dimanche, 10 octobre 2010
Martinès de Pasqually et Jean-Baptiste Willermoz
Selon Jean-Baptiste Willermoz, la doctrine de Martinès :
« élève à la plus haute sphère, où est le ministère sacerdotal véritable,
avec le culte vrai par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel
par la médiation de Notre Seigneur et Maître Jésus-Christ... »
Lors de leur première rencontre en 1767, c’est Martinès en personne qui officia lors de sa cérémonie de réception, et Willermoz fut à ce point impressionné par ce qu’il vécu ce jour là que, cinquante ans plus tard, en 1821, dans un courrier à Jean de Turckheim (1749-1828) Eques a Fulmine, il lui rappelait dans un récit enthousiaste que son souvenir en était toujours intact, demeurant « impérissable », et qu’il se remémorait précisément tous les points marquants de ce qu’il avait reçu et découvert à cette occasion, comme il s’en expliqua dans une lettre célèbre à Charles de Hesse (1744-1836) Eques a Cedro Libani, datée de 1781.
Willermoz dans cette lettre fort instructive, écrite sept ans exactement après la mort de Martinès, démontrant, s'il en était besoin, l'importance de son attachement vis-à-vis de la doctrine des Elus Coëns, précisait à son correspondant :« Au commencement de l'année 1767, j'eus le bonheur d'acquérir mes premières connaissances dans l'Ordre dont j'ai fait mention ci-devant à Votre Altesse Sérénissime. Celui qui me les donna étant favorablement prévenu pour moi par ses informations et examen, m'avança rapidement, et j'obtins les six premiers degrés. Un an après, j’entrepris un autre voyage en cette intention, et j'obtins le septième et dernier [Réau+Croix], qui donne le titre et le caractère de chef dans cet Ordre. Celui de qui je les reçus se disait être l'un des sept Chefs Souverains Universel de l'Ordre, et a souvent prouvé son savoir par des faits. En suivant ce dernier, je reçus en même temps le pouvoir de conférer les degrés inférieurs, en me conformant pour cela à ce qui me fut prescrit. Cependant je n'en fis nul usage pendant quelques années, que j'employais à m'instruire et à me fortifier, autant que mes occupations civiles purent me le permettre. Ce fut seulement en 1772 que je commençai à recevoir mon frère médecin et peu après les Frères Paganucci et Perisse du Luc, que Votre Altesse aura vus sur le tableau des Grands-Profès. Et ces trois sont devenus depuis lors mes confidents pour les choses relatives que j'ai eu la liberté de confier à d'autres. Il est essentiel que je prévienne Votre Altesse Sérénissime que les degrés dudit Ordre renferment trois parties. Les trois premiers degrés instruisent sur la nature divine, spirituelle, humaine et corporelle, et c'est précisément cette instruction qui fait la base de celle des Grands-Profès. Votre Altesse Sérénissime pourra le reconnaître par leur lecture. Les degrés suivants [Grand-Architecte, Chevalier d'Orient] enseignent la théorie cérémonielle préparatoire à la pratique, qui est exclusivement réservée au septième et dernier [Réau+Croix]. Ceux qui sont parvenus à ce degré, dont le nombre est très petit, sont assujettis à des travaux ou opérations particulières, qui se font essentiellement en Mars et Septembre. Je les ai pratiqués constamment et je m'en suis bien trouvé (…) Quant aux Instructions Secrètes [de la Profession], mon but, en les rédigeant fut de réveiller les Maçons de notre Régime de leur fatal assoupissement ; de leur faire sentir que ce n’est pas en vain qu’on les a toujours excités à l’étude des symboles, dont, par leur travail et avec plus de secours, ils peuvent espérer de percer le voile ; de les ramener à l’étude de leur propre nature ; de leur faire entrevoir leur tâche et leur destination ; enfin de les préparer à vouloir devenir hommes. Toutefois, lié d'une part par mes propres engagements et retenu de l'autre, par la crainte de fournir des aliments à une frivole curiosité, ou de trop exalter certaines imaginations, si on leur présentait des plans de Théorie qui annonceraient une Pratique, je me vis obligé de n'en faire aucune mention et même de ne présenter qu'un tableau très raccourci de la nature des êtres, de leurs rapports respectifs, ainsi que des divisions universelles. » (Jean-Baptiste Willermoz, Lettre au Prince Charles de Hesse-Cassel, 12 octobre 1781).
Jean-Baptiste Willermoz a trouvé dans « l’Ordre des Elus Coëns»,
la révélation de ce qu’il avait toujours espéré sur le plan initiatique.
Willermoz va ainsi trouver dans « l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers », la révélation de ce qu’il avait toujours attendu, et de surcroît la confirmation de la justesse de ses espérances à propos des mystères subsistant, et pouvant encore être transmis, au cœur de la franc-maçonnerie. L’attachement et l’intérêt pour la doctrine et les pratiques de Martinès de Pasqually vont, dès lors, se traduire par cinq années d’une correspondance assidue et fréquente avec le thaumaturge bordelais, et un souci permanent d’approfondir sans cesse les fondements théoriques et opératifs proposés par les « Elus Coëns »
Le programme de la « Réintégration », sous la forme d'un ensemble impressionnant de par sa subtile connaissances des choses cachées, deviendra le fondement essentiel de la pensée willermozienne, et, naturellement, conduira l'initié lyonnais, lors du Convent des Gaules en 1778, à constituer le Régime Ecossais Rectifié pour qu'il devienne, concrètement, un efficace instrument de préservation, le « conservatoire » vivant de l'enseignement théorique détenu par les Réaux-Croix. De ce fait, le Rite Ecossais Rectifié est l'actif dépositaire de la doctrine martinésienne ainsi que de « l’influence spirituelle » coën authentique et véritable dont il reste le seul sur le plan historique, quoique bien malgré lui la plupart du temps - insistons fortement sur ce point - à détenir validement et légitimement de par le caractère ininterrompu de la chaîne le reliant à l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers.
Willermoz aura effectivement trouvé un enseignement d'une inestimable valeur chez Martinès, dont il dira « qu'il élève à la plus haute sphère, où est le ministère sacerdotal véritable, avec le culte vrai par lequel le ministre offre son culte à l'Eternel par la médiation de Notre Seigneur et Maître Jésus-Christ... » [1]. Mais cet enseignement il va lui conférer une pertinence nouvelle en l’inscrivant au cœur de la doctrine de la double nature et du principe de la réédification mystique du Temple qui caractériseront par essence l’œuvre rectifiée. De la sorte, le Régime Ecossais Rectifié, tel que l'établira Jean-Baptiste Willermoz au XVIIIe siècle, recevra pour fonction, repensant la perspective martinésienne de la « Réintégration » en la dotant d’un cadre foncièrement chrétien, de restaurer l'homme dans ses fonctions sacrées et de le conduire jusqu'au seuil du Sanctuaire en lui donnant de réédifier, patiemment et lentement, son Temple particulier afin d’y célébrer par l'intermédiaire du Divin Réparateur un culte à l’Eternel car, ne l’oublions pas, ce qui guidera Willermoz dans son entreprise fut cette constante pensée telle qu’exprimée dans les leçons de Lyon aux élus coëns [2] : « L'homme, avait un culte à opérer. Il était pur et simple, mais, ayant dégradé son être et dénaturé sa forme, son culte a changé. » [3]
- J.-M. Vivenza, Les élus coëns et le Régime Ecossais Rectifié, Le Mercure Dauphinois, 2010.
Analyses :
- L’influence de la doctrine de Martinès de Pasqually sur Jean-Baptiste Willermoz (Le Philosophe Inconnu)
- Les Elus Coëns et le RER (CIREM)
- Théurgie et magie chez Martinès de Pasqually (A Valle Sancta)
Notes.
1. R. Amadou, in Introduction au Traité, Editions Rosicruciennes 1995, p. 44-45
2. Cf. Les leçons de Lyon aux élus coëns, un cours de martinisme au XVIIIe siècle par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz, édition complète d’après les manuscrits originaux, mise en ordre par Robert Amadou avec la collaboration de Catherine Amadou, Dervy, 1999, (Leçons n°99, 22 juin 1776).
3. L’Instruction des Profès déclare, à propos de la nature du vrai culte, dont le Réparateur Universel est à présent l’unique Grand Prêtre : « …Depuis le commencement, le vrai culte n’a pas cessé un instant d’être offert parmi les hommes, sur des autels agréables à la Divinité. Il y a toujours eu dans les diverses régions de la terre des élus, qui ont présenté à l’Eternel en toute sainteté un encens pur et digne de lui, comme vrais représentants de la famille humaine, au nom et en faveur de laquelle ils imploraient la Bonté et la Clémence divine. Et cela aurait-il pu être autrement, sans que la terre, cet unique asile conservé à l’homme après son repentir, eut été changée en un affreux abîme, pour rester à jamais avec tous ses habitants en privation éternelle divine, puisque dans cette dépravation universelle, aucun homme n’aurait pu mériter les regards du Créateur. C’est ce qui vous a été annoncé par les traditions, lorsque Dieu exigeait qu’il y eut au moins quelques justes dans Sodome, sur lesquels il put reposer sa clémence. D’ailleurs, vous n’ignorez point que pour conserver le vrai culte dans l’Univers et sur la terre, une puissance ineffable y a été envoyée par décret de la miséricorde infinie, et qu’après avoir régénéré l’alliance entre Dieu et l’homme, elle ne cesse de vivifier dans la postérité humaine un culte qui n’a de valeur que parce que cette puissance toute divine est elle-même le grand prêtre qui présente à l’Eternel les offrandes pures des hommes de désir. »
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mercredi, 25 août 2010
Les élus coëns et le Régime Écossais Rectifié
De l’influence de la doctrine de Martinès de Pasqually
sur Jean-Baptiste Willermoz
par Jean-Marc Vivenza
L’évidente présence des sources provenant de l’Ordre des Élus Coëns au sein du Régime Écossais Rectifié est l’un des points les plus intéressants qui soient, nous faisant découvrir l’origine véritable du système initiatique fondé par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), qui joua un rôle fondamental au sein de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle.
Pourtant deux attitudes erronées se rencontrent de manière régulière à propos de cette question des sources willermoziennes : l’une consistant à considérer le Régime Écossais Rectifié comme une simple reproduction, bien que privée de sa partie théurgique, de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers, l’autre visant à ne reconnaître aucun lien ni rapport entre le système de Willermoz et les enseignements dispensés par Martinès de Pasqually.
Il convenait donc de rappeler combien ces deux conceptions sont inexactes, dans la mesure où le Régime Écossais Rectifié, s’il est aujourd’hui entièrement redevable aux bases symboliques et théoriques de la doctrine de la Réintégration – qui échappèrent par miracle à la corruption du temps – a néanmoins «opéré» une christianisation importante de cette doctrine aboutissant à un Rite maçonnique original, à la fois dépositaire du trésor spirituel des élus coëns, mais également libéré de ses méthodes en raison de son insistance sur ce que signifie, comme radical bouleversement, le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance.
On comprend ainsi, aisément, pourquoi il était utile que soit enfin proposée une analyse sérieuse sur ce sujet, capable de répondre véritablement aux diverses réflexions qu’elle fait surgir, nous faisant découvrir qu’il y a bien un secret partagé entre le Régime Écossais Rectifié et les disciples de Martinès de Pasqually, puisque l’objectif fixé par Willermoz à son Ordre « est d’atteindre, à sa manière, le but fixé à l’Ordre des Élus Coëns ».
SOMMAIRE
Introduction
Avertissement
I - Martinès de Pasqually et la doctrine des « élus coëns ».
1. Sources spirituelles
- a) L’illuminisme chrétien
- b) Le soufisme
- c) La kabbale
- d) Le dualisme zoroastrien et mazdéen
- e) Le judéo-christianisme : ébionisme et elkassaïsme
2. Eléments doctrinaux
3. Perspective sacerdotale
II - La rencontre de Jean-Baptiste Willermoz avec Martinès de Pasqually
III - De la Stricte Observance dite « Templière » au « Convent des Gaules » (1778).
IV. Eléments martinésiens présents au sein du Régime Ecossais Rectifié
V. Expiation, purification, réconciliation et sanctification : les quatre temps de la réédification du Temple du mineur spirituel
1. L’Expiation
2. La Purification
3. La Réconciliation
4. La Sanctification
VI - Les éléments coëns présents au sein du Régime Ecossais Rectifié : moyens et outils symboliques de la « Réintégration »
1) La structure ternaire du composé matériel et la place des essences spiritueuses
2) Triangle, « Lame d’or et Delta d’Orient
3) Le Temple coën et la loge rectifiée
4) La symbolique des nombres
5) La défiance du Régime Rectifié vis-à-vis de la matière
6) La noblesse de l'origine de l'homme et sa haute destination spirituelle
7) La Batterie 00 0, omniprésente au 1er grade
8) La substance sénaire de la Création
9) Le sens du double triangle
VII - La double nature et son implication spirituelle
VIII - La symbolique de la réédification du Temple comme figure de l'image et de la ressemblance
IX. L'origine de la Franc-maçonnerie selon le Régime Ecossais Rectifié et le rattachement au Haut et saint Ordre
Conclusion
Appendices
I. La Sainte Trinité
II. La nature de l’Air selon le Philosophe Inconnu
III. Les objets et meubles sacrés du Tabernacle présents sur le second tableau de la loge de Maître Ecossais de Saint-André : ou la mise en lumière du passage de l’Ancienne à la Nouvelle loi, manifesté par l'œuvre du Divin Réparateur.
· La « mer d'airain » et sa fonction purificatrice
· La table des pains de proposition, image annonciatrice du mémorial eucharistique.
· Le chandelier à sept branches en tant qu'évocation de la vraie Lumière.
· L'Arche Sainte, manifestation de l'Alliance éternelle entre Dieu et les hommes.
· L'autel des parfums ou l'instauration du sacerdoce éternel par la « Nouvelle loi de grâce et de vraie lumière ».
IV. Le rôle essentiel de la « grâce » et la raison de la proclamation de la supériorité de la « Nouvelle loi » au sein du Régime Ecossais Rectifié.
· Une nouvelle relation à Dieu par la grâce.
· Le changement radical des économies entre le temps de la loi et celui de la grâce.
· L'incomparable supériorité de la « Nouvelle loi de grâce ».
Annexes
I. Lettres de Martinès de Pasqually à Jean-Baptiste Willermoz
Lettre du 19 juin 1767
Lettre du 11 septembre 1768
Lettre du 12 octobre 1773
Lettre du 24 avril 1774
Lettre du 3 août 1774
II. Lettre de Louis-Claude de Saint-Martin à M. Erhmann
III. L’invocation de réconciliation des Elus coëns
IV. Méthode pour lire le Traité de la réintégration selon Willermoz
Bibliographie
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jeudi, 25 février 2010
Tout est conscience
Vient de paraître aux éditions Albin Michel
L'école Yogâcâra ou Cittamâtra, c’est-à-dire la voie de « l’esprit-seul », ou encore du « rien que l’esprit », fondée par Asanga et Vasubandhu, l’une des principales écoles philosophiques bouddhistes, présente à l'observation immédiate le paradoxe assez étrange d'être, sans aucun doute, l'un des courants les plus féconds et des plus influents, et ce depuis des siècles, au sein du bouddhisme Mahâyâna, tout en étant également l'un des plus méconnus et des moins compris, alors même qu'il occupe une place majeure et fondamentale du point de vue doctrinal, place qu'il est aisé de déceler lorsqu’on examine attentivement les diverses positions défendues par les maîtres de la transmission.
C'est pourquoi, à l’évidence, l'étude des éléments théoriques de cette école originale apparaît, à juste titre, comme nécessaire et indispensable à une parfaite connaissance de ce qui préside à l'énoncé des grandes vérités qui nous sont proposées par la tradition du « Grand Véhicule », et l'on pourrait même dire, sans crainte d'exagération, à une compréhension réelle des bases essentielles de l'Enseignement délivré originellement par le Bouddha lui-même.
Les grands penseurs Yogâcâra, dont Asanga et son frère Vasubandhu, à la fin du IVe siècle, sont les représentants emblématiques de par leur rôle fondateur et leur place théorique déterminante, n'hésiteront pas à entraîner dans la logique de cette inexistence, prononcée à l'encontre du monde extérieur qui, de par sa radicale contingence est soumis au changement et à la corruption, toute la visibilité habituelle qui nous fait conférer une authenticité à ce qui n'est, au fond, qu'un ensemble de représentations mentales plus ou moins élaborées, auxquelles nous prêtons, par l'effet d'une fausse impression, une fallacieuse identité. Tout ce à quoi nous sommes attachés, tout ce qui pour nous est doté d'existence, chargé de vérité et de sens, ne relève, pour Asanga et Vasubandhu, que d'une trompeuse construction arbitraire de l'esprit nous enchaînant tragiquement, dans un attachement aux conséquences redoutables et aux effets pervers dont on ne perçoit pas, le plus souvent, le caractère aliénant, à un rêve qui, il faut bien l’avouer, n'est en général, qu'un triste cauchemar.
*
Nous vivons donc, pendant le cours de nos brèves existences, si nous suivons attentivement le raisonnement des docteurs Yogâcâra, dans une sorte de théâtre, de monde virtuel ou spéculaire, construit suivant des schémas mentaux, des modélisations arbitraires, qui nous rivent malheureusement, de par la capacité attractive de l'attachement et du désir, ainsi que de la force répulsive de la crainte et de la peur, à de véritables fantômes, à des ombres passagères dont nous subissons constamment la dure et inflexible loi dominatrice.
Les maîtres Yogâcâra, pendant plusieurs siècles, pousseront toujours plus avant leurs investigations en direction des nécessités qui président à l'émergence des phénomènes qui constituent la réalité empirique commune, et élaboreront une réflexion originale qui, parfois, déroutera, mais dont il nous faut bien admettre qu'elle se caractérise et se singularise par un surprenant sens de l'analyse, aboutissant à une doctrine d'une incontestable subtilité.
Les germes contenus dans le savoir des docteurs Yogâcâra, génèreront une féconde postérité de par l'écho qu'ils recevront au sein des diverses branches du Mahâyâna, et iront même jusqu’à pénétrer la métaphysique du Trika, courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ) de ce qui est nécessaire à la délivrance, plus connu sous le nom de Shivaïsme du Cachemire, dont le célèbre représentant n'est autre qu'Abhinavagupta, dont on sait qu’il se distinguera en se faisant l'ardent défenseur, au Xe siècle en Inde du Nord, du monisme radical.
*
Mais on sera surpris de constater qu’en Occident, la doctrine Yogâcâra se retrouve dans l'immatérialisme philosophique de George Berkeley (1685-1753), une apparente et surprenante parenté entre les thèses de Berkeley et l'enseignement de l'idéalisme Yogâcara, puisque Vasubandhu et Asanga, ont soutenu, dans un contexte religieux cettes bien différent, l'inexistence du monde extérieur, en expliquant que celui-ci n'est que le fruit de constructions mentales erronées qui nous font prendre pour concret ce qui n'est qu'une conséquence de l'activité de la pensée. De même pour Berkeley, nous vivons sans nous en rendre compte au sein d'un système abstrait de représentation, un mirage intellectuel trompeur auquel nous accordons une crédibilité aussi dérisoire que vaine, alors même que tout n'existe, si l'on peut dire puisque nous sommes absolument immergés dans un monde fantomatique totalement déréalisé et idéalisé, que dans la pensée [1].
Pour Berkeley, comme pour les maîtres Yogâcâra,
nous vivons sans nous en rendre compte
au sein d'un système abstrait de représentation (vinapati),
un mirage intellectuel trompeur auquel nous accordons une crédibilité
aussi dérisoire que vaine
Le monde extérieur que nous affirmons être vrai, n'est que de l'esprit ; nous cherchons à atteindre une matérialité, qui nous semble dotée d'une certaine objectivité, et nous sommes paradoxalement confrontés, mis en présence d'un pur produit fantasmé de la conscience.
A ce titre, il existe bel et bien une sorte de commune intuition conceptuelle entre les enseignements de l'école Yogâcâra et les écrits de George Berkeley, ce qui est fort intéressant du point de vue théorique et doit nous conduire à examiner avec attention les thèses de l'immatérialisme, énoncées par les philosophies orientales et occidentales.
Tout est conscience, Albin Michel,
col. Spiritualités vivantes, février 2010, 254 p.
Note
1. Berkeley était convaincu que les idées possèdent, fondamentalement, une autonomie singulière en tant qu’objets propres et immédiats de la conscience, manifestant dans leur expression une indépendance totale à l’égard de toute cause qui leur soit extérieure. Ceci l’amènera peu à peu à considérer qu'aucune réalité antérieure ne détermine formellement l'existence des idées, ces dernières pouvant se définir comme étant simplement : l'être-perçu sensible. Le concept fondateur du système de Berkeley peut se résumer à cette définition : « esse est percipi aut percipere » (l'être des objets est d'être perçu, celui des sujets, de percevoir), formule qu’il développera longuement dans un ouvrage fortement argumenté intitulé : Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710). Les années passant, les certitudes de Berkeley se feront de plus en plus claires et arrêtées, l’amenant à une conclusion relativement radicale qui ne manquera pas de surprendre les philosophes de son temps, à une époque, paradoxalement, où l’on s’ouvrait à certains principes dans lesquels s’exprimaient, parfois sans ménagement, les éléments de la raison expérimentale. Refusant les attendus classiques acceptés généralement par le sens commun, Berkeley considérait que la conscience, dans son exercice rudimentaire, attribue par l’effet d’une tragique méprise, une autonomie, une imaginaire objectivité à ce qui n'est, tout bien considéré, qu’une pure irréalité formelle
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mardi, 01 septembre 2009
La Sophia et ses divins mystères
Vient de paraître aux éditions Arma Artis
Jean-Marc Vivenza, La Sophia et ses divins mystères, Arma Artis,
septembre 2009, 71 pages.
Extraits
La Sagesse, Sophia ou « éternelle SOPHIE », dont Louis-Claude de Saint-Martin a très souvent, dans son œuvre [1], évoqué l’importance spirituelle, occupe une place centrale dans l’économie de la Révélation judéo-chrétienne et, depuis l’origine la plus lointaine, après avoir traversé les traditions de l’Egypte et de la Mésopotamie [2], est intimement associée à l’activité divine dans les livres sapientiaux de la Bible, des Proverbes à l’Ecclésiastique.
Dès les premiers commencements nous la voyons présente aux côtés de l’Eternel, s’imposant dans son rôle essentiel et invisible, ainsi que nous l’expose le Livre des Proverbes de Salomon, fils de David, roi d’Israël.
[...]
Pénétrant toute réalité, elle habite les cœurs en tant que pur reflet de la Lumière divine, c’est la sainte auxiliaire du Plan divin, la pieuse servante du Seigneur collaborant depuis l’origine des choses, visibles et invisibles, à l’œuvre créatrice, la féconde dispensatrice des grâces vivifiantes répondant, avec une docilité parfaite et une doux acquiescement, aux volontés célestes.
Poursuivant son œuvre d’assistance auprès de Dieu, elle est, effectivement, « l’ouvrière de toutes choses », dominant la création et surplombant l’univers de sa bienveillante et amoureuse protection ; Dieu agit par elle, n’oublions pas, comme il agit par la puissance mystérieuse de son Esprit : « Et ta volonté, qui l’aurait connue, si toi-même n’avais donné la Sagesse et n’avais envoyé d’en-haut ton Esprit-Saint ? » (Sagesse, IX, 17). Il semble donc, si l’on veut bien y songer un instant avec un minimum d’attention, que du point de vue de notre relation à Dieu, cela soit parfaitement identique que d’obéir à la Sagesse, de se soumettre à ses vues, d’avoir confiance en son action bienfaisante, de s’ouvrir sincèrement à son influence secrète, que d’accueillir, avec humilité, l’Esprit du Très Haut [3].
[...]
Saint Augustin dira que la Sagesse, pour la créature, est la contemplation de la vérité, lui permettant de recevoir la ressemblance de Dieu [4] ; saint Grégoire de Naziance affirmera qu’elle seule est capable de rendre notre âme pure devant Dieu, et par cette pureté, nous unir à celui qui est pur, nous conformant ainsi à la sainteté du Saint des Saints. Théophile d’Antioche, saint Clément d’Alexandrie, puis Irénée de Lyon, identifieront tout à la fois le Fils et l’Esprit Saint à la Sophia. Irénée écrit, pour ce qui le concerne, en évoquant le Père : « Il a fait toutes choses par lui-même, c’est-à-dire par son Verbe et par sa Sagesse. » [5] ; et encore : « Celui qui nous a faits et modelés, qui a insufflé en nous un souffle de vie et qui nous nourrit par la création, ayant tout affermi par son Verbe et tout coordonné par sa Sagesse, Celui-là est le seul vrai Dieu.» [6]
Il est à noter que le courant gnostique fit de la Sagesse, dans ses très nombreux écrits, un « éon », l’idée de Sagesse s’imposant avec une rare force insistante dans les textes de ce courant : « L’idée de la sagesse, de la Sophia, devient, dans la gnose, une entité spirituelle femelle, susceptible d’être vue, et, inversement, la personne du Fils de Dieu céleste pourra devenir la pure Idée absolument impersonnelle du Logos. » [7]
La Sophia, pour les gnostiques, est ainsi une entité présente en mode d’immanence qui pénètre l’ensemble de la réalité du monde visible, l’agent actif qui s’établit dans une correspondance secrète et intime avec le Logos.
[...]
« Vous adorez ce que vous ne connaissez pas,
Nous nous adorons ce que nous connaissons… »
(Jean 14, 22)
Notes.
[1] « Quand je me suis approché de la Sagesse, j'ai senti que l'homme qui aurait le bonheur de s'en remplir n'aurait d'indifférence pour rien, qu'il donnerait à chaque chose le degré d'intérêt qui leur appartient, à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu, car il comprendrait trop de quelle importance seraient les mécomptes dans cette sorte de calcul. » (Mon portrait historique et philosophique, [329], op.cit, pp. 172-173.)
[2] Connue en Assyrie sous le nom de « Mé », la Sagesse sera désignée en Egypte en tant que « Maât », soit, sous les traits de la célèbre déesse symbolisant l’ordre et la justice, une sagesse d’essence effectivement incréée, ceci dit sans minorer le fait que de nombreux écrits, comme les instructions D’Amen-Em-Opet, ou le « Livre des Morts », recèlent des éléments qui ne sont pas sans préfigurer la figure de la Sagesse qui se laissera découvrir dans les textes sapientiaux plus tardifs.
[3] Le Livre de Baruch, de l’hébreu « Baroukh » qui signifie le « Béni », attribué à Baruch ben Neria, c’est-à-dire l'ami et le secrétaire de Jérémie selon la tradition du Tanakh [Tanakh, est un acronyme : תנ״ך qui désigne la Bible hébraïque contenant la Torah (la Loi ou Pentateuque), les Nevi’im (les Prophètes), les Ketouvim (les Ecrits)]. Ce Livre, qui comporte essentiellement des prophéties qui proviennent de la période de l’exil à Babylone, dont le style et l’éloquence enthousiasmèrent Jean de La Fontaine (1621-1695), est un apocryphe que l’ont dit être du début du VIe siècle avant J.-C., mais qui ne fut sans doute rédigé que vers le IIe siècle, évoque, en quelques passages intéressants, la figure de la Sagesse, et nous montre sa place significative dans la pensée du judaïsme ancien : « … Tu as délaissé la source de la Sagesse. Si tu avais suivi le chemin de Dieu, tu habiterais dans la paix pour toujours. Apprends où est le discernement, où est la force, où est le savoir pour connaître en même temps où sont la longévité et la vie, où sont la lumière des yeux et la paix. Qui a trouvé la résidence de la Sagesse et qui est entré dans ses trésors? […] La Sagesse c'est le livre des commandements de Dieu c'est la Loi qui existe pour toujours; tous ceux qui s'attachent à elle iront à la vie, mais ceux qui l'abandonnent mourront. Retourne-toi, Jacob, et saisis-la; fais route vers la clarté, à la rencontre de sa lumière. » (Baruch 3, 12-15 ; 4, 1-2).
[4] « Sapientia est contemplatio veritatis, pacificans totum hominem, et suscipiens similitudinem. » (Lib. I de Serm. Domini in monte).
[5] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, II, 30, 9, Cerf, 1985, p. 254.
[6] Ibid., III, 24, 2, p. 396.
[7] H. Leisegang, La Gnose, Payot, 1971, p. 15.
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jeudi, 30 octobre 2008
JOSEPH DE MAISTRE : LA PENSEE D'UN ESPRIT PROPHETIQUE
JOSEPH DE MAISTRE : LA PENSEE D’UN ESPRIT PROPHETIQUE
par
Jean-Marc Vivenza
Joseph de Maistre, Œuvres, suivies d’un Dictionnaire de Joseph de Maistre, texte établi, annoté et présenté par Pierre Glaudes, Robert Laffont, Collection « Bouquins », 2007, 1348 p.
Joseph de Maistre (1753-1821) est incontestablement d’actualité, les ouvrages qui lui ont été consacrés depuis quelques années se sont multipliés, et, d’ailleurs, disons-le nettement, cet apparent engouement est un sujet de satisfaction tant le « purgatoire » dans lequel fut injustement placé par certains esprits chagrins le comte chambérien pendant de longues décennies, était à la fois pénible et absurde [1].
Maistre se révèle donc aujourd’hui aux lecteurs contemporains qui ont le bonheur de le découvrir comme un grand penseur, nous pourrions même rajouter sans crainte aucune, tant cela ne fait plus l’objet de contestations sérieuses, un véritable « maître » dans divers domaines qui, très souvent, dépassent largement le champ par trop étroit de la littérature. Ainsi la politique, la philosophie, la religion, l’illuminisme, apparaissent comme relevant directement, et pleinement, de l’horizon impressionnant des préoccupations intellectuelles de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, il suffit simplement pour s’en apercevoir de se pencher un instant sur ses textes heureusement de nouveau édités, splendides à plus d’un titre et servis par une langue magnifique, pour constater l’extrême pertinence et la singulière originalité des thèses développées par l’austère prophète chambérien.
La sortie récente (mars 2007), aux éditions Robert Laffont dans la collection « Bouquins », d’une anthologie des œuvres principales de Joseph de Maistre (Six paradoxes à Mme la marquise de Nav… ; Les Considérations sur la France ; Sur le Protestantisme ; Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines ; Les Soirées de Saint-Pétersbourg ; Eclaircissements sur les sacrifices) anthologie accompagnée d’un riche et fort utile appareil de variantes et de notes (pp. 843-1113), ainsi que d’un utile « Dictionnaire » à la rédaction duquel participèrent deux spécialistes autorisés de la pensée maistrienne, Jean-Jouis Darcel et Jean-Yves Pranchère, le tout établi sous la direction de Pierre Glaudes à qui l’on devait déjà la précieuse réédition du Journal inédit de Léon Bloy (Journal inédit I (1892-1895), Journal inédit II (1896-1902), L'Age d'Homme, 1996 - 2000), confirme l’intérêt général qui ne cesse de se manifester autour de Joseph de Maistre et participe bien du nouvel état d’esprit actuel, ainsi que de la croissante curiosité suscitée par ses peu communes positions doctrinales. N’imaginons pas, cependant, par l’effet d’une excessive précipitation, que Maistre soit devenu, grâce à un mystérieux et surprenant pouvoir dont l’Histoire possède par éminence le secret, un auteur ne suscitant plus à son égard ni suspicion, ni rejet. Comme le souligne Pierre Glaudes, et ce dès les premières lignes de son Introduction générale : « La postérité a retenu de Joseph de Maistre qu’il a été l’un des plus fermes partisans de la contre-révolution. Ses adversaires l’on peint sous les traits d’un doctrinaire sectaire, d’un champion de l’ordre et d’un pourfendeur des idées nouvelles. Dénonçant ses sophismes et ses paradoxes, ils n’ont vu en lui qu’un ‘‘bourreau d’idée’’ dont l’autoritarisme préfigurerait les idéologies totalitaires du XXe siècle. » (p. 7).
Un adversaire résolu de la pensée des Lumières
On le constate, le ton est rapidement donné, et l’on ne peut pas dire que soit éludé dans cette présentation liminaire ce qui serait de nature à fâcher, voire déranger. D’ailleurs loin de vouloir nier la réalité de cette image d’écrivain « sulfureux » qui poursuivit longtemps Joseph de Maistre, le lecteur non averti serait même plutôt conforté dans ces éventuels jugement aprioriques par les propos de l’Introduction : « Ce portrait, poursuit Pierre Glaudes, que plusieurs études récentes ont nuancé, il est vrai, comporte une part de vérité ; adversaire résolu de la pensée des Lumières, Maistre développe, en réaction, une philosophie de l’autorité qui peut légitimement révolter une conscience moderne. Que pense-t-il de la Déclaration des droits de l’homme dont on fait généralement honneur à la France ? en identifiant les intérêts nationaux à ceux du genre humain, observe-t-il, les révolutionnaires français ne se sont pas élevés à l’universalité d’un principe unificateur : ils ont surtout dévoilé les potentialités funestes d’un impérialisme portant en lui les germes de la Terreur. Et que dit-il de la souveraineté du peuple, qui fonde la démocratie ? Maistre dénonce les illusions de l’égalitarisme que démentent, dans l’exercice effectif du pouvoir, les prérogatives dévolues à une caste de nouveaux privilégiés : selon lui, le régime représentatif, en remettant le pouvoir réel entre les mains de quelques élus, est un système qui conduit inévitablement à l’oppression du plus grand nombre. » (pp. 7-8). Ceci est joliment dit et, par ailleurs, tout à fait conforme aux vues pour le moins radicales du comte en la matière, sans pour autant prétendre épuiser la vigueur de l’étendue de ses griefs à l’encontre des Lumières, puisque Pierre Glaudes n’hésite pas, quelques lignes plus bas, à affirmer : « On pourrait prolonger ad libitum la démonstration : sur l’éducation, sur la condition féminine, sur la peine de mort, Maistre heurte de front l’opinion dominante de notre temps. Il ne faut pas s’en étonner. Son œuvre développe une pensée cohérente qui se cristallise autour d’une conviction fondatrice : la philosophie des Lumières, dans le prolongement de la Réforme, porte en elle ‘‘un esprit d’insurrection’’ qui attaque à la manière d’un acide toutes les souverainetés et constitue, comme tel, une menace mortelle pour la société. Il faut donc combattre cette philosophie, en lui opposant une réhabilitation du principe d’autorité sous ses différentes espèces : autorité métaphysique du Créateur qui est à l’origine de toutes les institutions humaines ; autorité politique du monarque dont le pouvoir, légitimé par la tradition, manifeste le gouvernement temporel de la Providence ; autorité spirituelle du souverain pontife que Dieu assiste pour lui conférer l’infaillibilité en matière de dogme. » ( p. 8).
Les principes programmatiques des conceptions politico-religieuses maistriennes et son vigoureux attachement à la notion d’autorité ainsi clairement présentés, restait donc à expliquer les raisons justifiant une réédition des œuvres maîtresses d’un auteur à l’évidence si contraire aux idées dominantes de notre morne et frileuse époque où triomphent, précisément, les « valeurs » des Lumières violemment dénoncées par Maistre. L’exercice étant, il est vrai, un peu risqué, Pierre Glaudes, qui juge sans doute, par prudence, nécessaire de qualifier d’ « intempestifs » les propos de Joseph de Maistre, illustrant « un système politique et religieux aujourd’hui désuet », convoque, en tant que témoins de moralité, la longue suite des admirateurs et des adversaires intelligents souvent ouvertement séduits et fascinés par la haute figure du royaliste savoisien, ceci afin de nous délivrer quelques secourables justifications afin de répondre à l’angoissante question incisive qui doit, à l’évidence, tourmenter dans leur sommeil les pieux dévots du conformisme idéologique : « Quelles raisons a-t-on de lire Maistre au début du XXIe siècle, quand on n’est pas un ‘‘affreux réactionnaire’’ ? »
Apparaissent de la sorte, à la faveur de l’évocation de leur nom, Cioran, Steiner, Barthes, Valéry, aux jugements déjà bien connus, auxquels viennent discrètement s’adjoindrent les disciples directs et inconditionnels de l’œuvre, qui auraient d’ailleurs dû, si le « politiquement correct » pesait un peu moins dans ce genre d’exposé convenu, être sollicités en priorité du point de vue de la chronologie raisonnée des authentiques héritiers de la pensée maistrienne : Bonald, Blanc de Saint-Bonnet, Donoso-Cortés, Mgr Gaume ou Louis Veuillot. S’il était difficile de ne pas y adjoindre Barbey d’Aurevilly et Bloy, ou encore Baudelaire, tous les trois effectivement cités, on regrettera cependant un survol si rapide des liens unissant Maistre à Ballanche, Lamartine ou Lamennais, ainsi que le superficiel examen de son rapport, bien que paradoxal, à Maurras (qui restera toujours hermétique à la perspective métaphysique de l’auteur des Soirées), Proudhon et Auguste Comte, sachant tout de même que, pour tempérer ce traitement éclair, tous ces auteurs font l’objet d’entrées très bien documentées à l’intérieur du Dictionnaire situé en fin de volume.
Une étrange distance à l’égard des sources initiatiques de l’œuvre maistrienne
Au titre de ce panorama constitué de personnalités très diverses, s’étonnant d’une si large et dissemblable postérité qu’il qualifie de « bigarrée », Pierre Glaudes est obligé de convenir que le catholique ultramontain, l’indéfectible défenseur de la papauté, le lecteur admiratif du chanoine Pierre Charon (1541-1603) qui fustigeait l’esprit de la Réforme tout en insistant sur l’impuissance de la raison à « saisir la transcendance divine », le réactionnaire intransigeant, « n’en conserva pas moins toute sa vie des sympathies pour l’illuminisme maçonnique, qu’il aura tendance à dissimuler à mesure que se durcira sa philosophie de l’autorité. Rompu depuis sa jeunesse aux spéculations des théosophes et des mystiques, il se laissera suffisamment contaminer par leur influence pour s’engager assez loin sur des chemins hétérodoxes. En témoigne son rêve millénariste de réunion des Eglises, d’instauration d’un ‘‘christianisme transcendantal’’ et d’édification d’une nouvelle Jérusalem, qui consacrerait l’avènement d’un homme régénéré par le Saint-Esprit. (…) Inévitablement, son inclination pour de telles recherches l’amène à prendre quelques libertés avec la théologie officielle de l’Eglise, comme le montre sa dette à l’égard d’Origène, dont il emprunte la théorie des deux âmes et l’idée de ‘‘rédemption diminuée’’ que les hommes obtiendraient par leur sacrifice, en imitant le Christ. Ces références hétérodoxes lui permettent de fonder une religion de l’expiation et de la souffrance, où la mort du Fils de Dieu devient l’illustration emblématique d’une loi cosmique. Adam ayant entraîné le monde entier dans sa Chute, ce ne sont pas seulement les hommes, mais tous les êtres vivants qui doivent être rachetés.» (pp. 13-15). Ces propos sont tout à fait conformes à la pensée maistrienne, mais, dès lors, nous ne pouvons nous empêcher, à ce stade de notre recension, de soulever un problème de nature fondamentale que nous formulerions volontiers ainsi : pourquoi, alors que sont parfaitement perçus, et admis, les larges emprunts effectués par Maistre aux thèses de l’illuminisme mystique, s’en tenir dans la présentation générale de cette réédition, puisque chacune des oeuvres fait l’objet d’un exposé préliminaire sous la forme d’une introduction, à un discours si peu attentif aux données significatives qui permettraient véritablement, à notre avis, d’en expliquer l’origine et le sens ?
Cette absence d’examen approfondi des sources est si problématique, que l’on relève même des approximations vraiment inacceptables pour ce type d’édition, principalement au sein de certaines entrées du Dictionnaire traitant des différents aspects de l’illuminisme [Franc-maçonnerie, Illuminés, Saint-Marttin, Willermoz, etc.]. Nous en voulons pour preuve, outre l’absence parfois regrettable d’harmonisation des patronymes [Martinez de Pasqally (p. 1279) ; Martinès de Pasqually (p.1309) ], cette phrase extraite de l’article consacré à Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dont il était effectivement judicieux de mettre en évidence l’énorme influence qu’il exerça sur Maistre : « Son entrée dans la maçonnerie mystique du Rite Ecossais Rectifié, en 1778, initia Maistre à la doctrine ésotérique de Martinez de Pasqually et de son principal disciple, celui que, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Maistre appelle, ‘‘le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes’’, Louis-Claude de Saint-Martin. » (p. 1279). Or il convient de rappeler que loin « d’entrer » dans la franc-maçonnerie dite « mystique » en 1778, alors qu’il était déjà initié depuis peut-être 1770 ou 1772 à Turin, et sûrement 1774 année de sa réception au sein de la maîtresse loge chambérienne Saint-Jean des Trois Mortiers, loge créée en 1749 par Joseph de Bellegarde marquis des Marches, rattachée à la Grande Loge de Londres, dont il ne tarda pas à devenir l’Orateur, c’est dès 1776, et non pas en 1778, ce qui, entre parenthèses, montre le caractère extrêmement précoce de sa démarche, le 6 novembre exactement, qu’il se rendit à Lyon accompagné de Jean-Baptiste Salteur, et d’Hippolyte Deville de la Mulatière, pour y rencontrer Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), le chef de file de la Réforme écossaise lyonnaise et le dirigeant de la IIe Province d’Auvergne de la « Stricte Observance Templière » [2]. Ce type d’erreur est d’autant plus inexcusable, que lorsque sont plus loin cités à l’intérieur d’une autre entrée, Jean Rebotton, et surtout Antoine Faivre fin connaisseur en ces sujets, on retrouve alors des renseignements exacts : « En 1776, il [Maistre] se rendit à Lyon pour se faire initier aux hauts grades et ‘‘s’instruire à la source, de cet illuminisme dont il espérait de profondes révélations religieuses’’.» (p. 1310).
Bien sûr nous ne pouvons que souscrire à l’effort que représente l’écriture de ce Dictionnaire, et louer sans réserve l’effective valeur des nombreux renseignements qu’il comporte qui seront d’une aide précieuse pour le lecteur contemporain et le chercheur éclairé, mais que signifie, par exemple, cette idée exprimée par Jean-Louis Darcel dans l’entrée [Franc-maçonnerie], c’est-à-dire qu’il existerait une « surévaluation » par les « initiés » de l’œuvre maistrienne, « au point que celle-ci a pu faire l’objet d’une lecture ésotérique concurrente de la lecture exotérique du non-initié » (p. 1183), alors même que, bien que ne nous ne comprenions pas très bien ce que peut concrètement signifier et représenter une « lecture ésotérique » de Maistre « concurrente » de l’exotérique, l’essentiel de son œuvre, comme il apparaît aisément à l’étude attentive, qu’on en accepte ou non l’évidence, est néanmoins, de façon indiscutable, une traduction ingénieuse, certes en mode littéraire mais cependant positivement perceptible, des principaux thèmes de la doctrine glissée par Jean-Baptiste Willermoz, dite de la « Réintégration » et énoncée par Martinès de Pasqually, doctrine éminemment présente au sein des structures maçonniques dans lesquelles Maistre bénéficia, dès l’âge de 23 ans, d’un enseignement inattendu d’une nature exceptionnelle qui transforma radicalement sa vision des choses, ouvrit son intelligence sur bien des sujets dont il n’avait jamais eu l’idée auparavant et qui deviendront, à terme, le canevas principal de sa réflexion future, tout en formant profondément et durablement son jeune esprit.
L’imminence des « grands événements »
Cela est si vrai d’ailleurs, que dans ses lignes introductives aux Soirées, Pierre Glaudes reconnaît : « Maistre n’a manifestement rien oublié du style maçonnique (…) la conversation procédant à la façon d’une maïeutique, pousse dans la voie de l’accomplissement spirituel (…). La conversation dans les Soirées, a donc valeur d’initiation, et il faut sans doute en conclure que le livre lui-même est pour le lecteur l’occasion d’un parcours initiatique, à condition qu’il sache déchiffrer les ‘‘hiéroglyphes’’ dont le texte est parsemé. » (pp. 436-437). On est donc singulièrement surpris de voir Pierre Glaudes déclarer en conclusion de son Introduction générale : « Cette édition, n’a finalement d’autre objet que de prolonger l’intuition aurevilienne. La gloire de Maistre n’est pas dans son ‘‘système’’ de pensée : elle est dans les tensions paradoxales de son entreprise intellectuelle » (p. 18). Cette intention n’est pas blâmable, bien au contraire, mais cependant passablement limitée et « périphérique » pensons-nous, par rapport à ce qu’offre comme possibilités réelles les richesse de ce fameux « système » de pensée, qui n’a d’ailleurs de « système » que le nom, puisqu’il n’est, en fait, que la traduction, en un style splendide, des thèmes les plus importants et des vérités centrales de la doctrine de l’illuminisme mystique du XVIIIe siècle [3].
Conclusion
Pour nous résumer, nous pouvons considérer que le lecteur tirera donc grand profit de l’approche directe et immédiate des textes qui figurent dans cet ouvrage (on pourra à ce sujet s’étonner, à bon droit, du choix ayant consisté à publier dans cette anthologie, même pour un motif d’ordre chronologique, un texte de circonstance, à savoir les Six paradoxes à Mme la marquise de Nav, (1795) alors que n’y figurent pas, fussent en de courts extraits, les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes, (1793), ou un écrit évidemment plus tardif, comme les Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, (1816), qui possèdent un nombre de pages à peu près équivalent à celui des Six paradoxes, mais étaient, en revanche, d’un intérêt autrement supérieur), de manière à ce qu’il puisse par lui-même, après les avoir longuement médités et patiemment mûris, bâtir son propre jugement et, nous l’espérons du moins, ressortir, pour peu d’ailleurs qu’il soit vraiment envisageable d’imaginer une indifférente distance d’avec la pensée maistrienne, avec la certitude que l’auteur de ces pages à l’extraordinaire profondeur , souhaite apparaître, « par personnage interposés », « celui qui proclamera, pour les temps modernes, l’imminence de ‘‘ces grands événements’’ que ‘‘l’esprit prophétique’’ a prédits depuis longtemps à l’humanité » (p. 437), ce dont le comte Joseph de Maistre ne doutait pas un seul instant, écrivant dans le 5e Entretien des Soirées : « je suis persuadé que les véritables intentions d’un écrivain sont toujours senties, et que tout le monde leur rend justice ».
Formulons donc le vœux que cette édition, qui regroupe pour la première fois en un seul ouvrage les principaux textes de Maistre, contribue à faire entendre, en rendant justice à ses « véritables intentions », la voix prophétique de celui qui déclarait : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n'y a plus de religion sur terre: le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d'ailleurs que les temps sont arrivés. » (Soirées, 11e Entretien).
Notes
[1] Citons, parmi les récentes parutions :
- Joseph de Maistre, « Les Dossiers H », sous la direction de Philippe Barthelet, l’Age d’Homme, 2005.
- Compagnon, A., Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005.
- Boncompain, C. et Vermale, F., Joseph de Maistre, Le Félin, 2004.
- Pranchère, J.-Y., L’Autorité contre les Lumières, la philosophie de Joseph de Maistre, Droz, 2004.
- Vivenza, J.-M., « Qui suis-je ? » Maistre, Pardès, 2003.
- Matyaszewski, P., La Philosophie de la société, ou l’Idée de l’unité humaine selon Joseph de Maistre, Redakcja Wydawnictw Katolockiego Uniwersytetu Lubelskiego, 2002.
- Lafarge, F., Le Comte Joseph de Maistre, Itinéraire intellectuel d’un théologien de la politique, L’Harmattan, 1998.
[2] Si l’on veut être vraiment précis en ces domaines qui exigent un minimum de sérieux en raison de la place et du rôle important qu’y occupa Joseph de Maistre, 1778 correspond à la création, par Maistre et ses « amis », le 4 septembre, de la loge La Sincérité qui tiendra sa première tenue le 24 septembre. A ce sujet, on ignore si Willermoz est venu en personne consacrer cette nouvelle loge, mais ce qui est certain c’est que son frère, Jacques-Antoine, était présent et fera part aux lyonnais du désir de connaissance qu’il a rencontré chez les frères chambériens : « avides de précisions sur les textes de la Réforme, le pressant de questions souvent embarrassantes. »
[3] Dans une lettre du 11 décembre 1820 à Guy-Marie Deplace, donc bien des années après sa prétendue « erreur de jeunesse » qui l’amena à côtoyer les principales figures de l’illuminisme maçonnique de son époque, faisant ainsi la démonstration d’une remarquable fidélité à ses sources initiatiques, Maistre disait, s’agissant du textes des Soirées, qu’il était : « un cours complet d’illuminisme moderne ».
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samedi, 06 septembre 2008
Analyse du "NUAGE DE l'INCONNAISSANCE"
Le Nuage D’Inconnaissance, par un anonyme anglais du XIVe siècle,
Introduction, traduction et notes par Alain Sainte-Marie,
Col. « Sagesses chrétiennes », Cerf, 2004, 250 p.
*
Analyse de l’ouvrage par :
Jean-Marc Vivenza
"De l'abîme vide du néant à l'abîme plein du vide,
ou du possible bon usage pour les modernes d’un petit traité de « nihilisme actif ".
Dans leur déjà très riche collection « Sagesses chrétiennes », allant de Nicolas de Cues à Raymond Lulle, en passant par Angelius Silesius, saint Jean de la Croix, saint Bonaventure, saint Maxime le Confesseur, jusqu'au très controversé Miguel Molinos et au fort précieux Francisco de Osuna dont on ignore bien souvent qu'il fut celui qui enseigna à sainte Thérèse d'Avila la manière de pratiquer l'oraison de quiétude, les éditions du Cerf viennent de publier, grâce au remarquable travail effectué par Alain Sainte-Marie, une nouvelle traduction de ce livre au titre surprenant : « Le Nuage de l'Inconnaissance », écrit par un anonyme anglais du XIVe siècle que de savantes recherches n'ont toujours pas permis d'identifier. La première certitude que semblent partager les érudits, c'est que l'anonymat conservé depuis la première divulgation publique de l'œuvre, ne relève pas d'un oubli de l'histoire, mais d'une volonté délibérée de l'auteur, dont tout conduit à penser, (le style, l'inspiration, les références), qu'il s'agit vraisemblablement d'un moine chartreux. En effet, le religieux inconnu puise ses sources chez Guigues I qui fut prieur de la Grande Chartreuse, et sa présentation descriptive des différentes étapes de la contemplation mystique, centrale dans son exposé, est semblable à celle de Guigues II. Par ailleurs, ce qui vient renforcer cette thèse, les disciples de saint Bruno ont toujours tenu l'ouvrage en haute estime, et c'est à eux que l'on doit la conservation et la transmission du précieux traité. Toutefois la prudence interdit que l'on puisse impérativement affirmer qu'un chartreux soit à l'origine du Nuage, et il convient donc de respecter la volonté d'effacement qui présida à l'écriture de l’ouvrage ; pratique qui est d'ailleurs relativement courante, mais non systématique il est vrai, dans l'ordre de saint Bruno.
Quoi qu'il en soit, le Nuage de l'Inconnaissance, le plus célèbre des sept opuscules écrits par l'anonyme anglais (outre le Nuage, ses écrits comprennent : La Théologie mystique de Denys, Le Traité intitulé « Benjamin » sur la quête de la Sagesse, une Lettre sur la prière, une version du Traité sur le discernement des esprits de Bernard de Clairvaux, une Lettre sur le discernement des élans intérieurs, et le Livre de la direction intime), qui fut rédigé en son temps pour nous guider dans le difficile chemin de la « contemplation obscure », se présente comme une sorte de longue lettre de direction spirituelle, ne visant rien moins qu'à nous conduire jusqu'à l'union intime avec Dieu par l'oubli de soi-même, du monde et des créatures. C'est en passant par le « nuage de l'oubli », dans lequel doivent être enfouis les tristes reliefs d'un monde déchu, que le contemplatif s'approchera du « nuage d'inconnaissance » qui le sépare de la Divinité, découvrant que les deux nuages ne forment en réalité qu'un unique nuage, qu'une même et identique « inconnaissance ».
Profondément marqué par la Théologie mystique de saint Denys l'Aréopagite, l'auteur nous entraîne dans les subtilités de la voie négative, insistant sur le nécessaire et radical dépassement des facultés analytiques et cognitives. L'union à Dieu, nous indique l'anonyme anglais, se réalise au sein même de la nuée d'inconnaissance où Moïse fut ravi sur le mont Sinaï (Exode, XXIV, 15), et il importe que nous nous souvenions que Dieu s'adresse à ses élus de l'intérieur de cette nuée qui dissimule sa face (Exode, XXXIII, 20). Abandonnant la connaissance sensible et l'intelligence discursive, l'esprit, en quête de la Vérité, s'avancera donc dans une nuit, une inconnaissance, qui lui signifieront l'absolue transcendance de Dieu par rapport à toute notion cognitive mondaine ; puisque Dieu, s'il est Dieu est l'Absolu, il est par là-même indéfinissable et inconnaissable pense l’auteur à la suite de saint Denys.
Loin donc de participer au culte de l'individualisme religieux, le Nuage représente un bienheureux et souverain rappel pour ce monde spéculaire soumis à l'infernale dictature de l'image, prisonnier et ligoté par le pouvoir du regard, vénérant dans ses perpétuelles liturgies la surface des écrans domestiques qui ne cessent de diffuser, jusque dans les campagnes les plus reculées de la planète, les ultimes échos du spectacle mondial. D'ailleurs, quel antidote fantastique à l'absence de toute verticalité, à la réduction caricaturale d'un Jésus dont les sacristies se sont singulièrement emparées de la navrante icône, que les conseils et avis dispensés par le Nuage.
« L'auteur du Nuage, écrit Alain Sainte-Marie, nous rappelle que l'homme n'est exclusivement ni un être du monde ni un être du ciel, mais qu'il est un être au monde pour le ciel. » (Introduction, p. 41). Ce plaçant du point de vue de l'Absolu, le texte de l'anonyme religieux nous évite ainsi « l'écueil de l'impiété » qui confond, dans un bel égarement devenu hélas si habituel aujourd'hui, le Dieu de l'affectivité personnelle, des émotions faciles, de l'exaltation psychiques, avec l'authentique transcendance du Très Haut. La négation en œuvre, préconisée par l’anonyme anglais, est une entreprise de purification, purification sans doute rigoureuse car elle creuse la distance, mais qui aiguise également la divine nostalgie ; « toute la mystique du Nuage se résume à ce désir d'Absolu », mais à un désir dégagé, désencombré de sa pesante gangue résiduelle, nettoyé des alluvions adventices charriés par le vieil homme si durement condamné par saint Paul.
Finalement, pourquoi la modernité spirituelle n'oserait-elle pas, à présent, se risquer à l'exercice de la véritable négation ? Qu'elle s'évade et se libère donc, et tente, par la mystique de l'essence, un ultime saut qualitatif par delà les masques de la réalité apparente en direction de l'abîme divin. Evitant les écueils auxquels conduit la théologie positive, les esprits pourraient ainsi avantageusement passer de l'infinité de pauvreté des causes secondes, à l'Infini de plénitude de la Divinité. Il suffirait pour cela d'un peu de courage et d'une vraie soif de l'Unique nécessaire.
*
Notre civilisation, certes, est une civilisation de la mort, comme il fut fort bien dit un jour, mais elle est surtout une civilisation de mort métaphysique qui pourrait, avantageusement, passer de « l'abîme vide du néant à l'abîme plein du vide », en une transfiguration salvatrice. « Le Fils a fait connaître le Père en venant sur terre, souligne Alain Sainte-Marie, mais nul n'a jamais vu le Père (Jean I, 18). L'Incarnation est donc le pont entre l'abîme vide du péché et du monde, et l'abîme plein et fécond de l'Absolu. L'abîme du monde est un vide de carence ontologique, c'est-à-dire un néant, tandis que le vide originaire est plénitude abyssale de l'Absolu. » (Ibid., p. 34.)
Les assertions du Nuage à propos des deux néants sont, à ce titre, d'une étonnante force, et le traducteur ne se prive pas d'en faire ressortir le caractère surprenant. Parlant du néant de pauvreté, c'est-à-dire du vide existentiel, il nous dit : « Ce néant n'est autre que l'existence en tant qu'elle constitue la possibilité et la somme des volitions posées par l'âme hors de la Présence : " Tous les hommes ont des raisons de s'affliger, mais plus particulièrement celui qui connaît et ressent qu'il est." (chap. 44). Pour frapper juste et pour que la complétude de la Présence de Dieu dans l'âme soit totale, l'ablation devra porter sur le soi, cet être au monde, ce néant qui se pose comme centre de l'existence mais qui n'est autre que le péché lui-même, image brouillée de Dieu dans l'âme, dissemblance d'avec le Créateur. » (Ibid., p. 35.) L'homme est au monde, mais n'est rien du monde car il n'est rien sans Dieu, « l'homme n'est ni un être-pour-l'homme, ni un être-pour-le-monde, il est un être-au-monde-pour Dieu qui est son être, sa cause première et sa condition spécifique à la fois. » (Ibid., p. 43).
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Que recèlent donc, questionneront ceux qu'un tel discours surprendra peut-être, comme possibilités réelles les vérités véhiculées par le courant de la tradition de la théologie négative, vérités qui puissent répondre, effectivement et concrètement, aux problèmes soulevés par notre civilisation en crise ? Tout simplement, nous semble-t-il, et les lignes du Nuage en sont un modèle exemplaire, que ce monde vide puisse, suivant en cela la claire invitation transmise par l'anonyme anglais du XIVe siècle, prononcer sur lui-même sa propre négation, mettant en œuvre une sorte de véritable « nihilisme actif » qui le libérera de son éprouvante et terrifiante vacuité, car « le "détour" par la négation, par la plénitude du vide d'où procède et en qui existe toute diversité est (...) indispensable pour donner relief aux événements du monde, qui sont aussi les "événements du Ciel." » (Ibid., p. 42).
Ainsi, prévient doctement Le Nuage de l'Inconnaissance, en une forte et souveraine sentence qu'il serait bon de longuement méditer et surtout accomplir : « pour sortir de là, il faut traverser la sombre nuée du vide originaire... »
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