du Très Haut symbolisant la pleine réalité de la « Présence » dans la secrète chambre du cœur. C'est pourquoi, dans sa grande sagesse et sa profonde compréhension des vérités divines, lui qui avait clairement entrevu que « le seul but de l'initiation est de faire remonter du Porche au Sanctuaire » et qui mit tout en œuvre, par pure charité et infatigable vocation, de sorte que soit proposée une effective voie de rétablissement aux enfants égarés par les illusions du siècle et les ruses de l'adversaire, le fondateur du Régime rectifié soutiendra : « Ce signe est la clé de toute la science. Il est l'accomplissement de toutes les figures que nous représente la Loi d'Alliance ou de Promesse. Il les explique toutes. Il nous figure cette colonne de nuée lumineuse qui marchait guidée par l'ange du Seigneur devant le camp des israélites pour les conduire dans la Terre promise.» [13]
Les C.B.C.S. élèvent un nouvel édifice en leur cœur,
qui puisse échapper à la vindicte du temps
et à la folie des hommes,
en étant une demeure invisible,
un Temple « mystique ».
Le vœu de Willermoz, dans sa volonté de réforme et de rectification de la Stricte Observance, fut donc d'instituer un Ordre capable de répondre à l’exigence secrète de l'Evangile, d’édifier une authentique Chevalerie chrétienne se fixant pour objet, non la conquête des biens temporels, d'où son rejet des rêves chimériques de certains souhaitant que soit réédifié dans sa puissance initiale l'Ordre du Temple, mais que les « Pauvres Chevaliers du Christ » élèvent, au contraire, un nouvel édifice en leur cœur dédié à la Gloire de l'Eternel et consacré à l’adoration active du Père, édifice qui puisse échapper à la vindicte du temps et à la folie des hommes en étant une demeure invisible, un Temple « mystique », un Tabernacle sacré éclairé par la prière, un autel pur entièrement habité par l’Esprit, « Esprit » qui est le seul guide, l’instructeur, le bienveillant protecteur et la divine et sainte lumière de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte.
A lire :
Fondateur du Régime Ecossais Rectifié
Jean-Marc Vivenza
Editions Signatura, 2012.
Notes.
1. La Maçonnerie écossaise avait développé en Allemagne un système fort original et très rigoureux baptisé « Stricte Observance. Ce système doit à peu près tout à un seul homme, précisément au Reichsfreiherr, c’est-à-dire au baron d’Empire Karl Gotthelf von Hund und Altengrotkau, seigneur de Lipse, chambellan de Son Altessse Sérénissime l’Electeur de Cologne et de l’Electeur de Saxe, conseiller d’Auguste III de Pologne. Initié à l’âge de dix neuf ans à Francfort, c’est lors de son séjour à Paris, entre décembre 1742 et septembre 1743 qu’il se convertit au catholicisme et que, selon ses dires, il fut reçu dans un « Chapitre Templier », en présence de Lord Kilmarnock, par un étrange et mystérieux Chevalier nommé Eques a Penna Rubra (Chevalier au plumet rouge), dont il eut l’intime conviction qu’il s’agissait en réalité du prétendant Stuart, Charles Edouard ou Jacques III, Grand Maître de l’Ordre de Jérusalem, qui le nomma à cette occasion Grand Maître de la VIIIe Province.
2. Si le Convent compta treize séances, ce fut dès la première que Turkheim et Willermoz soumirent à l’adoption des suffrages de l’assemblée des frères le nouveau nom « d’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ». Alice Joly précise, s’appuyant sur un document faisant état des délibérations [BM Lyon, ms. 5479] : « Qui eut l’idée de ce nom ? Une chose est certaine, c’est qu’il était avant l’ouverture des débats déjà choisi et accepté par les promoteurs de la réforme. (…) La loge de Willermoz s’appelait « la Bienfaisance », mais on a remarqué qu’un grade de Chevalier Bienfaisant existait déjà dans la loge de Saint-Théodore de Metz, et qu'il y avait en Suisse un système Écossais qui révérait comme patron Saint Martin, le soldat romain au cœur charitable. Si nous en croyons les souvenirs de Paganuccice seraient ces influences, probablement représentées par Saltzman, qui auraient fait choisir le nouveau titre. Il était fait pour convenir également aux desseins de Willermoz car il évoquait les Templiers sans les nommer, et donnait aux Chevaliers une vague et idéale patrie, qui pouvait être tout aussi bien Rome, centre de la chrétienté, Jérusalem, où s’éleva le temple de Salomon et où Jésus-Christ fut crucifié, que la cité céleste immatérielle, espoir et but suprême de tout effort mystique. » (A. Joly, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Protat frères, 1938, pp. 110-111)
3. L’histoire retiendra que ce Prieuré installé le 14 août 1779, sera celui qui veillera sur la conservation du Régime Rectifié, après sa quasi extinction en France au XIXe siècle, et qui contribuera à son réveil dans sa terre d’origine au début du XXe siècle en transmettant, en 1910, à Camille Savoire et Pierre de Ribaucourt les éléments initiatiques indispensables à sa réédification.
4. Georg Kloss résume, dans son Histoire de la Franc-maçonnerie en France (1852-1853), en une phrase heureuse l'origine et la nature des deux professions : « Quand Willermoz modifia en 1778 au Convent de Lyon le Rituel de la Stricte Observance, il y ajouta les deux grades théosophiques de Chevalier Profès et Grand Profès, dans lesquels étaient élaborées les idées de Martinez Pasqualis, mais purifiées et anoblies. La pierre de fond en était le Traité de la Réintégration.» (Cf. G. Van Rijnberk, Martines de Pasuqally. Sa vie, son oeuvre, son ordre, Derain-Raclet, 1938, tome 1er, p. 102).
5. « La Grande Profession conserve en son entier le dépôt de la doctrine de la réintégration, voilà qui la définit philosophiquement. Le Régime ou le Rite écossais rectifié, dans la foulée énigmatique de Martines de Pasqually et sous l’action de Jean-Baptiste Willermoz, a spécifié la science spécifique de la franc-maçonnerie – qui est ‘‘la science de l’homme’’, selon Joseph de Maistre – en la doctrine de la réintégration, commune aux élus cohen, à Louis-Claude de Saint-Martin et aux ordres martinistes dignes de ce nom. » (R. Amadou, Martinisme, CIREM, 1997, pp. 37 & 40). L’idée même de « substitution » du Régime Rectifié à l’Ordre de élus coëns est nettement définie par Robert Amadou : « De par la volonté de Willermoz, son auteur et son metteur en scène, à visage presque découvert, l'Ordre substitué dispense la partie scientifique de la maçonnerie primitive, la science religieuse de l'homme, qui transite par le monde et que Dieu aime, la réintégration du créé dans le néant et des émanés en leur source éternelle. Parce qu'elle est science de l'homme et science non humaine cette science est universelle.. » (R. Amadou, Préface aux Leçons de Lyon, Dervy, 1999, p. 28 ; p. 58).
6. Code Maçonnique des Loges Réunies et Rectifiées de France, Tel qu’il a été approuvé par les Députés des Directoires au Convent National de Lyon 5778.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. La colonne brisée, au premier grade de l’Ordre rappelle la perte des propriétés primitives d’Adam.
10. Bibliothèque Municipale de Lyon, Instruction pour le grade d’Ecuyer Novice, ms 1778.
11. Rituel du Grade d’Apprenti, Règle maçonnique.
12. Bibliothèque Municipale de Lyon, Instruction secrète, ms 5475, pièce 2.
13. Bibliothèque Nationale de Paris, Doctrine de Moïse, FM 508, 2e Cahier B.
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vendredi, 04 mai 2012
Jean-Baptiste WILLERMOZ : Fondateur du Régime Ecossais Rectifié
Jean-Baptiste WILLERMOZ
Fondateur du
Régime Ecossais Rectifié
Introduction et textes choisis par
Jean-Marc Vivenza
Jean-Baptiste Willermoz, né à Lyon le 10 juillet 1730, bénéficiera d’une exceptionnelle longévité puisqu’il ne mourra qu’en 1824, soit à l’âge de 94 ans.
S’il fut toute sa vie persuadé que la maçonnerie était dépositaire de secrets essentiels, c’est sa rencontre avec Martinès de Pasqually (+1774), en 1767, qui lui permettra de trouver dans l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers ce qu’il avait toujours attendu en matière de connaissance, confirmant ses espérances à propos des mystères de l’initiation.
Mais loin d’en rester à un dépôt passif des enseignements reçus de Martinès, Willermoz va être à l’origine de l’œuvre de réforme la plus ambitieuse de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle, puisqu’en 1778, lors du Convent des Gaules, introduisant au sein de la Stricte Observance la doctrine de la réintégration préalablement « christianisée », il fonde un nouveau système original : le Régime Ecossais Rectifié.
Vient de paraître
Format 140 x 210 mm • 128 pages • Prix public TTC : 15 €
Disponible auprès du Colporteur du livre
troubadour13@gmail.com
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mardi, 06 mars 2012
Martinézisme et Martinisme
Le Chevalier de la Rose Croissante
et
Les sources guénoniennes de l’anti-martinisme
Jean-Marc Vivenza
Pour le Chevalier de la Rose Croissante :
« Les procédés théurgiques du juif portugais [Martinès] (sic)
étaient trop violents pour la théosophie
délicate et rêveuse de [Saint-Martin]. »
Les critiques contre le Martinisme ou Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) ne sont pas nouvelles, dès le XVIIIe siècle les vérités exposées avec une relative vigueur par le Philosophe Inconnu à propos de l’infinie supériorité de la voie du christianisme transcendant et intérieur sur le plan spirituel par rapport aux méthodes externes, choquèrent quelques esprits peu enclins à s’interroger sur les exigences de l’Evangile et provoquèrent, chez certains, des réactions parfois singulièrement irrationnelles.
Cependant, il est intéressant de constater que ces attaques du passé retrouvèrent un écho significatif et redoublèrent d’intensité à la périphérie de la lutte qui opposa, au début du siècle dernier, René Guénon (1886-1951) et ceux qui, à ses côtés, s’engagèrent dans la création, dans des circonstances rocambolesques, de l’Ordre du Temple Rénové, les amenant à entreprendre un combat contre Papus, l’Ordre Martiniste et Saint-Martin lui-même, ce dernier tour à tour chargé de nombreuses fautes à leurs yeux inexpiables, et notamment jugé responsable des troubles qui surgirent dans l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers et entraînèrentsa disparition après la mort de Martinès de Pasqually (+1774).
I. René Guénon et Papus
Comment cette querelle prit naissance ? Tout commença à partir du moment où René Guénon s’inscrivit en 1906 à l’Ecole des Sciences hermétiques de Papus - de son vrai nom Gérard Anaclet Vincent Encausse (1865-1916) – et devint Martiniste avant de découvrir, dans les premiers temps de sa vie initiatique, la maçonnerie du Rite National Espagnol fondé par don Villarino del Villar lié au Rite de Memphis Misraïm, au sein de laquelle il fut reçu le 25 octobre 1907 dans la Loge Humanidad n° 240 dont Charles-Henri Détré dit Téder (1855-1918), un intime de Papus à la tête de l’Ordre Martiniste, était le Vénérable Maître. Le même jour, Guénon sera admis dans le Chapitre et Temple « I.N.R.I. » du Rite Primitif et Originel Swedenborgien de John Yaker (1833-1913), se voyant également remettre des mains de Theodor Reuss (1855-1923) le cordon noir de Kadosh.
René Guénon se fera consacrer évêque en 1909
au sein de l’Eglise gnostique
C’est à cette période que Guénon se fera consacrer évêque, au début de 1909 par Fabre des Essarts (1848-1917) au sein de l’Eglise gnostique fondée par Jules Doinel (1842-1902) [1] en 1889 à l’occasion d’une séance spirite chez Maria de Mariategui, Lady Caithness duchesse de Medina Pomar (1830-1895), membre bienfaitrice de la Société Théosophique qui fut en relation avec la Hermetic Brotherhood of Luxor [2].
Se désignant comme évêque gnostique d'Alexandrie, Guénon prit le nom de « Sa Grâce Tau Palingénius d’Alexandrie » occupant l’office de Secrétaire Général de l’Eglise Gnostique de France.
II. La création de l’Ordre Rénové du Temple
Dans l’atmosphère singulière de l’Eglise Gnostique, et de ceux qui en étaient les membres actifs et dirigeants, Guénon n’hésitera pas à s’engager dès 1908 dans la création d'un Ordre Rénové du Temple ce qui lui vaudra son exclusion officielle de l’Ordre Martiniste de Papus, et une mise à l'écart de tous les cercles plus ou moins occultistes qui fleurissaient au début de XXe siècle à Paris. [3]
La formation de l’Ordre du Temple Rénové,
fut précédée par des séances d'invocations spirites
qui eurent lieu chez Albéric Thomas
Il est à remarquer, ce qui n’est pas sans être surprenant, que la formation du seul Ordre initiatique que dirigea réellement Guénon durant sa vie, à savoir l’Ordre du Temple Rénové, fut précédée par des séances d'invocations spirites qui commencèrent le 19 janvier 1908 et qui eurent lieu chez Albéric Thomas (1886-1914) au numéro 17 de l'hôtel de la rue des Canettes, puis, selon Paul Chacornac (1884-1964), rue Saint-Louis en l’île, directement chez Guénon, où une « entité » qui se présentait comme étant Jacques de Molay le Grand Maître historique de l’Ordre se manifesta à Albéric Thomas, Jean Desjobert (1887-1914) et Lucien Faugeron (+1947), pour que soit constitué un « Ordre du Temple Rénové », désignant Guénon comme son chef.
Guénon, entouré d’Albéric Thomas,Jean Desjobert et Lucien Faugeron, répondit favorablement à l'invitation spectrale, et se mit, sans crainte aucune, à la tête de la nouvelle organisation devenant, selon la signature qu’il utilisa, le : Souverain Grand Maître Commandeur de l’Ordre du Temple.
III. Hostilité à l’égard du Martinisme
Philippe Encausse (1906-1984), qui possédait la note d'information écrite par Téder, à propos de la constitution de l'Ordre du Temple Rénové en 1908, nous fait voir un Guénon, aidé par Albéric Thomas et ses amis, agissant avec une détermination assez vigoureuse : « G. [Guénon], devait s'emparer de toutes les adresses martinistes. Son Ordre était fondé sur l'idée de la vengeance templière avec Weishaupt pour modèle. (...) G[uénon] se prétendait un templier réincarné, se disant nommé par Jacques de Molay pour réveiller l'Ordre du Temple, se livrant à des séances de spiritisme pour élaborer le rituel du nouvel Ordre. On enseignait, dans l'Ordre Rénové du Temple, qu'aucune religion ne devait avoir supériorité sur une autre, et l'on s'y efforçait d'y "introniser l'Eglise Gnostique", dont G[uénon] était évêque sous le nom de son éminence Tau Palingénius. »
« Nous ne comptons plus les excommunications
lancées contre nous par la sainte Eglise romaine,
ce dont nous nous faisons gloire d'ailleurs.»
René Guénon, 22 février 1909.
Les déclarations de ce nouvel Ordre étaient d’ailleurs d’une telle hostilité à l’égard de l’Ordre Martiniste de Papus, qui s’exprimait par des libelles d’une violence inouïe, que tout cela éveilla quelque peu les soupçons des milieux initiatiques, et même cléricaux, qui jugèrent relativement inquiétants les projets de l'Ordre du Temple Rénové.
En réponse, sans s’en inquiéter outre mesure, Guénon déclara : « Nous ne comptons plus les excommunications lancées contre nous par la sainte Eglise romaine, ce dont nous nous faisons gloire d'ailleurs.» (L'Acacia, 22 février 1909). Nous n’insisterons pas sur les déclarations outrancières et les actions hostiles de Guénon, Albéric Thomas et ses amis à l’égard de Papus et de l’Ordre Martiniste ; ces faits démontrent amplement par quel type « d’esprit » était animée l’entreprise spirite de l’Ordre du Temple Rénové.
Plus grave en revanche, furent les attaques, ayant pour but d’atteindre l’initiation martiniste, attaques dirigées principalement contre Louis-Claude de Saint-Martin qui fut ainsi la victime indirecte du combat dans lequel s’étaient engagés les membres de l’Ordre du Temple Rénové vis-à-vis de Papus et de son Ordre.
Le Chevalier de la Rose Croissante,
écrivit une Nouvelle Notice
sur le martinézisme et le martinisme,
qui amplifiait plus encore les attaques contre Saint-Martin.
En effet, alors que Papus publiait ses ouvrages sur Martinès de Pasqually, sa vie – ses pratiques magiques – son œuvre – ses disciples (Chamuel, 1895) et sur Louis-Claude de Saint-Martin... (1902), un anonyme « Chevalier de la Rose Croissante » faisait éditer Le Traité de la réintégration des êtres(1899) de Martinès de Pasqually, et Les Enseignements secrets de Martinès de Pasqually précédé d'une Notice sur le martinézisme et le martinisme(1900). Ce dernier ouvrage était précédé d’une Notice sur le martinézisme et le martinisme, en réalité un long développement de la Préface à l'édition du Traité de la réintégration des êtrespublié en 1899 chez Paul Chacornac. Les propos que le Chevalier de la Rose Croissante avait crus bon de faire figurer dans sa Préface, conduisirent la revue L'Initiationdirigée par Papus, et malgré l’intérêt du sujet, à ignorer purement et simplement cette publication.
Le Chevalier de la Rose Croissante, visiblement satisfait de son œuvre, reprit donc son texte afin d’écrire un Nouvelle Notice sur le martinézisme et le martinisme, qui amplifiait plus encore les charges agressives contre Saint-Martin. Beaucoup s’interrogèrent, on pensa tout d’abord que le Chevalier de la Rose Croissante était René Philipon (1870–1936), compagnon de Papus, éditeur de la Bibliothèque Rosicrucienne d’Henri Chacornac (1855–1907), collaborateur de la Revue « L’Initiation » (1895) sous le pseudonyme de Jean Tabris. Il n’en était rien. C’est René Guénon, qui avait déjà publié sous le pseudonyme du Sphinx un article intitulé : Quelques documents inédits sur l'Ordre des Elus Coëns, dans La France antimaçonnique (23 avril 1914), revue ultra catholique luttant contre « l’influence de la juiverie et de la maçonnerie » (sic), qui livra au grand public la vérité en 1936 dans les Etudes Traditionnelles (bien que dans l’Acacia en 1907, avait déjà été révélé le nom de l’auteur) : Le, mystérieux Chevalier de la Rose Croissante n’était autre qu’Albéric Thomas [3], le co-fondateur avec Guénon de l’Ordre du Temple Rénové.
V. Albéric Thomas, alias Tau Marnès, et sa Notice sur le martinézisme et le martinisme
Ainsi, le mystérieux Chevalier de la Rose Croissante se révélait être Alexandre-Albéric Thomas, évêque gnostique sous le nom de Tau Marnès, qui avait été reçu Supérieur Inconnu dans l’Ordre Martiniste en 1893, actif secrétaire de la Grande Loge Misraïmite, également secrétaire de la revue La Gnose, organe de l’Eglise Gnostique, membre de l'Ordre Rénové du Temple fondé par René Guenon. Albéric Thomas, Tau Marnès, auteur de cette charge violente dirigée contre Saint-Martin, l’accusait tour à tour d’être un fauteur de trouble, de promouvoir un « mysticisme » incomplet et passif, d’être l’artisan d’une « propagande » contre les coëns et de s’être fait, dans sa volonté de mettre fin aux pratiques externes de la théurgie de Martinès, « l’agent de la volonté perverse du Malin » (sic), c’est-à-dire, rien moins que le délégué de l’intention du diable lui-même !
Pour Albéric Thomas, aliasTau Marnès,
Saint-Martin en mettant fin à la théurgie de Martinès,
se fit « l’agent de la volonté perverse du Malin » !
a) Propos véhéments contre Saint-Martin
Lisons le Chevalier de la Rose Croissante, Albéric Thomas alias Tau Marnès, pour se rendre compte des reproches véhéments qui étaient fait à Saint-Martin :
«Certains disciples de Martinès de Pasqually entraînés par l'exemple de Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la voie incomplète et passive du mysticisme. Ce changement de direction dans la vie de Saint Martin pourrait nous surprendre si nous ne savions pas combien, durant les cinq années qu'il passa à la loge de Bordeaux, le disciple avait eu d'éloignement pour les opérations extérieures du Maître. »
« Les résultats de la scission due à l'active propagande de Saint-Martin ne se firent pas attendre. Tout d'abord les loges du sud-ouest cessèrent leurs travaux.» [4]
Plus encore sévères, les considérations d’Albéric Thomas dans la version étendue de la Nouvelle notice sur le martinézisme et le martinisme, publiée dans le volume contenant les Enseignements secrets de Martines de Pasqually de Franz von Baader, dans laquelle était relaté le célèbre épisode du passage de Saint-Martin dans le Temple coën de Versailles où il fit savoir aux émules qu’ils en en restaient « à une initiation selon les formes » :
« …cette visite aux Elus Coëns de Versailles, sur laquelle Saint-Martin glisse si rapidement dans les notes de son « Portrait » qu'il oublie de mentionner le nom même du frère Salzac, nous est racontée en détail par ce dernier dans une curieuse lettre dont voici la teneur : »
Suivent les documents :
- Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal. E. Vl.
- Extrait d'une lettre an baron de Liebisdorf publiée par MM. Schauer et Alp. Chuquet, in Correspondance inédite de L. C. de Saint-Martin, Paris, Dentu. 1862, p. 15.
- Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal, E. VII.
b) Signe des attaques ad hominem contre Saint-Martin
Les commentaires d’Albéric Thomas, s’appuyant sur les considérations des disciples de Martinès, sont très critiques, comme on peut en juger, accusant Saint-Martin d’être un « théosophe délicat » (sic), de « maladresse », « d’inconséquence », de « séduction trompeuse », « d’ambitions mondaines », de « propagande », d’avoir mis fin aux « fruits des travaux », d’être « dépourvu de sens initiatique », de « rechercher des gens qui pensent comme lui », de « n’initier personne » « d’ébranler la confiance des émules » et pour finir, une nouvelle fois, de « mysticisme contemplatif ».
On remarquera d’ailleurs, alors que Saint-Martin rejeta en effet les pratiques théurgiques et les méthodes de Martinès, à aucun moment ne se lança dans des attaques ad hominem contre Pasqually, pour lequel il manifesta toujours un réel respect, se refusant à des propos violements hostiles à l’encontre de son premier maître. Il en ira tout différemment avec Albéric Thomas, qui se crut autorisé à flétrir grossièrement le Philosophe Inconnu par différents noms d’oiseaux, attitude si caractéristiques des milieux guénoniens, et dont Guénon lui-même se fit une spécialité dans ses controverses. Ce quasi « marqueur » détestable, qui signe nettement l’origine des charges anti-martinistes, est un point qui est à souligner, montrant la faiblesse des esprits incapables de se cantonner à une réfutation des théories qu’ils refusent, pour déverser sur les êtres et les personnes un flot grossier de propos hostiles comme on peut en juger :
« C'est en effet ce dont ne s'aperçoit pas Saint-Martin, chez lequel ces inconséquences sont assez fréquentes. »
« Cette seconde lettre est plus sévère pour Saint-Martin. Elle nous montre qu'un certain nombre d'Elus Coëns avaient été séduits, dès 1777, par les propositions d'un frère dont, comme le dit Salzac, tous louaient la vertu, et que ces Elus Coëns se trouvaient par suite en « méchante posture » puisque, peu satisfaits sans doute des « fruits » promis par Saint-Martin, ils avaient voulu reprendre leurs anciens travaux et n'obtenaient plus « aucun des fruits qui faisaient autrefois leur joie. » Mais passons. »
A la lecture d'une telle déclaration on comprend combien il est puéril de soutenir que Saint-Martin est le continuateur de Martinès de Pasqually. A la vérité on peut dire que Saint-Martin n'a jamais eu le sens de la méthode initiatique. Il est convaincu et cela lui suffit pour croire qu'il convaincra aisément les autres. Dans son apostolat il abandonne rapidement ceux qui font quelques difficultés pour « partager ses objets ». Il les considère comme des « passades », et ne s'aperçoit pas que toute sa mission consiste à rechercher des gens, qui pensent comme lui. Aussi sa vie est-elle bien différente de celle de Martinès de Pasqually. Alors que ce dernier initiait lentement et dans le plus grand secret, Saint-Martin, qui n'initie personne et qui n'a rien à cacher, multiplie ses voyages et opère au grand jour dans la société la plus mondaine. C'est ce qui a fait écrire à M. Matter : «(…) Le disciple différait singulièrement du maître. Loin de vouloir à son exemple cacher sa vie et végéter dans des assemblées mystérieuses, le Philosophe Inconnu aspirait en réalité à être le philosophe connu. »
« Si son ancien maître est un véritable théurge, Saint-Martin est bien un mystique contemplatif à qui répugne tout genre actif ; ou plutôt, c'est un théosophe à la manière de Priscus de Molosse. L'astral l'effraie; il en écarte soigneusement ses auditeurs et ses lecteurs. Lui-même se félicite d'avoir si peu d'astral ; et, quant aux opérations théurgiques : « Je suis bien loin, dit-il, d'avoir aucune virtualité dans ce genre, car mon œuvre tourne tout entier du côté de l'interne. »
« Les procédés théurgiques du juif portugais étaient trop violents pour sa théosophie délicate et rêveuse. »
« Le fait est que Saint-Martin s'intéressa de moins en moins à ces initiations et à ces opérations auxquelles on l'avait « livré » si longtemps. Bien plus, il ne cessa jamais de les proscrire, et fut en somme un irréductible adversaire de ce que l'on appelle : sciences occultes. De leur côté, les Élus Coëns, restés fidèles aux sciences maçonniques, furent naturellement aussi peu satisfaits d'une propagande qui ébranlait la confiance des émules dans les travaux traditionnels... » [5]
VI. René Guénon et Albéric Thomas : une violente hostilité envers Saint-Martin
On imagine la réaction absolument scandalisée des milieux martinistes à de telles outrances, et la contrariété de Papus et Téder en tant que responsables de l’Ordre Martiniste, incrédules devant la manifestation d’une si violente hostilité rageuse à l’égard du Philosophe Inconnu.
Papus et Téder en tant que responsables de l’Ordre Martiniste
restèrent incrédules devant la manifestation
d’une si violente hostilité à l’égard du Philosophe Inconnu
Pourtant, dans la revue l’Acacia en 1907, Albéric Thomas en réponse à un Frère dénommé Limousin, expliquait tranquillement l’écriture de son texte en le qualifiant certes d’excessif, mais tout en s’en faisant gloire : « (…) L’ouvrage dont vous me parlez se compose en effet d’une lettre de Baader, précédée d’une Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme. La lettre de Baader n’était pas inédite. Elle fut traduite d’une revue étrangère par les soins de M. Philipon. Quant à la Notice excessive qui précède cet opuscule et qui est signée de l’aimable pseudonyme Un Chevalier de la Rose Croissante, elle n’est pas de M. Philipon. Il serait injuste que ce dernier endosse les injures de M. Téder, dévoué champion de Papus. C’est moi, mon Très Cher Frère, qui suit le Chevalier de la Rose en question. Quand on prend de la rose, on n’en saurait trop prendre, et cela ne gêne personne. Mais cette fleur éminemment symbolique ayant des épines, comme toute rose qui se respecte, ces épines incommodèrent M. Papus et par surcroît M. Téder : Indeirae. » [6]
Il nous semble inutile d’y insister, les exemples cités étant plus qu’éloquents, montrant le rejet critique d’Abéric Thomas, sous le pseudonyme d’un Chevalier de la Rose Croissante, à l’égard de la voie interne proposée par Saint-Martin. Pourtant, ces injustes critiques « excessives » d’Albéric Thomas, que l’on voit reproduites parfois aujourd’hui – quoique fort heureusement assez rarement - ne sont en réalité que l’exposition de vieux griefs classiques qui n’ont rien de bien nouveaux, tout cela relevant de l’outrance et du mauvais esprit qui, comme toujours, témoignent de l’absence de qualification sur le plan spirituel. Plus intéressant est de savoir qu’elle est l’origine de la thèse qui sous-tend ces violentes critiques. Cette origine n’est pas compliquée à découvrir, il s’agit de la thèse guénonienne bien connue à l’encontre de Saint-Martin décrié en raison de son prétendu « mysticisme passif », désigné par l’évêque gnostique Tau Marnès, de son état secrétaire de la revue la Gnose déguisé pour l’occasion en défenseur des élus coëns et de leur Grand Souverain Martinès sous le pseudonyme d’un Chevalier de la Rose Croissante, comme « propagandiste» (sic), « fauteur de désordre », avocat d’une « voie incomplète et passive du mysticisme », coupable « d’ébranler la confiance des émules », et, pour couronner le tout, « l’agent de la volonté perverse du Malin ».
VII. Les critères guénoniens et leur validité
Si ces considérations guénoniennes participent de vues polémiques stériles et fantaisistes, suffisamment dénuées de fondements pour qu’il ne soit pas nécessaire de les réfuter, tant d’absurdités dispensées avec une légèreté conjuguant l’ignorance de ce qu’est la perspective de la théosophie chrétienne, et la mauvaise foi s’agissant de l’intention de Saint-Martin dans son action auprès des émules de Martinès, disqualifiant immédiatement et absolument les auteurs de telles lignes, il est néanmoins intéressant de comprendre au nom de quels principes ces jugements furent dispensés contre Saint-Martin par les responsables de la revue la Gnose., organe mensuel de l’Eglise Gnostique.
a) Les élus coëns relèvent de l’ésotérisme pour Guénon
En réalité, l’identité de vue entre Albéric Thomas et Guénon, vient du fait qu’ils se firent les défenseurs de Martinès de Pasqually contre Saint-Martin au prétexte que les élus coëns selon eux, puisque maçons, possédaient un caractère initiatique, alors que la voie saint-martiniste, évidemment distante de la maçonnerie dont elle s’écartait, relevait, selon la grille analytique de la doxa guénonienne, du « mysticisme » chargé de tous les maux par le tenants de la Tradition primordiale, et surtout étranger aux domaines de l’ésotérisme puisque relevant, d’après ces critères, d’une forme inférieure de piété passive limitée au domaine individuel, n’accédant pas, puisqu’en restant au salut personnel par la prière, à la possibilité d’une délivrance en mode général et englobant, soit la fameuse « réintégration universelle » dans le langage de Martinès.
Logiquement, Saint-Martin, après avoir été caricaturé violemment par Albéric Thomas, fit ensuite les frais des foudres de René Guénon, en des termes voisins de ceux utilisés par le Chevalier de la Rose Croissante : « Ce cas de Saint-Martin, écrit Guénon, doit nous retenir un peu plus longtemps ne serait-ce qu’à cause de tout ce qu’on a prétendu faire sortir de là à notre époque ; la vérité est que, si Saint-Martin abandonna tous les rites maçonniques auxquels il avait été rattaché, y compris celui des Elus Coens, ce fut pour adopter une attitude exclusivement mystique, donc incompatible avec le point de vue initiatique…» [7]
b) L’ignorance de la théosophie saint-martiniste
L'étroitesse de vue par rapport à tout ce qui touche à la spiritualité chrétienne se retrouve dans les jugements à l'emporte-pièce d’Albéric Thomas et de René Guénon, et il serait relativement aisé de démontrer que l'attitude de Saint-Martin, lors de son abandon des rites de la théurgie externe, ne consista pas à se muer en un « mysticisme » passif, sachant que sous la plume de Guénon ce qualificatif est équivalent au mode d'expression d'une matière religieuse dépendante de l'exotérisme institutionnel.
Saint-Martin, bien au contraire, proposa une démarche initiatique intérieure infiniment exigeante - une voie selon « l'interne » pour reprendre la terminologie saint-martiniste – capable de dépasser les formes en effet, car elles ont a être dépassées aujourd’hui depuis la venue du Christ, en s'engageant dans une découverte de plus en plus approfondie et intime de la « Réalité » supérieure afin que l’homme puisse pleinement « activer » ce que le Divin Réparateur lui a acquis par son saint Sacrifice : l’entrée dans le Sanctuaire du Ciel.
La voie selon l’interne de Saint-Martin,
n’est ni de la religiosité passive, ni du « piétisme »,
comme l’en accuse René Guénon,
elle relève de la théosophie.
Cette voie, n’est ni de la religiosité passive, ni du piétisme, mais correspond à l’exigence évangélique du culte nouveau « en esprit et en vérité », qui n’est plus « matériel-temporel » mais spirituel (« Mais l’heure vient, et elle est déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père par l’Esprit et en vérité car le Père recherche des hommes qui l’adorent ainsi», Jean IV, 23), relève de la théosophie. Or la théosophie est un domaine particulier qui met en déroute les considérations limitées, c'est une "mystagogie" de nature sophianique.
Comme le rappelle fort justement Robert Amadou (1924-2006) : « La théosophie, qui n'est pas la philosophie, n'est pas davantage la théologie et elle constitue une forme particulière de la mystique qu'on nomme spéculative Mais elle réconcilie la philosophie et la théologie. Voyez ce qu'on peut tirer de là quant à la signification de la théosophie au siècle des Lumières. La théosophie est un illuminisme, car la lumière, même parfois physique, est le symbole privilégié de la Sagesse et la quête sophianique est celle de l'illumination. Et c'est une quête en profondeur; de l'intérieur, par l'intérieur (I'interne, dit Saint-Martin), donc un ésotérisme. » [8]
« La théosophie est un illuminisme,
car la lumière est le symbole privilégié de la Sagesse
et de la quête sophianique (…).
La théosophie saint-martinienne
est une mystagogie de la génération spirituelle.»
La théosophie à laquelle invite Saint-Martin, poursuit Robert Amadou : « prescrit une activité ad extra que Kirchberger, ami de Saint-Martin, qualifiait de scientifique et une activité ad intra que le même qualifiait d'ascétique). Ces deux activités, dont Saint-Martin souligne la conjugaison, procèdent d'une même vision unitaire de Dieu, de l'homme et de l'univers, de leurs rapports donnés en un tableau naturel, dont précisément la Sagesse fait à la fois l'œil et l'objet.Nous sommes tous veufs, notre tâche est de nous remarier. Nous sommes tous veufs de la Sagesse. C'est après l'avoir épousée, et d'abord cherchée puis courtisée, que nous pourrons engendrer le nouvel homme en nous, devenir nouvel homme. Or, tout est lié au nouvel homme : la médecine vraie, la royauté vraie, la poésie vraie, le sacerdoce vrai ne peuvent être exercés que par l'homme régénéré, autrement dit le nouvel homme. La théosophie saint-martinienne est une mystagogie de la génération spirituelle. » [9]
VIII. La problématique utilisation des critères guénoniens
Quel rapport peut-on trouver entre cette « voie » et le « mysticisme » tel que pensé, exposé et décrié selon les schémas guénoniens ? Mystère ! Et mystère d'autant plus étrange que pas une fois Guénon soupçonna, ou peut-être ne voulut admettre, que ce que proposait Saint-Martin dans ses ouvrages et au cercle de ses intimes, n'était en réalité que la traduction directe de la pensée de Jacob Boehme (1575-1624) dont il n'apparaît pas qu'elle fût négativement considérée par le maître du Caire, qui, bien au contraire, lui témoigna même un certain respect et une visible reconnaissance de sa valeur spirituelle.
Pourtant, Guénon et Albéric Thomas rejetèrent fortement Saint-Martin, non seulement en raison de leur rancœur envers Papus et de l’Ordre Martiniste, mais au prétexte que la voie selon l’interne préconisée par le Philosophe Inconnu avait été un « germe destructeur » pour les élus coëns en détournant les émules de leurs opérations, encourageant les Frères à abandonner les pratiques externes.
Ce jugement guénonien, qui pourrait être partagé par quelques modernes admirateurs de l’Ordre de Pasqually, est néanmoins inexact et profondément erroné, car les germes destructeurs qui entraînèrent la disparition des coëns se trouvaient précisément chez les coëns eux-mêmes. Il n’y avait nul besoin pour cela de l’action de Saint-Martin : le désordre qu’il y régnait, d’autant plus depuis le départ de Martinès, l’absence de certains rituels en particulier pour le grade de Réau-Croix, les conflits multiples qui étaient survenus, les importantes contradictions internes dans l’organisation, le caractère inapplicable des Statuts Généraux de 1767, les approximations nombreuses, les erreurs graves, en particulier sur le plan trinitaire et christologique qui ne sont d’ailleurs pas sans expliquer en quoi les pratiques théurgiques, provenant de sources occultistes, kabbalistiques et magiques, présentèrent une difficulté réelle pour certains émules, comme Jean-Jacques du Roy d’Hauterive qui réagira avant même Saint-Martin sur ce point, non oublieux des leçons de l’Evangile qui expliquent que c’est dans le seul Nom de Jésus-Christ que l’homme est lavé et régénéré, c’est tout cela qui contribua à la disparition de l’Ordre de Martinès et rien d’autre.
Si cette œuvre avait été de Dieu, l’Histoire l’aurait conservée ; si le ciel l’avait souhaité la Providence aurait donc veillé sur l’Ordre de Martinès et n’aurait pas permis sa disparition.
Or La Providence et l’Histoire n’ont pas voulu que perdure l’Ordre des élus coëns. C’est un fait objectif incontestable, et comme le dit la sentence scolastique : contra factum non datur argumentum.
a) Le danger des thèses guénoniennes pour les « néo-coëns » de désir
Cependant on rappellera, par charitable amitié préventive, que s’il s’avérait, à Dieu ne plaise, que soient repris de tels arguments guénoniens qui conjuguent l’ignorance et l’hostilité par les « néo-coëns » de désir d’aujourd’hui qui se rattachent à l’une des deux résurgences contemporaines (Bricaud – Lagrèze) - sur lesquelles d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire – ce serait encourir pour eux un risque majeur de "choc en retour" extrêmement dangereux.
Pourquoi ?
Tout simplement parce si étaient utilisés imprudemment les arguments de Guénon ou d’Albéric Thomas, ceux qui s’y risqueraient seraient pris au piège, brutal, de la logique qui sous-tend la thèse anti-martiniste des rédacteurs de la Gnose, logique qui forme un tout indissociable avec son préliminaire critique, au sujet des « transmissions illusoires», puisque la chaîne initiatique avec l’Ordre des élus coëns a été brisée par l’Histoire, cette dernière n’ayant pas voulu de l’Ordre de Martinès.
En effet, la thèse d’Albéric Thomas, telle que présentée dans l'Acacia en 1907 était «qu’il n'y a jamais eu de Martinisme issu de Saint-Martin, mais plutôt un Papusisme imaginé par Papus, et que ce dernier ne commença à lancer sous ce nom de Martinisme qu'en 1889 ». Cette thèse, qui était dirigée contre Papus et son Ordre, est celle qui explique le violent argumentaire contre Saint-Martin, car Albéric Thomas voulait montrer que Saint-Martin ne fonda aucun Ordre, ce qui est vrai, mais de plus regrette vivement que les coëns n’existent plus dans la mesure où leur essence maçonnique, comme nous l’avons déjà souligné, leur conférait pour les critères du secrétaire de l’Eglise Gnostique, un caractère initiatique.
Mais allons plus avant dans notre question.
b) Les néo-coëns relèvent pour Guénon des initiations factices
On ne peut manipuler sans risques immenses
des arguments empruntés à des courants
qui ont toujours manifesté une constante hostilité
à l’égard de l’illuminisme chrétien
Que diraient les adversaires anti-papusiens de Saint-Martin face à ceux, « néo-coëns » de désir actuels qui éventuellement reprendraient leurs griefs exprimés envers le Philosophe Inconnu, ceci tout en se revendiquant des résurgences contemporaines de l’Ordre ?
Il n’est pas bien difficile de le savoir : les admirateurs de Martinès s’imaginant être reliés « idéalement » aux coëns du XVIIIe siècle par l’effet d’un influx sui generis seraient regardés, et l’ont été d’ailleurs par les milieux guénoniens qui ne se privent pas de l’affirmer depuis des décennies, comme relevant des initiations factices et trompeuses dénuées de toute validité traditionnelle, c’est-à-dire se situant au sein d’initiations nulles et vides, œuvrant et opérant au sein de cercles qui sont des contrefaçons pseudo-initiatiques, en un mot, sur le plan concret, se trouvant à l’intérieur de structures qui ne sont qu’un « pur néant ».
Voici ce qu’écrit Guénon sur ce sujet : « Le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, avons-nous dit, est non seulement une condition nécessaire de l’initiation, mais il est même ce qui constitue l’initiation au sens le plus strict, tel que le définit l’étymologie du mot qui la désigne… le rattachement dont il s’agit doit être réel et effectif, un soi-disant rattachement « idéal » [ce soi-disant rattachement «idéal », par lequel certains vont jusqu’à prétendre faire revivre des formes traditionnelles entièrement disparues, tel que certains se sont plu parfois à l’envisager à notre époque] , est entièrement vain et de nul effet … …» [10]
Il rajoute :
« A défaut de filiation régulière, la, transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on n’a affaire qu’à une vulgaire contrefaçon de l’initiation. A plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il ne s’agit que de reconstitutions purement hypothétiques, pour ne pas dire imaginaires, de formes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins reculé, (…) et, même s’il y avait dans l’emploi de telles formes une volonté sérieuse de se rattacher à la tradition à laquelle elles ont appartenu, elles n’en seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacher en réalité qu’à quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela, comme nous le disions en ce qui concerne les individus, être « accepté » par les représentants autorisés de la tradition à laquelle on se réfère, de telle sorte qu’une organisation apparemment nouvelle ne pourra être légitime que si elle est comme un prolongement d’une organisation préexistante, de façon à maintenir sans aucune interruption la continuité de la « chaîne » initiatique. » [11]
Enfin :
« Il ne faut pas, à cet égard, se laisser duper par les dénominations que s’attribuent certaines organisations qui n’y ont aucun droit, mais qui essaient de se donner par là une apparence d’authenticité si l’on admet que la constitution de quelques-unes de ces groupements procède d’un désir sincère de se rattacher « idéalement » aux [Guénon écrit Rose-Croix mais l’exemple vaut pour les coëns], ce ne sera encore là, au point de vue initiatique, qu’un pur néant. Ce que nous disons sur cet exemple particulier s’applique d’ailleurs pareillement à toutes les organisations inventées par les occultistes et autres « néo-spiritualistes » de tout genre et de toute dénomination, organisations qui, quelles que soient leurs prétentions, ne peuvent, en toute vérité, être qualifiées que de « pseudo-initiatiques », car elles n’ont absolument rien de réel à transmettre, et ce qu’elles présentent n’est qu’une contrefaçon, voire même trop souvent une parodie ou une caricature de l’initiation. » [12]
Nous n’y insisterons pas plus ; on voit suffisamment que dans ces domaines on ne peut manipuler sans risques immenses, pour faire valoir ses positions, des arguments empruntés à des courants auxquels on est étranger et qui ont toujours manifesté une constante hostilité à l’égard de l’illuminisme chrétien, Guénon et son comparse Albéric Thomas, le rédacteur de l’excessive Notice sur le Martinézisme et le Martinsme, sous le nom d’un Chevalier de la Rose Croissante, incarnant par excellence cette tendance critique et sa logique corolaire à l’exigeant juridisme traditionnel en matière de transmission.
Conclusion
Il apparaît donc clairement, loin des caricatures outrancières du Chevalier de la Rose Croissante, que la perspective de Saint-Martin n’est pas réductible au « mysticisme personnel » que fustigea ensuite Guénon la réduisant à un « piétisme individuel » auquel il assimila le Philosophe Inconnu.
L’initiation de Saint-Martin est, positivement, la formulation la plus aboutie d’une « voie » de réalisation spirituelle incomparable, proposant et exposant une possibilité de réunion et d’union de l’âme à la Divinité, dans la pure et authentique continuité des maîtres instruits et « illuminés » de la pensée chrétienne, c’est-à-dire, en parfait accord avec le magnifique courant de la Théosophie sophianique qui perdura, avec ceux qui accueillirent avec enthousiasme la pensée du Philosophe Inconnu et se mirent à son école, formant, principalement dans les pays du Nord où Saint-Martin bénéficia d’une indéniable écoute, un riche courant se revendiquant ouvertement de la précieuse influence du théosophe français dont les écrits seront diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860), influençant Jung-Stilling (1740-1817), Jacobi (1743-1819), Diethelm Lavater (1743-1826) et Justinus Kerner (1786-1862), sans oublier celui qui, en raison de son immense rayonnement fut surnommé le « mage du Sud », Friedrich Christoph Oetinger (1702-1782), laissant une œuvre personnelle du plus haut intérêt, travail, en partie, à l'origine des travaux réalisés par l’admirateur de Joseph de Maistre et Saint-Martin, c’est-à-dire le très pertinent et fécond érudit Franz von Baader (1765-1841).
En parfaite unité avec les auteurs vénérables dont l’Histoire nous donne de découvrir les noms, nous percevons en quoi Louis-Claude de Saint-Martin, au XVIIIe siècle, fut l’héritier direct et le relais fécond d’un très ancien courant qui traverse toutes les périodes de la Révélation, plongeant ses vivantes racines dans les premiers temps de l’humanité, recueillant les précieuses lumières du culte et de la prière d’Abel afin qu’elles soient capables, par les effets de la sainte grâce du Ciel, de secrètement nourrir, et surtout régénérer, l’esprits de l’homme de désir , lui donnant de recouvrer non seulement la plénitude de sa primitive innocence, mais de participer avec la Divinité à la célébration de l’éternelle communion par la vertu réconciliatrice et rédemptrice acquise du Divin Maître Réparateur.
« Admirer et adorer constituent le privilège de l'homme
et la base sur laquelle doit reposer son mariage
au temporel et au spirituel.
Il faut s'occuper de l'homme-esprit et de la pensée
avant de s'occuper des faits,
afin que germe ou sorte notre propre révélation,
car toute chose doit faire sa propre révélation. »
(R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin).
A lire :
René Guénon et le Rite Ecossais Rectifié
Editions du Simorgh, 2007.
(Ch. VII. L’incroyable confusion de Guénon
vis-à-vis de la théosophie « saint-martiniste »)
A paraître :
René Guénon, l’ésotérisme et la franc-maçonnerie
in Le Livre des Francs-Maçonneries, Editions Robert Laffont, coll. Bouquins (2012).
Notes.
1. Jules Doinel fut l’objet, lors de la séance spirite fondatrice de l’Eglise gnostique chez Lady Caithness en 1889, d’une révélation de la part d’un « esprit » qui se présenta comme étant Guilhabert de Castres, évêque cathare qui disait en substance : « Moi, Guilhabert de Castres, entouré des martyrs de Montségur, je t'ordonne, Jules Doinel, de rénover la gnose. Tu seras patriarche sous le nom de Valentin II". Et Doinel sentit sur sa tête les mains de Guilhabert de Castres lui donnant l'investiture... "au nom des Saints Eons"....» (Cf. Quelques souvenirs sur René Guénon et les "Études Traditionnelles", Dossier confidentiel inédit).
2. La Hermetic Brotherhood of Luxor (Fraternité Hermétique de Louxor), organisation d’occultisme théurgique pratique et « opératoire» qui se fit connaître en 1870 sera qualifiée par Guénon comme étant : « une des rares Fraternités initiatiques sérieuses qui existent encore actuellement en Occident. Elle est étrangère à tout mouvement occultiste, bien que certains aient jugé bon de s’approprier quelques-uns de ses enseignements, en les dénaturant d’ailleurs complètement pour les adapter à leurs propres conceptions ». (Les Néo-spiritualistes, La Gnose, 1911).
3. « Signalons incidemment une petite erreur : M. van Rijnberk, en parlant de ses prédécesseurs, attribue à M. René Philipon les notices historiques signées « Un Chevalier de la Rose Croissante » et servant de préfaces aux éditions du Traité de Ia Réintégration des Êtresde Martines de Pasqually et des Enseignements secrets de Martines de Pasquallyde Franz von Baader publiées dans la « Bibliothéque Rosicrucienne ». Étonné de cette affirmation, nous avons posé la question à M. Philipon lui-même ; celui-ci nous a répondu qu’il a seulement traduit l’opuscule de von Baader, et que, comme nous le pensions, les deux notices en question sont en réalité d’Albéric Thomas. » (R. Guénon, L’énigme Martinès de Pasqually, Études Traditionnelles, mai à juillet 1936).
4. Cf. Un Chevalier de la Rose Croissante, Paris, 20 septembre 1898, jour anniversaire
de la mort de Martinès de Pasqually, texte publié en introduction à la première édition du Traité de la réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines, Bibliothèque Chacornac, coll. « Bibliothèque Rosicrucienne », 1899.
5. Un chevalier de la Rose Croissante, Paris, 19 décembre 1899, jour anniversaire de la mort de Caignet de Lisière, successeur de Martinès de Pasqually, in Nouvelle notice sur le martinézisme et le martinisme.
6. A. Thomas, l’Acacia, 1907, Cf. J.-L. Boutin, Le Chevalier de la Rose Croissante, in Bulletin de la société Martinès de Pasqually, n° 17, novembre 2007.
7. R. Guénon, L’Enigme de Martines de Pascally, article publié dans les « Etudes Traditionnelles », mai à juillet 1936, à propos de l’ouvrage de Gérard van Rijnberk : Un thaumaturge au XVIIIe siècle : Martines de Pasqually, sa vie, son œuvre, son Ordre, Félix Alcan, 1936, in Etudes sur la Franc-maçonnerie et le Compagnonnage, t. 1, Editions Traditionnelles, 1991, p. 85. Voir également, sous le pseudonyme « Le Sphinx », « Quelques documents inédits sur l'ordre des Elus Coens», La France antimaçonnique, 23 avril, 21 et 25 mai, 4 juin, 9 juillet 1914.
8. R. Amadou, La Théosophie de Saint-Martin, in Martinisme, Documents martinistes, 2e éd. Les Auberts, Institut Eléazar, 1993.
9. Ibid. A propos de l’excellence de la prière intérieure que préconise Saint-Martin, on se souviendra que l’exigence de la sainte communion qu’imposait Martinès à ses émules avant les "opérations" - et que l'on voudrait présenter comme la protection idéale contre les pratiques théurgiques dangereuses - relève bien, une fois encore, de ce formalisme externe dont étaient frappés les coëns. Si l’efficacité de la « Présence réelle » sur les âmes en état de grâce n’est pas en cause dans leur relation à Dieu, néanmoins il convient d'avoir à l'esprit que l'on peut prendre l’eucharistie pendant des années en état de péché mortel et dans un cœur impur - ce qui conduit directement à ce que l’Eglise qualifie de « communion sacrilège » - rendant, certes, absolument sans fruit et sans effet cette communion indigne sur le plan de la grâce, mais ce qui a de plus pour conséquence, non seulement d’accroître l'état peccamineux de l'émule, mais aussi, et ce qui est à considérer attentivement, de le placer en situation de danger plus grand encore lors des cérémonies invocatoires puisque non pourvu d'une protection purificatrice. Combien bien plus juste et sage, on le voit, la position de Saint-Martin qui demande avant tout, dans la voie initiatique qui doit disposer de ses propres moyens, que le cœur soit purifié par la prière pour avancer vers Dieu, ceci d'ailleurs en parfait accord sur ce point avec les grands spirituels, rejoignant par exemple sainte Thèsrèse d’Avila (1515-1582) qui déclarait : « On peut communier tous les jours et vivre dans le péché, mais on ne peut pas faire oraison et rester dans le péché. » (Cf. Le Chemin de Perfection, 1576)
10. R. Guénon, Aperçus sur l’initiation, Editions Traditionnelles, 1946, p. 23.
11. Ibid., pp. 26-27.
12. Ibid., p. 27.
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mercredi, 15 février 2012
Louis-Claude de Saint-Martin et la théurgie des élus coëns
Jean-Marc Vivenza
« …toutes les sciences que Don Martinès nous a léguées
sont pleines d'incertitudes et de dangers…
ce que nous avons est trop compliqué
et ne peut être qu'inutile et dangereux,
puisqu'il n'y a que le simple de sûr et d'indispensable… »
(Saint-Martin aux coëns du Temple de Versailles,
Lettre de Salzac, mars 1778)
La « théurgie » est une science provenant d’une lointaine origine, et si elle s’est s’invitée dans la réflexion de Saint-Martin (1743-1803), de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) et de bien d’autres au XVIIIe siècle, c’est que comme tous les émules de Martinès de Pasqually (+1774) [1], qui furent initiés par celui qu’ils regardèrent comme un maître, ces esprits ont été mis en contact avec les mystères des pratiques opératoires qui se déroulèrent sous les auspices de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, Ordre qui regroupa autour de lui de nombreuses personnalités marquantes du monde de l’ésotérisme à l’époque.
Les élus coëns, comme il est à présent connu, par delà un enseignement doctrinal élaboré développé dans le Traité sur la réintégration des êtres, s’adonnaient en effet à la pratique de la théurgie et en faisaient le principal de leur activité initiatique lors des rituels qui se célébraient dans les temples de l’Ordre, comme dans l’oratoire de chacun de ses membres. Mais qu’était donc cette fameuse « théurgie » dont on fait si grand cas, bien qu’en méconnaissant généralement ce en quoi elle consistait et de quoi elle était formée et composée ? Par ailleurs pourquoi Saint-Martin se détourna t-il de cette pratique, le faisant savoir et l’écrivant sans ménagement particulier, lui qui avait été le plus proche disciple de Martinès ?
Voilà deux questions importantes qui ont des conséquences immédiates sur le chemin initiatique de chacun, et de la conscience qu’il convient d’en avoir, mais qui pourtant, étrangement, sont généralement passées sous silence ou écartées au profit de considérations qui, pour être certes intéressantes, sont cependant parfois périphériques vis-à-vis de l’essentiel.
I. La théurgie de Martinès de Pasqually
La théurgie, pour répondre à la première des deux interrogations, n’a rien de vraiment nouveau ni d’original au niveau des sources si l’on se penche avec un peu d’attention sur le sujet. Très tôt apparue dans l’Histoire, la théurgie doit beaucoup en réalité aux néoplatoniciens, dont en particulier Jamblique (IIIe s.) puis Proclus (Ve s.), qui adjoignirent à leurs spéculations métaphysiques des pratiques magiques ayant pour but d’entrer en contact avec le divin, d’en faire en quelque sorte « l’expérience sensible », enrichissant notablement leur connaissance des domaines subtils. Les rites que l’on célébrait dans l’antiquité, par des invocations secrètes, des prières aux esprits angéliques, des fumigations odoriférantes, le tracé de cercles sur lesquels étaient disposés, selon un cérémonial étudié et souvent très complexe, des flambeaux en nombre important, avaient pour finalité de provoquer chez les adeptes des impressions physiques, psychiques ou animiques auxquelles on donnait un sens sur le plan mystique, interprétant les signes qui surgissaient lors des cérémonies comme des manifestations du divin. [2]
a) La méthode théurgique
A cet égard, et au fond, si l’on regarde les choses d’un peu plus près avec un minimum d'objectivité, et ceci apparaît aisément à l’examen, la théurgie de Martinès n’a donc absolument rien de très original, relevant, du point de vue de l’héritage, des anciennes méthodes mystériques en répondant à des objectifs relativement identiques à ceux des théurgies antiques, à savoir : mettre l'homme en relation avec le Divin en utilisant les intermédiaires angéliques que l’on désignait, du point de vue terminologique chez les élus coëns, sous le nom « d’esprits célestes et surcélestes », ceci afin de s’attirer les bénédictions de « l’esprit bon compagnon », allant, comme les adeptes des premiers siècles, jusqu’à opérer des conjurations envers les esprits ténébreux qui cherchent à perdre l’homme en l’entraînant vers les régions de l’obscurité et de la mort.
Tout ceci est donc en parfaite conformité d’intention et de méthode avec les théurgies des premiers siècles de l’ère chrétienne.
La théurgie de Martinès n’a absolument rien d’original,
relevant d’anciennes méthodes mystériques
et répondant à des objectifs absolument identiques
à ceux des théurgies antiques.
Il nous faut pourtant, si nous voulant réellement comprendre la raison de la position critique de Saint-Martin à l’égard de ces pratiques, en savoir un peu plus sur la théurgie, de manière à saisir convenablement les enjeux du problème.
*
L'initié en cette « science» théurgique, c’est-à-dire l’élu coën disciple de Martinès, convoquait dans ses circonférences les anges de l'Eternel dont il devait connaître les noms afin d'opérer avec eux un «culte cosmique », et pour aider ses adeptes celui qui se désignait l’un des sept Souverains de l’Ordre, avait rédigé un répertoire contenant les noms et les hiéroglyphes secrets de 2400 noms angéliques, accompagnant les noms célestes d’une foule de précautions à propos des périodes jugées favorables au bon déroulement des « opérations », obligeant ainsi ses disciples à un scrupuleux respect des périodes équinoxiales et des phases lunaires propices aux célébrations de nature quasi liturgique. [3]
L’élu coën devait être obligatoirement catholique,
et jurait sous serment :
« Je, N... promets d'être fidèle
à ma sainte religion Catholique, apostolique et romaine....»
(Réception au grade d’Apprenti symbolique)
L’élu coën, qui devait impérativement être catholique pour se conformer à la règle prescrite par Martinès, et avait juré, lors de ses serments, de « rester fidèle à la sainte religion apostolique et romaine », avant chacune des cérémonies assistait à la messe en communiant, ceci sans compter la rigoureuse observation de la Prière des six heures, (six heures du matin, midi, dix-huit heures et minuit), qui ne pouvait avoir nulle dérogation et était une obligation formelle [4]. Enfin, pour sa purification, l’élu récitait les sept Psaumes de Pénitences à chaque renouvellement de Lune et les jours qui faisaient suite aux périodes de travail, de même qu’il lui fallait dire l'Office du Saint Esprit tous les jeudis, prononcer le Misere, debout face à son Orient, et le De Profundis, en se mettant la face contre terre.
Il ne faut cependant pas n’oublier, par delà ces formes exigeantes de piété apparente [5], que Martinès avait néanmoins inclus dans ses rituels de très larges extraits d’écrits relevant positivement de la magie, directement tirés de Cornelius Agrippa (1486-1535) et son De Occulta philosophia, de l’Enchridion attribué au pape Léon III et surtout de l’Heptameron de Pierre d’Abano (1250-1316), dont des passages entiers, à la virgule près et sans aucun changement, figurent au sein des rituels coëns. [6]
b) Critères théurgiques
Ainsi le théurge coën, comme ses prédécesseurs des mystères antiques et les kabbalistes médiévaux [7], se soumettant à une rigoureuse discipline, intervenait sur le monde spirituel, qu'il ne craignait pas de solliciter et d'éveiller, et en recevait, ou non, selon le bon vouloir de la « Chose », des signes, à des degrés divers et avec une force également différente, se traduisant par des manifestations lumineuses (« glyphes »), auditives ou tactiles, qui furent baptisées par les émules du XVIIIe siècle du nom de « passes ». Il importe cependant de préciser, malgré les emprunts aux méthodes des mages antiques et médiévaux, que le culte dit « primitif et cosmique » transmis par Martinès de Pasqually, ce qui fait sa qualité et son intérêt, était non pas de nature « magique », ne visant pas l’obtention de pouvoirs, mais était essentiellement, par les quatre temps qui constituaient le cœur des opérations liturgiques journalières, un culte d'expiation, de purification, de réconciliation et de sanctification, en sollicitant les esprits qui ont leur séjour dans l’invisible. Le culte coën était donc temporel et spirituel, et prétendait succéder au culte que célébrait originellement le premier Adam et dont il fut privé de par sa prévarication, culte nouveau que la créature est en devoir d'exécuter pour obtenir sa réconciliation.
Le culte primitif et cosmique de Martinès de Pasqually,
était non pas de nature « magique »,
mais consistait essentiellement en un culte d'expiation,
de purification, de réconciliation et de sanctification.
Cependant, et en cela réside bien le problème, on n'éveille pas sans risque les domaines inconnus, et il fut toujours essentiel pour les coëns de s'assurer de la présence à leurs côtés des esprits bons par un ensemble requis de prières et de pratiques ascétiques et religieuses (jeune, veille, assistance régulière à la messe, régime alimentaire, abstinence sexuelle, etc.), esprits capables de veiller sur leur sûreté et la paix des âmes – alors même que l’Ordre, en raison de sa fonction initiatique et de la réalité de sa transmission, assurait à cette époque un cadre protecteur apte à écarter les principaux dangers afférents à ces pratiques non dénuées de périls importants, ce qui n’est évidemment plus le cas aujourd’hui, les élus coëns dans leur forme originelle, et surtout l’Ordre qui encadrait et protégeait ces pratiques, ayant évidemment disparu de la scène de l’Histoire en 1781 lorsque le dernier successeur de Martinès, Sébastien Las Casas, décida de la fermeture des derniers Temples encore en activité et de la fin de l’Ordre.
II. Premières impressions de Saint-Martin face à la théurgie de Martinès
Si cette fin de l’Ordre en 1781, pourrait éventuellement correspondre à une disparition de la perspective coën, l’intérêt constant suscité par les pratiques qu’il proposait oblige toutefois à s’interroger sur les raisons qui conduisirent certains de ses membres éminents à s’éloigner des circonférences coëns.
C’est le cas de Saint-Martin, dont nous avons à savoir pourquoi il se détourna de la théurgie des élus coëns, et en critiqua la pratique, alors qu’il avait entretenu, à partir de 1768, une relation étroite avec Martinès de Pasqually, relation qui n'aura de cesse de s'accroître au point que Saint-Martin deviendra, à terme, c'est-à-dire en 1771, le secrétaire du Souverain Grand Maître de l'Ordre, en succédant à l'abbé Pierre Fournié (1738-1825), qui avait avant lui occupé cet office. Saint-Martin découvrit les arcanes du travail opératif, les complexes rituels coëns, l'exercice des invocations, des conjurations, l'utilisation des noms sacrés, et peu à peu se familiarisa avec la théurgie tout en assistant son maître lors des pratiques rituelles ; il apprendra à tracer les cercles et sut très vite disposer savamment les luminaires dans la chambre d'opération afin que puissent s'effectuer les contacts avec les puissances invisibles.
Pourtant si Saint-Martin fut ordonné Réau+Croix le 17 avril 1772, atteignant ainsi le plus haut degré initiatique de l'Ordre des Elus Coëns, recevant à cette occasion la totalité du dépôt légué à ses disciples par Martinès de Pasqually, il rapporte qu’il s'étonnait, depuis les premiers temps de son initiation, de la lourdeur des préparations et de l’appareil complexe des cérémonies, comme il s’en explique : « Lorsquee dans les premiers temps de mon instruction je voyais le maître P. [Pasqually] préparer toutes les formules et tracer tous less emblèmes et tous les signes employés dans ses procédés théurgiques, je lui disais : Maître, comment, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ! » (Portrait, 41.)
Cette première impression, sous la forme d’une affirmation aussi simple qu’évidente : « comment, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ! », s’imposa même à terme comme devant être liée à une attitude en conformité avec cette conviction au sujet de l’inutilité des « formules, emblèmes et tous les signes employés dans les procédés théurgiques ».
« Maître, comment, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ! »
(SM Portrait, 41.)
III. Rejet de la théurgie par Saint-Martin
Saint-Martin, après le départ pour Saint Domingue de Pasqually en mai 1772, insista lors de différentes occasions, et en particulier lors de sa visite en mars 1778 aux frères du Temple coën de Versailles, sur le fait que tout travail opératif oblige, de manière impérative, à ce que la présence de Dieu dans l'âme purifiée soit réelle, comme l'exigeait déjà il est vrai Martinès en son temps, avant toute entreprise invocatoire ou « conjuratoire ».
Toutefois, il s’imposera assez rapidement à Saint-Martin, que cette exigence préliminaire était en réalité non seulement indispensable, mais « l'objet » même, « l'objet » le plus élevé que pouvait espérer bénéficier et « recevoir » l'opérant par ses pratiques. Dès lors, il apparaîtra inutile à Saint-Martin que l’homme s’alourdisse d'un pesant appareil rituel alors que l'on peut, immédiatement et surnaturellement, en raison de la nouvelle loi de grâce en vigueur depuis la venue du Divin Réparateur, communier aux lumières de l'Eternel dans la paix sereine de la pure intériorité.
Comme il est désormais connu, Saint-Martin n’hésitera pas à affirmer sa position avec force et vigueur, au risque de parfois choquer et étonner les adeptes qui s'approchaient de lui pour bénéficier de son savoir et de sa science.
(Registre des 2400 noms)
Pour Saint-Martin, les élus coëns
se limitaient à « une initiation selon les formes »
Rappelons, à ce sujet, la surprise et le trouble du frère Salzac du Temple coën de Versailles, dont il témoignera dans une lettre destinée au frère Disch de Metz après le passage de Saint-Martin, ce dernier ayant vivement reproché aux frères, sans doute avec quelque énergie, de se limiter à « une initiation par les formes », les invitant à se disposer, et à s'ouvrir, à une communion intuitive avec les « intelligences » prodiguées par les bienheureuses vertus de « l'œuvre épurée » :
- « Il paraît d'après ce T.P.M. [Saint-Martin], écrit le frère Salzac, que nous sommes dans l'erreur et que toutes les sciences que Don Martinès nous a léguées sont pleines d'incertitudes et de dangers, parce qu'elles nous confient à des opérations qui exigent des conditions spirituelles que nous ne remplissons pas toujours. Le frère Mallet à répondu que, dans l'esprit de Don Martinès, ses opérations étaient toujours de moitié pour notre sauvegarde, soit deux contre deux, pour parler comme notre maître, et que par conséquent si peu que nous fissions pour remplir la cinquième puissance que l'adversaire ne peut occuper, nous étions assurés de l'avantage. Mais le T.P.M. de Saint-Martin se tient à cette dernière puissance et néglige le reste, ce qui revient à placer le coche devant les chevaux. Nous lui avons fait observer que rien n'autorisait jamais des changements semblables ou plutôt suppressions, que nous avions toujours opéré ainsi avec Don Martinès lui même [...] M. de Saint-Martin ne donne aucune explication ; il se borne à dire qu'il a de tout ceci des notions spirituelles dont il retire de bons fruits, que ce que nous avons est trop compliqué et ne peut être qu'inutile et dangereux, puisqu'il n'y a que le simple de sûr et d'indispensable. Je lui ai montré deux lettres de Don Martinès qui le contredisent là-dessus, mais il répond que ce n'était pas la pensée secrète de D.M. [...] »
*
En 1792, dans une lettre à son ami Nicolas-AntoineKirchberger (1738-1800), Saint-Martin reviendra d’une manière bien plus explicite et détaillée sur la question qu’il fit à Martinès portant sur la méthode pour s’approcher de Dieu, et, réaffirma encore une fois sa conviction à propos de ses réserves à l’égard de la théurgie et des voies externes « selon les formes » :
- «Je ne regarde donc tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme des préludes de notre œuvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires à son existence. Je ne vous cache pas que j’ai marché autrefois par cette voie féconde et extérieure qui est celle par où l’on m’avait ouvert la porte de la carrière ; celui qui m’y conduisait avait des vertus très actives, et la plupart de ceux qui le suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui pouvaient être très utiles à notre instruction et à notre développement malgré cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m’a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c’est à l’âge de 23 ans que l’on m’avait ouvert sur cela : aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d’autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre auxquels on nous livrait, il m’est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : Comment maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? et la preuve [que] tout cela n’était que du remplacement, c’est que le maître répondait : il faut bien se contenter de ce que l’on a. Sans vouloir donc déprécier les secours que tout ce qui nous environne peut nous procurer, chacun dans son genre, je vous exhorte seulement à classer les puissances et les vertus. Elles ont toutes leur département ; il n’y a que la vertu centrale qui s’étend dans tout l’empire. L’air pur, toutes les bonnes propriétés élémentaires sont utiles au corps et le tiennent dans une situation avantageuse aux opérations de notre esprit ; mais quand notre esprit a acquis, par la grâce d’en haut, ses propres mesures, les éléments deviennent ses sujets, et même ses esclaves, de simples serviteurs qu’ils étaient auparavant. Voyez ce qu’étaient les apôtres. » (Lettre à Kirchberger, 12 juillet 1792).
« …la preuve [que] tout cela n’était que du remplacement,
c’est que le maître répondait :
‘‘il faut bien se contenter de ce que l’on a’’. »
(Saint-Martin à Kirchberger, 12 juillet 1792).
IV. Supériorité de la « voie selon l’interne » pour Saint-Martin
On pourrait, sans doute, mettre en parallèle les admonestations de Saint-Martin vis-à-vis des frères de Versailles, avec les propos sévères qu’il tiendra dans Ecce Homo (1792), propos qui semblent avoir été écrits à l'intention de certains adeptes par trop fascinés par les manifestations de l'externe, malheureusement oublieux des grandes vérités de la vie spirituelle, vérités qui nous sont rappelées dans ce texte en des termes empreints d'une grande lucidité :
- « Parmi ces voies secrètes et dangereuses, dont le principe des ténèbres profite pour nous égarer, dit Saint-Martin, nous pouvons nous dispenser de placer toutes ces extraordinaires manifestations, dont tous les siècles ont été inondés et qui ne nous frapperaient pas tant, si nous n'avions pas perdu le vrai caractère de notre être et surtout si nous possédions mieux les anales spirituelles de notre histoire, depuis l'origine des choses. Dans tous les temps, la plupart des voies ont commencé à s'ouvrir dans la bonne foi et sans aucune espèce de mauvais dessein de la part de ceux à qui elles se faisaient connaître. Mais faute de rencontrer, dans ces hommes favorisés, la prudence du serpent avec l'innocence de la colombe, elles y ont opéré plutôt l'enthousiasme de l'inexpérience, que le sentiment à la fois sublime et profond de la sainte magnificence de leur Dieu ; et c'est alors que le principe des ténèbres est venu se mêler à ces voies et y produire cette innombrable multitude de combinaisons différentes et qui tendent toutes à obscurcir la simplicité de la lumière. »
L'avertissement de Saint-Martin, devant les risques redoutables encourus par les imprudents, se fait à cet instant de son discours encore plus impératif, et ne il cache plus quel est l'objet véritable et principal de ses craintes : « Dans les unes [c.a.d. les voies secrètes et dangereuses], ce principe de ténèbres ne forme que de légères taches, qui sont comme imperceptibles et qui sont absorbées par la surabondance des clartés qui les balancent ; dans les autres, il y porte assez d'infection pour qu'elle y surpasse l'élément pur. Dans d'autres, enfin, il établit tellement sa domination, qu'il devient le seul chef et le seul administrateur. » (Ecce Homo, § 4.)
« …le principe des ténèbres
est venu se mêler à ces voies… »
(Ecce Homo, § 4.)
D’autre part, une fois encore, dans un courrier destiné à son ami Kirchberger, le 19 juin 1797, le Philosophe inconnu revint sur le caractère particulier de l'initiation qu’il regardait comme étant la seule véritable, celle qui, pour lui, ne relevait que de l’interne, celle qui était dégagée des lourdeurs nuisibles que l’on retrouve dans les pratiques d’une théurgie pesante et souvent maladroite. Il n’est nullement nécessaire de s’encombrer de formes, de rites complexes, il convient, uniquement, déclare le théosophe d’Amboise, de « s'enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être », se référant à Jacob Boehme qui écrivait déjà en son temps : « Celui qui prie comme il faut opère intérieurement avec Dieu. » (J. Boehme, Lib. Apologeticus, § 10).
« Celui qui prie comme il faut
opère intérieurement avec Dieu. »
(J. Boehme, Lib. Apologeticus, § 10.)
V. La seule initiation que je prêche…
Alors même que Saint-Martin désirait se rendre auprès de Kirchberger pour pouvoir faire sa connaissance et s’entretenir directement et de vive voix de certains objets, le Philosophe Inconnu expliquera donc, d’une façon extrêmement claire et précise, la différence existant selon-lui entre la voie externe et l’authentique initiation, entre ce que furent les enseignements de sa première école, et les lumières qui étaient devenues les siennes, alors qu’il disait avoir dépassé les limitations que lui imposait la méthode de son premier maître Martinès.
Ecoutons-le attentivement car chaque mot parle d’or, chaque phrase est un pur trésor de science spirituelle :
- « La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon âme, est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble, qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse de notre divin Réparateur. Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation, que de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en sortir, la vivante et vivifiante racine ; parce qu’alors tous les fruits que nous devrons porter, selon notre espèce, se produiront naturellement en nous et hors de nous, comme nous voyons que cela arrive à nos arbres terrestres, parce qu’ils sont adhérents à leur racine particulière, et qu’ils ne cessent pas d’en pomper le suc. C’est là le langage que je vous ai tenu dans toutes mes lettres ; et sûrement, quand je serai en votre présence, je ne pourrais vous communiquer de mystère plus vaste et plus propre à vous avancer. Et tel est l’avantage de cette vérité précieuse, c’est qu’on peut la faire courir d’un bout du monde à l’autre, et la faire retentir à toutes les oreilles, sans que ceux qui l’écouteraient en pussent tirer d’autre résultat que de la mettre à profit, ou de la laisser là, toutefois sans exclure les développements qui pourraient naître dans nos entrevues et nos entretiens, mais dont vous êtes déjà si abondamment pourvu par notre correspondance, et plus encore par les minutieux trésors de notre ami B. [Boehme] qu’en conscience, je ne puis vous croire dans la disette, et que je la craindrai bien moins encore pour vous à l’avenir, si vous voulez mettre en valeur vos excellents fonds de terre.C’est, dans ce même esprit, que je vous répondrai sur les différents points que vous m’engagez à éclaircir dans mes nouvelles entreprises. La plupart de ces points tiennent précisément à ces initiations par où j’ai passé dans ma première école, et que j’ai laissées depuis longtemps pour me livrer à la seule initiation qui soit vraiment selon mon cœur. Si j’ai parlé de ces points-là dans mes anciens écrits, ç’a été dans l’ardeur de cette jeunesse, et par l’empire qu’avait pris sur moi l’habitude journalière de les voir traiter et préconiser par mes maîtres et mes compagnons.
« La seule initiation que je prêche (…),
est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu,
et faire entrer le cœur de Dieu en nous,
pour y faire un mariage indissoluble,
qui nous rend l’ami, le frère
et l’épouse de notre divin Réparateur. »
(Saint-Martin à Kirchberger, 19 juin 1797).
Mais je pourrais moins que jamais, aujourd’hui, poussé loin quelqu’un sur un article, vu que je m’en détourne de plus en plus ; en outre, il serait de la dernière inutilité pour le public, qui en effet, dans de simples écrits, ne pourrait recevoir là-dessus des lumières suffisantes, et qui d’ailleurs, n’aurait aucun guide pour l’y diriger : ces sortes de clartés doivent appartenir à ceux qui sont appelés à en faire usage par l’ordre de Dieu, et pour la manifestation de sa gloire et quand ils sont appelés de cette manière, il n’y a pas à s’inquiéter sur leur instruction, car ils reçoivent alors sans aucune difficulté et sans aucune obscurité mille fois plus de notions, et des notions mille fois plus sûres que celles qu’un simple amateur comme moi, pourrait leur donner sur toutes ces bases. En vouloir parler à d’autres, et surtout au public, c’est vouloir en pure perte stimuler une vaine curiosité, et vouloir travailler plutôt pour la gloire de l’écrivain que pour l’utilité du lecteur ; or, si j’ai eu des torts en ce genre dans mes écrits, j’en aurais davantage, si je voulais persister à marcher de ce même pied : ainsi mes nouveaux écrits parleront beaucoup de cette initiation centrale, qui par notre union avec Dieu, peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir ; et fort peu de l’anatomie descriptive de ces points délicats sur lesquelles vous désireriez que je portasse ma vue, et dont nous ne devons faire compte qu’autant qu’ils se trouvent compris dans notre département et dans notre administration.
« A notre véritable théurgisme,
il ne faut d’autre flamme que notre désir,
d’autre lumière que celle de notre pureté. »
(Saint-Martin à Kirchberger, 19 juin 1797).
Je vous dirai que, dans les générations spirituelles de tout genre, cet effet doit vous paraître naturel et possible puisque les images ayant des rapports avec leurs modèles, doivent toujours tendre à s’en rapprocher. C’est par cette voie que marchent toutes les opérations théurgiques, ou s’emploient les noms des esprits, leurs signes, leurs caractères, toutes choses qui, pouvant être données par eux, peuvent avoir des rapports avec eux ; c’est par là que marchaient les sacrifices lévitiques ; c’est par là, surtout, que doit marcher la loi de notre initiation centrale et divine, par laquelle en présentant à Dieu, aussi pure que nous pouvons, l’âme qu’il nous a donnée, et qui est son image, nous devons attirer le modèle sur nous et former par là la plus sublime union qu’ait jamais pu faire aucune théurgie ni aucune cérémonie mystérieuse dont toutes les autres initiations sont remplies. Quant à votre question sur l’aspect de la lumière ou de la flamme élémentaire, pour obtenir les vertus qui lui servent de marche, vous devez voir qu’elle rentre absolument dans le théurgique, et dans le théurgique qui emploie la nature élémentaire, et comme telle, je la crois inutile et étrangère à notre véritable théurgisme, ou il ne faut d’autre flamme que notre désir, d’autre lumière que celle de notre pureté. Cela n’interdit pas cependant les connaissances très profondes que vous pouvez puiser dans B. [Boehme] sur le feu et ses correspondances ; il y a de quoi vous payer de vos spéculations ; les connaissances plus actives sur ce point doivent naître dans les opérations spirituelles sur les éléments ; et là-dessus, je n’ai rien de plus à ajouter. » (Lettre à Kirchberger, 19 juin 1797.)
VI. L’initiation véritable selon Saint-Martin : « la science de l’homme »
Le Philosophe Inconnu, cette idée étant de première importance du point de vue de l’analyse, avait donc perçu avec force que la tragique situation dans laquelle se trouve l'homme, abandonné en ce monde ténébreux au pouvoir des forces négatives, exige un travail de totale régénération qui ne peut se contenter des pauvres instruments que lui offrent une nature déchue et un esprit prisonnier et infesté par la corruption. C'est donc un tout autre chemin qui doit être parcouru, loin des « objets figuratifs et allégoriques, [des] institutions symboliques (...) qu'on ne regarde plus dès qu'on en a découvert le mot... » (L'Homme de désir, § 177).
Saint-Matin comprendra rapidement, et c'est là la raison de son retrait et de sa prise de distance d'avec les voies incomplètes, et en particulier la théurgie des élus coëns, que de par le caractère foncièrement dégradé de l'être, ni les cérémonies, ni les rites complexes n'ont le pouvoir de modifier le cœur de l'homme.
« La famille humaine
n'a plus de ressource et de salut
que dans la supplication,
et le recours à la miséricorde du Seigneur… »
(Le Nouvel homme, § 7.)
Des années, parfois même une vie entière à recevoir des grades, à exécuter de savantes mise en scène, à célébrer des cérémonies, fussent-elles d’une nature initiatique supérieure, ne produisent aucun changement dans l'interne. Les vices ne sont aucunement déracinés, les mêmes travers, les identiques défauts et la dérisoire petitesse triomphent toujours malgré les augustes titres dont se parent les individus, titres qui ne parviennent pas à cacher la pauvre misère spirituelle de la créature bien que flattant, plus qu'il ne conviendrait, sa risible vanité.
L'esprit de l'homme, de par la maladie dont il est affecté, exige un tout autre remède, réclame un traitement bien différent que les expédients externes ; il lui est nécessaire d'emprunter une voie à l'exigence plus secrète et profonde, l’obligeant à s'éloigner au plus vite des impasses catégoriques, des sentiers déviés où, à aucun moment, n'est véritablement traitée et purifiée la noire constitution de l'âme. C’est ce que Joseph de Maistre (1753-1821) désignait pertinemment sous le nom de « science de l’homme », science par excellence qui est le but effectif de l’initiation et du christianisme transcendant.
« …notre union avec Dieu,
peut nous apprendre tout ce que nous devons savoir.. »
Saint-Martin sut donc rappeler qu’il ne sert absolument à rien aux hommes, enivrés par des titres illusoires et des fonctions augustes, de louer la vertu, de vanter l'incomparable valeur de la piété et des pensées droites, de chanter des odes, la plupart du temps sans conscience, à l'Être éternel et Tout-Puissant, de pratiquer des invocations ou des ex-conjurations, alors qu’il leur suffit de se mettre, concrètement et positivement, à genoux et prier. Qu’il importe aux âmes de confesser leur crime, de mettre leur tête entre leurs mains et, tout en pleurant, crier avec sincérité vers le Seigneur en disant :
- « Mon Dieu, je sais bien que vous êtes la vie, et que je ne suis pas digne que vous approchiez de moi, qui ne suis que souillure, misère et iniquité. Je sais bien que vous avez une parole vive, mais que les ténèbres épaisses de ma matière empêchent que vous ne la fassiez entendre aux oreilles de mon âme. Faites-en néanmoins descendre en moi une assez grande abondance de cette parole, pour que son poids puisse contre-balancer la masse du néant dans lequel est absorbé tout mon être, et qu'au jour de votre universel jugement, ce poids et cette abondance de votre parole, puissent me soulever hors de l'abîme, et me faire remonter vers votre sainte demeure... » (Le Nouvel homme, § 1.)
Il est en effet nécessaire, dans l’état que se trouve l’homme actuellement, de s'humilier, de mettre à nu son cœur, de reconnaître son crime, d’avouer son iniquité et sa faiblesse, de se frapper la poitrine tout en descendant en lui-même, et comprendre que « (...) la famille humaine n'a plus de ressource et de salut que dans la supplication, et le recours à la miséricorde du Seigneur, d'autant que les nouvelles prévarications des générations successives, ne font qu'accroître les maux et la misère de l'homme. » (Le Nouvel homme, § 7.)
VII. La prière active ou la « théurgie cardiaque »
« Ton Être intellectuel [est] le véritable temple ;
les flambeaux qui le doivent éclairer
sont les lumières de la pensée qui l'environnent…
le sacrificateur c'est ta confiance…
les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière,
c'est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l'exclusive unité. »
(Le Tableau naturel, XVII).
De ce fait, la prière est envisagée et regardée par Saint-Martin, d'une manière bien différente de la façon dont elle est conçue habituellement par le commun des mortels, elle doit être perçue sous un angle original où elle se révèle, quasi miraculeusement, dans une dimension rarement entrevue devenant, par l'effet d'une révélation inattendue, une authentique prière active - une théurgie « cardiaque », c’est-à-dire une théurgie selon l’interne dépourvue de tout l’appareil cérémoniel tel qu’il était utilisé chez les élus coëns, appareil considéré par Saint-Martin comme superflu et par trop matériel afin de viser l’essentiel. Il est de la sorte possible de qualifier plus précisément cette « prière active » en suivant Saint-Martin, en la désignant comme une « prière vivante », une « prière opérante » parce que bouleversante ; prière qui engage et entraîne vers les rivages de l'immensité, au seuil de la Cité Sainte où se trouve le Temple dans lequel sont célébrés les mystères du culte originel :
- « Apprend [que ton] Être intellectuel [est] le véritable temple ; que les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l'environnent et le suivent partout ; que le sacrificateur c'est ta confiance dans l'existence nécessaire du Principe de l'ordre de la vie ; c'est cette persuasion brûlante et féconde devant qui la mort et les ténèbres disparaissent ; que les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière, c'est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l'exclusive unité. » (Le Tableau naturel, XVII).
« combien l'homme court de dangers
dès qu'il sort de son centre
et qu'il entre dans les régions extérieures. »
(Ecce Homo, § 4.)
La nécessité de l'intériorité, de la voie purement secrète, silencieuse et invisible, se justifie pour Saint-Martin, en raison de la présente faiblesse constitutive de la créature, de sa désorganisation complète et de son inversion radicale, plongeant de ce fait les êtres dans un milieu infecté, une atmosphère viciée et corrompue, qui guettent chacun de nos pas lorsque nous nous éloignons de notre source et délaissons notre « centre », qui mettent en péril notre esprit lorsque, par imprudence et présomption, nous osons outrepasser les limites des domaines sereins protégés par l'ombre apaisante de la profonde paix du cœur :
- « Aussi à peine l'homme fait-il un pas hors de son intérieur, que ces fruits des ténèbres l'enveloppent et se combinent avec son action spirituelle, comme son haleine, aussitôt qu'elle sort de lui, serait saisie et infestée par des miasmes putrides et corrosifs, s'il respirait un air corrompu. La Sagesse suprême sait si bien que tel est l'état de nos abîmes, qu'elle emploie les plus grandes précautions pour y percer et nous y apporter ses secours ; encore n'est-elle malheureusement que trop souvent contrainte de se replier sur elle-même par l'horrible corruption dont nous imprégnons ses présents (...) combien (...) l'homme court de dangers dès qu'il sort de son centre et qu'il entre dans les régions extérieures. » (Ecce Homo, § 4.)
- « Non seulement tu n'imiteras point ces nations impies qui ont dressé les autels sur tous les hauts lieux, sous des arbres touffus, et qui là offrent leurs sacrifices au Soleil, à la Lune, et à toute la milice du ciel, mais tu renverseras tous ces hauts lieux, tous ces autels et toutes ces idoles qui y sont honorées ; tu ne laisseras pas subsister la moindre trace de ce culte impie, selon que le Seigneur ton Dieu te l'a ordonné, et tu viendras dans le lieu que le Seigneur t'aura indiqué pour lui immoler tes victimes. (…) Tu éviteras donc, avec grand soin, d'aller sacrifier au Seigneur dans d'autres lieux de ton être, que dans ce Saint des Saints qui est le seul asile sacré qu'il ait pu se réserver dans les du temple de l'homme. (…) Tu éviteras, avec grand soin, de dresser un autel à toute la région des astres, ‘‘si tu ne veux pas qu'un jour à venir tes os restent exposés sur la terre, à toutes les étoiles du firmament, comme le furent les os du roi Jéroboam’’. (Le Nouvel Homme, § 27).
L'homme doit donc se persuader qu'il n'a rien à attendre des régions étrangères, il a, bien au contraire, à travailler, à creuser en lui afin d'y découvrir les précieuses lumières enfouies qui attendent depuis l'éternité d'être mises à jour et, enfin, portées à la révélation. Les trésors de l'homme ne sont pas situés dans les lointains horizons inaccessibles, ils sont à ses pieds, ou plus exactement en son cœur ; ils demeurent patiemment dissimulés, ils rayonnent sourdement, effacés et oubliés, sous le bruit permanent de l'agitation frénétique qui porte, dans une invraisemblable et stérile course, les énergies vers les réalités non essentielles et périphériques. Saint-Martin insistera sur ce point avec force :
- « Par ses imprudences, l'homme est plongé perpétuellement dans des abîmes de confusion, qui deviennent d'autant plus funestes et plus obscurs, qu'ils engendrent sans cesse de nouvelles régions opposées les unes aux autres et qui font que l'homme se trouvant placé comme au milieu d'une effroyable multitude de puissances qui le tirent et l'entraînent dans tous les sens, ce serait vraiment un prodige qu'il lui restât dans son cœur un souffle de vie et dans son esprit une étincelle de lumière. (...) l'œuvre véritable de l'homme se passe loin de tous ces mouvements extérieurs. » (Ecce Homo, § 4).
L'œuvre véritable se passe effectivement loin de l'extérieur car c'est dans l'interne, derrière le second voile du Temple que se déroulent les rites sacrés, qu'ont lieu l'authentique culte spirituel et la liturgie divine célébrés par l'exercice constant de la prière et de l'adoration.
« Saint-Martin prétend
que le seul criterium de toute manifestation
réside dans une conscience éclairée par la prière.
C’est ce qu’il appelle la voie interne ou intérieure… »
(F. von Baader, Les enseignements secrets de M. de Pasqually)
Franz von Baader (1765-1841), lecteur attentif et admiratif du Philosophe Inconnu, confirma que nul plus que Saint-Martin n’avait insisté sur la nécessaire prudence, pour ne pas dire réserve, qu’il convenait d’observer à l’égard des phénomènes sensibles si l’on veut approcher réellement de l’authentique spiritualité, et mentionna l’attitude vigoureusement critique du Philosophe Inconnu vis-à-vis des élus coëns qui se livraient encore à ce type d’expériences, alors que le seul remède pour l’homme de désir est une conscience éclairée par la prière : « Il est croyons-nous difficile d’aller plus loin que Saint-Martin dans la suspicion des phénomènes sensibles. Que prétend-il donc ? Il prétend que le seul criterium de toute manifestation réside dans une conscience éclairée par la prière. C’est ce qu’il appelle la voie interne ou intérieure ; voie en faveur de laquelle il combattra plus ou moins ouvertement, dès 1777, le cérémonial et les formules théurgiques dont faisaient encore usage les quelques Elus-Coëns du nord de la Loire, restés sous l’administration du Tribunal Souverain de Paris sous la direction spirituelle du Grand Maître R+C et Grand Souverain Caignet de Lestère, successeur de Martinès de Pasqually. » [8] C'est ce que résume également Robert Amadou (1924-2006) : « Louis-Claude de Saint-Martin, s’est aperçu très vite que la théurgie cérémonielle était un pis aller. Et il s’en est aperçu à la suite de Martinès de Pasqually lui-même (…) Autrement dit, pour Martinès de Pasqually, la théurgie cérémonielle est indispensable parce que nous avons besoin d’intermédiaires, nous avons besoin de médiateurs, nous avons besoin d’assistance. Pour Louis-Claude de Saint Martin, un seul médiateur, un seul intermédiaire, un seul auxiliaire est nécessaire, c’est Notre Seigneur Jésus-Christ. » [9]
Conclusion
Saint-Martin, dans sa réflexion, qui se traduisit par des écrits et des actes parfois relativement radicaux, est parti d’un constat qui paraît simple à vue immédiate, mais qui pourtant peine à s’imposer dans l’âme : depuis le Golgotha et la fin du culte mosaïque les prescriptions antérieures de la loi sont abolies et un autre principe s’est imposé, créant de ce fait une situation absolument nouvelle pour les hommes dans leur relation à la Divinité leur donnant, avec une liberté souveraine, d’accéder directement au Sanctuaire.
Il sera sans doute utile de préciser avant que de conclure, que le rejet par Saint-Martin des opérations externes des élus coëns, qu'il connaissait parfaitement pour les avoir très largement expérimentées dans sa jeunesse avec son premier maître à Bordeaux, s’explique ainsi par trois raisons principales :
- 1°) L’inutilité des pratiques externes afin de réaliser l'expiation et la sanctification, alors que c’est le cœur, le véritable sanctuaire de l’homme, qui doit être purifié, ce en quoi consiste l’initiation authentique puisque c’est dans ce lieu où se célèbre à présent le culte d’adoration à l’Eternel, écrivant : « Malheur à celui qui ne fonde pas son édifice spirituel sur la base solide de son cœur en perpétuelle purification et immolation par le feu sacré. » (Portrait, 427).
- 2°) Les risques considérables encourus par le théurge, lorsque, évoquant certaines puissances angéliques ou les esprits intermédiaires, il le fait sans avoir veillé à la rigoureuse pureté de son cœur, animant et appelant, certes involontairement mais cependant objectivement, des forces redoutables, des éléments obscurs et des puissances ténébreuses incontrôlables, qu'il n’est absolument pas en mesure de maîtriser et qu'il voit souvent se retourner contre lui-même en toute impuissance, avec les prévisibles conséquences négatives et les graves dommages que l'on peut supposer du point de vue spirituel.
- 3°) Enfin, et c’est sans doute le plus important, Saint-Martin eut une conscience vive de ce que constituait l’œuvre salvatrice et salvifique de Jésus-Christ sur la Croix qui, de façon irréversible, représente désormais un changement complet de l’économie réparatrice et des conditions par lesquelles l’homme doit s’approcher de la Divinité afin d'obtenir sa réconciliation. En effet aujourd’hui le voile du Temple n’est plus et chacun a libre accès, par la foi, au Sanctuaire du Ciel : « Le voile de ton temple se déchirera en deux depuis le haut jusqu'en bas, parce que ce voile est l'image de l'iniquité qui sépare ton âme de la lumière où tu as pris ton origine ; et comme en se divisant en deux parts il laisse à tes yeux un accès libre à cette lumière qui t'était inaccessible auparavant, c'est assez clairement t'indiquer que c'était la réunion de ces deux parts qui avait formé ta prison, et qui te retenait dans les ténèbres ; nouvelle image de cette iniquité que le Réparateur n'a pas craint de traverser en paraissant sur le Calvaire au milieu de deux voleurs, afin de te donner la force et les moyens de briser en toi à ton tour cette iniquité. » (Le Nouvel Homme, § 67).
Saint-Martin témoigne donc d’une conviction unique et centrale à travers toute son œuvre et sa vie, à savoir que ce qui s’est accompli à Jérusalem sur le mont du crâne, est un acte qui a transformé définitivement le rapport à Dieu et le processus de retour en grâce, et il est dès lors profondément impie, pour ne pas dire objectivement sacrilège, de réédifier de nouveau des barrières ou de reconstituer artificiellement le voile déchiré du Temple, même sous une forme symbolique au sein de systèmes initiatiques qui séparent et éloignent les créatures - pourtant délivrées de la loi, réconciliées par la foi et régénérées par le baptême dans le sang de l’agneau - du Saint des Saints où elles ont librement accès par le don de la grâce du Divin Réparateur, le Messie YHSWH.
« Que toutes les voix célèbrent le Réparateur universel,
l'agneau sans tache intérieure, et extérieure,
celui dont la nature est vivante de la vie même,
celui qui a ouvert pour nous les canaux des deux Alliances,
par lesquelles seules nous pouvons recouvrer l'explication de notre être. »
(Le Nouvel homme, § 51.)
Notes.
1. Personnage déroutant qui semble avoir hérité, sans doute par transmission familiale mais sans pouvoir être certain, d'un enseignement judéo-chrétien dont nul, jusqu'à présent, de par une absence quasi totale de documents, n'a pu véritablement déterminer la nature, Martinès par son action, au XVIIIe siècle, bouleversera de nombreux maçons fréquentant les loges et les cercles versés dans les sciences cachées, érigeant une structure initiatique qui le rendra, aux yeux de l'histoire, immensément célèbre, structure connue sous le nom d'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l'Univers, qu’il avait baptisé, initialement, Ordre des Elus Coëns de Josué. S'il mit, pendant plusieurs années, une réelle énergie à ouvrir de nombreux Temples en France (Montpellier, Toulouse, Foix, Bordeaux, Versailles, Paris, Lyon, etc.), où seront pratiqués et étudiés les complexes rituels coëns, on retiendra surtout l'importance des éléments théoriques exposés par Martinès de Pasqually qui vont d’ailleurs jouer un rôle significatif dans le domaine de la maçonnerie willermozienne.
2. Proclus, Commentaire sur les Oracles chaldaïques, in Oracles chaldaïques, trad. É. des Places, Les Belles Lettres, 1996. Voir également : H. Lewy, Chaldæan Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic, and Platonism in the Later Roman Empire, Études Augustiniennes et Turnhout, 1978, & C. Van Liefferinge, La théurgie. Des Oracles chaldaïques à Proclus, Philologie classique, ULB, Bruxelles, 1997.
3. Cf. G. Le Pape, Les écritures magiques, Aux sources du Registre des 2400 noms d’anges et d’archanges de Martines de Pasqually, Arché/ EDIDIT, 2006. Le manuscrit du Registre des 2400 noms qui se trouve dans le fonds Prunelle de Lière (BM de Grenoble T4188) - il provient de la plume de Saint-Martin qui avertissait Willermoz en 1771 lui avoir expédié de Bordeaux la « Table alphabétique des 2400 noms » -, est un classement par ordre alphabétique en 22 lettres (hormis les lettres J, W, X et Y), lettres auxquelles sont adjoints cent noms angéliques, soit 2200 noms complétés par 270 noms supplémentaires. La liste est constituée en tableaux faisant figurer en face des noms angéliques des caractères et des hiéroglyphes, montrant la conformité de Martinès avec les méthodes magiques et théurgiques traditionnelles qui distinguaient entre hiéroglyphes et caractères tout en établissant pour chacun des correspondances planétaires, bien que le théurge bordelais n’hésite pas à faire parfois preuve d’imagination en élaborant des interprétations inédites qui lui sont personnelles.
4. Cette obligatoire appartenance à l’Eglise catholique apostolique et romaine n’était pas un point subsidiaire pour les élus coëns, même si les diverses chapelles issues des deux résurgences « néo-coëns » contemporaines provenant de Jean Bricaud (1881-1934) et de Georges Bogé de Lagrèze (1882-1946), curieusement, n’y ont attaché aucune importance, alors qu’il s’agissait d’un point disciplinaire qui conditionnait l’appartenance même à l’Ordre du temps de Martinès. Cette profession de catholicité devait se traduire, concrètement, par la proclamation sous serment de l’adhésion de chaque émule à Rome. En effet, pour être admis dans l’Ordre, le postulant, après acceptation de sa candidature, était l’objet d’un rigoureux examen sur sa religion comme le stipulent les Statuts Généraux : « Avant l’examen, on lira au candidat les quatre premiers articles du premier chapitre de ces Statuts ; on le préviendra qu’on va l’examiner sur tout ce qui y est contenu, qu’on va exiger de lui le serment de répondre la vérité sur tous ces articles et de les observer, de même que d’être fidèle à son roi [et] à la religion chrétienne ; que s’il ne se trouve pas en état de répondre la vérité sur tout cela, il peut se retirer, que jamais il ne sera question de ce qui se passe entre lui et nous, et dans le même instant l’examinateur fera jurer tous les frères assistants de garder le secret. Si le candidat persiste, on lui fera quitter son épée, il mettra genou droit en terre, la main droite sur la Bible ; tous les frères lui présentant la pointe de l’épée. Dans cet état, il jurera sur tous les articles en détail. Après quoi, il sera averti du jour de sa réception. » (Statuts Généraux, Article IV « Des voix et enquêtes de réception et d’agrégation », 1767). Sachant par ailleurs que lors de la cérémonie de réception au premier grade d’Apprenti le récipiendaire devait prononcer de nouveau sous serment : « Je, N... promets d'être fidèle à ma sainte religion Catholique, apostolique et romaine, de même qu'à mon roi et à ma patrie, contre lesquels je ne prendrai jamais les armes. Je promets d'être fidèle à mes Frères, de les secourir de mon bras, de ma bourse et de mes conseils, autant qu'il me sera possible. Je m'engage envers eux, comme ils se sont engagés envers moi.» (Cf. Réception au grade d’Apprenti symbolique, Obligation – deuxième tiers). Enfin, pour que ce critère religieux ne puisse s’oublier, lors de l’une des cérémonies dites des « quatre Banquets d'obligation annuelle de l'Ordre des Coëns » (Trinité, St. Jean-Baptiste, St. Jean l’Evangéliste, Pâques), une fois l’an à l’occasion de la fête de la Trinité : « Tous les frères de chaque établissement assisteront à une messe qui sera commencée à neuf heures et demie pour être finie à dix heures et demie ; et reviendront tous au parvis du temple », après quoi on y procédait au rituel de « Renouvellement des engagements », dans lequel chacun devait déclarer : « Je, (N. N. de famille et de baptême) promets au G. A. de l'Univers d'être inviolablement attaché à sa sainte loi, à ses préceptes, à ses commandements, à ma religion, à mon Roi, à ma patrie et à mes frères. » (Cf. Manuscrit d’Alger, BNF Paris, FM 41282). Robert Amadou était donc tout à fait autorisé à pouvoir affirmer : « Le culte primitif (…) n'empêche pas l'adhésion à l'Eglise catholique romaine, et non seulement, le culte primitif n'empêche pas mais encore il requiert cette adhésion. Martines de Pasqually exigeait non seulement que ses adeptes, ses disciples, fussent baptisés, mais encore qu'ils appartinssent à l'Eglise catholique romaine. Lorsqu'il y avait des candidats protestants, on les faisait abjurer ou l'on abjurait en leur nom. » (Entretien avec Robert Amadou, ance Culture, le 4 mars 2000).
5. Jérôme Rousse-Lacordaire, o.p., dans une étude très intéressante, a mis à jour l’origine des prières que les élus coëns utilisaient quotidiennement, indiquant comme sources l’Horologium auxiliaris tutelaris Angeli, et L’Ange conducteur de Jacques Coret, ouvrages populaires de piété angélique, montrant également des emprunts directs au Petit Livre du chrétien dans la pratique du service de Dieu et de l’Église de Jérémie Drexel (1698). (Cf. La journée chrétienne des Élus coëns, Renaissance Traditionnelle, n° 142– Avril 2005)
6. Le « De circulo et ejus compositione » par exemple, qui est à la base du système invocatoire des élus coëns, est un extrait de l'Heptameron de Pierre d’Abano, le maître en science théurgique et magique d’Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim, ouvrage dans lequel est exposée la manière de tracer les cercles et de conduire les opérations. Accusé à de nombreuses reprises par le Tribunal de l’inquisition (1304-1315) de pratiquer la magie cérémonielle et nécromantique fondée sur l'invocation des anges, l’utilisation d’images, d’amulettes et talismans, on mesure l’influence de Pierre d’Abano sur Martinès qui fit lui-même un usage constant des phylactères, talismans, cercles, exorcismes, bénédictions, conjurations, etc., dont il préconisait l’usage à ses émules, ayant même établi un tracé talismanique pour chaque jour de la semaine, ceci en parfaite conformité avec le manuscrit magique d’Abano.
7. Robert Amadou écrit justement, même si les sources de théurgie kabbalistique nous semblent en réalité directement plonger leurs racines dans la Merkabah et l’immense corpus littéraire qui fut désigné sous le nom de Maassé Merkavah (l'Œuvre du Char), ceci en parallèle de la théorisation de la théurgie néoplatonicienne de Jamblique dont toutes les écoles médiévales de la kabbale hériteront secrètement par la suite : « La théurgie rapproche Martinès de la kabbale et surtout des écoles kabbalistiques d'Espagne. Parmi les nombreux textes dans lesquels la théurgie ou la magie occupent une place importante : le Séfer ha-Bahir, le Séfer de l'ange Raziel, le Séfer ha-Razim, le Séfer ha-Meshir, la Clavicula Salomonis, ou Séfer Mafté'ah Chelomo, simples exemples. Tous ne sont pas d'origine juive, certains combinent des éléments chrétiens et arabes, de l'hellénisme en arrière-plan souvent. » (R. Amadou, Introduction au Traité sur la Réintégration des êtres, Collection Martiniste, Diffusion Rosicrucienne, 1995, pp. 22-25).
8. F. Baader (von), Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually, précédés d’une notice sur le Martinézisme et le Martinisme, Télètes, 1989, pp. LXV-LXVI.
9. R. Amadou, Louis-Claude de Saint Martin, le Philosophe Inconnu, France Culture le 31/7/1986.
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jeudi, 15 décembre 2011
Louis-Claude de Saint-Martin et Jacob Boehme
« Un auteur allemand, dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages,
savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes",
peut suppléer amplement à ce qui manque dans les miens. »
(Saint-Martin, Le Ministère de l'homme-esprit.)
Imaginer que l’influence de Jacob Boehme sur Saint-Martin fut superficielle, peu importante, anecdotique, voire non essentielle pour l’élaboration de sa pensée et dans son évolution ultérieure, est une considérable et profonde erreur, hélas ! assez répandue et relativement partagée dans divers milieux. C’est oublier que les principaux textes du Philosophe Inconnu furent imaginés, composés et rédigés à la suite de la découverte de la pensée du génial visionnaire de Görlitz.
En effet, en 1788, Saint-Martin qui pour l’heure n’avait encore que peu publié et dont les principaux ouvrages restaient à écrire [1], arrivait à Montbéliard au printemps, et, en juin, s’installait à Strasbourg, se liant avec le neveu de Swedenborg, ainsi qu'avec Rodolphe Saltzmann et, surtout, Charlotte de Boecklin qui lui fit découvrir l'importance spirituelle de Jacob Boehme.
I. Le rôle de Rodolphe de Saltzmann auprès de Saint-Martin
Rodolphe Saltzmann, qui avait fait de solides études de droit et d'histoire à Goettingue, avait noué, de par ses fonctions de direction à la « Librairie académique », des relations avec les milieux instruits dans les matières ésotériques et philosophiques en Allemagne, en Suisse et en France. Se plongeant dans les arcanes de la théosophie, il y avait découvert d'extraordinaires lumières qui faisaient sa joie et sa passion. Entièrement versé dans la lecture des écrits de John Pordage (1608-1681), de Jane Leade, de William Law et de Swedenborg, c'est toutefois Jacob Boehme qui était devenu peu à peu l'objet de son principal enthousiasme. D'une rigueur toute germanique, rejetant les pratiques théurgiques par souci d'un rapport purifié avec le divin, Saltzmann fuyait le monde et vivait enfermé dans son cabinet de travail, entouré de ses opuscules, développant une sorte de mysticisme intérieur fondé sur l'oraison de quiétude et le repos en Dieu, qu’il avait puisé dans la spiritualité de Fénelon (1651-1715) et de madame Guyon (1648-1717), dont il vénérait la mémoire et s'inspirait pieusement.
Rejetant les pratiques théurgiques
par souci d'un rapport purifié avec le divin,
Saltzmann vivait enfermé dans son cabinet de travail
plongé dans la lecture des œuvres de Boehme
Saint-Martin et Saltzmann, très proches spirituellement, ne pouvaient que s'entendre et s'apprécier. C'est ce qui arriva, et c'est de par les liens qui constituèrent cette amitié, que Saltzmann fit partager à Saint-Martin son amour et sa dévotion pour la pensée de Jacob Boehme.
On a de la peine à exprimer vraiment l'intense bonheur et l'exaltation que ressentit Saint-Martin lorsqu'il découvrit, de manière profonde et sérieuse, les lumières de Jacob Boehme. Son esprit fut traversé, à la lecture des textes de cet auteur, par une sorte de flamme inexplicable, faisant vivre d'une façon incroyable, en lui, chaque mot, chaque phrase, du penseur allemand. Il fut tellement retourné et saisi par cette « révélation » inattendue, qu'il se plongea, avec une frénésie encore jamais ressentie, dans la lecture des œuvres de Boehme, qu’il aborda avec une volonté de contact direct et authentique de leur sens original, puisqu’il se fit un devoir d'apprendre l'allemand afin d’y accéder pleinement.
Si Rodolphe Saltzmann fut celui qui révéla à Saint-Martin l'insoupçonnable dimension métaphysique de Jacob Boehme, c'est cependant une femme, Charlotte de Boecklin, qui lui permit d'entrer dans une communion spirituelle fondée sur l'amour du maître. Entre eux naquit d’ailleurs une précieuse relation, où était constamment présente la pensée et les idées de Boehme. Pendant toute la durée de son séjour à Strasbourg, Saint-Martin ne passera quasiment pas une journée sans s'entretenir avec sa « chère B. » à propos des thèses théosophiques enseignées par leur maître. Car c'est bien un maître, plusieurs années après son initiation avec Martinès de Pasqually, qu'il venait de découvrir et de reconnaître dans la personne, ou plus exactement dans les écrits, de Jacob Boehme.
II. Jacob Boehme : premier maître de Saint-Martin "selon l’esprit"
Saint-Martin regardera Boehme comme son second maître du point de vue de la chronologie des rencontres, mais le premier, incontestablement, "selon l'esprit", tant il se sentira intimement proche du visionnaire de Görlitz, et s'attachera à son œuvre pour plusieurs raisons, mais dont l'une, déterminante, réside certainement dans le fait que nul n'avait jamais exprimé, dans l'histoire de la spiritualité, avec une telle saisissante profondeur les intimes mystères de l'éternité de Dieu, et ne s’était penché si pertinemment sur l'énigme irrésolue de la naissance et de l’engendrement du monde manifesté.
Boehme est en effet le maître incontesté de la vie suressentielle, il aborde avec une souveraine aisance la difficile notion du « sans-fond » (ungrund), l'Essence de toutes les essences, le Néant divin, avec une intensité et une force qui ne se rencontrent chez aucun autre auteur. Le « Rien », ainsi que le « Feu », occupent, dans la théosophie de Boehme, une dimension vertigineuse, abyssale, et c'est rien moins qu'à s'immerger au sein d'une sorte d'incroyable et audacieux accomplissement métaphysique qu'est invité son lecteur. Les propositions de Jacob Boehme, concernant Dieu, ne manquent pas de posséder une redoutable radicalité : « Je dis qu'il est l'Un et, en même temps, le Néant Eternel ; il n'a ni cause, ni commencement, ni lieu, et il ne possède rien en dehors de lui-même ; il est la volonté de ce qui est sans détermination, il n'est qu'Un en lui-même ; il n'a besoin ni d'espace ni de place ; il s'engendre en lui-même d'éternité en éternité ; il n'a rien qui lui ressemble, et n'a aucun endroit particulier où il réside : l'éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure ; il est la volonté de la sagesse et la sagesse est sa révélation. » (Mysterium magnum, I, 2.) Cependant ce « Néant Eternel », Ce « Rien », explique Jacob Boehme, pour se connaître et se faire connaître, est amené à se manifester, car la libre intuition qu'il a de lui-même porte un nom : Amour.
Boehme est le maître incontesté de la vie suressentielle :
« Je dis qu'il est l'Un et, en même temps, le Néant Eternel ;
il n'a ni cause, ni commencement, ni lieu,
et il ne possède rien en dehors de lui-même ;
il est la volonté de ce qui est sans détermination,
il n'est qu'Un en lui-même.. »
(Mysterium magnum, I, 2.)
Ceci conduit le génial cordonnier à dire de Dieu que, de par la manifestation de son amour, travaillé par un « désir » qui préside au premier « Verbum fiat », il est : « le bien et le mal, le ciel et l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le commencement et la fin. » (Ibid., VIII, 24.) La révélation, du « Néant », constitue donc le véritable principe de la manifestation universelle, car, « le désir du Verbe éternel qui est Dieu, est le début de la nature éternelle et le saisissement du Néant en Quelque chose... » (Ibid., VI, 14.) De ce fait, le grand mystère de la Création, réside bien dans ce processus qui a conduit Dieu, ou « l'intérieur », a se manifester, à s'extérioriser, « avec son Verbe éternellement parlant qui n'est autre que lui-même ».
A cet égard, « l'extérieur est un symbole de l'intérieur », c'est-à-dire que notre monde déchu, originellement spirituel, dégradé en une « ténébreuse concrétion » depuis la chute de Lucifer, est, tout à la fois, le Verbe et son oubli, la Lumière et sa radicale négation.
Il y a donc une « compénétration » entre le monde saint et le monde extérieur ou manifesté ; ceci explique que le monde spirituel ne se trouve pas ailleurs, dans le ciel : « Il ne faut pas penser au sujet des saints anges qu'ils se trouvent tous au-delà des étoiles, hors de ce monde, mais également dans le lieu de ce monde, bien qu'il n'existe pas de lieu dans l'éternité, explique Boehme, le lieu de ce monde et le lieu en dehors de ce monde sont pour eux une seule et même chose. » (Ibid., VIII, 16.) On comprend beaucoup mieux, ainsi, pourquoi Boehme, de manière stupéfiante, put affirmer : « Le ciel est en enfer, et l'enfer dans le ciel, et cependant aucun des deux n'apparaît à l'autre. » En réalité le cœur de la théosophie boehmienne se situe sans doute dans cette vérité surprenante du point de vue métaphysique : « pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... » (Ibid., II, 10.)
II. Saint-Martin et le secret de Boehme
On imagine sans peine ce qui put séduire à ce point Saint-Martin dans la doctrine de Jacob Boehme. Le lien étroit unissant Dieu et l'homme ayant fait l'objet d'un tel développement, et apparaissant d'une telle cruciale portée chez le théosophe allemand, que le Philosophe Inconnu crut y reconnaître, y lire même sous des mots différents et des formules originales et saisissantes, ses propres intuitions personnelles.
Bientôt la pensée de l'un devint la pensée de l'autre ; Saint-Martin se nourrissait avec une extraordinaire passion des écrits de Boehme, il s'y plongeait avec une joie et un enthousiasme indescriptibles. Se laissant porter sur les ailes de l'esprit, il ressentait dans son cœur, à la lecture des traités du penseur allemand, le souffle divin dont il avait déjà signalé, en parlant d'expérience, les marques de la bienfaisante action : « Le Seigneur pénétrera dans ta pensée ; il répandra dans ton cœur une chaleur vive, semblable à celle que tu goûtais dans ton enfance. » (L'Homme de désir, 240) Saint-Martin réalisait que Jacob Boehme était parvenu à décrire parfaitement ce qui lui était toujours apparu comme évident, c'est-à-dire qu'il ne peut y avoir de connaissance authentique de Dieu que dans l'invisible union, que de par l'intime « co-naturalité » de substance à substance entre l'âme et la Divinité, union accessible uniquement à la pure perception du cœur.
Boehme s'accordait à merveille avec l’attrait de Saint-Martin
pour un christianisme intérieur, dépouillé,
ne nécessitant aucune forme structurelle organisée.
Plus encore, il trouvait, sous la plume inspirée du théosophe allemand, d'étonnantes convergences avec les thèses de son premier maître, Martinès de Pasqually. Le rôle central de la Chute, la première propriété d'Adam créé parfait à l'image et à la ressemblance de Dieu, qui, malheureusement, à son tour trahissant sa mission est projeté dans la dégradante prison matérielle, le devoir fait aux hommes actuels, avec l'aide du Rédempteur, de travailler à la restauration de leur nature originelle de manière, en s'extrayant du monde ténébreux, informe et vide, à participer à la divine et suressentielle Lumière, il était évident, comme il le constatait, qu'il existait de nombreuses similitudes entre les deux doctrines : « J'ai remarqué hier, avec grand plaisir, note-t-il le 11 juillet 1796 dans une lettre à Kirchberger, qu'il (Boehme) appuyait le point de doctrine admis dans ma première école, sur la possibilité de la résipiscence du démon lors de la formation du monde et de l'émanation du premier homme. » Dans cette lettre, il relevait la proximité doctrinale de ses deux maîtres : « Notre première école (celle de Bordeaux) a des choses précieuses. Je suis même tenté de croire que M. Pasqualis (sic), dont vous me parlez, et qui, puisqu'il faut vous le dire, était notre maître, avait la clef active de tout ce que notre cher Boehme expose dans ses théories, mais qu'il ne nous croyait pas en état de porter encore ces hautes vérités. » La conclusion, de cette étonnante complémentarité, semblait donc s'imposer naturellement à Saint-Martin : « Il résulte de tout ceci que c'est un excellent mariage à faire que celui de notre première école et notre ami Boehme. C'est à quoi je travaille, et je vous avoue franchement que je trouve les deux époux si bien partagés l'un et l'autre, que je ne sais rien de plus accompli. Ainsi prenons-en tout ce que nous pourrons ; je vous aiderai de tout mon pouvoir. » Et en effet ce « mariage » fut, sans aucun doute, l'œuvre par excellence du théosophe d'Amboise, puisqu’il y consacrera tous ses efforts et son énergie spirituelle.
Toutefois, malgré cette convergence doctrinale sur de nombreux points et cette volonté d'unir ses deux maîtres, dans une lettre du 29 messidor an III, soit en juillet 1795, lettre toujours destinée à Kirchberger, Saint-Martin, avait prit soin de rappeler que seule l'intimité avec les écrits de Jacob Boehme lui apportait : « la nature de la substance même de toutes les opérations divines, spirituelles, naturelles, temporelles ; de tous les testaments de l'esprit de Dieu, de toutes les Eglises spirituelles, anciennes et modernes ; de l'histoire de l'homme dans tous les degrés primitifs, actuels et futurs ; du puissant ennemi qui, par l'astral, s'est rendu roi du monde. »
Saint-Martin regardait la « voie » de Boehme
comme supérieure à celle
qui lui fut enseignée par Martinès de Pasqually.
De ce fait, ce qui séduisit visiblement au plus haut point le Philosophe Inconnu chez Boehme, alors qu'il repprochait sévèrement aux coëns "de n'être initiés que selon les formes" en cherchant des signes visibles de l'invisible lors des "rituels", c'est que la pensée du génial visionnaire s'accordait à merveille avec son attrait personnel pour un christianisme intérieur, extrêmement dépouillé, ne nécessitant aucune forme structurelle organisée, et dont l'objet était d'éclairer le coeur de l'homme, seul tabernacle vivant dans lequel se manifeste la "Chose", c'est-à-dire la "Sainte Présence de Jésus-Christ".
Il était donc ravi de découvrir une « voie », semblable à celle qu'il prônait, où se signale l'absence de tout rituel n'obligeant donc aucunement à mettre en œuvre des cérémonies inutiles et des « opérations » complexes ; enfin, et peut-être surtout, où un contact immédiat avec le divin était possible dans le secret du cœur, dans le plus grand et scrupuleux respect de la pure invisibilité qui doit présider aux choses spirituelles.
En cela il n’hésitera donc pas, logiquement, à considérer cette « voie » comme bien supérieure à celle qui lui avait été enseignée par Martinès de Pasqually, la déclarant plus sage et plus profonde : « Mon premier maître par son régime exposait ses disciples à des chances très importantes, car en ouvrant toutes les portes comme il faisait, il pouvait arriver que le vrai maître entrât à force du mouvement que nous donnions (...) Oh combien la voie de mon chérissime B. est plus sage et plus profonde ; j'y arrive tard sans doute, mais monstre que je suis, qu'ai-je fait même pour mériter d'en entendre parler ? » (Portrait, 508.)
III. Intense travail de Saint-Martin
Dès lors, entouré des ouvrages de Boehme, recevant l'aide précieuse de Saltzmann et de sa « chérissime B. », il s'engagera dans un travail de traduction particulièrement ardu, et singulièrement délicat. Les livres du philosophe teutonique étant déjà très complexes à lire en allemand, on évalue la difficulté de la tâche à laquelle se consacrera Saint-Martin, allant jusqu'à interrompre, pour un temps, son œuvre propre d’écriture. Habité d'une rare énergie, il parviendra, bien évidemment au prix de considérables efforts, à transcrire en français, dans une langue magnifique mais non en trahissant la pensée du visionnaire de Görlitz, les principaux traités de Boehme, donnant enfin aux hommes de désirs, la possibilité d'un accès fidèle et direct aux lumières de la théosophie boehmienne.
Et cette fidélité, Saint-Martin en fit un principe : « Mon lecteur ne se plaindra pas (…) après le travail considérable auquel je me suis dévoué, pour lui transmettre un genre d'ouvrage dont il n'avait probablement aucune connaissance. » Voici ce qu’il tint à souligner, à propos de sa traduction de Boehme, dans son « avertissement du traducteur », lors de la publication en français de l’Aurore naissante : « Je me suis attaché à faire une traduction exacte et fidèle, plutôt qu'une traduction élégante ; non-seulement je me suis fait un devoir de respecter le sens de mon auteur, mais je ne me suis écarté que le moins possible de la forme simple et peu recherchée avec laquelle il expose ses idées. Sans doute il eût été possible de lui prêter des couleurs plus relevée ; mais c'eût été changer sa physionomie ; et il ne fallait point laisser oublier à mes lecteurs que cette Aurore est l'ouvrage d'un homme de la plus basse classe du peuple, et qui a été sans maître et sans lettres ; autrement je ne leur aurais présenté qu'un ouvrage composé sur un autre ouvrage ; or, chacun sera toujours à même de faire cette entreprise selon ses moyen et sa manière de voir. Mes lecteurs conviendront que ma tache de simple traducteur avait déjà par elle-même assez de difficultés, quand ils apprendront que les savants les plus versés dans la langue allemande ont de la peine à comprendre le langage de Bêhme, soit par son style antique, rude et peu soigné, soit par la profondeur des objets qu'il traite, et qui sont si étrangers pour le commun des hommes ; quand ils sauront, surtout, que dans ces sortes de matières, la langue allemande a nombre de mots qui renferment chacun une infinité de sens différents ; que mon auteur a employé continuellement ces mots indécis, et qu'il m'a fallu en saisir et varier la détermination précise selon les diverses occurrences ; enfin, quand ils sauront que, dans sa propre langue, mon auteur lui- même s'est trouvé quelquefois dans une telle disette d'expressions, que ses amis et ses rédacteurs lui ont fourni des mots, soit absolument inventés, soit latins, pour suppléer à cette disette. J'ai cru pouvoir conserver quelques-uns de ces mots, en essayant d'en développer, surtout dans les commencements, la véritable signification. » (Cf. L’Aurore naissante, Imprimerie de Laran, 1800). [2].
Saint-Martin, occupé exclusivement à la pensée de Boehme,
considérait qu'il est indispensable
pour se consacrer au « grand objet de l'œuvre de l'homme »,
d'être dans la « paix de la régénération ».
On ne redira donc jamais assez l'immense mérite de Saint-Martin dans la réalisation de ce travail, et l'on ne mesure pas, sans doute à sa juste valeur, la grande reconnaissance que lui doivent des générations de vrais cherchants qui, par son intermédiaire, purent recevoir les brillants éclats de vérité contenus dans les textes du cordonnier de Göltitz.
En l'espace de quelques années, ce n'est pas moins de sept livres qui seront entièrement traduits, dont deux publiés du vivant de Saint-Martin, et cinq autres à titre posthume [3]. Entièrement absorbé par son labeur, vivant un temps très fécond du point de vue spirituel, Saint-Martin goûte un vrai bonheur qu'il ne se prive pas d'exprimer. Il constatera, s'occupant exclusivement de la pensée de Boehme, qu'il est indispensable pour se consacrer avec fruit au « grand objet de l'œuvre de l'homme », d'être dans la « paix de la régénération », il en concluait : « Malheur à celui qui ne fonde pas son édifice spirituel sur la base solide de son cœur en perpétuelle purification et immolation par le feu sacré ; ce n'est que cet or-là qui peut être employé par le grand Betzaléel. C'est à mon incomparable Boehme que je dois d'avoir fait cette réflexion sur moi-même. » (Portrait, 427.)
Conclusion
Saint-Martin insistera auprès de tous ses intimes sur l'exigence de lenteur que nécessite la « voie » spirituelle, et, surtout, sur la nature « expérimentale » des objets évoqués.
Saint-Martin, depuis son séjour de Strasbourg, ne dissimulait plus du tout son enthousiasme à l'égard du génial cordonnier de Görlitz, et considérait ouvertement sa doctrine comme un sommet inégalé de connaissance spirituelle et métaphysique. Il déclarera même sans détour dans un livre : « Un auteur allemand, dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages, savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes", peut suppléer amplement à ce qui manque dans les miens. » (Le Ministère de l'homme-esprit.) On comprend sans doute beaucoup mieux pourquoi, dans une lettre à Kirchberger, Saint-Martin déclarait sans hésitation aucune : « C’est avec franchise, Monsieur, que je reconnais n’être pas digne de dénouer les cordons des souliers de cet homme étonnant, que je regarde comme la plus grande lumière qui ait paru sur la terre après Celui qui est la ‘‘Lumière’’ même. » (Lettre, 8 juin 1792.)
« J'ai senti en la relisant de suite, et tout à mon aise,
que cet ouvrage serait béni de Dieu et des hommes,
excepté du tourbillon des papillons de ce monde qui n'y verront rien... »
(Portrait, 1013.)
Non sans un considérable effort, Saint-Martin parvint à mettre à la disposition du public français, au dernier trimestre 1800, sa traduction de L'Aurore naissante, ce qui lui inspirera cette réflexion : « Dans le mois de brumaire an IX, j'ai publié ma traduction de l'Aurore naissante, de Jacob Bêhme (sic). J'ai senti en la relisant de suite, et tout à mon aise, que cet ouvrage serait béni de Dieu et des hommes, excepté du tourbillon des papillons de ce monde qui n'y verront rien... » (Portrait, 1013.)
Les « papillons de ce monde », en France, n’y virent en effet, comme à leur funeste habitude, pas grand-chose, trop préoccupés de leurs illusoires certitudes. Mais c'est en Allemagne, par un juste retour des choses, sous la féconde et précieuse influence de Saint-Martin dont les écrits furent diffusés par Mathias Claudius (1740-1815) (traducteur Des erreurs et de la vérité en 1782), puis par Johann Friedrich Kleuker (1749-1821) et Gottlieb Heinrich von Schubert (1780-1860), que la pensée de Boehme va le plus significativement féconder les esprits et produire ses principaux effets qui furent à l'origine du magnifique courant illuministe dont nous savons, aujourd’hui, les fruits nombreux et bienfaisants qu’il produisit pour les âmes de désir en quête de la Lumière.
Jean-Marc Vivenza
Notes.
1. Voici les ouvrages de Saint-Martin publiés avant 1788 :
Des Erreurs et de la vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, 1775.
Ode sur l’origine et la destination de l’homme, 1781
Tableau naturel des rapports qui unissent Dieu, l’homme et l’univers, 1782.
Discours sur la meilleure manière de rappeler à la raison les nations livrées aux erreurs et aux superstitions, 1785.
On comprend aisément que les plus importants étaient à venir sous sa plume, parmi lesquels :
L’Homme de désir, 1790.
Ecce Homo, 1792.
Le Nouvel homme, 1792.
Stances sur l’origine et la destination de l’homme, 1796.
Essai sur les signes et sur les idées, 1799.
Le Crocodile, 1799.
De l’Esprit des choses, 1800.
Le Cimetière d’Amboise, 1801.
Le Ministère de l’homme-esprit, 1802
2. A ce titre, pour parfaire son œuvre de traduction et d'adaptation française des écrits de Boehme, qui est son unique objet d'intérêt dans la période qui s’étend de 1788 à la fin de sa vie, Saint-Martin, ayant besoin des conseils d’un parfait germaniste, consultera souvent Kirchberger 1739-1798) à Berne. Il échangera aussi énormément avec Mme de Boecklin, et n'aura de cesse d'approfondir et préciser, dans ses nombreuses lettres, les subtilités de la théosophie boehmienne. Cette correspondance est en réalité son meilleur et plus efficace remède contre l'amertume, la tristesse et le découragement, ne se consolant absolument pas de vivre éloigné de Strasbourg, ville aimée où il reçut tant de bénéfiques lumières. Il s'en ouvrit dans une lettre du 10 juillet 1792 : « Je dois dire que cette ville de Strasbourg est une de celles à qui mon cœur tient le plus sur la terre, et que sans les sinistres circonstances qui nous désolent dans ce moment, je m'empresserais bien vite d'y retourner. »
3.
· L'Aurore naissante, Imprimerie de Laran, 1800.
· Des trois principes de l'essence divine, Imprimerie de Laran, 1802.
· De la base profonde et sublime des six points, Migneret, 1806.
· Courte explication en six points, Migneret, 1806.
· Instruction fondamentale sur le Mystère céleste et terrestre, Migneret, 1806.
· Quarante questions sur l'origine, l'essence, l'être, la nature et la propriété de l'âme, Migneret, 1807.
· De la triple vie de l'homme, Migneret, 1809.
Extrait tiré du site http://www.baglis.tv d'une table ronde intitulée
"La pensée de Louis-Claude de Saint-Martin"
réunissant Jean-Marc Vivenza, Dominque Clairembaut et Michel Cazenave :
et le Philosophe Inconnu (Louis-Claude de Saint-Martin)
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vendredi, 09 décembre 2011
Le sacerdoce selon Louis-Claude de Saint-Martin
« La première Religion de l’homme étant invariable,
il est, malgré sa chute, assujetti aux mêmes devoirs ;
mais comme il a changé de climat,
il a fallu aussi qu’il changeât de Loi
pour se diriger dans l’exercice de sa Religion.»
Louis-Claude de Saint-Martin
La question du sacerdoce est l’une des plus importantes, des plus solennelles qui soient, elle touche au culte que l’homme a à rendre à Dieu, car l’homme, en effet, est à la suite du Divin Réparateur, prêtre, prophète et roi, il a donc une fonction sacerdotale à accomplir [1].
I. Nature du culte de l’homme
Le culte qu'il incombait à l'homme de célébrer primitivement n'a pas changé du point de vue de sa perspective, même si sa forme, de par la force des choses, a été nécessairement modifiée, en effet : « La première Religion de l’homme étant invariable, il est, malgré sa chute, assujetti aux mêmes devoirs ; mais comme il a changé de climat, il a fallu aussi qu’il changeât de Loi pour se diriger dans l’exercice de sa Religion. Or, ce changement n’est autre chose que de s’être soumis à la nécessité d’employer des moyens sensibles pour un culte qui ne devait jamais les connaître. Néanmoins comme ces moyens se présentent naturellement à lui, il n’a que très peu de soins à donner pour les chercher, mais beaucoup plus, il est vrai, pour les faire valoir et s’en servir avec succès. Premièrement, il ne peut faire un pas sans rencontrer son Autel ; et cet Autel est toujours garni de Lampes qui ne s’éteignent point, et qui subsisteront aussi longtemps que l’Autel même. En second lieu, il porte toujours l’encens avec lui, en sorte qu’à tous les instants il peut se livrer aux actes de sa Religion. » (Des erreurs et de la vérité.)
« L’homme ne peut faire un pas sans rencontrer son Autel ;
et cet Autel est toujours garni de Lampes qui ne s’éteignent point,
et qui subsisteront aussi longtemps que l’Autel même.
En second lieu, il porte toujours l’encens avec lui,
en sorte qu’à tous les instants il peut se livrer aux actes de sa Religion. »
Indéniablement, il n'y a pas de chemin plus important, d'autre voie, d'autre initiation supérieure à celle que de célébrer sur notre « Autel », dans l'invisibilité et le silence du cœur, les louanges de l'Eternel, nous éclairant seulement avec cette lampe sacrée comportant sept splendides lumières, et d'élever lentement vers le Ciel notre pur encens de reconnaissance, pour la plus grande gloire de Dieu : « le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a béni de toutes bénédictions spirituelles dans les lieux célestes en Christ…» (Ephésiens, 1, 3). Cette « révélation », cet enseignement enfin dévoilé, correspondent à ce que Saint-Martin nomme la « troisième époque », c'est-à-dire le temps où la Vérité, par les bienfaits qu'elle prodigue à l'homme, « l'anime de la même unité, et l'assure de la même immortalité ».
Le Philosophe Inconnu, comme il le fit souvent dans ses ouvrages, et qui plus est encouragé par les paroles merveilleuses du Seigneur, s'exprime ouvertement avec son disciple et lui donne, ou, plus exactement, lui confie le secret qui résume toute l'initiation saint-martiniste, lui disant par delà les siècles, qui de toute manière ne comptent pas du point de vue de l'éternité, ces précieuses vérités : « Apprend [que ton] Être intellectuel [est] le véritable temple ; que les flambeaux qui le doivent éclairer sont les lumières de la pensée qui l'environnent et le suivent partout ; que le sacrificateur c'est ta confiance dans l'existence nécessaire du Principe de l'ordre de la vie ; c'est cette persuasion brûlante et féconde devant qui la mort et les ténèbres disparaissent ; que les parfums et les offrandes, c'est [ta] prière, c'est [ton] désir et [ton] autel pour le règne de l'exclusive unité. » (Le Tableau naturel, XVII).
II. Le Sacerdoce de l’Eglise et Saint-Martin
On sait la méfiance, pour ne pas dire plus, que manifesta Saint-Martin à diverses occasions vis-à-vis de la prêtrise transmise par l'Eglise visible du Christ, et la sévérité de ses virulentes critiques à l'égard d'un sacerdoce bien loin de répondre aux exigences spirituelles que l'on est en droit d'attendre de la part des ministres de l'Eternel, dont la manifestation la plus symbolique semble avoir été, selon certains son refus d'accepter la présence d'un prêtre à son chevet au moment de quitter cette terre [2].
Toutefois les pages les plus dures, et sans doute les plus célèbres de Saint-Martin, furent publiées en 1802 dans le Ministère de l'homme-esprit, témoignant d'une conviction depuis longtemps établie et qui dut même, selon toute probabilité, prendre naissance très tôt, dès l'époque (entre les années 1768 et 1774) où il étudiait et découvrait de nouvelles lumières, à Bordeaux, aux côtés de son premier maître : Martinès de Pasqually.
Ce dernier, ne l'oublions pas, bien qu'exigeant de ses disciples une pleine et entière appartenance et communion avec l'Eglise catholique romaine pour pouvoir être admis dans l'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l'Univers, était également fort critique dans ses jugements en matière religieuse, et ne ménageait pas la virulence de ses attaques à l'égard des prêtres qu’il jugeait ignorants des mystères de leur propre sacerdoce.
III. La critique de Saint-Martin concerne toutes les Eglises
On a pu dire, pour expliquer l'attitude de Saint-Martin, qu'il méconnaissait la véritable Eglise n'ayant eu, selon cette thèse, devant ses yeux qu'un pâle reflet, voire une caricature de la fonction dévolue aux ministres effectifs de Jésus-Christ [3].
Il est évident que le XVIIIe siècle ne fut sans doute pas, pour le moins que l'on puisse dire, la plus grande période que connut l'Eglise catholique au cours de son histoire, mais l'argument ne nous apparaît pas pouvoir être accepté dans les termes, car si l’on peut lui accorder un éventuel crédit pour Martinès, il apparaît en revanche infondé de le postuler pour le théosophe d’Amboise.
En effet, Saint-Martin, fort instruit en ces domaines, pouvait aisément faire la distinction entre les défauts ponctuels, aussi criants fussent-ils, qu'il constatait autour de lui, et l'esprit qui présida à l'édification de la vénérable institution dont il était membre baptisé, connaissant parfaitement les richesses de son église, l'immense apport de son trésor spirituel qui se traduisit par un développement fécond et exceptionnel d'Ordres religieux producteurs de bienfaits et de sainteté, la large et impressionnante diffusion d'écrits mystiques d'une valeur extrêmement élevée, la contribution incomparable à l'intelligence et approfondissement de la foi de textes magnifiques rédigés par des docteurs et théologiens parmi les plus savants et éclairés, et, par dessus tout, l'extraordinaire beauté du culte latin possédant encore, en ces années marquées par les décrets du Concile de Trente, toutes les qualités, les vertus et la sublime pureté de l'ancienne liturgie grégorienne.
C'est pourquoi, nous ne croyons pas que la question soulevée par Saint-Martin, touchant à son rejet critique du sacerdoce chrétien tel que professé par les prêtres de son temps, ne concerne que l'unique Eglise catholique, mais touche, en réalité, tous les sacerdoces et les sacrements conférés par l'intermédiaire d'institutions humaines, et donc s’étend à toutes les églises, l’occidentale comme l’orientale, antiochienne y compris.
IV. Forme du nouveau sacerdoce
Depuis la venue du Christ, les ordonnances des antiques religions (païennes et judaïque) sont devenues caduques, elles ont été renversées par la lumière de la Révélation, l'ordre ancien est dépassé, l'homme n'a plus besoin d'un intermédiaire pour s'approcher du trône de la Divinité, Jésus Christ s'est chargé d'abattre les voiles (Matthieu 27, 51) qui nous séparaient du Sanctuaire : « La grâce de Dieu qui apporte le salut est apparue à tous les hommes » (Tite 2, 11). Jésus, par sa mort, a purifié les hommes pécheurs : « Par une seule offrande il a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il a sanctifiés » (Hébreux 10, 14). En conséquence, la grande vérité, bouleversante et magnifique, que Saint-Martin voulut exprimer et proclamer à ses intimes, concernant l'entière consécration ministérielle de chaque chrétien par le Christ, n'est autre que la vérité de l'Ecriture elle-même ainsi que l'enseigne Paul : « Par le moyen du sang de Jésus, nous avons une pleine liberté pour entrer dans les lieux saints, par le chemin nouveau et vivant qu'il nous a consacré à travers le voile, c'est-à-dire sa chair, et puisque nous avons un sacrificateur établi sur la maison de Dieu, approchons-nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs purifiés d'une mauvaise conscience, et le corps lavé d'une eau pure. » (Hébreux 10, 19-22).
« Par le moyen du sang de Jésus,
nous avons une pleine liberté
pour entrer dans les lieux saints,
par le chemin nouveau et vivant
qu'il nous a consacré à travers le voile... »
(Hébreux 10, 19-22).
L'idée que puisse perdurer un sacerdoce calqué sur le modèle des cultes encore plongés dans les ténèbres de la servitude d'avant le Christ, est absolument inacceptable pour Saint-Martin, car « le christianisme est la région de l'affranchissement et de la liberté ; (...) le christianisme porte notre foi jusque dans la région lumineuse de l'éternelle parole divine ; (...) le christianisme est l'installation complète de l'âme de l'homme au rang de ministre et d'ouvrier du Seigneur ; (...) le christianisme unit sans cesse l'homme à Dieu, comme étant, par leur nature, deux êtres inséparables ; (...) le christianisme est une active et perpétuelle immolation spirituelle et divine, soit de l'âme de Jésus-Christ, soit de la nôtre. » (Le Ministère de l'homme-esprit).
Conclusion : Le renouveau du christianisme
Saint-Martin aspire à un renouveau du christianisme qui lui conférera une pureté non encore entrevue jusqu’alors, il souhaite un passage capable de nous faire accéder à une ère où soit enfin vécu « en esprit et en vérité » la foi en Jésus-Christ : « Je crois, dira-t-il, que ce sont les prêtres qui ont retardé ou perdu le christianisme, que la Providence qui veut faire avancer le christianisme a du préalablement écarter les prêtres, et qu’ainsi on pourrait en quelque façon assurer que l’ère du christianisme en esprit et en vérité ne commence que depuis l’abolition de l’empire sacerdotal ; car lorsque le Christ est venu, son temps n’était encore qu’au millénaire de l’enfance, et il devait croître lentement au travers de toutes les humeurs corrosives dont son ennemi devait chercher à l’infecter. Aujourd’hui il a acquis un âge de plus, et cet âge étant une génération naturelle doit donner au christianisme une vigueur, une pureté, une vie, dont il ne pouvait pas jouir encore à sa naissance. » (Portrait, 707).
Tenant donc de toutes les fibres de son être à « l'esprit du véritable christianisme », à l'essence du pur message de Jésus-Christ, Saint-Martin aspirait à ce que s'épanouisse entièrement et puisse éclore l'union intime de l'âme et de l'Eternel dans le silence absolu du cœur ; il ne pouvait, de ce fait, admettre que le disciple de Jésus délègue son action, et que ce soit un autre que lui, que ce fils chéri racheté aux prix du précieux sang, qui présente son offrande et son sacrifice au Rédempteur, car chaque baptisé, depuis l'avènement du Messie, est prêtre et prophète pour offrir à Dieu des sacrifices spirituels, à savoir le fruit des lèvres qui bénissent son Nom et chantent sa Gloire infinie, puisque, redisons-le à la suite du théosophe d'Amboise : « le christianisme n'est composé que de la race sainte, de la vraie race sacerdotale ».
C'est là l'essence de l'enseignement intérieur du Divin Réparateur, le sens caché de l'ordination sacramentelle conférée directement par les mains de Dieu aux purs disciples du Christ, aux « ministres des choses saintes », car « le christianisme est le complément du sacerdoce de Melchisédec ; il est l'âme de l'Evangile ; c'est lui qui fait circuler dans cet évangile toutes les eaux vives dont les nations ont besoin pour se désaltérer. (...) le christianisme nous montre Dieu à découvert au sein de notre être, sans le secours des formes et des formules. (...) le christianisme ne peut être composé que de la race sainte et sacerdotale qui est l'homme primitif, ou de la vraie race sacerdotale. » (Le Ministère de l'homme-esprit, 3e partie, « De la Parole ».)
Jean-Marc Vivenza
(Extraits, texte à paraître en 2012)
Notes.
1. Sacerdoce vient du latin sacerdotum (sacer : sacré – dotum : dote, fonction de ceux qui ont le privilège du sacré mais aussi qui expriment cette relation avec le sacré qui se décline par l’intercession, c’est-à-dire l’offrande des prières qui fait suite à celle des sacrifices de l’ancienne alliance ou de la célébration eucharistique aujourd’hui, et la médiation consistant à transmettre les enseignements, la paroles et les bénédiction de Dieu (deux termes en grec : ιεροσ : sacré, comme en latin « presbuteros » : ordre ou sacerdoce des prêtres qui donne en latin presbyterium).
2. cf. Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe Entretien, 1821 ; E. Caro, Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, Hachette, 1852, p. 71. c’est en réalité, et tout d’abord, le Mercure de France qui, annonçant la disparition du théosophe d’Amboise survenue le 13 octobre 1803, signalera que Saint-Martin ne voulut point d’un prêtre, in Mercure de France, 18 mars 1809, n° 408, p. 499 ss.). Joseph de Maistre, toujours dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, choqué, signalait que Saint-Martin ne croyait pas à la légitimité du sacerdoce chrétien : « (…) il faut lire surtout la préface qu'il [Saint-Martin] a placée à la tête de sa traduction du livre des Trois Principes, écrit en allemand par Jacob Böhme : c'est là qu'après avoir justifié jusqu'à un certain point les injures vomies par ce fanatique contre les prêtres catholiques, il accuse notre sacerdoce en corps d'avoir trompé sa destination [dans la préface de la traduction citée, Saint-Martin s'exprime de la manière suivante : « C'est à ce sacerdoce qu'aurait dû appartenir la manifestation de toutes les merveilles et de toutes les lumières dont le cœur et l'esprit de l'homme auraient un si pressant besoin. » (Paris, 1802, in-8o, préface, p. 3)], c'est-à-dire, en d'autres termes, que Dieu n'a pas su établir dans sa religion un sacerdoce tel qu'il aurait dû être pour remplir ses vues divines. » (J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, XIe Entretien.)
3. « La pensée religieuse de Saint-Martin repousse même les formes religieuses, notamment les sacrements de l’Eglise, sauf à les priver de toute forme, voire de l’Eglise. Mais nul disciple du théosophe d’Amboise ne se croit contraint à refuser l’Eglise et ses sacrements. Il apprendra, au contraire, ce que Martines et Saint-Martin ignoraient, ce qu’est l’Eglise et ce que sont les sacrements. » Cf. R. Amadou, in Introduction, Traité sur la réintégration des êtres, Collection martiniste, 1995, p. 37.
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lundi, 26 septembre 2011
Histoire du Grand Prieuré des Gaules
Editions du Simorgh, septembre 2011, 381 pages.
Ce livre est un livre d’histoire, mais une histoire de nature philosophique et initiatique, puisqu’elle touche à l’émergence au XVIIIe siècle, lors du Convent des Gaules à Lyon en 1778, de l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, et du Régime Écossais Rectifié qui en est l’expression en mode maçonnique.
Cette histoire traverse les siècles, après bien des épisodes, pour se poursuivre jusqu’à nous, incarnant encore aujourd’hui la permanence et la continuité d’un héritage spirituel unique et précieux à bien des égards, dont le Grand Prieuré des Gaules est le dépositaire.
Ainsi, réunissant pour la première fois tous les éléments de cet immense sujet dans une mise en perspective jamais établie et en publiant de très nombreux documents historiques entièrement inédits et totalement inconnus jusqu’alors de la majorité des initiés comme du grand public, la sortie de cet ouvrage représente un événement exceptionnel qui fournira de nombreuses lumières essentielles à tous ceux intéressés par ces sujets passionnants.
Histoire du Grand Prieuré des Gaules
‘‘Le Régime Écossais Rectifié du XVIIIe siècle à nos jours’’
*
Aucun ouvrage, jusqu’à présent, ne fut consacré uniquement au Grand Prieuré des Gaules en tant qu’institution originale et spécifique, dont l’histoire s’étend en réalité sur plusieurs siècles puisque, de par l’héritage des IIe, IIIe et Ve Provinces des Directoires rectifiés du XVIIIe siècle dont il devint le dépositaire lors du réveil du Régime Écossais Rectifié au XXe siècle, le G.P.D.G. représente en fait, indirectement, l’une des plus anciennes structures de la franc-maçonnerie française.
Cette histoire est, étrangement, alors que les éléments touchant à la période fondatrice du Régime Rectifié au XVIIIe siècle sont aujourd’hui assez bien établis par les chercheurs, relativement ignorée, notamment pour les événements s’étendant du XIXe siècle à la création du Grand Prieuré des Gaules le 23 mars 1935, et plus encore presque totalement méconnue pour tout ce qui concerne les récentes décennies, qui furent pourtant singulièrement marquantes et importantes du point de vue de son évolution et de son existence actuelle.
Il nous a donc semblé nécessaire, de sorte que tous ceux intéressés par ce que représente le Grand Prieuré des Gaules au sein de la franc-maçonnerie contemporaine, et ce qu’il incarne sur le plan initiatique et spirituel, puissent y trouver des réponses à leurs légitimes interrogations, d’effectuer une présentation relativement détaillée et approfondie des différentes périodes qui structurent son histoire, en nous penchant attentivement sur les premiers moments qui expliquent la constitution des Directoires de la Stricte Observance en France entre 1773 et 1774, en passant par la réforme du Régime Écossais Rectifié en 1778 lors du Convent des Gaules, entérinée à Wilhelmsbaden 1782, tout en examinant jusqu’à nos jours avec précision, les détails significatifs de cette histoire, de sorte que de cette mise en lumière puissent surgir, comme de par une évidence s’imposant quasi naturellement, une juste perception et une exacte connaissance de ce qu’est le Grand Prieuré des Gaules en ce début de XXIe siècle.
TABLE DES MATIERES
Préface
Introduction
- 1er Partie -
Des origines au XIXe siècle
I. La Stricte Observance
a) Le Rite Écossais
b) Les « Hauts-Grades » écossais
c) La franc-maçonnerie templière
d) Le Convent de Kholo (1772)
e) Le Convent de Berlin (1773)
f) Le Convent de Brunswick (1775)
II. Jean-Baptiste Willermoz
le fondateur du Régime Écossais Rectifié
III. Martinès de Pasqually et l’Ordre
des Chevaliers Maçon Élus Coëns de l’Univers
IV. Du rattachement à la Stricte Observance
au « Convent des Gaules » (1778)
a) Constitution des Directoires des IIe, IIIe et Ve Provinces de la Stricte Observance
b) Les Leçons de Lyon (1774-1776)
c) Les décisions fondatrices du Convent des Gaules
V. Le Convent de Wilhelmsbad (1782)
a) La fin de l’illusion templière
b) La question de la 3e classe secrète de la Grande Profession
c) Les rituels, la Règle Maçonnique et les Provinces de l’Ordre
VI. Le Régime Écossais Rectifié de la Révolution au XIXe siècle
a) La Révolution et ses conséquences
b) L’embellie de l’Empire
c) L’extinction du Régime en France sous la Restauration
d) La conservation helvétique de l’Ordre
- 2e Partie -
Du réveil au XXe siècle à nos jours
I. Rétablissement en France du Régime Écossais Rectifié (1910)
II. Le Rite Écossais Rectifié au Grand Orient de France
a) Le « Centre des Amis »
b) Création de la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les colonies
c) Rupture du Traité de 1911 entre le G.O.D.F. et le G.P.I.H.
d) Rupture du G.P.I.H. avec la G.L.N.I.&R.
III. Le rôle fondamental de Camille Savoire
a) Action en faveur du R.E.R. au sein du G.OD.F.
b) Échec avec le G.O.D.F.
IV. Réveil du Grand Prieuré des Gaules (1935)
V. La Grande Loge Écossaise Rectifiée (1935-1958)
a) Avant-guerre (1935-1939)
b) Création par le G.O.D.F. d’un « Directoire Écossais des anciennes Provinces de France » (1938)
c) Réaction de Camille Savoire à l’initiative du G.O.D.F.
d) Après-guerre (1946-1958)
e) Tentative par la G.L.N.F. de captation du 4e grade (1954)
f) Les Convents internationaux de Genève (1956) et Zurich (1958)
VI. La Convention du Grand Prieuré des Gaules avec la G.L.N.F. (1958)
a) Apport, par le G.P.D.G., de la régularité rectifiée à la G.L.N.F.
b) La Convention de 1958 entre le G.P.D.G. et la G.L.N.F.
c) Scission de la Grande Loge Nationale Française – (Opéra)
VII. Les Grands Maîtres-Grands Prieurs du G.P.D.G.
a) André Moiroux (1899-1962)
b) Antonin Wast (1901-1973)
c) Jean Baylot (1912-1976)
d) Jean Granger (1919-1995)
e) Daniel Fontaine
1. La réaffirmation des fondements spirituels chrétiens de l’Ordre
2. Les « Ordres Unis »
3. Le rayonnement international du G.P.D.G.
VIII. Le retour du G.P.D.G. à son indépendance (juin 2000)
IX. L’édification contemporaine de l’Ordre
a) De la structuration à la nouvelle Constitution de 2005
b) Marcus i.O. Eq. ab Insula Alba
c) Bruno i.O. Eq. ab Ardenti Corde
Conclusion : le réveil de la Grande Loge Réunie et Rectifiée
*
Appendices
I. Le « Mémoire au duc de Brunswick » de Joseph de Maistre :
Renonciation templière et supériorité des mystères du christianisme
II. L’idée de « possession séculaire » sur le Rite Écossais Rectifié
III. Le devenir du Conseil Général de l'Ordre au XXe siècle
IV. Les Grands Prieurés Rectifiés Français au XXe siècle :
1) Le Grand Prieuré de France (1962)
2) Le Grand Prieuré Indépendant des Gaules (1965)
3) Les Grands Prieurés Unis des Trois Provinces (1974)
4) Le Grand Prieuré Réformé et Rectifié d’Occitanie (1995)
5) Le Grand Prieuré Indépendant de France (1998)
V. Schéma des filiations des Grands Prieurés Rectifiés Français
VI. Sommaires des Cahiers Verts n° 1 à 13, ancienne série (1970-1993)
Numéro Hors-série (2005), et n° 1 à 6, nouvelle série (2006-2011)
Annexes
I.Traité d’Union entre le G. O. de France
et les trois Directoires écossais
établis selon le Rite de la Maçonnerie réformée d'Allemagne
à L'О. de Lyon, Bordeaux et de Strasbourg (1776)
II. Demande du Directoire de Septimanie, séant à l'O. de Montpellier,
tendant à participer au Traité d'Union (1781).
III. Introduction du Code Maçonnique des Loges Réunies et Rectifiées (1778)
IV. Règle Maçonnique en neuf points (1782)
V. Recès du Convent Général tenu à Wilhelmsbad (1782)
VI. Renouvellement du Traité d’Union avec le Grand-Orient (1811)
VII. Lettres-patentes décernées par le G.P.I.H.
à Ribaucourt, Savoire et Bastard (11 juin 1910)
VIII. Charte-patente constitutive du Grand Prieuré des Gaules (23 mars 1935)
IX. Traité d’Alliance et d’Amitié entre le Grand Directoire des Gaules
et le Grand Prieuré d’Helvétie (25 juillet 1935)
X. Convention entre la Grande Loge Nationale Française
et le Grand Prieuré des Gaules (1958)
XI. Avenant du 21 octobre 1965 à la Convention du 13 juin 1958
XII. Déclaration de Principes du 8 octobre 1983
XIII. Déclaration commune du Grand Maître de la G.L.N.F.
et du Grand Prieur-Grand Maître National du G.P.D.G. du 10 janvier 1984
XIV. Jugement rendu le 19 décembre 2001 par le Tribunal de Grande Instance de Paris
XV. Convention entre le Grand Orient de France
et le Grand Prieuré des Gaules du 24 avril 2003
Table des illustrations
Bibliographie
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dimanche, 10 octobre 2010
Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz
Selon Jean-Baptiste Willermoz, la doctrine de Martinès :
« élève à la plus haute sphère, où est le ministère sacerdotal véritable,
avec le culte vrai par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel
par la médiation de Notre Seigneur et Maître Jésus-Christ... »
Lors de leur première rencontre en 1767, c’est Martinès en personne qui officia lors de sa cérémonie de réception, et Willermoz fut à ce point impressionné par ce qu’il vécu ce jour là que, cinquante ans plus tard, en 1821, dans un courrier à Jean de Turckheim (1749-1828) Eques a Fulmine, il lui rappelait dans un récit enthousiaste que son souvenir en était toujours intact, demeurant « impérissable », et qu’il se remémorait précisément tous les points marquants de ce qu’il avait reçu et découvert à cette occasion, comme il s’en expliqua dans une lettre célèbre à Charles de Hesse (1744-1836) Eques a Cedro Libani, datée de 1781.
Willermoz dans cette lettre fort instructive, écrite sept ans exactement après la mort de Martinès, démontrant, s'il en était besoin, l'importance de son attachement vis-à-vis de la doctrine des Elus Coëns, précisait à son correspondant :« Au commencement de l'année 1767, j'eus le bonheur d'acquérir mes premières connaissances dans l'Ordre dont j'ai fait mention ci-devant à Votre Altesse Sérénissime. Celui qui me les donna étant favorablement prévenu pour moi par ses informations et examen, m'avança rapidement, et j'obtins les six premiers degrés. Un an après, j’entrepris un autre voyage en cette intention, et j'obtins le septième et dernier [Réau+Croix], qui donne le titre et le caractère de chef dans cet Ordre. Celui de qui je les reçus se disait être l'un des sept Chefs Souverains Universel de l'Ordre, et a souvent prouvé son savoir par des faits. En suivant ce dernier, je reçus en même temps le pouvoir de conférer les degrés inférieurs, en me conformant pour cela à ce qui me fut prescrit. Cependant je n'en fis nul usage pendant quelques années, que j'employais à m'instruire et à me fortifier, autant que mes occupations civiles purent me le permettre. Ce fut seulement en 1772 que je commençai à recevoir mon frère médecin et peu après les Frères Paganucci et Perisse du Luc, que Votre Altesse aura vus sur le tableau des Grands-Profès. Et ces trois sont devenus depuis lors mes confidents pour les choses relatives que j'ai eu la liberté de confier à d'autres. Il est essentiel que je prévienne Votre Altesse Sérénissime que les degrés dudit Ordre renferment trois parties. Les trois premiers degrés instruisent sur la nature divine, spirituelle, humaine et corporelle, et c'est précisément cette instruction qui fait la base de celle des Grands-Profès. Votre Altesse Sérénissime pourra le reconnaître par leur lecture. Les degrés suivants [Grand-Architecte, Chevalier d'Orient] enseignent la théorie cérémonielle préparatoire à la pratique, qui est exclusivement réservée au septième et dernier [Réau+Croix]. Ceux qui sont parvenus à ce degré, dont le nombre est très petit, sont assujettis à des travaux ou opérations particulières, qui se font essentiellement en Mars et Septembre. Je les ai pratiqués constamment et je m'en suis bien trouvé (…) Quant aux Instructions Secrètes [de la Profession], mon but, en les rédigeant fut de réveiller les Maçons de notre Régime de leur fatal assoupissement ; de leur faire sentir que ce n’est pas en vain qu’on les a toujours excités à l’étude des symboles, dont, par leur travail et avec plus de secours, ils peuvent espérer de percer le voile ; de les ramener à l’étude de leur propre nature ; de leur faire entrevoir leur tâche et leur destination ; enfin de les préparer à vouloir devenir hommes. Toutefois, lié d'une part par mes propres engagements et retenu de l'autre, par la crainte de fournir des aliments à une frivole curiosité, ou de trop exalter certaines imaginations, si on leur présentait des plans de Théorie qui annonceraient une Pratique, je me vis obligé de n'en faire aucune mention et même de ne présenter qu'un tableau très raccourci de la nature des êtres, de leurs rapports respectifs, ainsi que des divisions universelles. » (Jean-Baptiste Willermoz, Lettre au Prince Charles de Hesse-Cassel, 12 octobre 1781).
Jean-Baptiste Willermoz a trouvé dans « l’Ordre des Elus Coëns»,
la révélation de ce qu’il avait toujours espéré sur le plan initiatique.
Willermoz va ainsi trouver dans « l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers », la révélation de ce qu’il avait toujours attendu, et de surcroît la confirmation de la justesse de ses espérances à propos des mystères subsistant, et pouvant encore être transmis, au cœur de la franc-maçonnerie. L’attachement et l’intérêt pour la doctrine et les pratiques de Martinès de Pasqually vont, dès lors, se traduire par cinq années d’une correspondance assidue et fréquente avec le thaumaturge bordelais, et un souci permanent d’approfondir sans cesse les fondements théoriques et opératifs proposés par les « Elus Coëns »
Le programme de la « Réintégration », sous la forme d'un ensemble impressionnant de par sa subtile connaissances des choses cachées, deviendra le fondement essentiel de la pensée willermozienne, et, naturellement, conduira l'initié lyonnais, lors du Convent des Gaules en 1778, à constituer le Régime Ecossais Rectifié pour qu'il devienne, concrètement, un efficace instrument de préservation, le « conservatoire » vivant de l'enseignement théorique détenu par les Réaux-Croix. De ce fait, le Rite Ecossais Rectifié est l'actif dépositaire de la doctrine martinésienne ainsi que de « l’influence spirituelle » coën authentique et véritable dont il reste le seul sur le plan historique, quoique bien malgré lui la plupart du temps - insistons fortement sur ce point - à détenir validement et légitimement de par le caractère ininterrompu de la chaîne le reliant à l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers.
Willermoz aura effectivement trouvé un enseignement d'une inestimable valeur chez Martinès, dont il dira « qu'il élève à la plus haute sphère, où est le ministère sacerdotal véritable, avec le culte vrai par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel par la médiation de Notre Seigneur et Maître Jésus-Christ... » [1]. Mais cet enseignement il va lui conférer une pertinence nouvelle en l’inscrivant au cœur de la doctrine de la double nature et du principe de la réédification mystique du Temple qui caractériseront par essence l’œuvre rectifiée. De la sorte, le Régime Ecossais Rectifié, tel que l'établira Jean-Baptiste Willermoz au XVIIIe siècle, recevra pour fonction, repensant la perspective martinésienne de la « Réintégration » en la dotant d’un cadre foncièrement chrétien, de restaurer l'homme dans ses fonctions sacrées et de le conduire jusqu'au seuil du Sanctuaire en lui donnant de réédifier, patiemment et lentement, son Temple particulier afin d’y célébrer par l'intermédiaire du Divin Réparateur un culte à l’Eternel car, ne l’oublions pas, ce qui guidera Willermoz dans son entreprise fut cette constante pensée telle qu’exprimée dans les leçons de Lyon aux élus coëns [2] : « L'homme, avait un culte à opérer. Il était pur et simple, mais, ayant dégradé son être et dénaturé sa forme, son culte a changé. » [3]
- J.-M. Vivenza, Les élus coëns et le Régime Ecossais Rectifié, Le Mercure Dauphinois, 2010.
Analyses :
- L’influence de la doctrine de Martinès de Pasqually sur Jean-Baptiste Willermoz (Le Philosophe Inconnu)
- Les Elus Coëns et le RER (CIREM)
- Théurgie et magie chez Martinès de Pasqually (A Valle Sancta)
Notes.
1. R. Amadou, in Introduction au Traité, Editions Rosicruciennes 1995, p. 44-45
2. Cf. Les leçons de Lyon aux élus coëns, un cours de martinisme au XVIIIe siècle par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz, édition complète d’après les manuscrits originaux, mise en ordre par Robert Amadou avec la collaboration de Catherine Amadou, Dervy, 1999, (Leçons n°99, 22 juin 1776).
3. L’Instruction des Profès déclare, à propos de la nature du vrai culte, dont le Réparateur Universel est à présent l’unique Grand Prêtre : « …Depuis le commencement, le vrai culte n’a pas cessé un instant d’être offert parmi les hommes, sur des autels agréables à la Divinité. Il y a toujours eu dans les diverses régions de la terre des élus, qui ont présenté à l’Eternel en toute sainteté un encens pur et digne de lui, comme vrais représentants de la famille humaine, au nom et en faveur de laquelle ils imploraient la Bonté et la Clémence divine. Et cela aurait-il pu être autrement, sans que la terre, cet unique asile conservé à l’homme après son repentir, eut été changée en un affreux abîme, pour rester à jamais avec tous ses habitants en privation éternelle divine, puisque dans cette dépravation universelle, aucun homme n’aurait pu mériter les regards du Créateur. C’est ce qui vous a été annoncé par les traditions, lorsque Dieu exigeait qu’il y eut au moins quelques justes dans Sodome, sur lesquels il put reposer sa clémence. D’ailleurs, vous n’ignorez point que pour conserver le vrai culte dans l’Univers et sur la terre, une puissance ineffable y a été envoyée par décret de la miséricorde infinie, et qu’après avoir régénéré l’alliance entre Dieu et l’homme, elle ne cesse de vivifier dans la postérité humaine un culte qui n’a de valeur que parce que cette puissance toute divine est elle-même le grand prêtre qui présente à l’Eternel les offrandes pures des hommes de désir. »
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mercredi, 25 août 2010
Les élus coëns et le Régime Écossais Rectifié
De l’influence de la doctrine de Martinès de Pasqually
sur Jean-Baptiste Willermoz
par Jean-Marc Vivenza
L’évidente présence des sources provenant de l’Ordre des Élus Coëns au sein du Régime Écossais Rectifié est l’un des points les plus intéressants qui soient, nous faisant découvrir l’origine véritable du système initiatique fondé par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), qui joua un rôle fondamental au sein de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle.
Pourtant deux attitudes erronées se rencontrent de manière régulière à propos de cette question des sources willermoziennes : l’une consistant à considérer le Régime Écossais Rectifié comme une simple reproduction, bien que privée de sa partie théurgique, de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers, l’autre visant à ne reconnaître aucun lien ni rapport entre le système de Willermoz et les enseignements dispensés par Martinès de Pasqually.
Il convenait donc de rappeler combien ces deux conceptions sont inexactes, dans la mesure où le Régime Écossais Rectifié, s’il est aujourd’hui entièrement redevable aux bases symboliques et théoriques de la doctrine de la Réintégration – qui échappèrent par miracle à la corruption du temps – a néanmoins «opéré» une christianisation importante de cette doctrine aboutissant à un Rite maçonnique original, à la fois dépositaire du trésor spirituel des élus coëns, mais également libéré de ses méthodes en raison de son insistance sur ce que signifie, comme radical bouleversement, le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance.
On comprend ainsi, aisément, pourquoi il était utile que soit enfin proposée une analyse sérieuse sur ce sujet, capable de répondre véritablement aux diverses réflexions qu’elle fait surgir, nous faisant découvrir qu’il y a bien un secret partagé entre le Régime Écossais Rectifié et les disciples de Martinès de Pasqually, puisque l’objectif fixé par Willermoz à son Ordre « est d’atteindre, à sa manière, le but fixé à l’Ordre des Élus Coëns ».
SOMMAIRE
Introduction
Avertissement
I - Martinès de Pasqually et la doctrine des « élus coëns ».
1. Sources spirituelles
- a) L’illuminisme chrétien
- b) Le soufisme
- c) La kabbale
- d) Le dualisme zoroastrien et mazdéen
- e) Le judéo-christianisme : ébionisme et elkassaïsme
2. Eléments doctrinaux
3. Perspective sacerdotale
II - La rencontre de Jean-Baptiste Willermoz avec Martinès de Pasqually
III - De la Stricte Observance dite « Templière » au « Convent des Gaules » (1778).
IV. Eléments martinésiens présents au sein du Régime Ecossais Rectifié
V. Expiation, purification, réconciliation et sanctification : les quatre temps de la réédification du Temple du mineur spirituel
1. L’Expiation
2. La Purification
3. La Réconciliation
4. La Sanctification
VI - Les éléments coëns présents au sein du Régime Ecossais Rectifié : moyens et outils symboliques de la « Réintégration »
1) La structure ternaire du composé matériel et la place des essences spiritueuses
2) Triangle, « Lame d’or et Delta d’Orient
3) Le Temple coën et la loge rectifiée
4) La symbolique des nombres
5) La défiance du Régime Rectifié vis-à-vis de la matière
6) La noblesse de l'origine de l'homme et sa haute destination spirituelle
7) La Batterie 00 0, omniprésente au 1er grade
8) La substance sénaire de la Création
9) Le sens du double triangle
VII - La double nature et son implication spirituelle
VIII - La symbolique de la réédification du Temple comme figure de l'image et de la ressemblance
IX. L'origine de la Franc-maçonnerie selon le Régime Ecossais Rectifié et le rattachement au Haut et saint Ordre
Conclusion
Appendices
I. La Sainte Trinité
II. La nature de l’Air selon le Philosophe Inconnu
III. Les objets et meubles sacrés du Tabernacle présents sur le second tableau de la loge de Maître Ecossais de Saint-André : ou la mise en lumière du passage de l’Ancienne à la Nouvelle loi, manifesté par l'œuvre du Divin Réparateur.
· La « mer d'airain » et sa fonction purificatrice
· La table des pains de proposition, image annonciatrice du mémorial eucharistique.
· Le chandelier à sept branches en tant qu'évocation de la vraie Lumière.
· L'Arche Sainte, manifestation de l'Alliance éternelle entre Dieu et les hommes.
· L'autel des parfums ou l'instauration du sacerdoce éternel par la « Nouvelle loi de grâce et de vraie lumière ».
IV. Le rôle essentiel de la « grâce » et la raison de la proclamation de la supériorité de la « Nouvelle loi » au sein du Régime Ecossais Rectifié.
· Une nouvelle relation à Dieu par la grâce.
· Le changement radical des économies entre le temps de la loi et celui de la grâce.
· L'incomparable supériorité de la « Nouvelle loi de grâce ».
Annexes
I. Lettres de Martinès de Pasqually à Jean-Baptiste Willermoz
Lettre du 19 juin 1767
Lettre du 11 septembre 1768
Lettre du 12 octobre 1773
Lettre du 24 avril 1774
Lettre du 3 août 1774
II. Lettre de Louis-Claude de Saint-Martin à M. Erhmann
III. L’invocation de réconciliation des Elus coëns
IV. Méthode pour lire le Traité de la réintégration selon Willermoz
Bibliographie
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jeudi, 25 février 2010
Tout est conscience
Vient de paraître aux éditions Albin Michel
L'école Yogâcâra ou Cittamâtra, c’est-à-dire la voie de « l’esprit-seul », ou encore du « rien que l’esprit », fondée par Asanga et Vasubandhu, l’une des principales écoles philosophiques bouddhistes, présente à l'observation immédiate le paradoxe assez étrange d'être, sans aucun doute, l'un des courants les plus féconds et des plus influents, et ce depuis des siècles, au sein du bouddhisme Mahâyâna, tout en étant également l'un des plus méconnus et des moins compris, alors même qu'il occupe une place majeure et fondamentale du point de vue doctrinal, place qu'il est aisé de déceler lorsqu’on examine attentivement les diverses positions défendues par les maîtres de la transmission.
C'est pourquoi, à l’évidence, l'étude des éléments théoriques de cette école originale apparaît, à juste titre, comme nécessaire et indispensable à une parfaite connaissance de ce qui préside à l'énoncé des grandes vérités qui nous sont proposées par la tradition du « Grand Véhicule », et l'on pourrait même dire, sans crainte d'exagération, à une compréhension réelle des bases essentielles de l'Enseignement délivré originellement par le Bouddha lui-même.
Les grands penseurs Yogâcâra, dont Asanga et son frère Vasubandhu, à la fin du IVe siècle, sont les représentants emblématiques de par leur rôle fondateur et leur place théorique déterminante, n'hésiteront pas à entraîner dans la logique de cette inexistence, prononcée à l'encontre du monde extérieur qui, de par sa radicale contingence est soumis au changement et à la corruption, toute la visibilité habituelle qui nous fait conférer une authenticité à ce qui n'est, au fond, qu'un ensemble de représentations mentales plus ou moins élaborées, auxquelles nous prêtons, par l'effet d'une fausse impression, une fallacieuse identité. Tout ce à quoi nous sommes attachés, tout ce qui pour nous est doté d'existence, chargé de vérité et de sens, ne relève, pour Asanga et Vasubandhu, que d'une trompeuse construction arbitraire de l'esprit nous enchaînant tragiquement, dans un attachement aux conséquences redoutables et aux effets pervers dont on ne perçoit pas, le plus souvent, le caractère aliénant, à un rêve qui, il faut bien l’avouer, n'est en général, qu'un triste cauchemar.
*
Nous vivons donc, pendant le cours de nos brèves existences, si nous suivons attentivement le raisonnement des docteurs Yogâcâra, dans une sorte de théâtre, de monde virtuel ou spéculaire, construit suivant des schémas mentaux, des modélisations arbitraires, qui nous rivent malheureusement, de par la capacité attractive de l'attachement et du désir, ainsi que de la force répulsive de la crainte et de la peur, à de véritables fantômes, à des ombres passagères dont nous subissons constamment la dure et inflexible loi dominatrice.
Les maîtres Yogâcâra, pendant plusieurs siècles, pousseront toujours plus avant leurs investigations en direction des nécessités qui président à l'émergence des phénomènes qui constituent la réalité empirique commune, et élaboreront une réflexion originale qui, parfois, déroutera, mais dont il nous faut bien admettre qu'elle se caractérise et se singularise par un surprenant sens de l'analyse, aboutissant à une doctrine d'une incontestable subtilité.
Les germes contenus dans le savoir des docteurs Yogâcâra, génèreront une féconde postérité de par l'écho qu'ils recevront au sein des diverses branches du Mahâyâna, et iront même jusqu’à pénétrer la métaphysique du Trika, courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ) de ce qui est nécessaire à la délivrance, plus connu sous le nom de Shivaïsme du Cachemire, dont le célèbre représentant n'est autre qu'Abhinavagupta, dont on sait qu’il se distinguera en se faisant l'ardent défenseur, au Xe siècle en Inde du Nord, du monisme radical.
*
Mais on sera surpris de constater qu’en Occident, la doctrine Yogâcâra se retrouve dans l'immatérialisme philosophique de George Berkeley (1685-1753), une apparente et surprenante parenté entre les thèses de Berkeley et l'enseignement de l'idéalisme Yogâcara, puisque Vasubandhu et Asanga, ont soutenu, dans un contexte religieux cettes bien différent, l'inexistence du monde extérieur, en expliquant que celui-ci n'est que le fruit de constructions mentales erronées qui nous font prendre pour concret ce qui n'est qu'une conséquence de l'activité de la pensée. De même pour Berkeley, nous vivons sans nous en rendre compte au sein d'un système abstrait de représentation, un mirage intellectuel trompeur auquel nous accordons une crédibilité aussi dérisoire que vaine, alors même que tout n'existe, si l'on peut dire puisque nous sommes absolument immergés dans un monde fantomatique totalement déréalisé et idéalisé, que dans la pensée [1].
Pour Berkeley, comme pour les maîtres Yogâcâra,
nous vivons sans nous en rendre compte
au sein d'un système abstrait de représentation (vinapati),
un mirage intellectuel trompeur auquel nous accordons une crédibilité
aussi dérisoire que vaine
Le monde extérieur que nous affirmons être vrai, n'est que de l'esprit ; nous cherchons à atteindre une matérialité, qui nous semble dotée d'une certaine objectivité, et nous sommes paradoxalement confrontés, mis en présence d'un pur produit fantasmé de la conscience.
A ce titre, il existe bel et bien une sorte de commune intuition conceptuelle entre les enseignements de l'école Yogâcâra et les écrits de George Berkeley, ce qui est fort intéressant du point de vue théorique et doit nous conduire à examiner avec attention les thèses de l'immatérialisme, énoncées par les philosophies orientales et occidentales.
Tout est conscience, Albin Michel,
col. Spiritualités vivantes, février 2010, 254 p.
Note
1. Berkeley était convaincu que les idées possèdent, fondamentalement, une autonomie singulière en tant qu’objets propres et immédiats de la conscience, manifestant dans leur expression une indépendance totale à l’égard de toute cause qui leur soit extérieure. Ceci l’amènera peu à peu à considérer qu'aucune réalité antérieure ne détermine formellement l'existence des idées, ces dernières pouvant se définir comme étant simplement : l'être-perçu sensible. Le concept fondateur du système de Berkeley peut se résumer à cette définition : « esse est percipi aut percipere » (l'être des objets est d'être perçu, celui des sujets, de percevoir), formule qu’il développera longuement dans un ouvrage fortement argumenté intitulé : Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710). Les années passant, les certitudes de Berkeley se feront de plus en plus claires et arrêtées, l’amenant à une conclusion relativement radicale qui ne manquera pas de surprendre les philosophes de son temps, à une époque, paradoxalement, où l’on s’ouvrait à certains principes dans lesquels s’exprimaient, parfois sans ménagement, les éléments de la raison expérimentale. Refusant les attendus classiques acceptés généralement par le sens commun, Berkeley considérait que la conscience, dans son exercice rudimentaire, attribue par l’effet d’une tragique méprise, une autonomie, une imaginaire objectivité à ce qui n'est, tout bien considéré, qu’une pure irréalité formelle
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