jeudi, 25 février 2010
Tout est conscience
Vient de paraître aux éditions Albin Michel
L'école Yogâcâra ou Cittamâtra, c’est-à-dire la voie de « l’esprit-seul », ou encore du « rien que l’esprit », fondée par Asanga et Vasubandhu, l’une des principales écoles philosophiques bouddhistes, présente à l'observation immédiate le paradoxe assez étrange d'être, sans aucun doute, l'un des courants les plus féconds et des plus influents, et ce depuis des siècles, au sein du bouddhisme Mahâyâna, tout en étant également l'un des plus méconnus et des moins compris, alors même qu'il occupe une place majeure et fondamentale du point de vue doctrinal, place qu'il est aisé de déceler lorsqu’on examine attentivement les diverses positions défendues par les maîtres de la transmission.
C'est pourquoi, à l’évidence, l'étude des éléments théoriques de cette école originale apparaît, à juste titre, comme nécessaire et indispensable à une parfaite connaissance de ce qui préside à l'énoncé des grandes vérités qui nous sont proposées par la tradition du « Grand Véhicule », et l'on pourrait même dire, sans crainte d'exagération, à une compréhension réelle des bases essentielles de l'Enseignement délivré originellement par le Bouddha lui-même.
Les grands penseurs Yogâcâra, dont Asanga et son frère Vasubandhu, à la fin du IVe siècle, sont les représentants emblématiques de par leur rôle fondateur et leur place théorique déterminante, n'hésiteront pas à entraîner dans la logique de cette inexistence, prononcée à l'encontre du monde extérieur qui, de par sa radicale contingence est soumis au changement et à la corruption, toute la visibilité habituelle qui nous fait conférer une authenticité à ce qui n'est, au fond, qu'un ensemble de représentations mentales plus ou moins élaborées, auxquelles nous prêtons, par l'effet d'une fausse impression, une fallacieuse identité. Tout ce à quoi nous sommes attachés, tout ce qui pour nous est doté d'existence, chargé de vérité et de sens, ne relève, pour Asanga et Vasubandhu, que d'une trompeuse construction arbitraire de l'esprit nous enchaînant tragiquement, dans un attachement aux conséquences redoutables et aux effets pervers dont on ne perçoit pas, le plus souvent, le caractère aliénant, à un rêve qui, il faut bien l’avouer, n'est en général, qu'un triste cauchemar.
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Nous vivons donc, pendant le cours de nos brèves existences, si nous suivons attentivement le raisonnement des docteurs Yogâcâra, dans une sorte de théâtre, de monde virtuel ou spéculaire, construit suivant des schémas mentaux, des modélisations arbitraires, qui nous rivent malheureusement, de par la capacité attractive de l'attachement et du désir, ainsi que de la force répulsive de la crainte et de la peur, à de véritables fantômes, à des ombres passagères dont nous subissons constamment la dure et inflexible loi dominatrice.
Les maîtres Yogâcâra, pendant plusieurs siècles, pousseront toujours plus avant leurs investigations en direction des nécessités qui président à l'émergence des phénomènes qui constituent la réalité empirique commune, et élaboreront une réflexion originale qui, parfois, déroutera, mais dont il nous faut bien admettre qu'elle se caractérise et se singularise par un surprenant sens de l'analyse, aboutissant à une doctrine d'une incontestable subtilité.
Les germes contenus dans le savoir des docteurs Yogâcâra, génèreront une féconde postérité de par l'écho qu'ils recevront au sein des diverses branches du Mahâyâna, et iront même jusqu’à pénétrer la métaphysique du Trika, courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ) de ce qui est nécessaire à la délivrance, plus connu sous le nom de Shivaïsme du Cachemire, dont le célèbre représentant n'est autre qu'Abhinavagupta, dont on sait qu’il se distinguera en se faisant l'ardent défenseur, au Xe siècle en Inde du Nord, du monisme radical.
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Mais on sera surpris de constater qu’en Occident, la doctrine Yogâcâra se retrouve dans l'immatérialisme philosophique de George Berkeley (1685-1753), une apparente et surprenante parenté entre les thèses de Berkeley et l'enseignement de l'idéalisme Yogâcara, puisque Vasubandhu et Asanga, ont soutenu, dans un contexte religieux cettes bien différent, l'inexistence du monde extérieur, en expliquant que celui-ci n'est que le fruit de constructions mentales erronées qui nous font prendre pour concret ce qui n'est qu'une conséquence de l'activité de la pensée. De même pour Berkeley, nous vivons sans nous en rendre compte au sein d'un système abstrait de représentation, un mirage intellectuel trompeur auquel nous accordons une crédibilité aussi dérisoire que vaine, alors même que tout n'existe, si l'on peut dire puisque nous sommes absolument immergés dans un monde fantomatique totalement déréalisé et idéalisé, que dans la pensée [1].
Pour Berkeley, comme pour les maîtres Yogâcâra,
nous vivons sans nous en rendre compte
au sein d'un système abstrait de représentation (vinapati),
un mirage intellectuel trompeur auquel nous accordons une crédibilité
aussi dérisoire que vaine
Le monde extérieur que nous affirmons être vrai, n'est que de l'esprit ; nous cherchons à atteindre une matérialité, qui nous semble dotée d'une certaine objectivité, et nous sommes paradoxalement confrontés, mis en présence d'un pur produit fantasmé de la conscience.
A ce titre, il existe bel et bien une sorte de commune intuition conceptuelle entre les enseignements de l'école Yogâcâra et les écrits de George Berkeley, ce qui est fort intéressant du point de vue théorique et doit nous conduire à examiner avec attention les thèses de l'immatérialisme, énoncées par les philosophies orientales et occidentales.
Tout est conscience, Albin Michel,
col. Spiritualités vivantes, février 2010, 254 p.
Note
1. Berkeley était convaincu que les idées possèdent, fondamentalement, une autonomie singulière en tant qu’objets propres et immédiats de la conscience, manifestant dans leur expression une indépendance totale à l’égard de toute cause qui leur soit extérieure. Ceci l’amènera peu à peu à considérer qu'aucune réalité antérieure ne détermine formellement l'existence des idées, ces dernières pouvant se définir comme étant simplement : l'être-perçu sensible. Le concept fondateur du système de Berkeley peut se résumer à cette définition : « esse est percipi aut percipere » (l'être des objets est d'être perçu, celui des sujets, de percevoir), formule qu’il développera longuement dans un ouvrage fortement argumenté intitulé : Traité sur les principes de la connaissance humaine (1710). Les années passant, les certitudes de Berkeley se feront de plus en plus claires et arrêtées, l’amenant à une conclusion relativement radicale qui ne manquera pas de surprendre les philosophes de son temps, à une époque, paradoxalement, où l’on s’ouvrait à certains principes dans lesquels s’exprimaient, parfois sans ménagement, les éléments de la raison expérimentale. Refusant les attendus classiques acceptés généralement par le sens commun, Berkeley considérait que la conscience, dans son exercice rudimentaire, attribue par l’effet d’une tragique méprise, une autonomie, une imaginaire objectivité à ce qui n'est, tout bien considéré, qu’une pure irréalité formelle
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